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Le Serpent - La Maison des jeux 1

Venise, début du XVIIe. Thene est mariée à un homme violent, qui la rabaisse et ruine le couple à la table de jeu. Et ce d’autant plus volontiers qu’une Maison des Jeux est récemment apparue sans que nul ne puisse se souvenir de sa construction. Deux Loges s’y côtoient : la Basse, celle des activités propres à un tel établissement, et la Haute, accessible sur invitation et réservée aux talents exceptionnels. La Maîtresse des lieux propose à Thene une épreuve susceptible de lui permettre d’intégrer cette dernière, un jeu où on ne mise pas d’argent mais une partie de soi (un talent, l’acuité d’un sens aiguisé, des années de vie, etc.), où on ne joue pas avec de banals accessoires mais avec des gens. Chaque Joueur dispose d’une somme d’argent pour les pots-de-vin, d’un Roi, de Cartes / Pièces (des individus aux capacités ou relations utiles, inféodés à la Maison en échange de l’effacement d’une dette), et, pour la seule Thene (les autres Joueurs disposant d’atouts qui leurs sont propres), une mystérieuse pièce d’or dont elle n’apprendra l’origine et la puissance réelle qu’au cours de la partie. À part l’interdiction de blesser un concurrent et l’obligation, pour gagner, de faire couronner son Roi, tous les coups sont permis. Ici, l’enjeu est de faire élire ledit Roi Tribun au Sénat, un poste plus essentiel encore que celui de Doge. Pour Thene, l’enjeu réel se résume avant tout à prouver ses talents, sa liberté, à se faire reconnaître pour autre chose que la femme battue et méprisée d’un bon à rien.

Ce roman, le premier d’une trilogie, chose rarissime dans la collection « Une heure-lumière », proposant habituellement des textes indépendants, est très facile à résumer d’un unique mot : vertigineux. L’idée de base, celle d’une organisation qui jouerait avec les hommes comme des pièces sur un plateau de jeu, n’est pas inédite (on pensera bien entendu à L’Échiquier du mal de Dan Simmons), mais s’avère ici excellemment exploitée. Car Thene découvrira que les activités de la Maison s’étendent loin dans le Temps (au moins jusqu’à la Rome antique) et dans l’Espace, impliquant nations et religions, servant de timonier au navire Historique, esquissant une Histoire Secrète comme on en a rarement vu. Vertigineuse est l’érudition de l’autrice, qui nous immerge dans une Venise plus vraie que nature, à la fois splendide et hideuse lorsqu’il s’agit de montrer à quel point la vie humaine y a peu de valeur, à quel point on y est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Vertigineuse est la portée philosophique de ce texte, d’une opposition entre Ordre et Chaos que ne renierait ni Moorcock, ni Zelazny, à ceci près qu’ici la balance est bancale, car un des camps triche. Vertigineuse est la maîtrise de Claire North en matière de personnages (Thene, en premier lieu) et d’intrigue (dans tous les sens du terme). Et surtout, vertigineuse est la qualité de sa plume, une prose qui ne se lit pas mais envoûte. Qualificatif souvent galvaudé… mais pas ici. Et ce d’autant plus que la fin, qui montre que les pièces restent, pourtant, des êtres humains, est magistrale.

Le Serpent est une vertigineuse ouverture de cycle, qui, via les allusions qu’il fait à quelque chose d’infiniment plus complexe que le cadre spatio-temporel restreint qui nous est montré dans cette Venise du XVIIe, ne peut qu’aiguiser l’appétit du lecteur pour les tomes suivants. On a ici, indubitablement, affaire à un des meilleurs « Une heure-lumière » publiés depuis la fondation de la collection !

Le Combat des ombres

À la fin d’Olangar - Une cité en flammes (cf. Bifrost n° 100), la cité éponyme tombait aux mains de ses soi-disant alliés, les Duchés, aidés par le Groendal, un parti politique xénophobe local. Le Combat des ombres, ultime volet de la trilogie « Olangar », montre les horreurs de l’occupation et à quel point l’inévitable libération laissera un goût amer à des héros vieillissants et parfois au bout du rouleau, contraints à des compromis, voire des compromissions, qui auraient été inacceptables pour leurs versions plus jeunes et idéalistes. L’auteur n’a pas choisi la voie de la facilité pour son dispositif narratif, à savoir le récit, a posteriori, des événements les plus marquants de cette année fatidique, rédigé par une personne dont l’identité ne se dévoilera que sur la fin. Un récit qui fait des allers-retours dans le temps, recourant à quelques prolepses et de nombreuses analepses. Si l’ensemble se suit sans peine, il donne aussi le sentiment d’être parfois inutilement convoluté, quand bien même il s’avère plutôt rythmé, et traversé par une intensité dramatique souvent considérable. On signalera d’ailleurs que ce troisième tome est plus noir que les précédents, et que sa fin est tout spécialement amère – ce qui participe d’ailleurs à sa puissance.

Bans et barricades (cf. Bifrost n° 93) n’était pas dépourvu de manichéisme ou de naïveté politico-idéologique. Bouhélier n’a pas manqué de nuancer sa palette dans les volumes suivants. De même, si la description de l’occupation de la ville, très convenue (ghetto, camp de travail, rationnement, arrestations et exécutions sommaires, journalistes muselés, etc.), sujet central de ce troisième opus (comme la lutte sociale était celui du premier et l’écologie/les méfaits du capitalisme débridé ceux du deuxième), ne fait pas l’impasse sur des stéréotypes quand sont décrites les exactions des nervis d’extrême-droite du Groendal, elle s’accompagne surtout de nuances dans le camp d’en face. Qu’il s’agisse de la résistance intérieure, menée par les nains et divisée sur la marche à suivre, ou d’éléments extérieurs, comme Evyna et ses compagnons d’armes, le tableau brossé n’a, cette fois, pas grand-chose d’idéalisé et encore moins de manichéen. Car pour gagner, des exactions (notamment un massacre dans un manoir), des trahisons devront aussi être commises par le camp des justes, et ceux-ci devront nouer des alliances politiques et commerciales, et parfois les cacher au peuple, afin que celui-ci survive aux pénuries. Lucide, l’auteur conclut que le vrai et éternel vainqueur reste le capitalisme et les élites bourgeoises et nobiliaires.

Par sa puissance dramatique et sa clairvoyance dans la description de la façon dont un mouvement de Résistance devra parfois renier ses propres valeurs pour assurer une certaine forme de victoire, Le Combat des ombres est un remarquable point final à la trilogie « Olangar », sans conteste une référence, désormais, en fantasy industrielle et politique.

Afterland

2020. Un nouveau virus apparaît, bénin pour les femmes mais provoquant un cancer de la prostate chez les hommes de tout âge, enfants et adolescents compris. Bilan : 3,2 milliards de morts ; moins de 50 millions de survivants. Qui, du coup, acquièrent un statut très spécial : les fanatiques religieuses veulent terminer le travail entamé par leur Dieu, les mères/sœurs/compagnes cherchent leur présence pour compenser la perte de l’être aimé, le gouvernement veut les protéger à tout prix afin de décoder le mécanisme de leur immunité. Sans oublier certains individus sans scrupules désireux de commercialiser leur semence, d’autant plus monnayable au marché noir que la Reprohibition interdit toute conception en l’absence d’un vaccin.

2023. Miles, fils ado de Cole, une sud-africaine, est ainsi sur le point d’être kidnappé et vendu par sa propre tante à une riche investisseuse. Quand Cole découvre le projet de sa sœur, elle l’assomme, la laisse pour morte, s’enfuit de la base militaire où la famille était hébergée et cherche à traverser les USA d’une côte à l’autre en quête d’un bateau pour son pays d’origine. Or Billie, ladite sœur, a survécu. Épaulée par deux tueuses au service de sa patronne, elle tente de rattraper l’enfant…

Le récit est divisé en trois parties : la première moitié décrit la phase initiale de la fuite, montre, via des analepses, comment les personnages et le monde en sont arrivés là, et alterne les points de vue de Billie, Cole et Miles, déguisé en fille pour sa propre sécurité et rebaptisé Mila. Un court intermède s’ensuit, essentiellement un déballage d’infos sur le virus. Dans la seconde moitié, Cole, entrée dans une secte axée sur la repentance pour atteindre Miami, devra faire face à la crise d’adolescence de son fils et au fait que ce dernier adhère sincèrement au credo du culte.

Afterland n’est pas un mauvais roman : l’autrice a du métier, et son style caustique fait mouche, du moins dans la partie initiale. Car dans la seconde, hélas, s’éloignant des questions sociétales soulevées (notamment liées au fait qu’une société presque dépourvue d’hommes n’en est pas pour autant idyllique), le récit tombe dans le rebattu du mal-être adolescent et la vulnérabilité aux promesses de salut sectaires, le tout plombé par un rythme atone et une fin banale à la prévisibilité affligeante. Demeure une première partie, on l’a dit, mais qui à elle seule, pour rythmée – voire haletante – qu’elle soit (paradoxalement, on s’inquiète davantage pour le sort de Billie que pour celui de Cole/Miles !), ne justifie pourtant pas que, comme Stephen King, on qualifie ce livre de « thriller splendide ». Sans compter le fait que les thématiques de fond sont abordées de façon trop superficielle, et surtout que le road trip à travers les USA impliquant un adulte et un enfant dans un contexte post-apo sent le réchauffé, pour dire le moins. Demeure un livre qui n’est sans doute pas sans intérêt, mais celui-ci s’avère assez mince…

Les Hommes stellaires

En 1951, la course à l’espace commence à peine puisque l’épopée des premiers véritables « hommes stellaires » que sont Youri Gagarine et Valentina Terechkova est encore à venir. Dans Les Hommes stellaires, Leigh Brackett, alors âgée de 36 ans, pose la question du voyage spatial en des termes inattendus : et s’il était impossible non pour des raisons physiques – la motorisation de ses vaisseaux spatiaux n’étant guère explicitée – mais bel et bien physiologiques, les vitesses post-luminiques étant destructrices pour les tissus vivants ?

L’autrice postule donc l’inaccessibilité de l’espace lointain… à une exception près, celle d’un peuple extraterrestre disposant d’une mutation génétique lui conférant une immunité aux accélérations du voyage spatial. L’immunité implique le monopole : les Vardda, seuls à même de se déplacer à travers la galaxie, se sont taillé un empire et viennent même visiter la Terre, pourtant aussi arriérée pour eux que dangereuse. Les autres civilisations de la galaxie dépendent de leur commerce et leur vouent des sentiments ambivalents, de l’envie à la haine. Toutefois, l’empire commercial des Vardda est fondé sur un mensonge : la mutation qui fait leur puissance pourrait être transmise ou suscitée chez d’autres, ruinant ainsi le pouvoir des « hommes stellaires ».

Le space opera contemporain ne se limite pas à un empilement de péripéties interplanétaires : il a soin, le plus souvent, de poser un décor qu’il s’emploie ensuite à endommager, voire à détruire… car c’est dans la remise en question en profondeur des acquis intellectuels que se trouve la clé de l’évolution, dans un univers d’intelligences étrangères les unes aux autres. Sans renoncer aux quêtes interstellaires courantes à l’époque – on rappellera que le Seconde Fondation d’Isaac Asimov est contemporain des Hommes stellaires –, Leigh Brackett offre à son lecteur une dimension supplémentaire, et plutôt neuve, puisque l’enjeu de son texte est bel et bien de démolir son propre postulat. On pourra regretter, bien sûr, que la redéfinition de l’environnement interstellaire esquissée en fin d’ouvrage puisse dépendre de la rivalité amoureuse entre le personnage principal – un homme de la Terre – et son antagoniste Vardda au sujet d’une riche héritière… Et pourtant, même le personnage du Terrien se révèle énigmatique : au fond, comment a-t-il acquis la fameuse mutation faisant de lui un Vardda de plein droit sans en avoir jamais reçu l’éducation ?

Le lecteur du présent roman pourrait bien être surpris par son caractère actuel : soixante ans plus tard, alors que le voyage interstellaire est toujours inaccessible, ce récit soulève des questions étonnantes… et y répond de façon audacieuse.

Stark et les Rois des étoiles

Ressuscitant Eric John Stark après une éclipse d’une dizaine d’années, Leight Brackett délaisse Mercure et les déserts de Mars pour les contrées extra-solaires tout aussi inhospitalières et moribondes de Skaith, planète agonisant sous les pâles lumières d’un soleil à bout de souffle. Le recueil Stark et les rois des étoiles est un ensemble de six textes incluant les récits non martiens mettant en scène le héros. Outre trois nouvelles – dont deux cosignées par Ray Bradbury et Edmond Hamilton –, ledit ensemble contient la « Trilogie de Skaith », qui narre les ultimes exploits du Mercurien. Derniers faits d’armes également pour celle que l’on nomma « la Reine du space opera ». Cette épopée, plus sombre et désenchantée que le Grand Livre de Mars, hisse les aventures de John Stark au rang des meilleurs planet operas. Elle offre au protagoniste une place fort disputée au panthéon des figures héroïques, le double Stark/N’Chaka influençant bon nombre d’écrivains, Michael Moorcock en tête.

  • Les nouvelles. Pris en chasse par la Police spéciale des Mines Terro-Vénusiennes, Hugh Starke – lointain cousin de notre John Stark ou incarnation de ce dernier selon les préceptes d’un multivers à la Moorcock – s’apprête à s’écraser à bord de son vaisseau lorsqu’il se réveille dans un corps et en un lieu inconnus. Jouet de Rann, femme à la grande beauté à qui il doit cette transplantation, celui-ci se retrouve au centre d’un conflit aux ramifications complexes opposant le peuple de la mer Pourpre aux pirates venus s’installer sur les côtes. Usant de l’esprit de Starke dans le corps vénusien d’emprunt de Conan, la perfide Rann entend bien par ce subterfuge emmener son peuple à la victoire finale. C’est sans compter sur la volonté farouche et indomptable de notre héros… Las, « Lorelei de la Brume rouge » (1946) s’avère la moins réussie des trois nouvelles du présent omnibus, la faute à une intrigue qui manque singulièrement d’originalité. Les quelques péripéties permettent tout juste d’entretenir un intérêt a minima, la narration se contentant tout au plus de nous présenter les enjeux d’une intrigue fort linéaire. Déception, d’autant plus manifeste que la dame est secondée par le jeune Ray Bradbury. Ce dernier remplace au pied levé son amie, sollicitée au profit d’Hollywood pour le scénario du Grand sommeil de Howard Hawks. Poursuivant le récit tout en essayant de préserver le style de Brackett, l’auteur des Chroniques martiennes apporte une coloration plus romantique. Le lecteur pourra néanmoins prendre plaisir à se perdre dans une histoire aux consonances et clins d’œil très howardiens (Starke/Conan, la ville assiégée de Crom Dhu). Maigre butin…

Publié en 1949, « Magicienne de Vénus » s’avère d’une tout autre facture. Passager d’un bateau voguant sur la mer Pourpre de Vénus, Eric John Stark est à la recherche de son ami Helvi porté disparu. Le capitaine et marchand d’esclaves, Malthor, s’en prend à notre héros en vue de rajouter à son tableau de chasse une prise de choix. Stark parvient toutefois à s’enfuir en se jetant par-dessus bord et se retrouve porté par la mer Pourpre et ses singuliers tourbillons ignés. Sa quête le conduira à affronter Malthor et le seigneur Egil pour lequel le pendard fournit une main-d’œuvre servile et abondante. Autant de bras nécessaires au déblaiement de vestiges recouvrant un bâtiment écroulé au fond des eaux. Les cryptes y seraient les gardiennes d’une ancestrale et fabuleuse machine susceptible de procurer à son propriétaire le pouvoir absolu… Ici seule aux commandes, Brackett livre une fiction débridée dont le dynamisme ne le cède en rien aux superbes évocations de la planète Vénus. Si la précédente nouvelle privilégiait le récit au détriment de son contexte, ce deuxième texte comble cette lacune par la richesse des images qu’il donne à voir. Les singularités de l’étouffante Vénus s’offrent à nous sous une plume ciselée et magnétique ; on en sent presque les lourdes fragrances. Les évocations de la ville abandonnée au fond de la mer Pourpre reflètent à merveille cette opulence narrative. Il devient dès lors permis d’entrapercevoir les contours de ce fameux sense of wonder inhérent à cet âge d’or de la science-fiction. Une richesse évocatoire qui manifeste son juste déploiement sous la forme courte, et dont la prose puissante et chatoyante rivalise sans coup férir avec celle d’un Robert E. Howard. Une réussite.

Autre couronnement : « Stark et les Rois des étoiles ». Stark se trouve ici convié auprès du Seigneur de la Troisième courbe, Aarl, qui lui expose l’imminence d’une redoutable menace pour le Système solaire, péril prenant la forme d’une anomalie plongeant ce dernier dans un nuage de poussière cosmique, réduisant de facto la luminosité de l’astre du jour. Malgré ses remarquables pouvoirs, Aarl n’est guère en mesure d’offrir une résistance suffisante à cette entité. Disposant du savoir oublié de l’antique Mars, ledit Seigneur parvient toutefois à transporter Stark – seul capable de déjouer cette anomalie – deux cent mille ans dans le futur, auprès des Rois des étoiles pour lesquels il jouera le rôle de messager. Cette nouvelle se montre singulière à bien des égards. Jeu d’une seconde collaboration entre Brackett et Hamilton, elle conjure l’infortune d’une première tentative infructueuse, laquelle conduisit le couple à faire « machine à écrire à part » afin de préserver l’équilibre du ménage. Les années passant, certaines habitudes de travail changeant, les couverts furent remis pour ce qui demeure toutefois une « première, et unique collaboration authentique », magistrale fusion des univers brackettien et hamiltonien, dans laquelle le protagoniste coudoie cette « fastueuse bande d’aventuriers » issue du roman Les Rois des étoiles. Publication posthume sortie en 2005, ce récit déborde de toute l’inventivité et la richesse narrative du couple Brackett/Hamilton. Nous quittons un temps les péripéties proprement guerrières et vénusiennes pour nous confronter à des perspectives plus sidérales et métaphysiques, plongeant le lecteur au sein d’un vaste abîme spatial et temporel. Une histoire digne des meilleurs scénarios d’un Gene Roddenberry, où le vertige des océans célestes prend ici une ampleur toute cosmique, au point de voler la vedette au principal intéressé. Une vision apocalyptique empreinte d’une poésie, belle et tragique, s’achevant dans une apothéose toute shakespearienne. Une œuvre majeure.

  • La Trilogie de Skaith. Seul rescapé d’un séisme meurtrier ayant emporté la colonie minière mercurienne, Stark a été recueilli par la Peuplade, indigènes primitifs qui lui donne le nom de N’Chaka, l’Homme-sans-tribu. Sa tribu adoptive étant à son tour exterminée par de nouveaux colons, N’Chaka se voit cette fois-ci recueilli, vers l’âge de quatorze ans, par Simon Ashton, ambassadeur de la Confédération, lequel veillera à la bonne éducation du sauvageon. Venu retrouver ce père – et ami, surtout – dont il est sans nouvelles depuis des semaines, ses recherches le mèneront sur la planète d’une étoile rousse, dans l’Étrier d’Orion, Skaith. Planète mourante que Soleil Vieux ne réchauffe plus, l’astre est un monde récemment découvert et dont nul ou presque ne connaît l’existence. L’Étoile rousse conte les pérégrinations de notre héros à la recherche de ce père adoptif. Sa quête le conduira à arpenter moult territoires, au climat aride et aux peuplades plus arides encore. Une fois son père retrouvé, il lui faudra dès lors et sans plus attendre rejoindre la base où sont stationnés les astronefs de l’Union Galactique, afin de permettre à Ashton de regagner sa planète, Pax. Tel est l’enjeu du deuxième opus, Les Chiens de Skaith. Accompagnés des Chiens du Nord, molosses mutants aux pouvoirs télépathiques dont Stark a réussi à se rendre maître, les deux Terriens découvrent un monde exposé au joug des Seigneurs Protecteurs et de leurs Hérauts. Les membres de cette caste supérieure, que l’on dit immortels, président aux destinées de celui-ci. Certains d’entre eux, toutefois, conscients de la fin irrémédiable de l’astre et de ses natifs, aimeraient tirer profit de la présence des quelques vaisseaux stellaires venus commercer pour s’expatrier sous de meilleurs cieux. Scénario inenvisageable pour les Seigneurs Protecteurs, arc-boutés sur leurs croyances d’un autre temps. Ouvrir au plus grand nombre les mondes qui peuplent l’univers, par-delà l’horizon étriqué de Skaith la mourante : telles sont les fonctions civilisationnelle de Stark et héroïque de N’Chaka. Tandis que les premiers vaisseaux s’envolent, riches de promesses, une trahison inattendue vient effacer tout le bénéfice de l’opération. Et Stark/ N’Chaka de jouer les redresseurs de torts au cours de ce dernier opus, Les Pillards de Skaith.

Offrant une égale continuité au lecteur – l’intrigue se déployant dans le même axe spatio-temporel –, la « Trilogie de Skaith » fait montre de certaines récurrences communes à l’œuvre brackettienne, à commencer par la nature solaire de son héros au double visage, Stark/ N’Chaka. Figure centrale, ce dernier joue une partition identique à nombre de ses contemporains d’alors, à l’instar du Tarzan de Burroughs dont il partage l’animale éducation et dont les perceptions et réflexes primitifs permettront, à l’un comme à l’autre, de se sortir de plus d’un mauvais pas. À la manière également d’un certain Conan, lui aussi débarrassé des oripeaux de la civilisation et mercenaire aimant par-dessus tout combattre. Cependant, au contraire du héros howardien affichant clairement la prévalence de la barbarie sur une civilisation dont la plus-value resterait à établir, Stark valorise les bénéfices du progrès, sans renier pour autant son affiliation à son indomptable nature. En témoigne la singulière dualité Stark/N’Chaka dont les figures antinomiques traduisent en définitive la porosité des frontières entre ces deux altérités. Le deuxième nom du héros conforte cette ambivalence, puisqu’il renvoie à la figure légendaire et civilisatrice Shaka, roi zoulou fondateur du royaume homonyme vers le début du XIXe siècle. On pense aussi à un autre parangon du genre, John Carter de Mars, lui aussi éternel rebelle face aux autoritarismes avilissants. Comme le héros de Burroughs, John Stark ne manque jamais d’apporter son ardeur et son épée au service des plus démunis. Dépourvu du moindre maître et n’accordant son allégeance que par choix, le héros janusien, au virilisme affiché, se double d’un héros spirituel. Une combinaison pour le moins solaire, au point d’occulter les autres protagonistes, simples figurants ou faire-valoir, tout entier phagocytés par son omniprésence. Au point enfin de ne guère frémir devant une adversité qui ne saurait réellement inquiéter. Une figure d’un autre temps, d’un âge d’or que l’on croyait oublié, mais dont les réminiscences sonnent comme un éternel retour.

On connait l’attachement tout particulier de Brackett à l’univers martien de Burroughs, sa découverte du récit Les Dieux de Mars ayant constitué pour l’auteure la source de nouveaux territoires à explorer. Les reconnaissances des missions Mariner de la NASA concernant notre Système solaire étant, on l’a dit, venues contrarier les perspectives sciences-fictives erronées de nombre d’écrivains de cette première moitié de XXe siècle, Brackett se détourne ainsi de notre proche périphérie planétaire pour aller arpenter sans crainte un nouveau terrain de jeu avec Skaith, astre extra-solaire. Toute sa puissance évocatoire opère ici plus que jamais. Les nombreuses splendeurs rencontrées au cours des longues traversées sur cette terre de superstitions émerveillent jusqu’au moindre recoin de l’œuvre. Peuplades aux tenues bigarrées et aux morphologies composites, bestiaires et autres fantaisies végétales n’ont de cesse de rivaliser d’inventivité, véritable polychromie sans cesse renouvelée. Si l’œuvre brackettienne ne parvient pas pour autant à le disputer à la magistrale tétralogie de Jack Vance, le « Cycle de Tschaï », elle n’en offre pas moins suffisamment d’exotisme, de saveurs, de couleurs et de chausse-trappes pour satisfaire un lecteur un tant soit peu exigeant.

La force de la « Trilogie de Skaith » procède enfin de la perspective philosophique que Brackett confère à des civilisations promises au déclin. Skaith se meurt, condamnée à se refroidir sous les feux d’un soleil moribond. Stark y découvre les Seigneurs Protecteurs, contemplant misérablement leur lointain et glorieux passé tout en jouissant des derniers avantages qu’autorise leur rang, là où les peuples continuent à subir les lois cruelles de la régression, sous le joug de ressources allant s’épuisant. Faut-il alors tout abandonner et prendre le chemin des étoiles ou rester pour conserver à la fois le peu et l’essentiel ? Se refermer sur ses certitudes ou accepter un changement de paradigme, aussi radical soit-il ? Brackett a l’intelligence d’écarter tout manichéisme. Au regard de tels enjeux, la diversité des hypothèses émises au cours du récit et envisagées comme réponses possibles se révèle salvatrice, loin des fausses évidences et autres sophismes. Thème récurrent chez Brackett, le choc des civilisations planétaires ne laisse pas non plus de nous interroger sur nos problématiques plus terriennes. Au regard des enjeux environnementaux, grande est la tentation d’opérer une certaine dissonance cognitive – toujours confortable, mais contre-productive… Si les peuples de Skaith ont pu tirer avantage d’un héros salvateur en la personne de John Stark, la donne se montre quelque peu différente pour nous autres Terriens…

La grande Leigh Brackett livre donc ici une somptueuse épopée stellaire, tant portée par le fracas des armes que par une altérité riche de conflits et de promesses. Mais derrière une épopée a priori innocente et joyeuse se dessine un chant crépusculaire, témoignage douloureux d’une civilisation agonisante, laquelle lutte tragiquement afin de conjurer au mieux l’inéluctabilité d’une partition déjà écrite. La « Trilogie de Skaith » constitue en ce sens le sublime reflet esthétique d’une moïra chère aux Grecs, se déployant sous la plume enjouée d’une auteure au faîte de son art. « Il n’y a qu’une Leigh Brackett et il n’y a qu’un Eric John Stark et nul ne peut rivaliser avec eux » nous renseigne Ray Bradbury. Dont acte.

Le Recommencement

Conséquence d’une guerre atomique, les États-Unis se sont reconstruits avec comme unique objectif de ne plus jamais commettre les mêmes erreurs. Désormais proscrites par la constitution, les villes d’autrefois ont cédé la place à de petites communautés peuplées de chrétiens issus de diverses églises (Mennonites, Amish) ayant en commun le rejet de toute forme de progrès technologique ou scientifique. Len Colter et son cousin Esaü ont été éduqués dans un tel contexte. Pourtant, devenus adolescents, ils ont de plus en plus de mal à accepter le déni et l’ignorance dans lesquels se complaisent leurs contemporains, de même que la violence dont ils peuvent faire preuve à l’égard de ceux qui tentent de remettre en cause cette situation. À cela s’ajoutent les histoires du monde d’antan que leur raconte leur grand-mère, assez âgée pour avoir connu toutes ces merveilles technologiques aujourd’hui disparues. La lapidation par la foule d’un homme soupçonné de menacer l’ordre établi, puis la découverte d’un poste de radio vont pousser les deux garçons à partir à la recherche de la mythique Bartorstown, dernier bastion supposé du monde d’avant.

Le Recommencement est un texte qui se situe aux antipodes des œuvres les plus fameuses de Brackett. On pourrait parler ici de roman d’apprentissage, dans lequel ses deux jeunes héros vont au fil des pages découvrir la réalité du monde qui les a vus naître, son ignorance, son intolérance, et toute la violence dont il est capable pour interdire la moindre remise en cause de ses dogmes. Face à un tel constat, Bartorstown fait longtemps figure d’Eldorado. Mais la vérité de cet endroit n’a que peu de rapport avec la vision idéale que s’en faisaient Len et Esaü. Au bout du chemin, face à la banale et complexe réalité des choses, ils devront faire un choix de vie qui tient avant tout du compromis, un passage à l’âge adulte aussi cruel que nécessaire. Dans ce roman, à l’instar de ses héros, Leigh Brackett renonce à une forme de manichéisme qui définissait l’essentiel de la science-fiction des décennies précédentes. Jamais réédité en France depuis sa première parution en 1976, Le Recommencement mériterait d’être redécouvert.

Alpha ou la mort

Après une meurtrière guerre interplanétaire, le système solaire connaît enfin la paix. Pour y parvenir, les humains ont renoncé au vol spatial, désormais géré par des machines. Si la majorité de la population se satisfait de cette situation, ce n’est pas le cas de certains nostalgiques de l’ancien temps, à commencer par Phil Kirby, ex-pilote désormais condamné à fouler le sol de Mars jusqu’à la fin de ses jours. Lui et quelques autres, dont son épouse martienne, Shari, refusent de se satisfaire de leur sort trop tranquille et ont préparé dans le plus grand secret un vaisseau devant leur permettre de gagner l’étoile habitable la plus proche : Alpha du Centaure. Une fois lancé, leur projet ne leur offre que deux conclusions possibles : la liberté ou la mort.

Publié en 1963 dans la populaire collection « Ace Double », Alpha ou la mort est le fix-up de deux novellas parues dix ans plus tôt dans la revue Planet Stories. Il se divise en deux parties nettement distinctes : la fuite hors du système solaire, puis l’installation sur ce nouveau monde. Ni l’une ni l’autre ne sont réussies. Leigh Brackett se contente d’enchaîner les péripéties plus ou moins farfelues, comme l’abordage d’un vaisseau volant à une vitesse proche de la lumière, sans jamais s’intéresser ni au cadre politique et social de son univers, ni aux conditions de vie à bord du Lucy B. Davenport durant les cinq longues années que dure le voyage, ni par la suite à l’installation des colons sur Alpha. Son héros est une caricature d’aventurier à l’ancienne, nostalgique d’un supposé âge d’or disparu, allergique à toute forme d’autorité et prêt à tout pour s’en libérer. Les autres personnages ne sont guère plus que des silhouettes anonymes, dont on cherche en vain dans leur comportement moutonnier et frileux les motivations qui ont pu les pousser à se lancer dans une telle équipée. Sans doute ce que Brackett a signé de plus médiocre.

Le Grand Livre de Mars

Le monde rouge décrit dans Le Grand Livre de Mars n’est pas celui que nos robots et nos satellites nous ont dévoilé, mais celui, conforme aux maigres connaissances en planétologie de la première moitié du XXe siècle, imaginé dans le sillage d’astronomes comme Giovanni Schiaparelli ou Percival Lowell, une Mars dotée d’une atmosphère respirable et d’une vie indigène tentant de lutter contre la désertification en creusant de vastes réseaux de canaux. La planète rouge de l’âge d’or de la SF n’est pas tant fantasmée en sœur plus sèche de la Terre, dotée de civilisations indigènes quasi-humaines, qu’en accord avec ce que la science de la première moitié du XXe siècle faisait entrer dans le champ du possible. Une illusion qui se fracasse sur le mur du réel quand, en 1964, la sonde Mariner 4 transmet les premières images et données scientifiques de la planète rouge : non seulement ne s’y trouvent ni canaux ni civilisation, mais le lieu s’avère stérile et dépourvu d’atmosphère respirable. En sus d’un grand impact scientifique, le programme Mariner repoussera la spéculation science-fictive liée aux extraterrestres au-delà du Système solaire.

Si la Mars de Brackett doit beaucoup à celle d’Edgar Rice Burroughs, un de ses écrivains fétiches aux côtés de Kipling et H. Rider Haggard, elle est en revanche très différente de celle de Ray Bradbury, auteur dont elle sera le mentor. Là où la prose de ce dernier n’est que mélancolie et poésie, celle de Brackett est flamboyante et épique. Elle décrit un futur où les Terriens ont conquis le Système solaire, de Mercure à Callisto, grâce à leur technologie avancée. Les Martiens sont plus primitifs, malgré une histoire incroyablement longue (146 siècles documentés, plus d’un million d’années se perdant dans les brumes de la légende). Les seules armes qu’ils utilisent sont l’épée, la lance ou l’arc, ou encore, parfois, des équipements terriens. Pourtant, ces Martiens ne sont pas technologiquement primitifs parce qu’ils auraient une intelligence inférieure : la vérité est qu’ils ont développé une technologie avancée et qu’ils l’ont perdue au cours de leur interminable Histoire, voire que les factions les plus avancées parmi eux, humaines, surhumaines ou extra-humaines, ont choisi de la censurer. De plus, ils n’ont pas d’armes évoluées parce que leur monde mourant manque de métaux et de sources d’énergie. La Mars de Brackett fascine ainsi par sa combinaison de culture et de barbarie, d’élégance et de vigueur farouche, parfaitement décrite dans un style virtuose, au pouvoir évocateur sans pareil.

L’Épée de Rhiannon commence sur la Mars moderne, si sèche que ses cultures indigènes ont dû creuser de vastes réseaux de canaux pour faire circuler l’eau des pôles, si vieille que ses montagnes ont été arasées, ses forêts englouties par le sable. Un archéologue terrien qui a tout du pilleur de tombes, Carse, se voit remettre l’épée de Rhiannon par un Martien prétendant avoir trouvé la sépulture de ce dieu déchu pour avoir transmis un savoir interdit. Il a besoin de Carse pour écouler les trésors du tombeau, mais sur place, il le trahit. Le Terrien est happé par une bulle de ténèbres, fruit de la science avancée des Quiru, le peuple de Rhiannon. En sortant du phénomène, puis de la tombe, il s’aperçoit qu’il a été ramené un million d’années en arrière, à l’époque où Mars était dotée de mers, de forêts, de montagnes. Il y combattra la nation impérialiste de Sark, qui, avec l’aide de ses alliés Dhuviens (des hommes-serpents rappelant ceux d’Howard, de Lovecraft ou de Clark Ashton Smith), veut conquérir la planète. Dès la première page du roman, on est frappé par la puissance et l’élégance du style de Brackett, aux réminiscences de C. A. Smith. Toute la force de la Mars de l’autrice envoûte le lecteur dès ce premier roman, sans aucun doute le meilleur de l’omnibus et le mieux écrit : un monde épique, farouche, flamboyant, mais aussi un monde perdu, dont le glorieux passé n’a qu’un lointain rapport avec sa décrépitude, sa longue et inéluctable agonie du présent.

Changement de héros dès le second roman, Le Secret de Sinharat : Eric John Stark, le personnage emblématique de Brackett, se trouve au centre de l’intrigue. À de nombreuses reprises décrit comme un « sauvage doté d’un mince vernis de civilisation », prompt à retourner à ses schémas ataviques, Stark est un enfant terrien élevé par un peuple mercurien primitif, avant que celui-ci ne se fasse massacrer, et qu’Ashton, un policier terrien, ne le prenne sous son aile. Tout comme le Carse de L’Épée de Rhiannon pouvait être rapproché du John Carter de Burroughs, il est tentant, vu les références littéraires de Brackett, de tracer des parallèles entre Stark et le Tarzan de Burroughs, voire le Mowgli de Kipling. Ce serait pourtant oublier l’influence considérable du Western (en tant que genre littéraire) sur les textes des pulps, ainsi que le lien étroit existant entre lui et Brackett. Ainsi, il pourrait être tout aussi pertinent de faire de Stark l’enfant anglo-saxon élevé par les Indiens, puis ramené à la civilisation. On notera enfin que Stark n’est pas sans rappeler Conan, notamment lorsqu’il affiche son mépris des civilisés et des citadins.

Dans ce roman, Stark, menacé de vingt ans de prison par la Terre, se voit offrir une porte de sortie : infiltrer la croisade lancée par Kynon, prophète unissant les tribus des Terres Sèches dans un combat contre les États-Cités de la frontière, qui gardent une main rapace sur les réserves d’eau. Kynon prétend posséder les Couronnes des Ramas, un ancien peuple martien avancé, qui permettent de transférer l’esprit d’un vieillard, d’un malade ou d’un mourant dans un corps jeune et sain – les vaincus fourniront une réserve de corps. Stark se rend vite compte qu’il ne s’agit que d’une supercherie basée sur des copies grossières des artefacts légendaires. Pris comme lieutenant par Kynon pour sa connaissance des tactiques de guérilla, notre héros fera face à l’hostilité meurtrière d’autres membres de la Cour du prophète, et découvrira que si les Ramas ont disparu, tous ne sont peut-être pas morts ! À l’inverse du roman précédent, où un terrien du Présent visitait le lointain Passé de Mars, ici c’est ce dernier qui s’invite sur la planète rouge moderne.

Dans Le Peuple du talisman, Stark promet à un ami mourant de ramener dans sa cité d’origine, située dans les solitudes polaires de Mars, un talisman que l’agonisant a jadis dérobé. La ville monte la garde à l’orée des Portes de la Mort, où se trouverait, selon la légende, une terrible puissance que seul le joyau peut libérer. Et c’est d’autant plus urgent qu’un seigneur de guerre est sur le point d’attaquer la cité. Stark prévient ses habitants : des ricanements l’accueillent, car qui serait assez fou pour attaquer une ville polaire… pendant l’hiver ? Notre héros découvrira, au-delà des Portes interdites, la plus vieille des races de Mars.

Outre la volonté, à chaque fois, d’éviter une guerre, un point commun entre les trois romans est l’excellence de leurs personnages féminins, des femmes fières, fortes, nobles (même, parfois, dans la vilenie), et surtout, qui ne veulent pas être réduites au rôle effacé que la société leur impose. L’une d’elles déclare : « Un homme a l’entière liberté d’être ce qu’il désire, une femme doit se contenter d’être une femme » et « Je refuse d’être l’esclave de mon sexe ».

Le recueil de nouvelles Les Terriens arrivent approfondit le fond thématique de l’omnibus. Si Brackett, aimant lire des histoires d’action et d’aventure, et donc en écrire, avec en ligne de mire le dépaysement avant tout, s’est défendue d’être une autrice à message, sa prose n’est pourtant pas dépourvue de substance. Dans ce recueil, la question à laquelle elle tente de répondre est : « Qui vivait sur Mars avant, et comment les autochtones ont-ils vécu l’arrivée des Terriens ? »

Dans « Le Jardin du Shanga », texte à l’écriture des plus virtuoses, Winters est soumis au vrai Shanga (le procédé, au pouvoir addictif similaire à celui d’une drogue, de retour vers un état psychologique, voire physique, atavique, déjà croisé dans Le Secret de Sinharat), pas l’ersatz avec lequel les Martiens arnaquent les touristes. Il découvrira son monstrueux pouvoir, et la façon effroyable dont les autochtones se vengent de l’intrusion terrienne dans leur monde, et leur fera subir, en retour, un courroux plus terrible encore. À nouveau, l’autrice montre à quel point le vernis de civilisation, voire d’humanité, peut être mince. On retrouve dans cette nouvelle certaines thématiques récurrentes à l’ensemble de l’ouvrage : les sombres secrets scientifiques, la dépendance, l’opposition entre fanatiques et partisans de l’amitié entre les peuples.

Dans « La Malédiction de Bisha », un médecin terrien recueille une fillette condamnée à mort par sa tribu car elle provoquerait la maladie. On y découvre une autre facette du mépris des Martiens pour les Terriens, considérés comme ignorants non pas parce qu’ils auraient oublié, comme les natifs de la planète rouge, mais parce qu’ils n’ont pas encore appris, malgré leur quincaillerie technologique. Un texte poignant, beau et cruel à la fois, mettant à nouveau en scène une des anciennes races martiennes.

Dans « Les Derniers jours de Shandakor », Ross, anthropologue terrien, rencontre un homme n’appartenant à aucune race connue qui lui déclare : « Mars a péri et des hommes venus d’autres mondes profanent sa poussière. » Il mènera Ross dans sa cité de Shandakor, un étrange endroit, assiégé mais ouvert, où les races perdues de Mars arpentent les rues, insouciantes, les humains leur servant d’esclaves. On peut ici voir un parallèle avec ce qui se trouve au-delà des Portes de la Mort dans Le Peuple du talisman, ainsi que la nostalgie pour le glorieux passé de Mars, comme dans L’Épée de Rhiannon. Un texte au final poignant, presque une allégorie de l’ensemble de l’omnibus : l’arrivée de Ross cause la fin de Shandakor, comme celle des Terriens en général marque la fin de la Mars fière et indépendante.

« La Prêtresse pourpre de la lune folle » met en scène un Terrien fraîchement débarqué qui est présenté à une famille martienne. Il va être témoin de rites impies qu’on tenait pour une superstition du passé. Ou du moins, il va avoir un doute sur la réalité de son expérience, qui sera levé à la fin de cette nouvelle assez glaçante…

Enfin, « La Route de Sinharat » nous reparle de la cité des Ramas au centre du deuxième roman de l’omnibus. Carey, un spécialiste de Mars, a retardé un programme officiel de reconstruction visant à sortir la planète rouge de sa stase médiévale et est recherché par les autorités. Hors des États-Cités et des villes modernes de la Nouvelle Culture, les Terriens sont en danger de mort. Les Martiens pensent qu’en en demandant peu à leur monde, ils peuvent survivre des millénaires, tandis que la politique terrienne les ferait vivre dans le confort, certes, mais pour quelques siècles seulement. Une antique race a tenté de faire la même chose que les Terriens, affaiblissant ainsi l’aptitude à la survie et la frugalité des Martiens, tuant bien plus de monde sur le long terme qu’elle n’en a sauvé à brève échéance. Cette fois, au contraire des « Derniers jours de Shandakor », un Terrien prenant le parti des Martiens les préservera en convainquant son peuple de renoncer à son rêve colonialiste.

Véritable élégie à la gloire d’une race mourante mais digne et d’une planète rouge qui n’existe désormais plus que dans les vieux livres de science fantasy, Le Grand Livre de Mars est une geste flamboyante et épique narrée via une langue magnifique. Nombre de classiques de l’âge d’or n’ont plus, aujourd’hui, qu’un intérêt limité pour le lecteur moyen : tel n’est pas le cas ici. Cet ensemble de textes splendides garde intacte toute sa puissance évocatrice… n’en déplaise à Mariner 4 !

Télémétrie fugitive

Faut-il encore le présenter ? SecUnit de renommée intergalactique, sériephile averti et râleur de premier ordre, notre AssaSynth nous revient pour un sixième tome qui retourne aux sources de la série imaginée par Martha Wells.

Oublié le format roman qui lui faisait traîner la patte ; retour ici sur la distance novella, avec une aventure trépidante où se mêlent enquête, action et remarques acerbes de la part de notre androïde préféré.

Dans Télémétrie fugitive, AssaSynth tente de trouver sa place sur la station Préservation qui l’accueille depuis sa dernière mission. Devenu le protecteur du Dr Mensah, le SecUnit doit composer avec l’hostilité larvée de la sécurité et des autres citoyens qui ne voient souvent en lui qu’un danger ambulant prêt à les massacrer sur un coup de tête. Comme quoi, les clichés véhiculés par les séries ont la peau dure ! Alors que l’on négocie sec pour trouver un statut et établir des règles autour de ce qu’AssaSynth a le droit le faire ou pas, un cadavre est retrouvé sur Preservation. Et autant le dire franchement, Preservation n’a pas l’habitude des meurtres. Ce qui n’est pas le cas d’AssaSynth, qui passe le plus clair de son existence à regarder les humains s’entretuer pour un oui ou pour un non, voire parfois juste parce qu’ils en ont l’opportunité. Devant la complexité du cas et la possibilité d’une infiltration des réseaux de sécurité, on accepte l’aide de la SecUnit convaincue que GrayCrisis n’en finira décidément jamais de le pourchasser.

Télémétrie fugitive retrouve vite les marques de la série, pose ses easter-eggs pour les fans avec moult références aux opus passés et développe une intrigue en huit-clos spatial où l’action recule au profit de l’enquête. Cette fois, AssaSynth se fait plus détective que combattant, mais conserve l’entièreté de son humour ravageur et de son cynisme envers les humains (et les bots stupides). Martha Wells en profite pour développer encore davantage le background de son univers, mettant en reliefs les sales petits secrets de certains exploitant extra-corporatistes tout en questionnant la nouvelle place occupée par AssaSynth dans une société qui semble terrifier par le concept qui l’anime. En sous-main, il est ici question d’intégration et de tolérance, de passer outre les clichés et de parvenir – enfin – à se faire confiance.

En délaissant les longueurs du précédent volume et en revenant à l’aspect feuilletonesque qui faisait tout le charme des précédents volets, Télémétrie fugitive redevient fun, captivant et attachant, ajoutant une nouvelle pierre à l’édifice légendaire de l’un des androïdes les plus drôles et les plus sympathiques de la SF moderne. Un vrai plaisir de lecture, qui séduira les amateurs et devraient convaincre les autres de s’y mettre enfin !

Vers Mars

Relatant la suite du parcours de la Lady Astronaute, Vers Mars poursuit l’uchronie dont Mary Robinette Kowal avait fixé le point de départ en mars 1952 dans Vers les étoiles (cf. Bifrost n° 101). On y découvrait Elma York et son époux Nathaniel, dont la vie bascule suite à la chute sur Terre d’une météorite au large de la côte Est des États-Unis. Ce cataclysme provoque un dérèglement irrémédiable du climat de nature à entrainer, à terme, l’extinction de l’espèce humaine. Pour échapper à ce funeste scénario, une coalition internationale lance un programme spatial ambitieux avec pour objectif d’établir des colonies hors de la Terre. C’est ainsi que l’autrice a entamé la réécriture de l’histoire de la conquête spatiale dans un premier tome multirécompensé – le Locus, le Nebula, le Hugo et le Sidewise, s’il vous plait.

On retrouve dans ce deuxième opus les qualités qui faisaient la force de son prédécesseur. D’une part, le soin méticuleux avec lequel Mary Robinette Kowal se réapproprie le climat particulier des États-Unis d’après-guerre ; à un point de vue politique, économique et écologique bouleversé par la tragédie se mêlent le spectre de la Seconde Guerre mondiale, la ségrégation, l’antisémitisme et le sexisme propres à cette période historique. Une dé­cennie plus tard, alors qu’Elma est devenue la première femme astronaute et travaille comme pilote sur la Lune, ces antagonismes se font toujours sentir, aussi bien entre collègues que dans la façon dont le programme spatial est géré. S’y ajoutent les contestations liées à l’attribution d’une grande partie des ressources terrestres à un projet dont peu d’élus perçoivent les avancées et bénéfices, rejoignant des considérations déjà d’actualité dans les an­nées 60 qui résonnent en­core aujourd’hui. D’autre part, la trame est encore une fois portée par un travail de documentation poussé contribuant indéniablement à la crédibilité du récit et des événements décrits.

La plus-value de Vers Mars provient de l’écriture de ses protagonistes et de la gestion de leurs rapports au cours d’une mission destinée à ouvrir la voie à la première colonie martienne. Mary Robinette Kowal s’intéresse particulièrement ici à la psychologie des astronautes au cours de missions longues de plusieurs mois ou années. Depuis la sélection des membres d’équipage en passant par le trajet et les avaries possibles, jusqu’à l’aboutissement de la mission, tout y passe : les tensions liées aux rapports individuels et sociaux au sein d’un équipage confiné, la gestion interne et médiatique de la mis­sion, la séparation, le deuil, les troubles mentaux. Les portraits sont à la fois fascinants, touchants et réalistes ; l’agaçant archétype de la Mary Sue est quant à lui soigneusement évité. Certes, le concède aisément Mary Robi­nette Kowal en postface, le taux d’échec devrait être plus élevé – une broutille, en regard du travail accompli.

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