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La Quête onirique de Vellitt Boe

Après une nouvelle publiée en 2002 chez l’Oxymore, puis deux textes dans la revue numérique Angle mort, on avait véritablement découvert Kij Johnson avec Un Pont sur la Brume, publié au Bélial’ au sein de la collection « Une Heure-Lumière ». Cette novella, déjà couronnée des prix Hugo et Nebula aux États-Unis, avait été récompensée du Grand Prix de l’Imaginaire 2017. Le Bélial’ poursuit sa (re)découverte de l’auteure avec un autre texte primé, cette fois-ci aux World Fantasy Awards, La Quête onirique de Vellitt Boe.

Les plus sagaces d’entre vous auront noté que le titre fait ouvertement référence à « La Quête onirique de Kadath l’inconnue » signé H.P. Lovecraft. Rien de plus normal, puisque ce texte s’en inspire tout en proposant une relecture originale de l’œuvre de l’écrivain de Providence. Vellitt Boe, professeur au Collège des Femmes d’Ulthar, n’a plus l’énergie de sa jeunesse. Pourtant, lorsqu’une de ses élèves, Clarie Jurat, s’enfuit avec un homme du monde de l’éveil qui lui fait miroiter des millions d’étoiles, elle décide de se lancer à leur poursuite pour ramener la jeune femme. C’est le début d’un long périple, où elle croisera goules, zoogs, gugs et autres ghasts, sans oublier le principal protagoniste lovecraftien des Contrées du Rêve, Randolph Carter.

On avait salué à la parution d’Un Pont sur la brume un récit universel susceptible de parler à n’importe qui. Bien sûr, La Quête onirique de Vellitt Boe peut se lire sans avoir de référence en tête – on a en effet affaire à une traditionnelle quête de fantasy, avec rencontres improbables, paysages somptueux, la non moins traditionnelle carte, et de jolies illustrations de Fructus, lovecraftien devant l’éternel. Et ce quand bien même l’héroïne est vieillissante, ce qui, au passage, confère une patine d’humanité supplémentaire. Mais on ne saurait trop conseiller à ceux qui l’auraient oublié de se remémorer avant la présente lecture les récits de Lovecraft dont sont inspirées les péripéties de Vellitt Boe : le propos de l’auteur n’en est que plus éclairé – quand bien même celle-ci livre certaines clés dans l’entretien en fin d’ouvrage, on profitera davantage des différents clins d’œil dont Johnson parsème son histoire. Hommage respectueux à un ensemble de textes classiques du genre, La Quête onirique se permet néanmoins une innovation de taille que HPL aurait sans doute considéré avec un léger malaise, voire des sueurs froides : son personnage central n’est autre… qu’une femme ! Quiconque a lu les écrits de Lovecraft sait qu’il ne mettait jamais en scène de personnage féminin, ou alors dans des rôles pour le moins secondaires. Son rapport à la gente féminine, son mariage avec Sonia Greene, notamment, a souvent été analysé, il n’est pas ici question d’y revenir, mais de signaler combien le déséquilibre est patent dans son œuvre – et dans celle de la plupart de ses continuateurs, d’ailleurs – entre protagonistes masculins et féminins. D’une certaine manière, Kij Johnson rééquilibre la balance. Elle va même plus loin, réduisant, dans un effet miroir, les hommes à des rôles secondaires, Randolph Carter y compris. Sans oublier d’enfoncer définitivement le clou par rapport au canon lovecraftien en faisant de certaines de ses protagonistes des lesbiennes, voire des bisexuelles ! Et avec une subtilité épatante, s’il vous plait : tout ceci paraît aller de soi, et ne prend jamais le pas sur le plaisir qu’on a à suivre les pérégrinations de Vellitt Boe.

Admirablement traduite par Florence Dolisi, joliment réalisée, cette quête constitue un excellent prétexte pour parcourir à nouveau cet univers foisonnant et onirique que sont les Contrées du Rêve.

La Grande Panne

[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]

Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.

La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.

La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.

[…]

Enfin, La Grande panne de Théo Varlet a une origine étonnante : une jeune femme, fille d’un savant américain, fait un vol jusqu’à la Lune, et en rapporte des particules captées quelque part entre la Terre et son satellite. Arrivées sur notre sol, ces dernières se mettent à proliférer en se nourrissant d’électricité. Si l’on peut en extraire une gelée délicieuse au goût de framboise, elles perturbent le réseau électrique au point qu’il faut le couper pour éviter toute prolifération. Cette fin du monde se mâtine aussi de romance (entre la jeune Américaine et le Français qui l’a recueillie) et de critique d’une certaine presse complaisante envers les riches industriels, et dont les méthodes laissent peu de place à la déontologie.

On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.

Un chalet dans les airs

[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]

Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.

La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.

La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.

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Un chalet dans les airs est du Robida pur jus : inventif en diable, rythmé, marqué par des visions impressionnantes. La Terre, notre planète, est dans un état de dégradation avancée suite à ce que toutes les générations précédentes lui ont fait subir. Aussi, un gigantesque chantier est démarré, qui vise à refaire toutes les fondations. M. Cabrol décide donc de parcourir le monde, et, ne pouvant le faire par la terre en pleine refonte, il le fera par les airs, à bord d’un chalet volant, accompagné de ses deux neveux. Dès lors, la fantaisie de l’auteur fait feu de tout bois, et l’on découvrira une Venise située dans les montagnes, un nouveau continent créé en plein milieu des océans, une New York capitale industrielle trépidante et polluée, et un morceau de planète tombé en plein Pacifique. À la fois ode au progrès (raisonné) et roman écolo avant l’heure, Un chalet dans les airs bénéficie aussi de nombreuses illustrations de l’auteur.

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On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.

L'Énigme de Givreuse

[Critique commune à L’Énigme de Givreuse, Un chalet dans les airs et La Grande Panne.]

Les Orpailleurs est le nom de la nouvelle collection de la Bibliothèque Nationale de France… attendez : la BnF éditeur ? Bizarre, non ? Habituellement, la BnF reçoit les livres, ça n’est pas elle qui les édite. Bon, on sait qu’elle publie régulièrement des titres, mais on imaginait plus des catalogues d’expositions ou des monographies… Toutefois, dans les entrailles de la BnF dorment des dizaines de milliers de livres, la plupart épuisés depuis belle lurette, aussi apparaît-il finalement comme une évidence (rappelez-vous l’adage « on n’est jamais si bien servi que par soi-même ») qu’elle cherche à faire connaître ces ouvrages au public. « Les Orpailleurs » est donc une collection à vocation patrimoniale ; avant sa création, la question s’est posée de savoir dans quel genre littéraire la BnF allait s’investir, et le choix s’est porté sur la science-fiction au détriment du polar, dont le marché est déjà notablement saturé.

La maquette est sobre et élégante, la présentation soignée bien que le corps de la police choisie soit un poil petit. Chaque texte bénéficie d’une introduction érudite de Roger Musnik, longtemps conservateur au rayon SF de la BnF, aujourd’hui à la retraite – c’est lui qui organisait des conférences très instructives pour faire découvrir le fonds du rayon.

La première livraison de livres, pour le lancement de la collection, s’appuie sur trois valeurs sûres : J.-H. Rosny aîné, Albert Robida et Théo Varlet. Ces romans, très différents, donnent à voir une jolie palette de ce qu’est la SF ancienne, du temps où l’on parlait encore d’anticipation.

L’Énigme de Givreuse n’est pas le texte le plus connu de Rosny aîné (La Mort de la terre, La Guerre du Feu, « Les Xipéhuz ») mais n’en vaut pas moins le détour. En 1914, sur un champ de bataille, on découvre deux hommes encore vivants ; leur particularité est… qu’ils sont identiques ! Examens médicaux et interrogations des deux séparément ne permettront pas de les distinguer : on a l’impression qu’il s’agit de la même personne. Difficile donc de savoir comment gérer l’homme surnuméraire – ni même de déterminer lequel des deux est surnuméraire –, d’autant plus que Pierre Givreuse, avant de partir à la guerre, avait une petite copine… Ce roman de SF (il faut attendre la fin du livre pour en avoir l’assurance) s’intéresse davantage aux conséquences humaines qu’aux causes de cette situation : comment les deux Givreuse vont trouver leur place dans la société, et comment leur entourage va également absorber le choc. Le roman est complété par une nouvelle, « La Haine surnaturelle », qui répond à ses thématiques.

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On le voit, cette première livraison est éclectique, mais s’il y a bien un dénominateur commun, c’est la qualité des textes, la minutie de leur choix et de leur présentation. La collection « Les Orpailleurs » est de fait bien lancée, et l’on guettera à coup sûr les prochaines parutions – on annonce un nouveau Rosny aîné et un André Couvreur dans les mois qui viennent.

Une histoire des abeilles

Premier roman adulte d’une auteure qui a débuté dans la jeunesse, Une histoire des abeilles a valu à Maja Lunde le prix norvégien des libraires, avant de devenir également best-seller en Allemagne.

L’histoire se déroule sur trois lignes temporelles distinctes. En 1851, un Anglais, jadis promis à une belle carrière scientifique, se retrouve finalement totalement inhibé par sa vie de père de famille nombreuse, tombeen pleine dépression, jusqu’à ce qu’il décide, pour retrouver son aura auprès de son fils, de concevoir une ruche à nulle autre pareille. En 2007, un apiculteur américain tente à la fois de renouer le lien avec son fils, qu’il imaginait prendre sa succession mais qui rêve de devenir écrivain, et de garder à flot sa ferme tandis que le Syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles connaît ses premiers drames. Enfin, en 2098, une Chinoise qui tente tant bien que mal de subsister en participant à la pollinisation de la nature maintenant que les insectes ont disparu, connaît un drame terrible lorsque son fils est victime d’une maladie mystérieuse et que les docteurs refusent de la laisser lui rendre visite.

On s’en doute, ces trois lignes vont converger peu à peu (à ce propos, une personne curieuse qui lira la quatrième de couverture aura vite compris la nature du lien), mais ce n’est sans doute pas là le principal propos du livre, car elles auraient pu être totalement indépendantes que le roman aurait gardé son unité. Non, ce qui intéresse davantage Lunde, ce sont les drames qui se nouent dans ces pages, et notamment les problèmes relationnels. En effet, chacun des trois personnages principaux a des soucis dans son rapport à l’autre : William ne supporte plus sa femme, ses (trop) nombreuses filles qui piaillent, et même son fils ; George a également des rapports conflictuels avec son fils ; et Tao, tandis qu’elle s’inquiète pour le sien, s’éloigne peu à peu de Kuan, son mari, avec qui elle n’arrive plus à communiquer. Et l’atmosphère de crise permanente n’aide pas à retrouver de la sérénité. Maja Lunde excelle à décrire ses névroses qui, bien souvent, se jouent sur des petits riens, des non-dits qui, exprimés, auraient détendu l’atmosphère en un rien de temps, jusqu’à en générer un évident malaise chez le lecteur qui assiste impuissant à la tragédie en se disant que la situation ne peut qu’empirer (même s’il peut aussi éprouver ponctuellement l’envie de mettre un bon coup de pied au cul de certains protagonistes, l’Anglais cloué au fond de son lit en tête).

Cette minutieuse description de relations sociales alambiquées prend ainsi le dessus sur l’intrigue, qui ne se déploie que très doucement, parfois d’ailleurs au prix de parenthèses sans grand intérêt (la course éperdue de Tao dans Beijing, par exemple). Au fond, ce que raconte Lunde aurait pu tenir sur une nouvelle de quelques dizaines de pages. Reste une description extrêmement documentée de l’apiculture au cours des siècles, voire même un peu de prospective, celle qui fait que ce roman se voit chroniqué ici. Malheureusement, cet aspect futuriste ne reste que très peu évoqué. Certes, le tiers du roman se passe dans l’avenir, certes les insectes ont disparu et l’on pollinise à la main, mais cela ne dépassera guère ce postulat initial. On aurait aimé en savoir davantage sur l’impact socio-économique de la disparition des insectes, sur les raisons scientifiques du coup de théâtre qui se produit dans le dernier tiers du roman, mais on n’en a que des bribes, l’auteure semblant s’en désintéresser.

Dans le même genre, on conseillera un roman qui, lui, prenait à bras-le-corps l’ensemble des conséquences de la disparition des abeilles : Le Sang des fleurs, de la finlandaise Johanna Sinisalo (au passage, on se demandera par quel hasard les deux romans traitant de ce sujet sont signés de deux femmes scandinaves), à côté duquel Une histoire des abeilles paraît bien faible d’un point de vue conjectural. Il n’en reste pas moins une plongée intéressante et éprouvante dans la nature des relations humaines et familiales conflictuelles.

Destination Cérès

Professeur en littérature anglaise à Paris 3, spécialiste de Stevenson et Doyle auxquels il a consacré plusieurs ouvrages, Jean-Pierre Naugrette est également traducteur et romancier, publié entre autres chez Actes Sud, Terre de Brumes et, à plusieurs reprises, au Visage Vert. Il nous revient avec une fiction, « Destination Cérès », à la construction bipartite. La première partie se déroule au début du XXe siècle, du temps de l’exploration des pyramides égyptiennes. Ou, plutôt que les pyramides, les labyrinthes souterrains situés sous ces dernières, et qui ne sont connus que d’une poignée d’aventuriers chevronnés. Mais gare à qui s’y risque, car il s’y produit des choses qui défient l’entendement. La deuxième partie se passe en 2050, sur la planète naine Cérès, située dans la ceinture d’astéroïdes. Une mission s’y rend, afin d’y découvrir d’éventuelles traces de vie extraterrestre ; le point culminant de l’exploration concerne l’ascension de l’Ahuna Mons, montagne encore inconnue. Là aussi, des événements se produisent, tout à la fois inquiétants, dramatiques et inattendus…

Que dire de ce texte ? Tout d’abord, qu’il s’agit d’une rêverie, une évasion érudite et singulière, inspirée de Stanley Kubrick ou Patti Smith. D’un point de départ crédible et scientifique – même si on peut très sérieusement douter qu’en 2050, on soit capable de mener une expédition vers Cérès –, il bifurque progressivement vers un autre territoire, beaucoup moins balisé, où la raison n’aide plus réellement à comprendre la nature des événements ; il convient alors de lâcher prise, de se laisser emporter, quand bien même on y perd sa santé mentale. L’auteur sait manier la plume, il sait à la fois se faire évocateur et poétique, mais aussi plus précis dès lors qu’on parle sciences et techniques.

Reste la structure duale, qui se révèle épineuse : on imagine qu’elle a été pensée pour que les deux parties se répondent. Alors, certes, on y retrouve des thématiques équivalentes (l’exploration, les concepts de pyramides/montagnes et labyrinthes/cratères, les personnes disparues, etc.), mais cela n’apparaît pas totalement abouti. Chacune des deux parties peut se lire de manière indépendante, et les découvrir l’une à la suite de l’autre n’apporte finalement pas grand-chose. Frustrant.

L'Ordre du labyrinthe

San Francisco. Molly Travers a été élevée par sa tante Fentrice qui maintient son propre passé dans le brouillard, celui de Londres et des brumes que favorisent les spectacles d’illusions. Car la famille est d’origine britannique et célèbre pour sa magie de scène. Cela, depuis qu’elle a immigré aux États-Unis dans des circonstances plus ou moins imposées. Auparavant, l’art pratiqué était la magie effective, au bénéfice de nantis regroupés en une société d’occultisme, « L’ordre du labyrinthe ». Contrainte par le détective John Stow d’enquêter sur le passé familial, Molly Travers va découvrir des pans entiers du réel qui lui étaient inconnus, comme autant de détours du labyrinthe qui symbolisent les aléas de la vie. Une analogie qui n’a en soi rien d’original, puisqu’il s’agit du symbole universel associé au labyrinthe, mais qui, dans le récit, a su séduire la gentry friande de surnaturel, communauté très bien rendue par l’auteure. Hélas, passé l’épisode londonien, l’exercice apparaît comme assez vain…

Pourtant tout était rassemblé pour séduire. Tradition familiale occultée, intrusion du merveilleux dans une existence jusqu’alors banale, obligation d’assumer son héritage et ses conséquences, L’Ordre du labyrinthe offre ainsi nombre de thèmes déjà présents dans Sombres cités souterraines. À ceci près qu’ici, le roman peine à convaincre, victime d’une narration statique, et cela pour plusieurs raisons. La famille au cœur du récit compte de nombreux membres dont les noms, pseudonymes et identités d’emprunt rendent confuse la lecture et contrecarrent l’immersion. La structure, faite d’emboîtements de journaux, lettres et témoignages, constitue autant d’amorces sans jamais parvenir à une narration continue. Le ton descriptif introduit une distance là où l’on aurait voulu participer : ainsi, nombre de tours de magie sont décrits mais non montrés, parlant à l’intellect et non à l’émotion du lecteur. Le mystère, si tant est qu’il y en ait vraiment un, est résolu dans les dernières pages mais éventé dès la page 35, pour peu que l’on ait été un tant soit peu attentif. Enfin, le roman se termine parce qu’il faut bien une fin, mais sans proposer de véritable achèvement, laissant en plan nombre d’intrigues, et pas forcément secondaires.

Reste le style de Lisa Goldstein, toujours agréable et à nouveau servi par une belle traduction de Patrick Marcel. C’est insuffisant au vu de la qualité démontrée dans Sombres cités souterraines, donc non pas en fonction de critères extérieurs à l’œuvre, mais selon ceux établis par la romancière elle-même.

Normal

États-Unis, quelque part près de la côte de l’Oregon, maintenant ou disons dans cinq minutes. Adam Dearden est admis à Normal Head, institution établie dans une forêt expérimentale à l’abri des regards. L’endroit est spécialisé dans le soin des « gens qui ontessayé de regarderdans l’avenir pour tenter de sauver lemonde et que cela a rendu fous ». Dearden souffre d’incontinence émotionnelle, d’hyperconcentration et d’impossibilité de s’exprimer. Sans compter qu’il est le concepteur de l’« attaque plongeante » qui semble peser lourd sur sa conscience.

Les patients sont divisés en deux groupes, répartis selon une démarcation au sol : les veilleurs stratégiques (en gros, les donateurs et concepteurs qui agissent dans le présent) et les prospectivistes (pour l’essentiel, espions et think tank). Tous ont l’espoir, si un jour ils vont mieux, de gagner les habitations modulaires de la Préparation, sorte de programme antichambre avant la libération et où les conditions sont assouplies. Notamment par l’accès au Net, qui manque à l’ensemble des internés, bien plus que l’extérieur. Le soir même de son arrivée, Dearden est confronté à une énigme en chambre close : un patient enfermé dans ses quartiers a disparu, laissant à la place une nuée de mouches…

D’entrée, Normal évoque cette anecdote authentique : Kurt Gödel, génial logicien mais complètement cintré, avait pour thérapeute un ancien clown dadaïste. Le troisième roman de Warren Ellis répond aux exigences classiques du théâtre : unités de temps, de lieu et d’action. Toutefois, au sein de cette contrainte imposée, le romancier donne sa pleine démesure. L’institution de soin est établie sur un ancien site dont le concepteur est devenu fou en 1913. L’endroit est largement financé par les employeurs des « sondes humaines », l’équivalent de kleenex que l’on jette une fois usés. Leur médecin, le docteur Murgu, a le mérite de l’explicite dans l’efficacité du diagnostic : « Vous êtes tous tarés. » De fait, la galerie des patients est haute en couleurs, entre l’urbaniste Lela Charron, Clough et surtout Jasmin Bulat qui écoute la sagesse de ses intestins. Paradoxalement, tous ceux qui ont tenté d’envisager un futur collectif sont emprisonnés dans un solipsisme stérile. Leur conception du bien-être est de la bonne nourriture, des tonnes de DVD et personne pour les joindre par téléphone. Soit l’idéal geek, ce qu’annonçait déjà Warren Ellis dans Gun machine – « Je ne veux pas faire partie de la vie des gens. »

Car Normal se situe dans la continuité de ses précédents romans, prenant le relais de la nostalgie du passé, illusoire avec Artères souterraines et sa recherche du manuscrit original de la Constitution ; avérée par contre dans la tradition amérindienne qui vient perturber l’efficace thriller Gun machine (qui partage d’ailleurs un segment narratif avec la relance de Moon Knight assurée par Ellis pour Marvel).

Ici, le romancier multiplie les constats sur l’avenir immédiat et le futur : « Je ne veux pas voir la fin du futur » ; « Que reste-t-il à faire lorsqu’il n’y a plus d’avenir à prévoir ? »  ; « Le problème avec l’avenir, c’est qu’il advient que l’on soit là ou pas »  ; « C’est toujours ainsi que le futur survient. On ne le remarque pas avant de se le prendre dans la gueule. »

Davantage qu’un constat du présent, Normal évoque une présence, celle d’une rumeur, comme un bruit blanc. L’idée que, constamment soumis à la surveillance, nous devenons aveugles. Le tout servi par une traduction fluide et efficace de Laurent Queyssi.

Un roman absolument nécessaire, qui ronge l’esprit avec l’efficacité d’un mème.

Cyberland

Si du réel nous ne pouvons dire grand-chose, et que le doute est nécessaire à l’avancée des connaissances, comme l’affirme le roman, alors les trois récits qui composent Cyberland sont autant de points de vue subjectifs, fatalement partiels et partiaux. Espaces mouvants, entre le monde subjectif et sa simulation, mais également temps incertains, comme l’indique la chronologie, chorale puisque répétée (pp. 14 ; 262) mais avec des variantes.

La constante tient à la frange d’humains s’opposant à la Singularité qui a formé le Diktrans, une autocratie en lutte contre le Chronocryte, soit une IA à l’origine d’univers simulacres qui attirent nombre d’individus modifiés, les Humods.

Sur cette trame, Li-Cam déploie trois récits dont la variété des narrateurs (identifié ou problématiques) concourt intelligemment à troubler les repères, sans pourtant jamais perdre le lecteur.

« Saïd in Cyberland  » décrit la mission d’infiltration menée par le Diktrans au sein de la réalité simulée. Un commando de militaires expérimentés ayant échoué, l’autorité envoie un groupe de jeunes aux talents et motivations hétérogènes. Sur un canevas classique, Li-Cam propose un récit profondément original, tant dans la forme que le fond. La forme relève du récit épistolaire (ou plutôt documentaire comme l’entend Michel Foucault, l’information se substituant au vécu). Le fond tient du conte, par la répétition lancinante du « Il est une fois » et les jeux enfantins (caca de vache, jus de chaussette, vomi de hyène, comme sensations par procuration qu’offre Cyberland). Du conte mais aussi de l’allégorie (Socrate existe comme simulacre) puisque l’idéal de la Singularité est, en amplifié, ce que l’on voit en dix minutes sur Facebook (cf. notamment la page 46). Au final, les deux possibilités de l’alternative, réel objectif ou monde simulacre, apparaissent comme bien tristes. Fort heureusement il y a le clone considéré d’abord comme de la simple viande sans esprit, et surtout l’analogon de Léonard de Vinci, qui incarne l’espoir et la réconciliation qu’offre une science joyeuse et réfléchie, à l’imagination tout autant rationnelle que poétique.

« Asulon » se déroule dans la prison bâtie par le Diktrans pour y loger les humains modifiés. Le récit est tout simplement magistral, entrecoupé d’inserts qui vont des mots prononcés par De Gaulle à plusieurs citations du Frankenstein de Mary Shelley, entre autres, les apports de textes fonctionnant comme reliquats d’une culture que les prisonniers tentent de conserver, au moins par bribes (touchante p. 244 où « le vrai savoir se trouve dans une poubelle », écrit sur des bouts de papiers gras). Li-Cam conjugue poésie et réflexion (magnifiques lignes sur folie et raison p. 228 ; analyse étourdissante de la subjectivité p. 246), le tout évoquant THX 1138 s’il avait été réalisé par Antonin Artaud, d’ailleurs convoqué par Li-Cam.

Mais c’est à Samuel Beckett, celui du théâtre aride et dépouillé de Pas ou La Dernière bande, que fait penser « Simulation Love », récit bref comme les pièces évoquées de l’écrivain irlandais. À fin d’expérimentation scientifique, le caporal Mateo Stranieri est examiné par le Chronocryte, à moins qu’il n’en soit aimé. Distance irrémédiable entre l’homme et la machine, ou promesse maladroite de rencontre, Li-Cam ne tranche pas, c’est au lecteur de juger en parfaite cohérence avec l’ensemble puisque, durant tout le roman, celui qui jouit de la culture, quelle qu’elle soit, doit en être aussi l’acteur.

Complète réussite, Cyberland est un roman dont il y aurait encore beaucoup à dire, uniquement du bien, et sans se répéter.

La Terre demeure

Il est grand temps de redécouvrir La Terre demeure de George R. Stewart. Ainsi Juan Asensio débute-t-il sa préface à cette nouvelle édition, la troisième en langue française. L’ouvrage fut publié en 1949 aux USA, traduit en 51 chez Hachette sous le titre Un Pont sur l’abîme, réédité en 1980 dans la collection « Ailleurs & demain classique » chez Robert Laffont, agrémenté d’une élogieuse préface de John Brunner et d’une non moins remarquable postface de Rémi Maure éclairant le thème post-apocalyptique qui n’ont malheureusement pas été reprises ici. La nouvelle préface interroge davantage le contenu du roman de Stewart.

Un virus a éradiqué 99,99 % ou davantage de la population américaine, et probablement mondiale (selon moi). Ish, mordu par un crotale, est l’un des très rares survivants. Il est un intellectuel, avant tout observateur de la nature de sa région, qui constitue son sujet de thèse, et un homme volontiers solitaire qui le restera jusqu’à la page 130. Il traverse les États-Unis aller-retour sans croiser quiconque valant qu’il s’associât avec. De retour en Californie, il rencontre Em, qui devient sa femme, et bientôt une petite communauté s’agrège autour d’eux et des enfants viennent à naître. Longtemps, ce groupe, « la tribu », vit sur les vestiges de l’ancien monde qui progressivement se délite – Stewart parsème son roman de commentaires « off », en italiques, tantôt lyriques, tantôt cliniquement descriptifs, de l’impact sur le monde de la disparition de l’homme. En bon intellectuel, Ish aimerait beaucoup préserver le savoir contenu dans les livres, mais force lui est de constater que pour les nouvelles générations, un rien de savoir pragmatique est infiniment plus précieux pour leur survie. Il devra au final admettre que les générations futures ne relèveront pas la civilisation mais qu’elles n’en ont pas vraiment besoin.

Comme le montre la postface de Rémi Maure à l’édition de 1980, La Terre demeure occupe une position médiane au sein du corpus de la littérature post-apocalyptique. En gros, l’apocalypse est soit le résultat d’une catastrophe naturelle, soit le fait de l’humanité. Dans la première option, on a des œuvres et des auteurs qui envisagent la résurrection de la civilisation. Dans l’autre cas, la civilisation est justement le fléau responsable de la catastrophe qu’il ne faut à aucun prix relever de ses cendres. Aujourd’hui, 70 ans après la parution originale du roman, c’est devenu une tendance philosophique lourde que de considérer que la civilisation doit disparaître, l’homme avec elle et que tout sera bien mieux ainsi (L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! de Yves Paccalet, le roman de Jean-Pierre Andrevon Le Monde enfin, ou le film de Terry Gilliam L’Armée des 12 Singes).

Nombre de récits post-apo proposent la fin du monde comme un châtiment divin, et l’on peut lire ainsi l’épidémie de La Terre demeure, mais ce n’est pas le propos de G. R. Stewart, juste une interprétation possible. Les survivants doivent faire acte de rédemption en renonçant à la civilisation, au fruit de la connaissance offert par le Serpent qui est donc assimiler au mal, pour regagner le Paradis Terrestre. « Heureux les pauvres en espritcar le royaume des cieux leur est ouvert », lit-on dans Matthieu. La civilisation technologique est alors vue comme suffisante et bouffie d’orgueil, à l’instar des Pharisien sous le regard de Jésus. Juan Asensio évoque une révolte animale à travers le texte d’Arthur Machen, « La Terreur », « qui ne peut répondre qu’à la quête éperdue d’une pureté abolie lorsque les hommes et les animaux vivaient ensemble pacifiquement » (p. 12) ; motif naïf que l’on retrouvera dans Shikasta de Doris Lessing. Dans le roman de Stewart, le flambeau de la civilisation, conçu comme le corpus des savoirs agrégés par l’humanité au cours des âges, va s’éteindre ; seront par contre préservés des éléments de société ainsi qu’on le voit dans le sublime passage cité par Brunner (p. 282).

Servi par une écriture des plus remarquable, adaptée au propos, La Terre demeure est un exemple éblouissant de récit post-apocalyptique. Thème souvent prétexte à des récits d’action à l’emporte-pièce (on se souvient du navet adapté du très bon roman de David Brin Le Facteur), bien qu’abondent les contre-exemples (dans la préface de Rémi Maure, entre autres), le roman de George R. Stewart est profond et mélancolique, empreint d’une nostalgie pour le savoir perdu mais rempli d’espoir quant à un possible renouveau d’une société pour le moins convenable et, en dépit de tout, résolument optimiste. Voila un livre qui donne en abondance à réfléchir. La Terre demeure est le standard indépassable du thème, comme diraient les jazzmen. À lire absolument.

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