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Dragon chez Mistinguette

« Je ne peux que vous conseiller ce roman si vous êtes adepte du genre. Thomas Day excelle dans cette forme courte et efficace. La tension est maintenue jusqu’à la fin qui, pour ma part, m’a complètement convaincue. Oserez-vous côtoyer la part la plus noire de la nature humaine ? » Mistinguette

Bradbury/Matheson – conversation avec deux légendes

Dans ce petit ouvrage strictement numérique, deux interviews de l’écrivain Denis Etchison. On y trouve un peu de Bradbury et beaucoup de Matheson. Concentrons-nous sur Matheson et sa brève « récapitulation » de son « moi » d’auteur.

Richard Matheson se définit comme un passionné de l’écriture. Il explique n’avoir toujours voulu faire que ça, affirme ne pas pouvoir faire autre chose, et parle des boulots qu’il a occupés avant de vivre de l’écriture en les décrivant comme des boulots d’attente. Son ton, sur ce sujet, évoque Rilke. Il ne faut pas se lancer, dit-il, on ne se lance pas, et même si, débutant, il a écrit à Bradbury, ce n’était pas pour lui demander une validation, juste des encouragements. Pour lui, il faut vouloir écrire, puis écrire, écrire, écrire, jusqu’à ce qu’on perce… ou pas.

Il se définit aussi presque comme un artisan, de ces ouvriers de métier qui faisaient une chose avec application et la faisaient bien – en cela, il rappelle beaucoup des auteurs de cette époque, Robert Silverberg par exemple. Il explique écrire au crayon, sans ordinateur, et travailler avec une secrétaire. Seule concession au modernisme : un enregistreur. La construction, elle, se fait à l’aide de cartes Bristol, collées et déplacées sur des tableaux muraux. Pour cet auteur qui dit ne pas connaître la page blanche, la recette est simple : écriture rapide puis révision (jusqu’à plusieurs dizaines de versions). Travaillant avec sérieux, Matheson dit rendre toujours ses histoires dans les temps sans avoir besoin de la pression d’une deadline, et considère que l’expérience est ce qui fait progresser l’auteur. Il cite Bradbury : « Écrivez cinquante-deux histoires par an ! ». Donc, dès qu’un texte est proposé à un éditeur, il faut commencer le suivant sans attendre la réponse, écrire six jours sur sept, plusieurs heures par jour. Et s’il enjoint de n’écrire que ce qu’on aime – pour ce qu’on connaît mal, il y a toujours les recherches (pour Je suis une légende ou La Maison des damnés) –, il n’oublie pas qu’écrire est un métier dont il faut pouvoir vivre (il a eu quatre enfants). D’où, avoir un agent efficace, écrire pour Playboy (qui paie mieux), ne pas hésiter à aller vers la télévision ou le cinéma, d’autant que l’écriture de scripts est formatrice car elle apprend à maintenir l’intérêt et à savoir couper ce qui est trop long. Pour celui qui dit penser en histoire et être un conteur quel que soit le support, l’important est d’avoir une bonne histoire – contexte et personnages suivent – puis de la mettre en forme. Cela implique deux impératifs : trouver la « Voix », le ton spécifique à chaque histoire, et aller jusqu’où l’histoire doit aller, même à des scènes de sexe ou de violence dont l’auteur n’est guère friand. Mieux vaut laisser tomber une histoire que de la gâcher par tiédeur.

Auteur SFFF qui ne croit pas au surnaturel mais au « surnormal », qui a étudié la parapsychologie mais juge le spiritisme ridicule, Matheson dit trouver ses histoires dans la vie (pour « Duel » ou le début des Seins de glace par exemple), ce qui est pour lui la spécificité des écrivains ; il doit trier parmi les idées qui lui viennent, pas en chercher. Modeste artisan, Matheson affirme que ses textes refusés l’ont été car ils étaient mauvais, mais qu’il faut du temps pour le reconnaître. Créateur versatile, Matheson a changé plusieurs fois de genre ou de support, et aime le contrôle total que lui donne la possibilité d’adapter ses textes.

Se retournant sur son œuvre, Matheson a un regret : n’avoir pas publié à 23 ans Hunger & Thirst, en raison du jugement très négatif de son agent d’alors (il aurait écrit plus de romans et plus de mainstream sinon). Il s’interroge aussi sur les conséquences possibles de ses écrits sur d’autres et donc sur sa responsabilité d’écrivain (pour « Le Distributeur » ou La Maison des damnés). Il exprime surtout la joie d’avoir fait la seule chose qu’il aimait, d’avoir produit même quand ce n’était ni lu ni vu, d’avoir inspiré, voire plus, des œuvres que le grand public ne lui attribue pas (Duel ou Poltergeist), et revendique Le Jeune homme, la mort et le temps comme son meilleur roman (il a raison), sans oublier le sentiment d’accomplissement qu’il a ressenti en recevant les nombreuses lettres de lecteurs affirmant qu’Au-delà de nos rêves les avait réconfortés dans des moments de deuil personnel.

Extrayons deux phrases de la bouche de cet artisan passionné : sur l’artisanat : « La façon dont je composais mes scripts était semblable à la façon dont un charpentier va assembler un coffre ou quelque chose du genre » ; et sur la passion (après la vente de sa première nouvelle) : « Je suis allé le dire à ma mère qui était en haut des escaliers, mais j’étais tellement content que je ne me rappelle pas avoir touché une seule marche. » Et celle-là où Rilke semble s’adresser à Matheson : « Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : “Suis-je vraiment contraint d’écrire ?” Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : “Je dois”, alors construisez votre vie selon cette nécessité. »

À sept pas de minuit

Chris Barton travaille pour Palladian, une entreprise dont les recherches s’avèrent cruciales pour le gouvernement. Précisément pour le Pentagone, qui suit avec attention les avancées de Chris concernant les turbulences laser. « Je ne fais qu’apporter ma contribution aux problèmes de la planète », affirme l’intéressé, dont la modestie sincère ne doit pas occulter le talent. Car Chris est un génie. Seulement voilà, depuis quelques temps il ne parvient pas à dormir, et son travail est au point mort. En une soirée, son existence va basculer. Lafourche, un vieil homme pris en stop à un embranchement, soit au carrefour de tous les possibles, lui demande : « Vous trouvez votre vie bien organisée ? » Il faut croire que non, puisqu’arrivé chez lui, Chris découvre sur le seuil une femme prétendant habiter sa maison depuis huit ans. Enveloppe à message, bague de la Rome antique contenant un microfilm, homme en noir, conspiration et manipulation, Indien à turban et la belle Alexsandra en mystérieuse alliée, Chris se retrouve embringué dans des aventures en apparence sans queue ni tête, au gré de poursuites en voiture, avion, train, ferry, hovercraft, funiculaire, vaporetto, de Londres à Paris en passant par Venise et la Suisse. « Et quelle est la suite du programme ? L’ascension du Mont Blanc ? Une fusillade dans un château bavarois ? » s’exclame-t-il lors d’un court répit.

On l’aura compris, le roman puise aux sources éprouvées du thriller mâtiné de mystère. D’ailleurs, Richard Matheson balise le chemin du lecteur en ne cessant d’invoquer aussi bien James Bond que Kafka, et surtout Hitchcock cité pas moins de dix fois. Trop de références martelées pour un récit somme toute bref, auxquelles on préférera le clin d’œil de l’épisode du théâtre où se donne Le Petit ministre, pièce de James Matthew Barrie qui joue un rôle essentiel dans Le Jeune homme, la mort et le temps.

Reste toutefois un récit prenant, où le métier de Matheson ne fait pas défaut, qui se situe dans la lignée du roman de Jules Verne, Le Testament d’un excentrique, qui voit le héros jouer une partie de jeu de l’oie à l’échelle des États-Unis, et du film The Game de David Fincher. Mais aussi d’Hitchcock.

Journal des années de poudre

« Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende ! » Les amateurs de western auront reconnu ici sans mal la réplique du film L’Homme qui tua Liberty Valance. Une citation qui correspond idéalement au roman de Richard Matheson. Journal des années de poudre s’attache en effet à l’itinéraire de Clay Halser, une de ces légendes dont les aventures enjolivées composent l’ordinaire des dime novels, contribuant à forger le mythe du Far West. Surnommé par la presse le Prince des Pistoliers, Clay n’était pourtant au départ qu’un jeune homme plein d’espoir, parti chercher l’aventure à l’Ouest après avoir participé à la Guerre civile. Sans véritables qualités, si ce n’est celle de donner la mort sans coup férir, une tâche dont il s’est acquitté avec talent pour le compte de l’Union, il flirte d’abord avec l’illégalité avant d’endosser le costume funèbre de marshal. En dépit de la faible espérance de vie des gardiens de l’ordre, Clay se découvre très vite des dispositions pour la fonction, profitant d’être du bon côté de la loi pour régler ses comptes.

Faux roman fantastique mais authentique western, Journal des années de poudre n’aurait que peu d’intérêt si Richard Matheson se contentait de raconter le parcours violent et tragique d’un as de la gâchette. On renverra d’ailleurs les amateurs de noir et d’Ouest sauvage vers Deadwood de Pete Dexter, amplement plus convaincant sur ces deux points.

Individu ordinaire, un brin naïf, Clay Halser ressemble beaucoup à Wild Bill Hickok dont il croise la route à deux reprises. Matheson reviendra par la suite sur cette figure emblématique de l’Ouest avec The Memoirs of Wild Bill Hickok. En attendant, les aventures de Clay pillent sans vergogne quelques épisodes de l’histoire de la « frontière » américaine, notamment la guerre du comté de Lincoln. Fort heureusement, le récit profite d’un dispositif narratif astucieux, peut-être un tantinet lassant sur la longueur, présentant la mythification de Clay comme un processus de déshumanisation implacable. Récupéré après sa mort, le récit du pistolero, couché par écrit dans son journal intime, fait ainsi l’objet d’une publication posthume. Une version corrigée et retouchée (toutes les bordées d’injures sont coupées) qui, selon son ami le journaliste Frank Leslie, tente de rendre justice au pistolero en rétablissant la vérité sur sa vie. Bien entendu, la vérité se dessine entre les lignes, conférant à ce Journal des années de poudre une dimension introspective inattendue.

Mais le cœur du récit de Matheson se situe autour des notions de fiction et de réalité. Littéralement vampirisé par sa légende, dépossédé de son identité, Clay n’est finalement qu’un pantin, victime de ses pulsions, qui nourrit avec la fiction une relation exclusive et ambiguë.

Bref, avec Journal des années de poudre, Richard Matheson nous livre un western dépourvu de toute vision archétypale cherchant surtout à atteindre une forme de démystification, celle du Far West et de ses héros de papier.

Au-delà de nos rêves

Janvier 1978. Une spirite remet à Robert Nielsen un manuscrit.

« “C'est de la part de votre frère.”

Mes soupçons se sont accrus. […]

J'ignore qui vous êtes, mais si vous aviez effectivement connu mon frère, vous sauriez qu'il est décédé y a plus d'un an.” » Page 5.

Via ce manuscrit adressé à son frère, Chris Nielsen raconte sa mort dans un accident de la route, sa montée au Paradis (un endroit très chouette, malgré tous les préjugés qu'on pourrait nourrir à son encontre), la découverte des lieux, les amis de là-haut, le fonctionnement du déplacement instantané, etc. Il lui reste trente ou quarante ans à attendre que sa femme Ann le rejoigne, et alors qu'il commence à s'habituer à cette idée, sur Terre se produit l'inacceptable.

Il y a fort longtemps, dans un pays voisin mais néanmoins ami, un Écossais – il est fort peu probable qu’une femme ait pu avoir une telle idée à la con –, jeta un Mars (oui oui, la barre chocolatée) dans une friteuse allumée et inventa, par ce simple geste de pur terrorisme culinaire, cette abomination non-euclidienne qu’est le deep fried Mars. Au-delà de nos rêves est l’équivalent littéraire du deep fried Mars : un livre écœurant, suintant d’optimisme sucré et de bons sentiments lentement caramélisés à l’huile rance. Tout est atroce, douloureux (remplacez la goutte d’eau de la torture du même nom par du sucre de canne) : le rythme anémique du récit (le roman commence réellement page 177), l’écriture paresseuse, délavée au point de devenir transparente, la traduction française (on sent la souffrance de la traductrice à peu près à toutes les pages). Symptomatique d’un auteur qui renie l’Horreur de ses débuts pour embrasser la Foi, telles ces vieilles villageoises qui se transforment en grenouilles de bénitier et se rapprochent du prêtre au fur et à mesure que la mort étend son ombre et que leur ouïe décline, ce livre est un authentique cauchemar (par certains côtés, il est totalement effrayant, mais de façon oblique et fortuite). À côté d’Au-delà de nos rêves, Jonathan Livingston le goéland pourrait passer pour une production Rockstar, les petits génies derrière la franchise GTA.

Fuyez, pauvres fous !

Le jeune homme, la mort et le temps

Le 14 novembre 1971, Richard Collier, trente-six ans, scénariste au physique de Paul Newman, décide de quitter son frère, chez qui il habite, pour prendre le large, direction San Diego au son de Gustav Malher. Une tumeur au cerveau le condamne à court terme. Aussi cherche-t-il à ne pas devenir une charge pour ses proches, et à trouver le sens de sa vie en ses derniers instants. Au hasard de la route, il parvient à l’Hôtel del Coronado, un établissement rococo construit en 1887. L’endroit a accueilli le tournage de Certains l’aiment chaud de Billy Wilder, et la présence de Marylin Monroe s’y fait encore sentir. Cependant, c’est une autre actrice au charisme tout aussi certain qui va subjuguer Richard : Elise McKenna, qui a séjourné à l’hôtel en 1896. Depuis la chambre 527 où il réside, Richard va se persuader qu’il peut rejoindre la comédienne. Il l’aime, lui qui n’a jamais connu l’âme sœur. En découvrant son nom inscrit dans le registre de l’hôtel, à la date du 20 novembre 1896, Richard détient la preuve qu’il a déjà rencontré Elise et peut donc retourner dans le temps. Il le doit, car sinon 1896 ne sera plus ce qu’il a été. Par méthode d’immersion, ne négligeant aucun accessoire et détail vestimentaire, recourant à l’autosuggestion, Richard parvient après plusieurs essais à destination. Elise McKenna l’accueille alors d’un « C’est vous ? »

Le roman se présente sous la forme d’un manuscrit dû à Richard, publié en juillet 1974 par son frère Robert, amputé toutefois d’une partie. L’éditeur s’en explique, évoquant les longueurs et surtout certaines incohérences dues à l’état de santé du scénariste. Ainsi, l’habileté du procédé narratif fait que le lecteur a le choix entre une explication réaliste, un délire procédant de la tumeur, ou une romance par-delà le temps. Et c’est bien sûr à la seconde option que nous voulons croire, tant Richard et Elise sont touchants. D’autant que Matheson pose d’entrée des indices, comme l’épave du Queen Mary, vaisseau du temps échoué, qui anticipent les événements à venir. Comme une répétition générale, puisqu’il est question de théâtre. En premier lieu du titre, Bid Time Return dans la version originale, citation empruntée au Richard II de Shakespeare. Et puis la comédienne, inspirée de la bien réelle Maude Adams dont le portrait exposé au Piper's Opera House fascina Matheson. L’écrivain n’a donc pas seulement son prénom en partage avec le héros du roman, porté à l’écran par Jeannot Szwarc, et sorti en 1980 sous le titre Quelque part dans le temps. Un succès public amplement mérité, et l’une des plus belles expériences au cinéma de Matheson, selon son propre aveu au fil des interviews accordées à William P. Simmons et Edward Gorman.

Brillant et émouvant, Le Jeune homme, la mort et le temps s’inscrit dans une tradition de la romance temporelle, à rang égal avec Le Voyageur des siècles de Noël-Noël, et surtout Le Voyage de Simon Morley de Jack Finney, auquel Matheson paye ouvertement sa dette dans l’adaptation filmée.

Échos

Tout commence par une innocente plaisanterie : lors d’une soirée entre amis, Phil hypnotise son beau-frère Tom Wallace. Lors que ce dernier revient à lui, tout le monde, sa femme, Anne, en tête, assure qu’il a fait un excellent sujet. Il a régressé dans son enfance, supporté des aiguilles plantées dans la gorge, et ainsi de suite. Rien que de très classique, en somme.

Les choses vont bientôt se gâter. Des rêves, puis des visions, d’une inconnue silencieuse au regard intense, troublent Tom. Des sensations lui viennent, presque télépathiques, à l’égard de ses voisins, mais aussi d’événements plus lointains. Il essaie d’abord de les nier, mais ses cauchemars s’aggravent et ses prémonitions se réalisent alors qu’il doit combattre l’incrédulité et l’angoisse de son épouse enceinte.

Serait-il, simplement, proche de la folie ?

Qu’exprime la femme qui le hante, dont les Wallace découvrent qu’il s’agit de l’ancienne occupante de leur maison ? Le désir de retrouver la Californie alors qu’elle habiterait dans l’Est des USA depuis un an ? Ou un besoin plus primal de vengeance – peut-être par-delà la tombe ? Tandis que les masques tombent dans cet environnement si petit-bourgeois, si normal, les dons de médium que Tom semble avoir acquis éclairciront-ils le mystère ou causeront-ils la faillite de son mariage, voire pis ?

Voici un peu l’oublié de la production fantastique mathesonienne, la faute à une traduction tardive (au demeurant excellente, due à la plume toujours inspirée d’un grand spécialiste du polar, Jean-Paul Gratias) chez un éditeur marginal, qu’une réédition chez Rivages et une belle adaptation à l’écran, Hypnose (réalisée et scénarisée par David Koepp, une pointure, avec un Kevin Bacon remarquable), datant toutes deux de 2000 en France, n’ont pas vraiment réussi à mettre en lumière.

C’est bien regrettable, car cet Échos, un modèle de concision, d’efficacité, brosse un portrait très acide de la banlieue américaine proprette et de la famille normale, ces idéaux de l’American way of life d’alors, à la charnière des années 50 et 60, tout en présentant avec passion l’une des obsessions de l’auteur, son intérêt pour le paranormal, auquel il a consacré divers romans, mais aussi des essais (ces derniers publiés tardivement).

Tout comme avec La Maison des damnés – quoique moins crûment, époque oblige –, le sexe joue un rôle crucial dans la genèse du mystère et la dynamique des couples plus ou moins cabossés qui forment le casting ; et comme avec Au-delà de nos rêves, la question de l’au-delà se pose, même si Matheson, peut-être plus timoré à cette étape de sa carrière, choisit cette fois de botter en touche.

Il va falloir courir les bouquinistes, ou jouer de la souris sur la toile, puisque ce livre est épuisé par chez nous, mais cet effort devrait à mon sens récompenser le lecteur ou la lectrice qui apprécie son fantastique nuancé d’une bonne dose d’ambiguïté – dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point. On en retirera aussi une meilleure compréhension de l’individu Matheson, qui a de toute évidence mis une bonne part de lui-même (comme souvent, ainsi qu’il le reconnaît volontiers), dans son héros ; il suffit de voir le prénom de son fils, ainsi que le milieu décrit, aux accents de vécu.

Enfin, je le répète, on peut apprécier le film en parallèle. Que demander de plus ?

L'Homme qui rétrécit

Scott Carey souffre d’une maladie étonnante : il rétrécit. Chaque jour, il perd quelques millimètres. Peu importe la raison à cette terrible malédiction, Richard Matheson se consacre davantage à ses conséquences matérielles et psychologiques. Le roman commence alors que Scott ne mesure plus que deux centimètres, et survit dans la cave de sa maison, où il essaye de se débrouiller, se nourrissant de miettes de pain, dormant sur une éponge, et sous la menace permanente d’une araignée qui l’a repéré. Ce confinement constitue néanmoins l’occasion pour Scott de s’attaquer à des défis épiques, comme gravir un fauteuil afin de grimper sur la table de jardin pour y dénicher de quoi manger. La montée de l’escalier, pour tenter de sortir au grand air, ou les combats avec l’araignée, constituent autant de scènes dramatiques. Avec, à chaque nouveau réveil, la constatation que notre héros a rétréci, et que ce qu’il était encore capable d’accomplir la veille ne lui est plus accessible. Pourtant, Scott n’abandonne pas la lutte : il n’envisage à aucun le moment le suicide, ou de se laisser dépérir, même si la fin lui semble inéluctable.

En parallèle, de longues séquences de flash-backs permettent de retracer l’évolution entre son statut de père de famille de 1,83 m et celui de brindille humaine de quelques centimètres de haut. Car Scott est marié à Lou, et a une petite Beth. Son rétrécissement va avoir un impact sur sa vie de famille, sur sa psychologie et celle de sa compagne. Qui fait de son mieux pour l’aider, mais les premiers temps seront difficiles alors que les médecins échouent à déterminer l’origine de sa maladie et que son statut de curiosité médicale, puis de monstre de foire, s’accentue. Jusqu’au jour où il atteint la taille d’un enfant, et où ses relations avec sa femme, subtilement, se modifient, passant d’une relation mari-femme à une relation fils-mère. Quand sa fille de huit ans deviendra plus grande que lui, l’épreuve s’avèrera plus dure encore, avec pour seule échappatoire l’acceptation de son destin, que l’on devine dès les scènes d’ouverture. L’enchaînement de séquences dans la cave et de flashbacks est une idée scénaristique géniale : les scènes du passé « aèrent » les rebondissements au sous-sol, qui, eux, entretiennent la claustrophobie du lecteur. Mais elles sont également dramatiques, car c’est à ce moment-là que Scott se rend réellement compte de sa maladie, entrant parfois dans des phases de déni.

D’un point de vue scientifique, Matheson essaye de rester crédible : par exemple, la taille de Scott joue un rôle sur son rapport aux bruits, sa voix devenant de plus en plus fluette à mesure que sa taille diminue. En revanche, curieusement, ses capacités de raisonnement évoluent peu ; or, un homme dont le cerveau diminue de taille jusqu’à atteindre quelques millimètres ne pourrait conserver intactes ses facultés. On le comprend, ce coup de canif dans le contrat de crédibilité a pour but de conserver un protagoniste capable d’actes sensés et raisonnés jusqu’au bout.

Richard Matheson a régulièrement mis en scène des hommes aux prises avec des menaces ou des défis qui les dépassent : que l’on songe à « Duel », où le protagoniste est poursuivi par un routier pervers qui tentera plusieurs fois de le tuer avec son énorme poids-lourd. Ou à Robert Neville, qui, dans Je suis une légende, est le dernier de son espèce, en proie à un danger de tous les instants. Ici, Scott Carey n’est pas l’ultime rejeton de son espèce, mais le seul dans cette situation, situation dont l’issue fatale ne fait guère de doute. Dans ces trois œuvres, qui entretiennent certains points communs, la lutte pour la survie prend peu à peu le pas sur toutes les autres aspirations humaines, jusqu’à devenir le seul et unique mode de fonctionnement.

Adapté par Jack Arnold en 1957, ce qui donnera un grand film aux effets spéciaux splendides, L’Homme qui rétrécit demeure un immense classique du genre, indémodable, basé sur une idée simple, mais exploitée de manière aussi pertinente que poignante.

Limbo

Longtemps considéré comme un secret bien gardé, le roman Limbo de Bernard Wolfe est réédité dans une version intégralement retraduite au Livre de Poche. Doublement préfacé par un Gérard Klein toujours aussi passionnant, cet impressionnant pavé de 720 pages compte parmi les classiques intemporels de la science-fiction dystopique, au même titre que Le Meilleur des mondes et 1984. Écrit en 1952, l’unique roman de genre de Wolfe est un condensé d’intelligence dans un monde frôlant constamment l’absurde et où le pacifisme est devenu un cauchemar. Terrifié à l’idée d’une quatrième guerre mondiale – la troisième ayant eu lieu dans les années 70 –, les hommes ont instauré une doctrine radicale pour éviter l’extinction : l’Immob. Comment se combattre quand on est amputés ? Cette idée saugrenue, l’Hinterland (ce qui reste des États-Unis) et l’Union Orientale (les reliquats de l’Union Soviétique) l’ont pêché dans les mémoires d’un neurochirurgien qui s’est sacrifié durant la dernière guerre : le docteur Martine. Sauf que le fameux docteur, en guise de sacrifice, s’est plutôt réfugié sur une île à l’écart du monde, l’île des Madunjis, où une peuplade ultra-pacifique recourt à la lobotomie pour contrôler l’agressivité de ses membres. Par un coup du sort, Martine se voit contraint de rentrer au pays… et apprend l’horrible vérité sur le sort de ses concitoyens.

Limbo est un roman étrange, d’une densité parfois étouffante et d’une érudition évidente. Parfois même trop évidente. Le principal défaut de cette anti-utopie, c’est bien évidemment la tendance de Bernard Wolfe à afficher ses connaissances dans tous les domaines et, notamment, dans celui de la psychanalyse. Nombre de passages tirent en effet en longueur et alourdissent le récit au détriment de la pagaille d’idées qui s’y trouvent développées. Limbo est l’exemple type du roman qui aurait mérité quelques coupes pour son propre bien. Passé ce défaut, l’histoire de Bernard Wolfe s’avère passionnante et profondément retorse. L’Américain pousse à son paroxysme l’idée du pacifisme et démontre avec brio comment une idée noble à la base peut se transformer en cauchemar absolu. Les hommes amputés ne sont que des parodies cybernétiques de l’espèce humaine, des marionnettes au service d’un Bien supérieur ridicule. L’originalité principale de Wolfe, c’est justement cela, de ne pas se prendre au sérieux. Bien que d’une grande cohérence, son futur s’avère bourré d’humour : l’utopie est une vaste blague. Dans le même temps, il charge les dogmes, religieux ou politiques, montrant l’inanité des messies de tout poil. Ainsi, le Dr Martine n’a rien du martyr que tout le monde croit connaître. Bien au contraire. Le décalage constant entre l’image publique du bon docteur et la véritable personnalité de celui-ci occasionne un questionnement délicieux autour de la propagande et, plus généralement, de la déification.

Ce qui est peut-être le plus amusant, dans Limbo, c’est de constater la clairvoyance de l’auteur autour du sujet de la machine, de plus en plus envahissante, et de l’impact sociétal de celle-ci, à savoir le fameux rouleau compresseur. Cette métaphore de l’écrasement de l’homme apparait d’une actualité brûlante plus d’un demi-siècle plus tard.

Même certaines faiblesses du récit s’avèrent intéressantes. Ne serait-ce que la considération de la sexualité et du plaisir féminin, ou l’utilisation de l’énergie atomique, intégralement erronées, mais qui reflètent à merveille l’avancée de la science de l’époque. Limbo, en plus d’être prescient à bien des niveaux, se révèle un témoin exceptionnel de son temps : peurs liées à la Guerre froide, et tendance autodestructrice de l’homme d’autant plus définitive qu’il dispose de l’arme atomique. On en revient alors à cet aspect prégnant de roman psychanalytique, trop pompeux et lourd bien souvent, mais qui développe une vraie tentative d’analyse de la folie humaine au gré du temps.

Dernier versant de Limbo, sa tendance, glaçante, à jouer avec les codes de l’utopie pour mieux la démonter. Cette magnifique société sans violence se révèle être qu’une façade mitée. L’utopie, pour Bernard Wolfe, n’est qu’une illusion, elle n’existe pas, elle s’effondre sur elle-même. Parce que l’homme semble viscéralement incapable d’être non-violent, mais aussi parce que le principe même est hypocrite. Derrière les motivations d’apparence se cachent toujours de sales petits secrets, de petites jalousies et une peur constante de l’autre. Des sentiments humains impossibles à arracher. Ou à écraser. Même avec un rouleau compresseur. Limbo prend donc logiquement sa place dans le panthéon des classiques de la science-fiction – et au diable ses défauts.

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