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Intrépide

Voici donc le septième tome des aventures de John « Black Jack » Geary, héros revenu d’entre les morts après une hibernation d’un siècle dans une nacelle de survie. Dans les six tomes précédents, il a pris le commandement de la flotte de l’Alliance, tombée dans un piège mortel au cœur de l’espace des Mondes Syndiqués, et l’a ramenée chez elle après de durs combats remportés grâce à un sens tactique qui lui fut inculqué à une époque où l’on avait encore le temps de former des officiers… Au cours de ce périple, il a découvert l’existence d’une race extraterrestre baptisée Enigma, connue des Syndics mais ignorée de l’Alliance. Ce sont ces ET qui sont à l’origine de la guerre fratricide qui déchire les Humains. Ils ont aussi secrètement fourni, tant à l’Alliance qu’aux Syndics, des portails hyperspatiaux permettant de voyager beaucoup plus vite entre les étoiles mais qui peuvent être convertis en ADM et exploser comme des novæ, dévastant des systèmes solaires entiers. L’histoire n’est pas si complexe que la lecture des volumes précédents soit un prérequis indispensable à celle de celui-ci. C’est néanmoins préférable pour découvrir les personnages.

On retrouve dans ce premier tome de la deuxième série, Par-delà la Frontière, les principaux personnages de la première. Outre Geary lui-même, le capitaine Tanya Desjani commandant du vaisseau-amiral Indomptable et Victoria Ryone, ex-sénatrice de la République de Callas (alliée de l’Alliance) victime d’un retour d’urnes. Les capitaines Duellos, Tulev et Badaya continuent d’assumer les seconds rôles en compagnie de quelques têtes nouvelles.

Comme Ulysse, « Black Jack » Geary est rentré chez lui alors qu’on ne l’y attendait plus et lui aussi gêne. Le problème n’a rien de neuf : que faire des soldats maintenant que cette nouvelle « Guerre de Cent Ans » est finie ? Bien que les héros morts soient moins encombrant que les vivants, Geary a été promu amiral : difficile de faire autrement. Le gouvernement de l’Alliance et le QG de la flotte le craignent et se demandent comment se débarrasser de lui et de ses escadres. Ils voient en Geary un potentiel potentat, à l’instar de César ou de Bonaparte ; nul ne semble envisager qu’il puisse entrer en politique comme Grant, De Gaulle ou Eisenhower, sans rompre avec la démocratie. Il semble que Campbell ait envie de nous conter de nouvelles batailles spatiales plutôt qu’électorales…

Les coups bas pleuvent sur la flotte victorieuse. Après qu’une majorité des officiers a échappé à la cour martiale et frôlé la mutinerie, Geary et sa flotte sont renvoyés en mission dans l’espace Enigma, au-delà des Mondes Syndiqués, avec des ordres qui sont autant d’injonctions paradoxales. On a voulu lui retirer tous les personnels ayant des compétences en matière de portails, celles-ci ayant naguère sauvé la flotte. Le QG a ensuite tenté de soustraire à une flotte menacée par l’obsolescence programmée ses vaisseaux ateliers… Geray reçoit finalement l’ordre de libérer un camp d’officiers supérieurs prisonniers des Syndics, dont les politiques espèrent bien qu’ils sèmeront la zizanie dans la chaîne de commandement. Pour découvrir au bout du compte que, tandis qu’on refusait des fournitures essentielles à ses navires repartant en mission, l’Alliance construisait de nouveaux astronefs de combat dans son dos. Le lecteur, lui, se demande s’il s’agit simplement des manigances de politiciens accrochés à leur fauteuil comme des bernacles à leur rocher, ou si les Enigma sont réellement derrière tout ça.

Plus gros que les volumes précédents, Intrépide est aussi bien meilleur sans pour autant qu’il y ait de quoi casser trois pattes à un canard. « Une très grande réussite que cette saga riche et généreuse, profondément humaine et sincère (…) Un très grand volet de l’histoire de la science-fiction », nous annonce une quatrième de couverture qui en fait encore des tonnes. Non mais franchement ! On ne voit pas comment le Nobel de littérature pourrait échapper à Campbell, d’autant que vu la thématique, il devrait aussi décrocher le Nobel de la Paix ! L’idée qu’il y ait « un avant et un après » Etoiles Mourantes, roman signé Ayerdhal et Dunyach, livre au demeurant bien meilleur et plus ambitieux que celui-ci, avait en son temps prêté à sourire… A-t-on jamais envisagé les palmes académiques pour l’auteur de L’Empereur d’Eridan ? Non ? Curieux. Ce vieux Fleuve Noir « Anticipation » de Pierre Barbet vaut bien Intrépide, qui est un roman à lire à la pause-café, dans le bus ou sur le trône. Pour faire la coupure entre deux bouquins plus ambitieux. Plus intéressant que la première série, certes, ça n’en reste pas moins pour fans de la série télé Battlestar Galactica, et autres aficionados de combats spatiaux. Ceux qui ont aimé le premier cycle y trouveront leur compte, les autres peuvent passer leur chemin sans regret aucun.

Le Temps du Déluge

Avec Le Temps du déluge, Margaret Atwood nous propose à nouveau un récit d’anticipation post-apocalyptique, et puisque c’est à la mode, disons-le, une nouvelle dystopie, dans la même veine que La Servante écarlate et Le Dernier homme, dont on retrouve ici certains personnages.

Balayée par le « Déluge des Airs », l’humanité a été décimée. Le monde pullule maintenant d’espèces génétiquement modifiées et seules deux jeunes femmes semblent avoir survécu. Toby, qui se cache dans un centre de balnéothérapie, et Ren, enfermée dans le bordel de luxe où elle était danseuse trapéziste. Toutes deux s’étaient rencontrées au sein de l’étrange secte écolo-religieuse des Jardiniers de Dieu, dirigée par le mystique Adam Premier. A l’époque, le monde « exfernal » était déjà totalitaire, régi par une entreprise de sécurité qui avait pris le pouvoir, le CorpSeCorps. Des communautés s’organisaient pour sortir des Plèbezones, lieux de débauches sexuelles, de trafic de drogues, de mutations transgéniques et autres déchéances. Au gré des souvenirs de Ren et Toby, nous suivrons leur quête de survie, avant et après l’apocalypse. Salué par la presse internationale (The Times, USA Today, The San Francisco Examiner…), cet ouvrage n’en reste pas moins difficile à chroniquer. Seule certitude, Margaret Atwood est sans conteste un auteur brillant et sa dernière production ne peut souffrir d’aucune critique d’un point de vue littéraire stricto sensu. Ce qui ne signifie pas que ce texte soit simple… D’abord par sa construction narrative, alternance de souvenirs des protagonistes, de scènes du présent, de sermons d’Adam Premier et d’extraits du Livre des cantiques des jardiniers de Dieu. Pas la construction la plus évidente d’accès… Ensuite, par le choix de structures langagières pour le moins déroutantes. Margaret Atwood est une créatrice de langage. C’est à la fois fascinant et troublant. D’aucuns pourraient être rebutés, voire irrités, par tant de néologismes et de termes inventés : zécâlines, plèbegang, zécailles, spasolaire, liogneaux, porcons, malchatons… Une prise de risque linguistique de la part de l’auteur qui lui fermera sans doute les portes d’un certain lectorat, tant il est difficile d’entrer dans cet univers décalé. Il faut s’accrocher pour dépasser les cent premières pages ! (Petites parenthèses pour saluer le travail de Jean-Daniel Brèque, qui a dû bien s’amuser à traduire cet ouvrage à l’écriture délirante.) Difficile à chroniquer, donc. Parce que oui, Margaret Atwood est visionnaire, oui, elle est talentueuse, et oui encore, son regard cynique sur les dérives du fanatisme religieux et sa relecture de la Genèse s’avèrent jubilatoires. Mais aussi parce que l’on a parfois l’impression désagréable que l’auteur se regarde un peu trop écrire. Dans le présent ouvrage, c’est pesant. Beaucoup de digressions, de passages dont on aurait pu faire l’économie, sans parler d’une tendance New Age horripilante. Apparemment, tout le monde aime Margaret Atwood. Pour notre part, on ressort de cette dernière lecture plutôt dubitatif. A vous de voir…

Les Créateurs

Court recueil de six nouvelles publié aux éditions Critic, cette dernière livraison de Thomas Geha est un très bon cru. Souvent poétique, documenté, doté d’un style déjà bien affirmé, une sensibilité rare, et le souci permanent d’explorer les sentiments et les émotions de ses personnages, l’auteur affirme ici une plume encore jeune mais déjà bien affutée autour du thème de la création. Impossible de ranger ce recueil dans une classification particulière. On se promène avec bonheur entre le conte, le fantastique, la transfiction, l’uchronie, l’onirique. Le recueil s’ouvre avec « La Voix de monsieur Ambrose », l’histoire d’un acteur de théâtre renommé que la gloire fuit parce que sa voix ne porte pas assez… jusqu’à ce qu’il rencontre un certain Arthur Machen. Dès ce premier texte, Thomas Geha fait montre de l’entendue de son savoir-faire en livrant un Paris du xixe siècle parfaitement réaliste. « Là-bas », Prague, la légende du Golem, une parabole sur un destin brisé. Etrange, dérangeant. L’auteur dit lui-même que cette nouvelle prend sa source dans une expérience amoureuse personnelle et dans le drame Cantat/Trintignant. Envoûtant. « Copeaux » est un conte de Noël bouleversant, le récit d’une jeune orpheline recueillie par ses grands-parents dont le papé est un taiseux. Une nouvelle sombre, triste et belle. Simplement belle. Un exercice pourtant difficile tant le risque d’excès de pathos était grand ; écueil négocié sans heurt par Thomas Geha qui, indubitablement, parvient à toucher le lecteur et lui laisser ce texte en mémoire pour longtemps. « Bris » est une histoire d’amour sur fond de voyage temporel. Un texte étonnant, étrange même, entre rêve et réalité, plein de poésie et de magie. « Dans les jardins », seul inédit de ce recueil, nous plonge à nouveau en terre de Bretagne ; s’y ajoute une lanterne magique, un jardin habité, un peu de fantastique, beaucoup de poésie et une histoire d’amour poignante. La dernière nouvelle, « Sumus Vicinae », est un hommage au compositeur flamand Nicolas Lens. Construite à la manière d’un requiem, c’est surement la plus difficile d’accès, la plus exigeante, tant l’auteur semble parfois parti loin, très loin.

Reste donc, on l’aura compris, un recueil de haute tenue, l’illustration quasi idéale des possibilités de la forme courte qui n’interdit en rien, bien au contraire, de présenter des personnages fouillés et des univers riches de détails. Une vraie réussite. Que dire de plus ? Que Thomas Geha confirme à nouveau avec Les Créateurs qu’il est un auteur à suivre ? Définitivement. Et l’occasion de rappeler ici le travail prometteur des jeunes éditions Critic (tout en renvoyant à la rubrique « Paroles de libraire » du Bifrost n°67).

Women in chains

[Critique commune à Du sel sous les paupières et Women in chains.]

Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).

Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).

Saint-Malo, 1922.  La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?

Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants — plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).

Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day — n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.

Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.

« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.

Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.

« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.

Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.

« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.

Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Du sel sous les paupières

[Critique commune à Du sel sous les paupières et Women in chains.]

Je ne ferai pas l’affront de présenter Thomas Day aux lecteurs de Bifrost. Rappelons simplement qu’il a commis une cinquantaine de nouvelles, dont certaines lui ont servi de cadre pour développer ses romans ultérieurs (La Voie du sabre, L’Instinct de l’équarisseur).

Du sel sous les paupières s’inscrit dans une démarche identique, l’auteur ayant exhumé et complété un texte paru en 1999 dans l’anthologie steampunk Futurs antérieurs (éd. Fleuve Noir).

Saint-Malo, 1922.  La Grande Guerre vient seulement de s’achever. Sous l’étrange brume qui recouvre désormais toute l’Europe, le peuple tente d’oublier qu’un autre conflit majeur s’annonce déjà, Français et Allemands s’activant pour mettre au point l’arme décisive qui fera gagner leur camp. Judicaël, alias l’Apache, garçon de seize ans, habite avec son grand-père dans la coque d’un bateau retourné. Pour survivre, il vend des illustrés et commet quelques menues rapines. Deux évènements vont le forcer à se hisser au-dessus de sa condition misérable : la mort du vieux bonhomme et l’amour de la jolie Mädchen. Bientôt la jeune fille disparaît… Victime du Rémouleur, le tueur d’enfants qui terrorise la cité corsaire ? Ou victime des expériences menées par les militaires dans la base souterraine située sur la Rance ?

Le roman m’a laissé une impression mitigée. Ni le décor ni les personnages ni le thème ne sont en cause. Le pouvoir d’évocation de l’auteur ne s’est pas émoussé, pas plus que sa capacité à agréger en un tout cohérent les figures et les influences les plus diverses (pêle-mêle : Vernes, Dickens, le cinéma de Caro et Jeunet, et, pourquoi pas, les Celtiques d’Hugo Pratt), situant le texte au carrefour du conte de fée, de l’uchronie et du steampunk. Day réussit en outre à rendre son jeune héros crédible en paumé attachant (à mi-chemin entre Gavroche, Oliver Twist et Huckleberry Finn), métamorphosé par l’amitié et l’amour, l’amitié d’une machine, l’amour né d’un simple regard, la morale de l’histoire s’appuyant d’ailleurs sur cet axiome tout simple : l’amour et l’amitié peuvent tout, ils sont plus grands que la maladie, que les militaires et leurs guerres absurdes, que les dieux du passé. Tout juste pourra-t-on reprocher au texte une dynamique un peu fragmentée, une faiblesse au niveau du déploiement de l’intrigue (la quasi disparition de l’Überspion dès le second acte, par exemple ; par ailleurs, les développements autour de l’IRA et du personnage de Patrick Nolan ne m’ont pas paru très convaincants — plaqués artificiellement sur le cours d’un récit qui n’avait sans doute pas besoin de cet expédient pour trouver une résolution pertinente). Plus embêtant, en mettant un peu d’eau (de rose ?) dans le jus de désespoir où il trempe habituellement sa plume, autrement dit en voulant normaliser son texte il me semble que l’auteur en diminue la portée littéraire. Bien sûr, la dédicace du début laisse peu de place au doute. Mais qu’est-ce qui cara-ctérise Thomas Day ? Qu’est-ce qui le distingue de la meute ? Son univers de violence âpre et dure. C’est pour ça aussi qu’on le lit et qu’on l’aime. Ecrire un roman sans arme ni haine ni violence n’a rien d’infâmant en soi. Mais au milieu d’un tel foisonnement de références (voir exemples supra), je n’ai pas retrouvé l’empreinte habituelle de l’auteur, sa touche personnelle. En l’état, Du sel sous les paupières aurait presque pu être écrit par un autre (ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il soit raté).

Roman édulcoré, Du sel sous les paupières n’ira pas jusqu’à rebuter les lecteurs acharnés de Thomas Day — n’exagérons rien. Toutefois, par sa vocation adolescente, par sa tentation de la normalité, il les laissera peut-être sur leur faim.

Par contraste, les nouvelles qui composent le recueil Women in chains sont terribles, insupportables. L’auteur décrit, par le prisme de quelques vies, la misère de la condition féminine. Cinq destinations, combien de destins brisés ? Mexique, Allemagne, Groenland, Afghanistan, France. On se déplace beaucoup chez Thomas Day, mais comme le précise Catherine Dufour dans sa préface, le recueil « n’est pas un guide touristique […] mais un guide du désespoir. Les voyageurs de Thomas Day ne se promènent pas d’une carte postale à une autre : ils hantent le côté obscur du monde. » Et les voyages se terminent, presque systématiquement, en cauchemars, en trips létaux.

« La Ville féminicide » évoque le mystère des disparues de Ciudad Juarez : un récit brutal qui a l’inconvénient d’arriver après ceux de Sergio González Rodriguez et Roberto Bolaño.

Dans « Eros-Center », une jeune Africaine ambitieuse devient la proie d’un sorcier proxénète (sic) qui l’envoie tapiner à Francfort. Heureusement, une bonne étoile veille sur elle, en la personne d’un immigré turc qui rêve de se faire déniaiser… L’histoire, plaisante, souffre d’une construction éclatée qui peine à imposer son évidence, comme avait su le faire « Dirty Boulevard » (du même auteur, dans le recueil Stairways to hell, éd. du Bélial’) en son temps.

« Tu ne laisseras point vivre » est le récit d’une nymphomane, douée de pouvoirs divinatoires, qui croit trouver dans les solitudes groenlandaises un remède à la corruption des sens et de l’esprit. L’étreinte glacée du grand Nord ne la sauvera pas de spectres trop humains.

Texte le plus politique du recueil, « Nous sommes les violeurs » (publié précédemment dans Bifrost n°62) nous projette dans un futur possible de l’Afghanistan, déchiré par la lutte contre la culture du pavot. Parmi les forces déployées sur le théâtre des opérations, une poignée de mercenaires va se distinguer en utilisant le viol comme mode opératoire et philosophie de guerre. Je n’en dis pas plus, excepté qu’il s’agit du sommet du recueil. Du grand art.

« Poings de suture » est une démarque étonnante du film Real Steel. A la banalité de la violence conjugale l’héroïne opposera, en devenant star des rings, une volonté farouche de reconstruction. Un texte banal d’apparence mais à l’effet libérateur.

Meurtre rituel, prostitution, viol collectif, bastonnade à mort, violence domestique. Voilà des histoires de sexe et de sang qui rebutent, qui scandalisent, sans doute parce que malgré le filtre du fantastique ou de l’anticipation, elles sonnent particulièrement justes. En tant que lecteur, on sort estourbi, désorienté, de ces cinq voyages au bout de la nuit. A la fois excité par la puissance brutale de l’écriture et accablé par les situations. Heureusement, l’humour (noir) de l’auteur rend çà et là plus respirable le déferlement des humeurs. Et le dernier texte ouvre une petite fenêtre vers un coin de ciel bleu. Parce que, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

La Vallée de l'éternel retour

Longtemps difficile à trouver, ou à des prix prohibitifs sur le marché de l’occasion, La Vallée de l’éternel retour bénéficie enfin d’une réédition digne de sa place centrale dans l’œuvre d’Ursula Le Guin. Couverture à rabats, illustrations soignées, pages au grammage conséquent et teintes chaleureuses — un camaïeu de beige et d’ocre, présent jusque dans la police de caractère —, on ne peut pas dire que Mnémos ait mégoté sur la qualité du traitement. Tout au plus regrettera-t-on le choix d’une couverture souple, une option sans doute privilégiée afin de diminuer un prix déjà élevé. Bref, on ne tarit guère d’éloge devant l’apparence de cet objet, écrin somptueux pour un véritable livre-univers écrit à hauteur d’homme à la manière d’une étude ethnologique.

En effet, voici un OLNI. Un livre conçu comme une sorte d’archéologie du futur aux dires de son auteure. « Ce qui fut, ce qui pourrait être, repose, tel des enfants dont nous ne pouvons voir les visages, dans les bras du silence. »

Ainsi, La Vallée de l’éternel retour dévoile en ses pages une culture imaginaire, celle du peuple Kesh. Un peuple vivant dans un futur indéterminé, quelque part dans une Californie transfigurée, devenue île suite à une catastrophe — The Big One étant sans doute passé par là — et dans laquelle infusent encore les pollutions et toxines du passé, celles de notre présent.

L’approche d’Ursula Le Guin se veut complexe et transversale. Il n’est pas question ici de s’attacher au destin d’une seule personne, proclamée héros d’aventures fictives, mais plutôt de découvrir une terre, un peuple et le lien intime, voire viscéral, unissant l’un à l’autre. L’auteure américaine opère une mise en abîme, nous invitant à prendre connaissance des informations rassemblées par une équipe de chercheurs. Un assemblage hétéroclite se composant de chants, de poèmes, de biographies, de contes, de mythes, de recettes de cuisine, de descriptions de rituels, auxquels elle adjoint un glossaire — appelé l’arrière du livre — où sont rassemblés les éléments de nature plus descriptive et explicative. Ce flux d’informations, en apparence dépourvu de ligne directrice, fait surgir par touches successives une culture entière, censée vivre dans un futur éloigné de notre époque, et pourtant enracinée dans le passé des chercheurs qui l’étudient.

D’aucuns pourraient juger le dispositif rébarbatif, pour ne pas dire ennuyeux. Ils n’auraient pas complètement tort car La Vallée de l’éternel retour n’est pas le genre d’ouvrage qui se laisse lire sans faire un peu d’effort. A l’instar d’un J.R.R. Tolkien ou d’un Jeff Vandermeer (en moins délirant tout de même), Ursula Le Guin crée un monde en nous distillant ses clés. Chaque fragment, chaque information entre en résonance, réveillant des échos familiers, et suscite une sorte de nostalgie. Et on s’immerge au sein de cette communauté, à la fois autre et pourtant si proche…

A lire cette chronique, on pourrait croire que la partie romancée se trouve réduite à la portion congrue. Toutefois, enchâssée au cœur de l’ouvrage figure l’histoire de Roche Qui Raconte, récit biographique fournissant une accroche plus intime au livre de Le Guin. Il nous permet de sortir de la vallée et d’appréhender d’autres cultures, en particulier celle du Condor. Et au travers de l’histoire de Roche Qui Raconte, l’auteure construit une opposition entre la voie suivie par les Kesh et celle du Condor. A l’instar des Dépossédés, le peuple de la vallée a élaboré une culture se fondant sur une éthique. Economie démonétisée, besoins superflus évacués, libre accès à la connaissance, via le système de l’Echange, égalité entre hommes et femmes, même si l’organisation sociale semble clairement matriarcale, interactions avec l’environnement plus respectueuses pour celui-ci, la culture Kesh a toutes les apparences de l’utopie réalisée. On reconnaît bien là une des thématiques principales d’Ursula Le Guin, aux côtés de celle de l’altérité.

Réflexion sur la mémoire et le caractère éphémère des cultures, La Vallée de l’éternel retour s’avère l’œuvre la plus personnelle et sans doute la plus difficile d’Ursula Le Guin. C’est aussi la plus passionnante, à la condition d’accepter son parti-pris.

Le train de la réalité

L’année dernière paraissait Rêves de gloire, lourd pavé de près de six cent pages accouché au terme d’une gestation douloureuse de quelques décennies. Une uchronie, si l’on s’en tient à la classification orthodoxe, mais une acception trop restrictive puisque Roland C. Wagner y laissait infuser quelques-unes de ses passions. Science-fiction, contre-culture, histoire du rock et physique quantique ; l’objet proposait un cocktail roboratif, entre érudition et spéculation, ne paraissant à aucun moment indigeste.

Le Train de la réalité plonge à nouveau le lecteur au cœur de ces années, ces cinquante ans où la jeunesse, la musique et la drogue ont tenté de remodeler le monde dans un sens plus utopique, plus généreux, alimentant une chronique historique différente, mais au final pas si éloignée de la nôtre.

Fort heureusement, Wagner ne se contente pas d’une simple redite en recyclant des chutes de son univers. Bien au contraire, il creuse son sillon, poussant un cran plus loin encore l’expérimentation. Ainsi, Le Train de la réalité n’apparaît pas comme un roman. Il n’est pas davantage un recueil de nouvelles. On se trouve en fait devant un hybride, une sorte de collage prémédité où des fragments de récit entrent en résonance les uns avec les autres et où la petite histoire alimente la Grande. En somme, un texte choral, voire quantique, où la divergence des points de vue et des formats communie autour de la thématique de la multiplicité : multiplicité des acteurs historiques et multiplicité de l’Histoire. De quoi défriser la barbe du plus orthodoxe historien marxiste.

Avec Le Train de la réalité, Roland C. Wagner file la métaphore ferroviaire. Il multiplie les aiguillages et les stations, entremêlant destins collectifs et itinéraires personnels. A l’image de cette jeune femme, embarquée dans une spirale terroriste, qui finira guillotinée avant le terme naturel de son voyage.

Agent dormant soviétique amateur de SF, philosophe existentialiste, dernier punk d’Alger, rockeur à la fois partout et nulle part, comme contaminé par une variété de transparence, jeune homme à la personnalité explosée par la drogue, tous passent par le confessionnal. Tous témoignent dans un registre intime, marqué par un phrasé oral, un parler écrit qui peut certes rebuter, surtout lorsqu’un accent et une tournure argotique déforment leurs mots. Tous exposent leur point de vue sur l’Histoire, avec sincérité, voire truculence, via le filtre de leur propre récit. Ainsi le hors champ devient-il l’objet de l’étude historique. Un récit multiple où les relations de causalité fluctuent au gré des témoins, dans une sorte de déterminisme flou.

Au final, Roland C. Wagner gagne son pari : nous faire revisiter Rêves de gloire sous une multitude d’angles, un faisceau de probabilités, n’attendant qu’à se réaliser sous la plume de l’historien. Pour toutes ces raisons, Le Train de la réalité s’avère une lecture futée et diablement stimulante. Bref, digne d’être recommandée.

Mimosa

Contre-pied de son précédent roman, le contemplatif et post-apocalyptique Cygnis, Mimosa cueille le lecteur à froid avec un cocktail survitaminé d’action, de violence et d’ironie postmoderne. Un déchaînement pyrotechnique, sonore (playlist consultable ici : < http://mimosaworld.wordpress.com/ >) et technoscientifique, au final très visuel, pour ne pas dire cinématographique au vu des allusions filmographiques et télévisuelles. Mimosa apparaît rapidement comme une succession de fausses pistes, de coups de théâtre, de saillies drolatiques à destination des geeks, de private jokes et de morceaux de bravoure un peu vains quand même. Ça cabotine, ça surjoue avec des gros guns, dans un état d’esprit potache et foutraque que ne désavoueraient pas Vincent Lagaf et Michael Youn.

Le roman commence sous les auspices du thriller mâtiné de SF. Un associé tué d’une balle dans la tête et un autre interné en centre psychiatrique, l’affaire ne pouvait pas plus mal commencer pour Two Guns Company & Associates, l’agence que Tessa dirige avec des gros flingues. Et comme si cela ne suffisait pas, la police de Santa Anna, en particulier deux flics, sosies de Sean Astin et de Harry « Dirty » Callahan, lui cherche désormais des noises. Tout cela à cause d’un enregistrement mémoriel, seule piste dont elle dispose pour mener l’enquête à son terme. Il en faudrait bien sûr davantage pour décourager Tessa, vraie personne dotée d’une authentique personnalité. Pas le genre à copier un acteur, un chanteur ou toute autre célébrité, comme le font ses concitoyens. Car dans l’univers de Mimosa, copier les choses ou autrui semble être devenu la règle. Copie de viande, de bois et de personnalité. Rien de plus simple puisque la technologie — bio-ingénierie, chirurgie plastique, câblage du système nerveux — permet des miracles.

Abandonnant le registre du thriller, mais toujours avec des gros flingues (bis), Vin-cent Gessler opte ensuite pour une intrigue plus intime, focalisée sur la quête d’identité de Tessa. Les certitudes de la jeune femme s’effondrent. Elle, la meneuse d’hommes dont la frêle silhouette cache une condition physique à faire pâlir un marathonien et les ressources d’une machine à tuer. Elle doute d’elle-même… A grand renfort de clones, d’IA et de sosies — Gessler frôle ici l’introspection, flirtant avec quelques pistes de réflexion prometteuses. Pas longtemps. On retourne au charbon, le thriller ayant entretemps mué en affrontement, en conflit généralisé. On se bat à l’arme lourde dans les rues de Santa Anna. On s’entretue, on s’élimine, on s’annihile… Bref, on défouraille dans un déballage de gros flingues (ter). Mais tout ceci n’empêche pas le rythme d’accuser d’importants coups de mou, principalement à cause d’un humour perclus de clins d’œil envahissants. Et la montagne accouche d’une souris que l’on avait vue venir depuis cent pages…

Au final, sous couvert de réflexion sur l’identité et sur la mémoire, Mimosa s’avère un divertissement anecdotique et dispensable. Un mille-feuilles indigeste contredisant la quatrième de couverture. Mimosa ne joue en effet que de manière superficielle sur la forme du roman. Il joue surtout avec la bienveillance du lecteur. Passons…

Furor

Après Johan Heliot, Fabien Clavel est le deuxième auteur français à essuyer les plâtres de la collection « Nouveaux millénaires ». Avec un roman d’aventure digne d’une série B, il convoque sous les auspices de l’Histoire, la Grande, une vision à faire verdir le plus fervent défenseur du nucléaire. Certes, la classification en pur divertissement peut paraître défavorable pour un ouvrage dont l’auteur n’a pas à rougir. Mais, on va le voir, Furor ne se révèle être rien d’autre qu’une distraction plaisante dont les pages — selon la formule consacrée — se tournent toutes seules. Entrons maintenant dans le vif du sujet.

Ce siècle avait neuf ans. L’empire remplaçait la république, déjà Auguste perçait sous Octave… Pourtant, d’irréductibles Germains résistent encore et toujours à l’envahisseur. Trois légions, la fine fleur de Rome, sont envoyées pour les mater et assurer la Pax romana en des terres éloignées de tout, même des dieux civilisés. A leur tête, Varus, gouverneur de la province de Germanie et général expérimenté. Un proche d’Auguste. On connaît la suite…

Attirées dans un guet-apens par Arminius, un barbare ayant trahi son allégeance à Rome, les trois légions sont massacrées dans les bois de Teutobourg. Un désastre vengé par la suite par Germanicus — il y gagnera son surnom — et n’étant pas sans rapport avec l’abandon définitif du projet de grande province de Germanie.

Sur cette trame historique scrupuleusement respectée — les érudits apprécieront —, Fabien Clavel brode un thriller historique saupoudré de SF. En effet, une tension sourde, un sentiment de péril diffus imprègnent les pages de Furor. Immergé au milieu des légionnaires, on suit pas à pas leur marche vers la mort. Entouré par les arbres menaçants, les caliges engluées dans la boue, sous une pluie permanente, on assiste à la débâcle via les points de vue de quatre personnages. Marcus Caelius, centurion dont on apprend dans la postface qu’il s’inspire d’une stèle funéraire, par ailleurs seule source archéologique attestée sur la bataille de Teutoburg, Caius Pontius — futur Pilatus —, tribun issu de l’aristocratie équestre, le vénateur Longinus, et enfin la louve Flavia, unique élément féminin du récit, et accessoirement repos du guerrier, comme ses consœurs prostituées. Avec un regard n’étant pas sans rappeler celui de la série Rome, Fabien Clavel accomplit un impressionnant travail de reconstitution historique, usant de ses connaissances sur les us et coutumes romaines, sur l’organisation de l’armée impériale, sans trop se montrer didactique. Tout au plus peut-on lui reprocher un excès d’emphase.

Là où on se permettra de regimber, c’est sur la composante science-fictive de l’histoire. Clavel procède un peu par la bande, introduisant un élément anachronique — ici, un site de confinement de déchets radioactifs — dans le contexte antique. Problème : pourquoi expédier dans le passé, au cœur de ce qui deviendra plus tard l’une des régions les plus peuplées d’Europe, un site de stockage de déchets ultimes ? Le procédé manque un tantinet de logique. En tout cas, drôle de cadeau à des générations passées dont on sait que nous descendons. Une variante du meurtre du grand-père, peut-être ?

Assimilé au temple d’un dieu germain par les survivants des légions de Varus, ce lieu périlleux devient l’enjeu de toute la seconde partie du roman. Il sert de décor à une intrigue cousue de fil blanc, sous-tendue par un sentiment d’urgence et de danger quelque peu mollasson. Et ce n’est certes pas la pirouette finale, un tantinet parachutée, qui remet en question ce constat désenchanté.

Bref, Furor apparaît bien comme un demi-échec. Roman historique flirtant avec les mythes, il échoue sur son versant science-fictif, finalement assez anecdotique, ne suscitant à aucun moment la sidération escomptée par son argument de départ. Et l’on se surprend à sauter les pages. Déjà qu’elles se tournaient toutes seules…

Le Crâne parfait de Lucien Bel

Paris, 1871. La Commune insurrectionnelle est proclamée dans l’effervescence et l’improvisation. Les Prussiens campent encore sous les murs de la capitale et déjà les partisans de la Sociale s’opposent à ceux de la république conservatrice. De quoi nourrir une guerre civile.

Rappelé du front d’Alsace avec sa compagnie, Lucien Bel pénètre intra-muros afin de confisquer les canons entreposés à Montmartre, histoire de désarmer les communeux. Bien sûr, les événements ne se déroulent pas comme prévu. Contraints par la vindicte populaire à mettre la crosse en l’air, les soldats s’éparpillent dans les rues. Avec deux camarades, Lucien échoue dans un garni. Aux prises avec des insurgés, les choses tournent au vinaigre. On ne tarde pas à s’insulter, à se menacer, des coups de feu sont tirés et Lucien atteint à la tête. Lorsqu’il se réveille à l’hôpital, le jeune homme découvre trois plaques métalliques vissées sur son crâne…

L’Histoire officielle rend rarement justice à la mémoire des vaincus. La Commune de Paris n’échappe pas à la règle. Marqueur idéologique fort et ultime épisode révolutionnaire du xixe siècle, l’événement échappe pourtant à l’enseignement de l’Histoire. A vrai dire, il n’y a guère que la fiction pour tenter de lui rendre justice, pour essayer de restituer sa complexité et faire revivre son hors champ historique.

Sur cet épisode littéralement dramatique, Lucien Bel apporte son témoignage, l’esprit dégagé des certitudes partisanes, comme habité par cette décence commune chère à George Orwell : celle des petites gens. S’il juge pathétique les gesticulations de cette commune improvisée dans la précipitation, sans plan d’ensemble ni tête, Lucien ne voue pas aux gémonies les motifs de la révolte populaire. Et s’il réprouve les violences commises par les insurgés, il condamne tout autant celles perpétrées par les bourgeois, les Versaillais, engoncés dans leurs préjugés et épouvantés par la colère d’un peuple qui de son côté les craint.

De témoin, Lucien bascule progressivement du côté de l’action. Lui, ce soldat qui ne tue pas et théorise sur le meurtre, érigé en art au nom de la patrie et de la Commune, il cherche à élucider ce mystère qui n’en est plus un pour Jean-Baptiste Delestre. Pour le phrénologue, adepte de la physiognomonie, la forme détermine en effet la qualité de l’esprit, faisant de l’humain un saint ou un paria, un juste ou un criminel. Une théorie qu’il entend prouver en se servant de Lucien Bel comme cobaye. Manière pour lui de satisfaire son ambition tout en proposant au gouvernement un moyen de dompter l’impétuosité révolutionnaire de la population.

Homme du peuple, fermement ancré dans son milieu, Lucien Bel finit par comprendre que l’homme n’est rien du point de vue du pays et de la politique. On tue pour obéir à une injonction, sous la pression des autres, ou pour éliminer des gens que l’on ne connaît pas. On tue pour effacer quelqu’un, ou quelque chose, de la réalité. Et de l’Histoire.

Invitation à (re)découvrir la Commune de Paris et ses personnalités marquantes — Nadar, Eugène Pottier, Jules Allix, le fondateur de la légion des Amazones de la Seine, Gustave Courbet — Le Crâne parfait de Lucien Bel apparaît comme une réflexion troublante sur l’irréversibilité de la violence et l’échec d’une certaine idée de la révolution. Avec ce roman, Jean-Philippe Depotte confirme tout le bien que l’on pensait déjà de lui. Réjouissons-nous de cette lecture documentée et salutaire sur la Commune insurrectionnelle de Paris, dont le seul tort est d’avoir eu raison trop tôt.

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