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Mémoires trouvés dans une baignoire

Mémoires trouvés dans une baignoire se présente comme un texte retrouvé dans les ruines du Dernier Pentagone d’Ammer-Que, un témoignage unique sur la période du néogène – peu ou prou la nôtre en temps de guerre froide, située juste avant l’ère chaotique qui précéda la naissance de l’éclairée Fédération Terrienne.

On y suit les aventures d’un « espion », convoqué dans ce Saint des Saints pour une tâche de la plus haute importance. Problème : il ne sait pas quelle est sa mission, et il lui sera impossible d’obtenir jamais des instructions précises sur ce qu’on attend de lui. Ordre de mission codé, perdu, volé, retrouvé, le narrateur erre dans un complexe souterrain objectivement délirant qui semble n’avoir pour fonction que d’obscurcir ce qui devrait être clair – par paranoïa sans doute, par une forme d’absurdité intrinsèque aussi, qui tient tant au pouvoir qu’à la volonté même de le conserver ou de l’accroître. Le narrateur n’obtiendra jamais de réponse claire aux questions qu’il se pose ; le lecteur non plus.

Avec Mémoires…, Lem aborde dans un même texte ses deux thèmes centraux : l’incommunicabilité et les limites humaines. Dans un monde où tout est code, où même les messages décodés sont encore codés voire ont été rédigés de façon à paraître codés, où tout se dit à mots couverts, autrement dit où rien d’explicite n’est énoncé, aucune communication n’est possible et aucune information utile n’est transférée. Si d’habitude c’est entre humains et aliens que la communication est impossible, ici c’est même entre humains que la paranoïa et ses conséquences l’empêchent. Au fil d’une errance de moins en moins contrôlée dans les couloirs, ascenseurs, salles d’archive ou de torture de l’Édifice, le narrateur est projeté de traître potentiel en officier ivre, d’espion probable en espion certain ; épopée en sous-sol qui fait d’un homme raisonnable un paranoïaque convaincu que tous ses mouvements ont été prévus à l’avance et qu’il doit faire le contraire de ce qu’on attend de lui pour… pour quoi justement ?

Dans une ambiance entre Kafka pour l’administration et Calvino pour l’absurde, Lem, après avoir fait un sort au capitalisme contemporain dans le prologue, s’en prend autant au Grand Jeu qu’au complexe militaire. En dépit du prologue – qui servit à berner la censure –, difficile de ne pas voir ici une critique des régimes politiques de l’Est, par un Polonais qui sait ce que signifie de vivre dans un pays où on peut être espionné en permanence. Car même si, à voir comment s’observent et s’espionnent mutuellement l’Édifice et l’Anti-Édifice dans une lutte sans fin qui perd tout sens quand chacun est retourné et travaille pour l’autre en faisant mine de ne pas le faire, on pense à la fin de ce Dr Folamour (1964) qui renvoyait capitalisme et communisme dos à dos, c’est surtout ici une machine autophage folle spécialisée dans la création puis la destruction d’ennemis intérieurs que décrit Lem, et alors c’est à L’Évangile du bourreau (1990) des frères Vaïner qu’on est renvoyé, ou à La Vie des autres (2006) si on veut être moins radical dans ses références.

Problème : en dépit de la volonté satirique et de l’abondance de néologismes – due à la papyrolyse qui mit fin au néogène et initia l’ère chaotique – ce n’est que rarement drôle (tout le contraire de Dr Folamour), et c’est de surcroît bien trop long. On comprend vite le mécanisme et, de scène peu drôle en scène ennuyeuse, on se prend à espérer que le chemin complet sera court en sachant bien qu’hélas il ne le sera pas.

Fiasco

Futur. L’Euridyce, un vaisseau scientifique géant, est envoyé de la Terre pour tenter d’établir un premier contact avec une civilisation dont des traces radio ont été détectées sur Quinta, la cinquième planète de l’étoile Zêta de Harpie. À quelques années-lumière de sa destination, l’Eurydice se place en attente dans le voisinage d’un trou noir et envoie l’Hermès, un astronef équipé tant pour le contact que pour le combat, faire ce qu’on nommerait aujourd’hui le « dernier kilomètre ». À son bord, un équipage réduit, au sein duquel on compte le rescapé d’une mission titanienne et un physicien qui est aussi prêtre dominicain. Les intentions, inspirées par le programme SETI, sont pacifiques ; mais quand le vaisseau arrive à proximité de Quinta, l’équipage comprend vite qu’une guerre est en cours entre entités politiques quintaniennes, et, de là, rien ne va tourner comme prévu.

On retrouve dans Fiasco le thème central de l’œuvre de Lem, à savoir l’incommunicabilité insurmontable entre humains et aliens ; thème traité ici avec un pessimisme extrême qui tient sans doute tant à la situation polonaise de l’époque qu’aux derniers instants de la course aux armements entre les USA et l’URSS.

Pris dans un engrenage de théorie des jeux et d’approche minimax, les Quintaniens, invisibles sauf par ce que leurs infrastructures stratégiques disent d’eux, considèrent ces nouveaux venus dans la partie seulement comme des adversaires à éliminer, ne serait-ce que pour éviter qu’ils s’allient à « l’autre camp ». En dépit de la bonne volonté des humains de l’Hermès, il ne sera jamais possible de vaincre la méfiance des sociétés quintaniennes, rendue structurelle par des décennies de guerre. Quant au point de Schelling – cette solution que des joueurs incapables de communiquer peuvent déduire pour se rejoindre —, il ne sera jamais découvert, faute de culture commune indiquant les solutions acceptables pour l’autre. Il ne sera même pas vraiment possible — sauf à la toute fin – de contacter directement les Quintans autrement que par des manœuvres de plus en plus agressives et éloignées de l’objectif initial. Comme si la folie guerrière se répandait telle une peste au sein même de l’équipage de l’Hermès, et que la main tendue devienne celle d’un bourreau, au fil d’une « riposte graduée » qui monte aux extrêmes jusqu’au fiasco donnant son titre au roman.

Entre Schelling et MacNamara, théoriciens de la guerre froide et de la course aux armements, Lem démontre que la belligérance au long cours façonne l’intégralité tant des infrastructures physiques que de la superstructure mentale des sociétés ; qu’au bout d’un certain temps il n’y a plus de société en guerre mais seulement des sociétés de guerre dont le moindre aspect est déterminé par le conflit ; triste constat fait par un homme de l’Est au crépuscule de quarante ans de guerre froide.

On peut trouver que beaucoup de scènes sont un peu trop longues, on peut s’interroger même sur l’utilité de l’introduction qui ramène Pirx le pilote. Mais que de beauté et de réflexion dans ce roman. Que de poésie dans les descriptions des paysages titaniens. Que de précision dans les mécanismes géologiques qui les expliquent. Que de plaisir aussi à voir longuement développées les théories scientifiques qui sous-tendent le texte (même si, parfois, il faut suspendre son incrédulité pour admettre les pouvoirs colossaux que le contrôle de la gravité donne aux humains) ou les discussions théologiques qu’amène l’existence de nouveaux « prochains ». Que de terreur même lorsqu’on voit une lune détruite pour lancer l’Eurydice, puis une autre ensuite pour appuyer un argument ; et quelle ironie de voir que, malgré cette puissance quasi-divine maîtrisée par l’humanité, l’Autre reste intrinsèquement inatteignable. Comme le disait Wittgenstein : « Si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas. »

Retour des étoiles

Une expédition spatiale revient de son voyage hors du système solaire. En raison de la relativité, les survivants atterrissent sur la Terre plus de cent ans après leur décollage et trouvent une société bien différente de celle qu’ils ont quittée. Outre les progrès technologiques phénoménaux, qui rendent obsolète l’exploit des astronautes, les habitants de leur planète ont subi un changement majeur : la bettrisation. Autrement dit, femmes et hommes subissent dès leur naissance un conditionnement qui les rend incapables d’aucun acte violent ni même de pensée violente. Non seulement les voyageurs ne sont pas accueillis en héros, mais ils sont considérés comme des bêtes curieuses, inquiétantes. Comment s’adapter à cette nouvelle vie ? Comment s’intégrer dans cette société si différente ? Comment vivre, tout simplement ?

Avec Retour des étoiles, Stanislas Lem aborde un sujet classique de la SF : que devient l’humanité quand on lui enlève une caractéristique fondamentale. La disparition de la mortalité a souvent été traitée, mais celle de la violence également — on pense au magistral Le Vin de la violence (1981), de James Morrow, voire, de façon beaucoup plus ludique et superficielle, au Demolition Man, de Marco Brambilla (1993), film dans lequel Sylvester Stallone est confronté à une société aux mœurs adoucies.

Hélas, à l’instar de ce film, Retour des étoiles a vieilli, et pas pour le meilleur. L’auteur, pour ouvrir son roman, se permet une promenade de près de 50 pages, là où une poignée aurait suffi, à travers une ville nouvelle et pleine de mystères pour le héros, fraîchement débarqué de l’espace. Il est perdu devant les formes étranges, les explosions de couleurs, les objets au rôle inconnu. Le lecteur aussi. Et comme si ce délayage ne suffisait pas, les dialogues accusent vraiment leur âge. Le manque de spontanéité les rend parfois difficilement compréhensibles, tout comme les relations avec les membres de l’autre sexe… Si cela peut s’expliquer au vu du contexte, le côté daté n’en renforce pas moins ce malaise.

Tout cela complique considérablement la tâche du lecteur qui tente de saisir la pensée de l’auteur à travers les voiles du temps. Et de se laisser bercer par l’histoire, avec ses rebondissements souvent attendus, parfois surprenants. À moins de se replonger dans l’état d’esprit de l’époque, l’expérience s’avère difficile, tant les marques du passé sautent aux yeux et empêchent l’immersion. Retour des étoiles doit plutôt être regardé comme un témoignage d’une certaine façon de penser et d’écrire, intéressante comme telle, mais sans réel enjeu pour un lecteur d’aujourd’hui.

Bibliothèque du XXIe siècle

[Critique commune à Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation.]

« Ce livre ne peut déprimer que ceux qui nourrissent encore toutes sortes d’illusions sur le genre humain », écrit Lem dans Bibliothèque du XXIe siècle. Si le Polonais a souvent témoigné d’un goût marqué pour la fiction dite spéculative, peut-être est-ce avec ces deux recueils qu’il a poussé le plus loin son exploration de cette branche de la SF. Pour ce faire, il y adopte une forme évoquant, entre autres précédents, celle de certains des textes de Fictions de Jorge Luis Borges. C’est-à-dire des nouvelles dans lesquelles l’Argentin fait d’ouvrages imaginaires les principaux sujets d’un récit oscillant entre narration (lorsqu’il s’agit d’évoquer le contenu de ces livres fantômes) et essai (quand lesdits ouvrages font l’objet d’un commentaire). S’inscrivant donc dans cette tradition d’exégèse de textes irréels, Lem consacre les quatre nouvelles incluses dans Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation à un corpus illusoire – surnommés les « Apocryphes » –, poursuivant ainsi le travail entamé dans les recueils Doskonala prósnia et Wielkosc urojona et lui permettant par ailleurs de revenir sur des motifs traversant toute son œuvre.

Avec Bibliothèque du XXIe siècle, Lem imagine quatre ouvrages. Le premier s’intitule « Une minute de l’humanité », paru à New York en 1985. Le deuxième a pour titre « Système d’armements du XXIe siècle ou l’Évolution sens dessus dessous ». Se signalant notamment parce qu’il sera « publié au début du XXIIe siècle », Lem indique avoir eu accès à cette étude à paraître « d’une façon qu’il ne [lui] est pas permis de révéler ». Le dernier volume de cette Bibliothèque du XXIe siècle provient encore du futur, puisque Lem situe la publication du « Principe du cataclysme créateur. Le Monde comme holocauste » à « la fin du XXe siècle ». Pourtant (prétendument) écrit par d’autres mains que celles de l’auteur de Solaris, le recueil ainsi formé s’avère lémien en diable. Bibliothèque du XXIe siècle suscite notamment des échos répétés au cycle dévolu par Lem à Ijon Tichy, allant parfois même jusqu’à s’intriquer dans celui-ci selon une abyssale logique intertextuelle. « Système d’armements… » est en effet presqu’intégralement repris dans un chapitre des Nouvelles aventures d’Ijon Tichy . Un ouvrage, rappelons-le, écrit à la première personne et dans lequel le narrateur qu’est Tichy aurait en quelque sorte utilisé « Système d’armements… » comme source. Ou plutôt l’aurait plagiée, l’astronaute-écrivain se gardant bien de révéler sa référence ! Quant au « Principe… », s’il n’est pas aussi manifestement cité dans Mémoires d’Ijon Tichy, il semblerait toutefois que certains des savants qu’y évoque Tichy aient pu en être les lecteurs. Ou peut-être en sont-ils les auteurs ? On pense notamment au « Professeur A. Donda », protagoniste éponyme d’un récit des Mémoires. Donda est l’auteur d’une théorie fondée sur « le rôle historique de l’erreur en tant que catégorie fondamentale de l’existence ». Elle l’amène à affirmer qu’« une erreur chasse l’autre, se change en erreur, crée l’erreur jusqu’à ce que le tirage au sort devienne la Destinée de l’univers ! » Or pareille conclusion rappelle irrésistiblement celle inspirée à Lem par la lecture des « Principe… ». À savoir que, contrairement à l’adage fameux d’Einstein, « Dieu ne se contente pas de jouer aux dés avec le monde à l’échelle atomique, il le fait pour les galaxies, […], l’apparition de la vie et des créatures intelligentes. »

Si Bibliothèque du XXIe siècle témoigne d’une même vision absurde des conditions cosmique et humaine que celle du cycle « Ijon Tichy », il en partage aussi le pessimisme misanthrope. « Une minute de l’humanité » consigne ainsi une entreprise consistant à répertorier la totalité des actions humaines réalisées pendant les mêmes soixante secondes. Au vu des big data (avant la lettre) ainsi collectés, Lem ne peut que constater que « le mal honteusement commis par l’humanité [est] infiniment plus fréquent que le bien ». Et une même et noire défiance à l’encontre de l’essence humaine baigne encore « Le Génocide. I. La solution finale comme rédemption. II. La mort, corps étranger », cette apocryphe analyse de la Shoah et commentée par Lem dans Provocation. Si l’on sort bien évidemment ici de la SF, cette interprétation historico-philosophique de l’extermination des Juifs européens conforte la démonstration par Lem de l’ontologique méchanceté de l’être humain. « Le Génocide… » fait en effet apparaître la Shoah non pas comme un monstrueux accident de l’Histoire mais, au contraire, comme le fruit aussi corrompu qu’inévitable de l’évolution humaine.

Mais sans doute n’est-il pas étonnant que Lem conçoive ainsi notre espèce. Lui qui, en tant que polonais d’origine juive et comme il le rappelle dans l’essai authentiquement autobiographique complétant Provocation, eut une jeunesse marquée par « la guerre, le génocide, (…), l’existence sous une fausse identité ». Et « Réflexions sur ma vie » rappelle ainsi que l’un des pans majeurs de l’Imaginaire contemporain trouve sa source dans l’Histoire la plus tragiquement réelle du XXe siècle…

Provocation

[Critique commune à Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation.]

« Ce livre ne peut déprimer que ceux qui nourrissent encore toutes sortes d’illusions sur le genre humain », écrit Lem dans Bibliothèque du XXIe siècle. Si le Polonais a souvent témoigné d’un goût marqué pour la fiction dite spéculative, peut-être est-ce avec ces deux recueils qu’il a poussé le plus loin son exploration de cette branche de la SF. Pour ce faire, il y adopte une forme évoquant, entre autres précédents, celle de certains des textes de Fictions de Jorge Luis Borges. C’est-à-dire des nouvelles dans lesquelles l’Argentin fait d’ouvrages imaginaires les principaux sujets d’un récit oscillant entre narration (lorsqu’il s’agit d’évoquer le contenu de ces livres fantômes) et essai (quand lesdits ouvrages font l’objet d’un commentaire). S’inscrivant donc dans cette tradition d’exégèse de textes irréels, Lem consacre les quatre nouvelles incluses dans Bibliothèque du XXIe siècle et Provocation à un corpus illusoire – surnommés les « Apocryphes » –, poursuivant ainsi le travail entamé dans les recueils Doskonala prósnia et Wielkosc urojona et lui permettant par ailleurs de revenir sur des motifs traversant toute son œuvre.

Avec Bibliothèque du XXIe siècle, Lem imagine quatre ouvrages. Le premier s’intitule « Une minute de l’humanité », paru à New York en 1985. Le deuxième a pour titre « Système d’armements du XXIe siècle ou l’Évolution sens dessus dessous ». Se signalant notamment parce qu’il sera « publié au début du XXIIe siècle », Lem indique avoir eu accès à cette étude à paraître « d’une façon qu’il ne [lui] est pas permis de révéler ». Le dernier volume de cette Bibliothèque du XXIe siècle provient encore du futur, puisque Lem situe la publication du « Principe du cataclysme créateur. Le Monde comme holocauste » à « la fin du XXe siècle ». Pourtant (prétendument) écrit par d’autres mains que celles de l’auteur de Solaris, le recueil ainsi formé s’avère lémien en diable. Bibliothèque du XXIe siècle suscite notamment des échos répétés au cycle dévolu par Lem à Ijon Tichy, allant parfois même jusqu’à s’intriquer dans celui-ci selon une abyssale logique intertextuelle. « Système d’armements… » est en effet presqu’intégralement repris dans un chapitre des Nouvelles aventures d’Ijon Tichy . Un ouvrage, rappelons-le, écrit à la première personne et dans lequel le narrateur qu’est Tichy aurait en quelque sorte utilisé « Système d’armements… » comme source. Ou plutôt l’aurait plagiée, l’astronaute-écrivain se gardant bien de révéler sa référence ! Quant au « Principe… », s’il n’est pas aussi manifestement cité dans Mémoires d’Ijon Tichy, il semblerait toutefois que certains des savants qu’y évoque Tichy aient pu en être les lecteurs. Ou peut-être en sont-ils les auteurs ? On pense notamment au « Professeur A. Donda », protagoniste éponyme d’un récit des Mémoires. Donda est l’auteur d’une théorie fondée sur « le rôle historique de l’erreur en tant que catégorie fondamentale de l’existence ». Elle l’amène à affirmer qu’« une erreur chasse l’autre, se change en erreur, crée l’erreur jusqu’à ce que le tirage au sort devienne la Destinée de l’univers ! » Or pareille conclusion rappelle irrésistiblement celle inspirée à Lem par la lecture des « Principe… ». À savoir que, contrairement à l’adage fameux d’Einstein, « Dieu ne se contente pas de jouer aux dés avec le monde à l’échelle atomique, il le fait pour les galaxies, […], l’apparition de la vie et des créatures intelligentes. »

Si Bibliothèque du XXIe siècle témoigne d’une même vision absurde des conditions cosmique et humaine que celle du cycle « Ijon Tichy », il en partage aussi le pessimisme misanthrope. « Une minute de l’humanité » consigne ainsi une entreprise consistant à répertorier la totalité des actions humaines réalisées pendant les mêmes soixante secondes. Au vu des big data (avant la lettre) ainsi collectés, Lem ne peut que constater que « le mal honteusement commis par l’humanité [est] infiniment plus fréquent que le bien ». Et une même et noire défiance à l’encontre de l’essence humaine baigne encore « Le Génocide. I. La solution finale comme rédemption. II. La mort, corps étranger », cette apocryphe analyse de la Shoah et commentée par Lem dans Provocation. Si l’on sort bien évidemment ici de la SF, cette interprétation historico-philosophique de l’extermination des Juifs européens conforte la démonstration par Lem de l’ontologique méchanceté de l’être humain. « Le Génocide… » fait en effet apparaître la Shoah non pas comme un monstrueux accident de l’Histoire mais, au contraire, comme le fruit aussi corrompu qu’inévitable de l’évolution humaine.

Mais sans doute n’est-il pas étonnant que Lem conçoive ainsi notre espèce. Lui qui, en tant que polonais d’origine juive et comme il le rappelle dans l’essai authentiquement autobiographique complétant Provocation, eut une jeunesse marquée par « la guerre, le génocide, (…), l’existence sous une fausse identité ». Et « Réflexions sur ma vie » rappelle ainsi que l’un des pans majeurs de l’Imaginaire contemporain trouve sa source dans l’Histoire la plus tragiquement réelle du XXe siècle…

La Cybériade

Stanislas Lem est un auteur aimant l’humour et l’ironie. Il connaît également ses classiques et aime beaucoup les contes philosophiques tels que pouvaient les écrire Rabelais, Montesquieu ou Voltaire. La preuve ? La Cybériade, recueil de quatorze nouvelles de taille variable. Toutes mettent en scène Trurl, souvent accompagné de son confrère, ami et rival, Clapaucius. L’un et l’autre sont des constructeurs de machines plus étranges les unes que les autres. Et avec à chaque fois une bonne leçon de morale qui peut leur être infligée ou réservée à leurs clients indélicats. Comme nous sommes dans un livre de science-fiction, au moins dans la forme (dans le fond, la science y est très farfelue), les différents personnages sont eux-mêmes des robots ou des machines même s’ils se comportent parfois comme des êtres de chair et de sang.

Au fil des nouvelles, Lem va en profiter pour raconter les travers de ses concitoyens, mais également en filigrane ceux de la société dans laquelle il vit, à savoir la Pologne des années 60, sous la coupe de l’URSS et d’un communisme autoritaire. Il choisit pour ce faire d’utiliser tous les registres possibles de l’humour : de l’absurde aux jeux de mots en cascade en passant par le comique de situation, mais jamais le graveleux. La conception même des machines (dont un lance-bébés !), les problèmes à résoudre et même la description de l’univers (avec une population d’un État entier tenant dans une boîte à chaussures) relèvent du loufoque, et c’est ce qui fait une grande partie de la séduction de ces textes. Admirons au passage le travail de Dominique Sila, qui, dès la première nouvelle, a dû se livrer à des contorsions linguistiques pour restituer la saveur du texte original en restant compréhensible.

En revanche, gare à l’indigestion, mieux vaut picorer dans cette Cybériade plutôt que la dévorer d’une traite. Elle est peut être savoureuse, mais les aventures de Trurl et Clapaucius finissent par écœurer à être consommées d’un coup, et par barbouiller le lecteur au point qu’il ne se souviendra plus des différents événements et mélangera les noms et les péripéties, comme une Forêt noire trop riche et trop sucrée.

Le Rhume

John, un ex-astronaute reconverti en détective, est chargé d’enquêter sur une série de morts étranges survenues à Naples ces dernières années. Considérés isolément, aucun de ces décès n’est en soi suspect. Néanmoins, les circonstances de ces morts, le profil des victimes, leur changement de comportement inexplicable peu avant leur disparition, et le fait que toutes fréquentaient le même établissement de bains amènent les autorités à s’y intéresser de plus près. Pourrait-il s’agir de crimes crapuleux ? D’un complot politique international ? Ou l’explication est-elle toute autre ?

Le Rhume est l’une des œuvres les plus singulières de Stanislas Lem. Sur la forme, il s’agit d’un roman policier, l’un des deux qu’il publia, l’autre étant ?ledztwo (1958, inédit en français). Mais, comme dans ce premier essai, la résolution de l’énigme s’appuie moins ici sur les talents de déduction de son enquêteur que sur des théories scientifiques inattendues dans un tel contexte.

Le hasard et le chaos sont au cœur de ce roman. Le hasard des péripéties qui s’enchaînent à un rythme effréné durant le premier quart du livre, sans que le lecteur ne soit jamais en position de saisir les tenants et les aboutissants du récit. Le chaos qui s’ensuit, telle cette attaque terroriste à l’aéroport de Rome dans laquelle le narrateur est bien malgré lui impliqué. Et toujours, lorsque le hasard intervient, les doutes qui surgissent quant à sa nature même : et si ce hasard n’en était pas un, mais bien au contraire un acte prémédité, s’inscrivant dans un plan plus large ? Tout le roman repose sur ce questionnement incessant, envisagé du point de vue des mathématiques et des probabilités. Quant à la résolution de l’énigme, elle répond strictement à la même logique à l’œuvre tout au long du récit. L’originalité du procédé dans un tel cadre n’aura pas échappé aux membres du jury du Grand prix de littérature policière, qui couronnèrent Le Rhume en 1979.

Feu Vénus

Au début du XXIe siècle, la Terre est devenue une utopie où les frontières ont été abolies et où les progrès scientifiques et technologiques profitent à tous. Tout irait pour le mieux si l’on ne venait de découvrir que la météorite qui s’est écrasée un siècle plus tôt dans la région de la Toungouska était en réalité un vaisseau spatial en provenance de Vénus, et que les habitants de cette planète semblent nourrir le projet d’exterminer l’humanité. Il est aussitôt décidé l’envoi sur place d’une équipe d’exploration scientifique afin d’estimer la menace réelle que représente ce monde inconnu.

Paru en 1951, Feu Vénus, premier roman SF de Stanislas Lem, semble avoir été rédigé un bon demi-siècle plus tôt. Le récit met un temps infini à démarrer, alourdi qu’il est par d’interminables passages didactiques dans lesquels l’écrivain retrace, entre autres, l’histoire de l’astronautique depuis les premiers Spoutniks, ou fait visiter à un groupe scolaire chaque recoin du Cosmocrator, le vaisseau devant conduire nos héros vers Vénus. Lem nous gratifie même de quelques schémas afin de souligner tout le sérieux de l’entreprise.

La suite est un peu plus rythmée, l’exploration planétaire offrant son lot de péripéties et de découvertes plus ou moins inattendues. Mais tout cela manque cruellement de souffle romanesque et chaque nouvelle trouvaille donne lieu à un long exposé scientifique supplémentaire. À force de vouloir se démarquer d’une certaine science-fiction dans laquelle l’aventure prend le pas sur la vraisemblance, Lem tombe dans l’excès inverse et ne parvient jamais à emballer son récit. Certes, on lui reconnaîtra volontiers un talent déjà certain à l’époque pour décrire une civilisation extraterrestre différente de la nôtre à tous points de vue. Ça ne suffit malheureusement pas à faire de Feu Vénus un bon livre. L’intention de départ était louable, le résultat final est pénible.

L’invincible

Le croiseur Condor a brusquement cessé de donner signe de vie alors qu’il était en mission sur Régis III, et ce malgré le fait qu’il est équipé de champs de force infranchissables et d’un armement suffisant pour raser des montagnes ou assécher un océan. Un vaisseau du même type, l’Invincible, arrive sur place pour enquêter. Il découvre un monde étrange, où la vie existe dans les océans mais est totalement absente sur les continents – des déserts stériles que parsèment d’étranges ruines formées d’entrelacs de câbles noirs. Le Condor est presque intact, mais tout son équipage est mort mystérieusement, à l’exception d’un homme plongé en hibernation dont, une fois éveillé, on s’aperçoit que ses centres cérébraux de la parole sont effacés. C’est alors qu’un étrange nuage de « mouches » noires va se mettre en branle…

Rédigé en 1962-63, L’Invincible est une application très précoce d’une thématique / technologie SF dont il n’existe que trois ancêtres antérieurs (dont un également rédigé par Lem – dans éden) et qui ne deviendra courante dans le genre que plusieurs décennies plus tard. Sur ce point et sur d’autres, c’est un roman de hard SF tout à fait remarquable, du Peter Watts bien avant l’heure, montrant que ce n’est pas l’être le plus évolué, le plus conscient ou le plus intelligent qui prend l’avantage sur ses concurrents… bien au contraire. Mais ce roman est aussi un anti-space opera, montrant que la prétendue toute puissante technologie humaine ne peut pas tout résoudre et que notre espèce n’est peut-être pas destinée à occuper ou transformer chaque monde, ni à détruire toute espèce qui menace un homme. L’Invincible ressemble à Solaris dans la futilité des tentatives de communication avec l’Autre, mais s’en démarque dans le fait que si la planète Solaris est le triomphe de l’évolution d’une biosphère, qui finit par être intelligente à l’échelle d’un monde entier, la Nécrosphère de Régis III relève de principes opposés.

Sur le papier, voilà a priori un roman de SF de tout premier plan. Las, si le fond est suprêmement intéressant, surtout pour un texte aussi ancien, la forme ne suit pas du tout. La narration est très froide, tenant presque plus du rapport que d’un récit vivant, et les personnages sont des spectres sans âme ou presque. De plus, une fois l’explication sur la nature et les origines de la Nécrosphère donnée, le reste du livre n’a plus guère d’utilité, et on pourrait en arrêter la lecture sans rien manquer d’essentiel. On ajoutera que le propos (la traduction ?) fait vieillot, avec ses moteurs atomiques, ses robots très pulps et ses rayons d’antimatière de la mort-qui-tue (même si ces derniers catalysent une scène de combat ultra-spectaculaire). On conseillera donc plus sa lecture à l’historien de la (hardSF qu’au lecteur moyen.

Eurydice déchaînée

Ce septième ouvrage de la « Bibliothèque dessinée » des Moutons électriques, Melchior Ascaride le signe seul. Le codirecteur et graphiste principal de la maison d’édition ovine n’avait cependant plus à démontrer son talent d’illustrateur et livre ici un ouvrage soigneusement maquetté, offrant un rapport rafraichissant et toujours renouvelé à l’objet-livre. Côté texte, l’auteur s’impose avec brio, jouant d’une langue aussi élégante qu’acérée, prêtée à sa narratrice. Dans la forme, les amateurs de la petite collection y retrouveront donc tout ce qui fait sa qualité depuis son lancement – en 2017.

Sur le fond, l’auteur choisit de réinterpréter le mythe d’Orphée en donnant cette fois la parole à son épouse. Il faudra peut-être, afin de prendre la mesure de ce parti pris, se remémorer ce qu’Ovide contait du sort de la sage Eurydice dans Les Métamorphoses, bien prompte à accepter son sort alors qu’elle s’en retourne aux Enfers à cause de l’empressement de son mari. Et si celui-ci avait sciemment orchestré cette seconde perte dans le seul but de composer son plus beau chant ? Voilà donc la dryade partie en quête d’une vengeance à laquelle rien ni personne ne saurait s’opposer, pas même le maître des lieux. Le message est fort en ce qu’il revendique, à travers elle, l’émancipation de toutes les femmes laissées pour compte par une mythologie décidément trop portée par le regard des hommes. Ainsi, sa fronde entraîne la formation d’une sororité donnant à chaque femme ayant choisi de l’accompagner la force de refuser l’ordre établi, partial et injuste.

Aveuglée par la rage, Eurydice ne semble d’abord portée que par l’idée qu’elle se fait des intentions d’Orphée. Mais contrairement à Ovide, Melchior Ascaride finit par dépeindre un chantre égoïste, finalement peu soucieux du sort de sa défunte épouse. Là réside la réinterprétation venant au service du message porté par l’ouvrage. On pourra regretter, peut-être, le choix de la vengeance comme pierre angulaire de ce récit alternatif. Est-ce bien là un sort plus enviable ou plus digne que celui qu’il vient remplacer ? Que l’on opte pour la douceur du poète latin ou pour la violence proposée ici, le sort des amants en demeure inchangé, d’une tristesse implacable. Malgré tout, le contraste produit reste intéressant.

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