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Colonel Rutherford’s Colt

[Critique commune à Colonel Rutherford’s Colt et Floater.]

En rédigeant l’entrée consacrée à Lucius Shepard dans The Encyclopedia of Science Fiction (1992), John Clute écrivait que l’auteur faisait de la science-fiction et de la fantasy le même usage, celui d’un « matériau macérant pour donner un compost thématique, au cœur duquel on peut contempler et étreindre de sombres épiphanies, parfois au prix de sa vie ». Mais, concluait-il, on avait l’impression (en 1992, donc) que l’auteur et le genre s’éloignaient l’un de l’autre, « comme deux navires se croisant dans la nuit ».

Pas mal vu, car il suffit de consulter la bibliographie de Shepard pour constater que c’est au début des années 90 que sa production a commencé à se raréfier, la S-F n’y occupant plus du reste que la portion congrue. Heureusement, et les lecteurs ne peuvent que s’en réjouir, il est revenu en force à la fin de ces mêmes années 90 — et si on peut déplorer que la S-F le passionne toujours aussi peu, nul n’est besoin de sombrer dans la jalousie, car Shepard fait le même usage de tous les genres auxquels il s’attaque.

Prenez le genre dit noir, par exemple. A première vue, ces deux livres en ressortissent de façon indéniable. Colonel Rutherford’s Colt nous présente un couple de brocanteurs un peu marginaux, qui fréquentent de surcroît un milieu des plus suspect : Jimmy Roy Guy et Rita Whitelaw vendent des armes de collection, le plus souvent dans des foires, et on sait l’importance que revêtent les armes aux Etats-Unis. Cerise sur le gâteau, Jimmy Roy s’intéresse surtout aux armes qui ont une histoire, et voilà qu’on lui propose un flingue gratiné : il a appartenu à un dénommé Bob Champion, un rebelle d’extrême droite mort au combat ou presque, qui fait à présent l’objet d’un culte de la part d’un groupuscule fasciste et raciste.

Ajoutons, pour épicer un peu plus la soupe, que Jimmy Roy aime à se raconter des histoires autour des armes qui lui tombent entre les mains, que Rita est une Indienne de style Amazone et de tendance énervée, que le leader du groupuscule est du genre envahissant, et vous avez là une recette franchement explosive.

Idem pour celle de Floater, sauf qu’on est ici à New York plutôt que dans les environs de Seattle, et qu’il n’est pas question de magie indienne mais plutôt de vaudou. Prenez trois flics new-yorkais typiques, un peu excités, un type dans un coin d’ombre qui sort quelque chose de sa poche… et pan ! la bavure du siècle. C’était pas un flingue, c’était un portable. Du coup, ça chauffe pour notre héros, Bill Dempsey, et aussi pour ses deux équipiers, Pinero — qui a l’air de prendre les choses assez bien — et Haley — qui flippe complètement. Mise à pied, commission d’enquête, police des polices, harcèlement mé-diatique… Bref, la routine.

Sauf que… Dempsey a un problème à l’œil : des taches qui flottent sur sa rétine et qui semblent dessiner une figure monstrueuse. Sauf que… Pinero jubile vraiment un peu beaucoup. Sauf que… la victime de la bavure connaissait bien Pinero. Sauf que… la belle Marina, surgie inopinément du passé de Dempsey, connaissait tout ce petit monde.

Si Shepard est toujours surprenant, c’est parce que, avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser. Le livre qu’on vient d’ouvrir, est-ce du polar, du fantastique, de la littérature générale ? Eh bien, parfois, c’est tout ça à la fois, et il arrive même que ça change en cours de route.

Côté littérature générale, l’épaisseur des personnages, la justesse des descriptions, les notations qui sonnent juste. Shepard se qualifie lui-même de « naturaliste pataud » — on peut enlever le « pataud », si vous voulez mon avis.

Côté polar, il y a ce cynisme de façade et cet espoir buté qui anime toujours les personnages, même lorsque tout semble perdu ; cette sensation que le monde n’est pas ce qu’il paraît être, que de sombres puissances corrompues le gouvernent en secret ; cette incertitude constante sur les motivations de l’ennemi. En d’autres termes : Paranoïa City.

Côté fantastique, la certitude que le pire peut toujours arriver, que la réalité elle-même peut se dérober sous vos pieds.

Tout ça, on le trouve dans chacun de ces livres, mais aussi dans les œuvres les plus récentes de Shepard, comme Lousiana Breakdown (disponible en France au Bélial’), par exemple, ou encore A Handbook of American Prayer (voir plus loin).

Et pour ce qui est de cette macération thématique évoquée par John Clute… Que diriez-vous si la sombre épiphanie surgissait ici de la confrontation entre plusieurs réalités, à l’image de l’ossature du récit reposant sur la confrontation entre plusieurs genres ?

Jimmy Roy Guy s’invente des histoires autour des armes qu’on lui confie, et le Colt de Bob Champion devient dans son esprit celui du colonel Rutherford, un Américain établi à Cuba au début du XXe siècle, qui martyrise sa jeune et innocente épouse, ce qui nous vaut des pages de romantisme torride tout à fait stupéfiantes. Les deux lignes narratives alternent et se répondent, tant et si bien que l’on finit par ne plus savoir où on est, ni quand on est — imaginez deux brins d’ADN s’entremêlant pour former un virus mortel…

La confrontation que doit élucider Bill Dempsey dans Floater est plus classique : suis-je fou ou suis-je possédé ? est-ce que je subis des hallucinations ou bien suis-je vraiment passé dans un autre monde où c’est un dieu qui me chevauche ? La force du récit, c’est qu’on ne peut toujours pas répondre à ces questions une fois la dernière page tournée — ou disons plutôt que les deux parties de l’alternative sont également valides.

Etre et ne pas être… tu parles d’une réponse !

Nouvelles hors-recueil

S’attaquer à Lucius Shepard sans lire ses nouvelles, c’est un peu comme escalader l’Everest avec des bouteilles d’oxygène — c’est bien, mais il manque tout de même l’essentiel pour atteindre la perfection. Heureusement, les éditeurs font bien les choses et les nouvelles de l’auteur ont été abondamment publiées, à travers une demi-douzaine de recueils plus ou moins faciles à se procurer. Il demeure tout de même une poignée de textes, et pas des moindres, publiés dans diverses revues ou anthologies au cours de ces vingt dernières années et que nous avons pris la peine de dénicher.

Commençons chronologiquement avec « Le Dragon du verrier », récit publié dans le numéro 392 de la revue Fiction (décembre 1987). Très honnêtement, lorsque Shepard s’essaie au lyrisme et au récit poétique, cela donne cette petite nouvelle pas tout à fait convaincante dans laquelle un homme d’âge mur, artiste verrier de son état, et sa petite amie de passage se séparent. Une manière originale d’aborder une thématique fort difficile, mais rien à faire, la sauce ne prend pas.

On se consolera donc avec « Ombres » parue dans l’anthologie Ombres portées de Scott Baker (janvier 1990). Dans cette nouvelle, un vétéran du Vietnam retourne sur les lieux d’un des plus sombres épisodes de sa vie de soldat, où il sera confronté au fantôme de l’un de ses camarades de combat. Jolie parabole sur le traumatisme de la guerre, « Ombres » est une nouvelle qui rend à la fois hommage aux soldats qui ont perdu la vie sur les champs de bataille du Vietnam tout en soulignant les atrocités commises par une armée américaine déboussolée face aux techniques de guérilla vietcong.

Publié en 1994 dans l’anthologie Futur à bascule, chez Pocket, « Barnacle Bill le spatial » est un pur texte de science-fiction, ce qui est finalement assez rare chez l’auteur. Clin d’œil à une chanson grivoise américaine, cette novella a obtenu le prix Hugo en 1993. Bill, c’est un peu l’idiot du village version station orbitale. Déficient mental, il n’aurait jamais vu le jour si sa mère n’avait pas falsifié ses tests génétiques prénatals. Solitaire, Bill n’a pas d’ami sur la station, jusqu’au jour où John, adjoint du chef de la sécurité, le prend en pitié et le sauve d’une raclée annoncée. Lorsque Shepard s’emploie à faire évoluer ses personnages dans un décor futuriste, la patte de l’auteur reste extrêmement prégnante, donnant au texte cette couleur si particulière qui en fait toute la richesse. Toujours très proche de ses personnages, Shepard explore une fois de plus les chemins tortueux de l’âme humaine, car même dans l’espace profond, le mal rode, insidieux, tapi dans l’ombre. Enlevez le décor futuriste, remplacez le par celui d’une petite ville perdue au fin fond du bayou louisianais, voilà, vous y êtes ; la moiteur organique est la même et le sentiment d’oppression est permanent.

Dès son second numéro, la revue Galaxies publiait en 1996 « Le Grand dévoreur », une nouvelle co-écrite avec Robert Frazier et se rattachant au cycle Tales of the mutant forest développé par Frazier et Bruce Boston à travers plusieurs recueils de poésie narrative. Dans cet univers singulier, la forêt amazonienne s’est transformée, suite à une pollution excessive, en une inquiétante forêt protéiforme où les plantes comme les animaux ont subi d’incroyables altérations physiques. C’est le malsueno. C’est là, dans la bourgade crasseuse de Santander Rimenez, que se terre Arce Cienfuegos, un maranero qui a fui la capitale il y a de cela quelques années afin d’échapper à une sordide affaire de meurtre. Un jour, Arce est contacté par un richissime japonais, qui lui présente une requête pour le moins étrange. L’homme est un spécialiste des exploits gastronomiques saugrenus : ingestion d’automobiles, d’œuvres d’art, d’instruments de musique et d’objets manufacturés en tous genres. Une sommité dans son domaine en quelque sorte et une réputation mondiale qui lui vaut le titre de « Grand dévoreur ». Mais Akashini san a décidé cette fois de s’attaquer au malsueno lui-même et il engage Arce Cienfuiegos dans l’espoir que ce dernier lui déniche les mets les plus exotiques, les plus étranges et les plus dangereux de la forêt. Etonnante nouvelle à l’atmosphère étouffante et organique, « Le Grand dévoreur » mérite assurément que l’on prenne le peine de dénicher le second numéro de la revue Galaxies.

Publiée en 1998 dans La Petite mort : anthologie érotique de littérature fantastique, « La Dernière fois » est probablement, avec son court roman Valentine, le texte sexuellement le plus explicite de l’auteur, qui n’a pourtant rien d’un écrivain puritain. Dans un récit magistral, et d’une beauté formelle à couper le souffle, l’auteur nous propose une plongée en apnée dans la folie d’un homme qui perd la raison à la suite d’une relation amoureuse avortée. Superbement écrite, cette nouvelle d’une rare intensité et d’une grande force évocatrice ne quitte jamais les frontières de l’érotisme, même si les mots sont crus et les situations sans ambiguïté.

Après quelques années d’un relatif silence, le milieu des années 2000 marque le grand retour de Lucius Shepard sur la scène littéraire. Avec « Senor Volto », publié dans le numéro 33 de la revue Galaxies, l’auteur renoue avec la veine sud-américaine. Un récit à la fois dense et bref dans lequel le dirigeant d’un hôtel perdu sur la côte du Honduras est victime d’un phénomène surnaturel lié à une électrocution accidentelle. Désormais, Aurelio Ucles aperçoit des créatures étranges autour de lui, des esprits éthérés qui voguent au dessus de la population de la petite bourgade de Trujillo, se connectant aléatoirement à l’esprit de ses habitants. Un texte au rythme soutenu et à l’écriture fluide dans lequel Shepard courbe le réel sans pour autant travestir la réalité sociale et politique du pays qu’il décrit. Un véritable tour de force.

On passera plus rapidement sur « Promenade dans le jardin » (Galaxies n°36, mars 2005), nouvelle dans laquelle une troupe de GI crapahute dans le nord de l’Irak, à moins qu’il ne s’agisse d’un avant-goût du paradis coranique. Un récit qui débute sous de bons auspices, mais qui, à l’image de ces pauvres bidasses, s’enlise rapidement.

Terminons enfin par « Le Train noir », novella publiée en 2005 dans l’anthologie Les continents perdus parue chez « Lunes d’encre ». Il s’agit plus ou moins d’une œuvre de commande puisque durant plusieurs mois, Lucius Shepard enquêta pour le compte d’un magazine américain dans le milieu des hobos, vagabonds du rail qui forment une communauté extrêmement marginalisée aux Etats-Unis. De cet étonnant voyage, l’auteur ramena plusieurs textes, dont cette excellente novella, dans laquelle l’un de ces fameux hobos emprunte un train vivant vers une contrée imaginaire. Au bout du voyage, il rencontre quelques-uns de ses camarades, qui ont fondé une communauté utopique. Un texte totalement fascinant, qui exhale une rare sincérité.

Kalimantan

À l'intérieur de son local sordide, dans ce qui lui tient lieu de magasin, Barnett, un anglais expatrié et accessoirement receleur de bijoux, est attablé au comptoir de son commerce. C'est ici, dans la ville de Banjormasim, sur l'île de Bornéo, que commence l'une des nombreuses histoires inexplicables que la jungle aime enfanter puis couver. Lié à une affaire de drogue qui a tourné à son désavantage, Curtis MacKinnon est venu ce matin-là afin de tirer d'un diamant une somme suffisante pour lui permettre de quitter l'île un certain temps. Pour se faire oublier. Mais il n'y a pas de lieu à Bornéo pour se cacher de la mafia locale quand on est américain. La seule échappatoire, pense Barnett, se trouve au milieu de la jungle, dans le pays dayak. Sa seule chance de survie est de se fondre parmi les autochtones, à Kalimantan, en compagnie de Tenzer, un ami ethnologue de Barnett. MacKinnon n'a d'ailleurs pas le choix. L'autre alternative est forcément la mort.

Si MacKinnon s'adapte à ce mode de vie spartiate pendant quelques années, loin de la civilisation, les lettres de Tenzer adressées à Barnett sont en revanche de plus en plus inquiétantes. MacKinnon semble être parvenu à maîtriser les effets d'une drogue locale, des effets qui non seulement affectent sa réalité mais aussi celle des gens autour de lui. C'est ce qui décide Barnett à faire le trajet jusqu'au lieu isolé de la jungle…

Le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, a marqué les esprits, tant et si bien qu'il a influencé de nombreuses personnalités artistiques et non des moindres, comme T. S. Eliot, Orson Welles ou Francis Ford Coppola. En littérature, Robert Silverberg, entre autres, lui a rendu hommage au travers de romans extrêmement forts. Shepard, sans doute condamné à amener sa pierre à l'édifice de tous ces hommages, ne pouvait que plonger au cœur de ténèbres bien connues, dans lesquelles il ne pourrait que puiser des images « vraies » et de l'authenticité : ici, l'Indonésie.

Ce côté exotique et vécu est un des points forts du roman, une atmosphère moite et un cadre extrêmement oppressant dans lequel la première confrontation entre Barnett et le nouveau MacKinnon est conduite avec brio. Les phénomènes surnaturels issus de la sorcellerie et des pouvoirs de l'Américain entretiennent une ambiance fantastique et un intérêt croissant du lecteur, tout au long d'une grosse première partie. L'utilisation du personnage de Tenzer intensifie la paranoïa planant sur le village, et la tension palpable qu'engendre la forêt, peu à peu, étouffe le lecteur. Il faut au moins saluer la capacité de l'auteur à avoir saisi l'essence d'un Kurtz. Suffisamment pour la transposer chez MacKinnon.

Et si Shepard avait exploité ce filon, nul doute qu'il aurait écrit un beau roman. La suite montre qu'il passe à côté d'un rien, car si l'idée de se rendre, par le biais des drogues, dans un autre monde (celui où s'évadaient les Punan Dayaks, l'une des tribus disparues de Kalimantan), explore un aspect non expliqué ou décrit d'Au cœur des ténèbres, son développement manque de puissance, d'images fortes et de mystère. Certes, ce que Barnett découvre en ce lieu laisse une forte impression, mais peut-être y avait-il matière à tourner l'histoire autrement. La fin est juste maladroite.

Même si Kalimantan, troisième roman de Lucius Shepard, n'est pas un des ouvrages majeurs de l'auteur, on peut y voir déjà tout le talent descriptif de ses meilleurs textes, ceux dans lesquels il maîtrise à la fois le décor, les personnages et l'intrigue.

Zone de feu émeraude

Il n'y a rien de véritablement planifié dans l'écriture de Lucius Shepard, qui reste avant tout un écrivain intuitif, comme il le reconnaît bien volontiers lui-même. Son style suit un tempo lent, intense et lancinant, qui happe littéralement le lecteur. Il impose ainsi une relation fusionnelle entre les motifs et les thématiques qui animent son œuvre et le traitement très visuel de ceux-ci. Au passage, l'univers shepardien n'a rien de commun — ou très peu de choses — avec la science-fiction pure et dure. À vrai dire, l'argument science-fictif se révèle, au final, tout à fait périphérique. À quelques exceptions près (ici deux textes), l'ailleurs que propose Lucius Shepard n'est ni autre part, ni demain. Il coexiste avec le nôtre comme un calque superposé qu'un faisceau d'événements et de détails en apparence anodins fait apparaître aux yeux de ses personnages. C'est un univers magique qui considère les croyances locales antédiluviennes, les superstitions insolites et les mythes comme des composantes à part entière de la trame du réel. Souvent sombre, bizarre et viscéral, ce monde n'est accessible qu'à un autre niveau de perception. Les passions humaines et les forces primordiales de la Nature s'y incarnent sous la forme d'archétypes et de tropismes envoûtants, au moins aussi véridiques que le quotidien prosaïque. Ses acteurs sont toujours des êtres en marge de leur communauté, des individus hantés par leur passé, ou par un pouvoir surnaturel qui les exclut, ou encore par une passion exclusive qui les ensorcelle. D'une manière qu'ils ne contrôlent pas forcément, ils cherchent à redonner sens à leur existence. Et le chemin vers une hypothétique rédemption n'est hélas pavé ni d'or, ni de pétales de roses.

Zone de feu émeraude, qui se compose de sept nouvelles publiées originellement entre février 1986 et octobre 1987, offre un florilège de quelques-uns des thèmes de prédilection de l'auteur étasunien. « Dernière valse à Nadoka » nous emmène en Oklahoma, dans la plus parfaite illustration du bled. Un ancien musicien d'un groupe de rock'n'roll y fait escale pour tomber immédiatement sous la coupe d'une collection de machines à musique et pour y succomber à un coup de foudre aussi violent qu'irraisonné. Naturellement, le passé qu'il tente de fuir ne tarde pas à resurgir. Ainsi cette histoire, dont on retrouve un écho lointain dans Louisiana Breakdown (cf. la critique de Xavier Mauméjean dans le Bifrost n°49), tend à suggérer que l'amour physique, même s'il est intense, n'est pas forcément sans issue… fatale. « Exercice spirituel » prend racine en Nouvelle-Angleterre. Nous y découvrons un pasteur doté de pouvoirs surnaturels qui lui permettent, non seulement de déchiffrer les péchés de ses ouailles, mais également de les revivre. Entre l'individu et la communauté, le conflit des consciences trouvera un dénouement violent qui ne fera pas l'économie d'une plongée au cœur des ténèbres de l'âme humaine. « L'Aragne solaire » impose une toute autre ambiance. Le récit, qui alterne les propos d'un chercheur et de son épouse, se déroule dans une station spatiale scientifique orbitant dans le voisinage du soleil. Cependant, l'argument de départ est rapidement cantonné au rang de prétexte. En effet, la nouvelle n'est au final qu'un huis-clos où la métaphysique côtoie l'amour fusionnel contrarié, puis accepté. « Delta Sly Honey » s'inscrit nettement dans le champ du fantastique. Il s'agit d'une histoire de revenants qui prend pour décor la guerre du Vietnam. Et peu à peu le doute y cède la place à l'angoisse.

Mais le meilleur du recueil se trouve sans aucun doute dans les trois nouvelles qui — est-ce un hasard ? — puisent leur inspiration en Amérique centrale. « Zone de feu émeraude » et « L'Arcevoalo » sont deux textes qui rappelleront forcément l'ambiance hallucinée du roman La Vie en temps de guerre. Le premier est le récit d'une traque puis d'un affrontement. Un soldat américain perdu dans la jungle guatémaltèque est confronté à des déserteurs qui disent agir au nom de la Reine de la Forêt. Raison contre superstition, technologie contre force primitive magique ; le combat sera âpre et saisissant. Le second texte, quant à lui, propulse le lecteur dans un futur très lointain. Un conquistador est ressuscité par la forêt tropicale, devenue mutante après un conflit nucléaire généralisé. Tout ceci pour combattre le retour de son ennemi séculaire : l'homme. Jouet de forces (sur)naturelles qui le dépassent, le ressuscité devient également l'instrument de la vengeance de deux grandes familles (les Tuscanduva et les Valverde). Enfin, « Aymara » apparaît comme le point d'orgue de ce recueil. Lucius Shepard y fait montre de sa profonde connaissance des relations entre les États-Unis et l'Amérique latine. C'est l'occasion pour lui de relater une Histoire conflictuelle pétrie de haine mais aussi d'amour…

Si Zone de feu émeraude offre un aperçu fidèle de l'imaginaire de Lucius Shepard, il révèle également une œuvre hybride que l'auteur lui-même qualifie de fantasy, mais qu'il convient dans l'Hexagone, pour des raisons d'imagerie inadaptée, de rapprocher du réalisme magique. On a connu pire, comme rapprochement.

La Fin de la vie

[Critique commune à Le Chasseur de Jaguar et La fin de la vie.]

En 1987, la collection « Présence du Futur » publiait deux recueils regroupant l’essentiel des textes de Lucius Shepard parus depuis ses débuts d’écrivain professionnel. Composé d’une dizaine de nouvelles, ce double recueil demeure tout à fait caractéristique de la première période de production de l’auteur. Inscrivant sa littérature dans les pas des grandes figures de la littérature nord-américaine à la manière d’un Norman Mailer ou d’un Ernest Hemingway, Lucius Shepard est également l’héritier du réalisme magique cher à la littérature sud-américaine, tant son écriture mêle habilement fantastique et description d’un réel toujours très finement analysé.

De ses voyages (et plus globalement de ses expériences humaines), on l’a déjà dit et répété, Shepard a extrait un matériau d’une rare sincérité. D’ailleurs, un seul texte parmi les dix nouvelles proposées se déroule aux Etats-Unis. Dans « Comment chuchote et crie le vent à Madaket », un écrivain en crise est confronté, alors qu’il séjourne sur une petite île de la Côte Est, à un vent maléfique ; source à la fois d’inspiration et de tourments. Clin d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock, ce texte de facture assez classique est en tous points efficace. Dans la veine sud-américaine, on retiendra particulièrement « Le Chasseur de jaguar », nouvelle dans laquelle un modeste paysan d’origine indienne part chasser le jaguar afin de payer les dettes contractées par sa femme. Parabole sur la nécessité impérative de renouer avec les valeurs traditionnelles, ce texte est également une réflexion aigre-douce sur le devenir du couple et la nécessité d’entretenir la flamme fragile de l’amour. Atmosphère étouffante, sensualité exacerbée, écriture limpide, authenticité et simplicité du discours… un régal. « Mengele » est également un récit percutant, qu’il ne faudrait cependant pas trop déflorer sous peine d’en éventer toute la saveur. Le titre est suffisamment explicite et recèle déjà une grande part d’horreur. « Salvador » est un texte charnière dans l’œuvre de Shepard. Dans cette nouvelle, un GI, perdu avec sa section en plein cœur de la forêt équatoriale, revit le traumatisme de la guerre du Vietnam. Rencontre, ou télescopage, des deux univers favoris de Lucius Shepard (le sud-est asiatique et l’Amérique du Sud), cette nouvelle concentre une grande partie des thématiques shepardiennes : le traumatisme du Vietnam, que l’écrivain n’a pas connu en tant que soldat mais qu’il a couvert comme journaliste freelance, l’atmosphère étouffante de la forêt équatoriale, que l’auteur utilise souvent dans ses récits, par ailleurs toujours engagés, en prise avec la réalité sociopolitique des pays qu’il décrit.

Direction les Caraïbes avec « Corail noir » et « Le Conte du voyageur ». Dans le premier texte, un vétéran du Vietnam, exilé sur une petite île des Antilles, perd pied peu à peu avec la réalité après avoir fumé de ce fameux corail noir dont les autochtones sont friands. Une nouvelle tenue à bout de bras par le personnage principal (parfaitement insupportable). La chute est un vrai régal. « Le Conte du voyageur » est également l’un des grands moments de lecture de ce double recueil. Un Américain, qui vit une paisible retraite sur une petite île de la mer des Caraïbes, croise le chemin d’une entité extraterrestre exilée sur Terre depuis plusieurs décennies à la suite du crash de son vaisseau. La grande force de Shepard est de faire de ce texte, au scénario digne d’une série Z, une nouvelle poignante, diffusant un spleen incroyable. Ceux qui ont lu Andrew Weiner pourront faire le parallèle avec l’excellent « Devenir indigène ».

Dans la poignée de nouvelles qui restent, on passera rapidement sur « La Nuit du bhairab blanc », dans laquelle un hippie patenté, exilé au Népal, est confronté à quelques esprits plus ou moins maléfiques, pour se concentrer sur « Leçon espagnole » et « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ». Dans la première, un jeune Américain, qui se pique de devenir écrivain et s’initie à la vie de bohème sur la côte espagnole, fait la rencontre d’un couple étrange qui semble sortir tout droit d’une dimension parallèle. Leur histoire, triste et pathétique, bouleversera sa conception de la vie. Dans la seconde, Shepard flirte avec la fantasy, un genre qu’il ne pratique guère et qui pourtant lui réussit fort bien. L’auteur nous entraîne dans une contrée entièrement imaginaire où repose un dragon géant. L’animal se fond avec le paysage dans un processus de fusion qui dure depuis plusieurs siècles déjà, à tel point que les hommes ont élu domicile sur son dos et qu’un véritable écosystème s’est développé en symbiose avec son corps. Jusqu’au jour où les hommes projettent de se débarrasser de l’encombrant dragon. Le projet n’est rien moins que de peindre Griaule, afin de l’empoisonner progressivement grâce aux substances contenues dans la peinture. Assez éloigné de l’univers habituel de Shepard, mais pas forcément de ses thématiques favorites, ce texte d’une rare beauté diffuse une mélancolie indescriptible.

Qualité d’écriture et authenticité sont les maîtres mots de la prose shepardienne. L’écriture est souple, fluide, élégante, d’une grande richesse lexicale, à mille lieux des techniques enseignées dans les ateliers d’écriture américains, étape par laquelle l’auteur est pourtant passé. C’est beau, efficace, imagé. Lorsque Shepard écrit, l’imaginaire de l’auteur s’impose avec une grande netteté, le parfum d’une fleur vous envahit, la beauté d’un paysage vous transperce, et lorsque ça saigne vous percevez avec acuité la douleur. Rares sont les auteurs à disposer d’une telle plume, dans les mauvais genres aussi bien qu’en littérature générale. Quel regret que Lucius Shepard ne soit pas davantage réédité.

Le Chasseur de jaguar

[Critique commune à Le Chasseur de Jaguar et La fin de la vie.]

En 1987, la collection « Présence du Futur » publiait deux recueils regroupant l’essentiel des textes de Lucius Shepard parus depuis ses débuts d’écrivain professionnel. Composé d’une dizaine de nouvelles, ce double recueil demeure tout à fait caractéristique de la première période de production de l’auteur. Inscrivant sa littérature dans les pas des grandes figures de la littérature nord-américaine à la manière d’un Norman Mailer ou d’un Ernest Hemingway, Lucius Shepard est également l’héritier du réalisme magique cher à la littérature sud-américaine, tant son écriture mêle habilement fantastique et description d’un réel toujours très finement analysé.

De ses voyages (et plus globalement de ses expériences humaines), on l’a déjà dit et répété, Shepard a extrait un matériau d’une rare sincérité. D’ailleurs, un seul texte parmi les dix nouvelles proposées se déroule aux Etats-Unis. Dans « Comment chuchote et crie le vent à Madaket », un écrivain en crise est confronté, alors qu’il séjourne sur une petite île de la Côte Est, à un vent maléfique ; source à la fois d’inspiration et de tourments. Clin d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock, ce texte de facture assez classique est en tous points efficace. Dans la veine sud-américaine, on retiendra particulièrement « Le Chasseur de jaguar », nouvelle dans laquelle un modeste paysan d’origine indienne part chasser le jaguar afin de payer les dettes contractées par sa femme. Parabole sur la nécessité impérative de renouer avec les valeurs traditionnelles, ce texte est également une réflexion aigre-douce sur le devenir du couple et la nécessité d’entretenir la flamme fragile de l’amour. Atmosphère étouffante, sensualité exacerbée, écriture limpide, authenticité et simplicité du discours… un régal. « Mengele » est également un récit percutant, qu’il ne faudrait cependant pas trop déflorer sous peine d’en éventer toute la saveur. Le titre est suffisamment explicite et recèle déjà une grande part d’horreur. « Salvador » est un texte charnière dans l’œuvre de Shepard. Dans cette nouvelle, un GI, perdu avec sa section en plein cœur de la forêt équatoriale, revit le traumatisme de la guerre du Vietnam. Rencontre, ou télescopage, des deux univers favoris de Lucius Shepard (le sud-est asiatique et l’Amérique du Sud), cette nouvelle concentre une grande partie des thématiques shepardiennes : le traumatisme du Vietnam, que l’écrivain n’a pas connu en tant que soldat mais qu’il a couvert comme journaliste freelance, l’atmosphère étouffante de la forêt équatoriale, que l’auteur utilise souvent dans ses récits, par ailleurs toujours engagés, en prise avec la réalité sociopolitique des pays qu’il décrit.

Direction les Caraïbes avec « Corail noir » et « Le Conte du voyageur ». Dans le premier texte, un vétéran du Vietnam, exilé sur une petite île des Antilles, perd pied peu à peu avec la réalité après avoir fumé de ce fameux corail noir dont les autochtones sont friands. Une nouvelle tenue à bout de bras par le personnage principal (parfaitement insupportable). La chute est un vrai régal. « Le Conte du voyageur » est également l’un des grands moments de lecture de ce double recueil. Un Américain, qui vit une paisible retraite sur une petite île de la mer des Caraïbes, croise le chemin d’une entité extraterrestre exilée sur Terre depuis plusieurs décennies à la suite du crash de son vaisseau. La grande force de Shepard est de faire de ce texte, au scénario digne d’une série Z, une nouvelle poignante, diffusant un spleen incroyable. Ceux qui ont lu Andrew Weiner pourront faire le parallèle avec l’excellent « Devenir indigène ».

Dans la poignée de nouvelles qui restent, on passera rapidement sur « La Nuit du bhairab blanc », dans laquelle un hippie patenté, exilé au Népal, est confronté à quelques esprits plus ou moins maléfiques, pour se concentrer sur « Leçon espagnole » et « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ». Dans la première, un jeune Américain, qui se pique de devenir écrivain et s’initie à la vie de bohème sur la côte espagnole, fait la rencontre d’un couple étrange qui semble sortir tout droit d’une dimension parallèle. Leur histoire, triste et pathétique, bouleversera sa conception de la vie. Dans la seconde, Shepard flirte avec la fantasy, un genre qu’il ne pratique guère et qui pourtant lui réussit fort bien. L’auteur nous entraîne dans une contrée entièrement imaginaire où repose un dragon géant. L’animal se fond avec le paysage dans un processus de fusion qui dure depuis plusieurs siècles déjà, à tel point que les hommes ont élu domicile sur son dos et qu’un véritable écosystème s’est développé en symbiose avec son corps. Jusqu’au jour où les hommes projettent de se débarrasser de l’encombrant dragon. Le projet n’est rien moins que de peindre Griaule, afin de l’empoisonner progressivement grâce aux substances contenues dans la peinture. Assez éloigné de l’univers habituel de Shepard, mais pas forcément de ses thématiques favorites, ce texte d’une rare beauté diffuse une mélancolie indescriptible.

Qualité d’écriture et authenticité sont les maîtres mots de la prose shepardienne. L’écriture est souple, fluide, élégante, d’une grande richesse lexicale, à mille lieux des techniques enseignées dans les ateliers d’écriture américains, étape par laquelle l’auteur est pourtant passé. C’est beau, efficace, imagé. Lorsque Shepard écrit, l’imaginaire de l’auteur s’impose avec une grande netteté, le parfum d’une fleur vous envahit, la beauté d’un paysage vous transperce, et lorsque ça saigne vous percevez avec acuité la douleur. Rares sont les auteurs à disposer d’une telle plume, dans les mauvais genres aussi bien qu’en littérature générale. Quel regret que Lucius Shepard ne soit pas davantage réédité.

La vie en temps de guerre

Les parents de David Mingolla n'imaginent pas l'enfer qui règne ici. Cela fait des années que dure la guerre. Contre qui, avec qui, la question commence à se poser. Au milieu de la jungle du Guatemala, les soldats ne savent plus ce qu'ils combattent, pleins de la fureur et du sentiment d'indestructibilité que leur procurent les drogues qu'on leur administre. Certains deviennent fous, d'autres se font tuer dans d'incroyables actions telles des bêtes meurtrières sans foi ni conscience. La troisième option est la désertion, choix que Mingolla commence à considérer comme sa seule échappatoire au chaos ambiant. Sa rencontre avec Debora va infléchir sa décision, dès lors qu'il comprend que d'autres forces que les gouvernements tirent les ficelles de ce conflit absurde. Car il a un don, celui de pouvoir gauchir les esprits, les influencer ou les détruire. Ce don est aussi celui des Madradona et des Sotomayor, et cette guerre dépasse aussi bien l'entendement que les frontières du Guatemala…

Si Lucius Shepard a parcouru le monde, c'est très certainement l'Amérique latine qu'il a le plus arpentée, des pays et des lieux qu'il a ramenés dans ses récits les plus évocateurs, qui transpirent d'une authenticité que nul ne peut contester. C'est là que se déroule une drôle de guerre, une de celles qui durent et où chacun semble sur le point de prendre le dessus sur l'autre, mais dont l'issue se solde quotidiennement par un match nul. Et quand on est pris dans la fange d'un tel conflit, on ne peut s'en tirer indemne. David Mingolla a failli y rester mais son don le sauvera. Temporairement, du moins.

Aux franges du roman mainstream, La Vie en temps de guerre s'immisce sur le terrain glissant de célèbres romans tels que Étoiles, garde-à-vous ! (Starship troopers) de Robert Heinlein et La Guerre éternelle de Joe Haldeman. Mais c'est au croisement du roman de guerre (Pour qui sonne le glas, évidemment) et de L'Echiquier du mal que se situe cette lutte de grands sorciers à l'échelle mondiale. Ce roman est d'autant plus édifiant qu'il semble proche de nous, évoquant malgré lui les derniers conflits au Moyen-Orient où la guérilla, urbaine ou non, a remplacé les tranchées du siècle dernier. Loin du roman politique — le cadre géopolitique ne servant que de faire-valoir —, Lucius Shepard nous décrit surtout des personnages. Le sujet est, pour l'essentiel, David Mingolla. C'est une figure terriblement et dramatiquement humaine, aux prises avec une situation qui la dépasse. Que ce soit dans son métier de soldat, en obéissant aveuglément à des ordres incohérents, ou bien dans sa relation avec Debora, dont les sentiments alternent « beau fixe » et « temps couvert », Shepard nous fait passer par tous les états d'âme d'un homme complètement perdu. Le don de Mingolla, les drogues, la passion et la tragédie de la guerre vont encore accentuer l'intensité de l'histoire. Ils nous font passer par un filtre grossissant et éclatant. C'est bien simple, chaque chapitre contient une scène, une situation qui hante le lecteur jusqu'à la prochaine. C'est un ressac d'impressions et d'émotions.

Ajoutez à cela une écriture ciselée où le mot juste porte au moment approprié, et vous voilà avec l'un des plus méconnus chefs-d'œuvre du siècle dernier.

Aztechs

Voyageur impénitent, journaliste freelance, Shepard a tiré de la matière de son existence une vision sans pitié du monde et peut être l'occasion de s'affranchir des poncifs du genre S-F. En témoigne par exemple « Le Train noir », extrait de l'anthologie Les Continents perdus (Denoël), où il dynamite le concept de la nouvelle-à-chute, véritable boulet hérité du père Fredric Brown, à ranger dans le rayon accessoire au côté des couvertures flashies.

Mais le talent d'un grand écrivain ne se mesure pas à un inventaire existentiel. Il s'apprécie à la lumière de la création d'un espace intérieur possédant ses règles propres.

C'est ainsi que l'on doit appréhender les six récits fortement différenciés d'Aztechs où, sous couvert de l'exploration des jungles humaines, émerge, ainsi que l'a remarqué Patrick Imbert à propos de la nouvelle « L'Eternité et après » (cf. critique in Bifrost 41), un univers Priestien.

Lucius Shepard émule de Christopher Priest (ou vice-versa) ? Cela peut surprendre dans ce recueil à priori très hétérogène, dans lequel deux nouvelles à coloration S-F, « Aztechs » et « Ariel », côtoient deux récits fantastiques, « La Présence » et le déjà cité « L'Eternité et après ».

« Aztechs » est un brillant exemple de post-cyberpunk dans lequel deux IA s'affrontent au bord de la frontière américano-mexicaine, alors qu' « Ariel » nous ramène dans les vieilles eaux thématiques des univers parallèles où deux sliders se poursuivent inlassablement.

En fait, ce qui unit tous ces textes c'est l'idée de la dualité.

Tout être humain, selon Shepard, est habité par un fantôme, comme par exemple dans « Le Rocher aux crocodiles » : dans un Zaïre hanté par Mobutu, des hommes se transforment en êtres reptiliens. C'est le cas aussi de « La Présence », hommage aux victimes de Ground Zero, à ce qu'elles n'ont pu accomplir ou exprimer de leur vivant, et enfin du récit « Le Dernier testament », dans lequel le héros incarné en François Villon se retrouve piégé en quelque sorte par les personnages des poèmes de l'auteur.

La référence à Priest est également décelable dans l'entremêlement des espaces intérieurs et extérieurs de « L'Eternité et après », et lors de l'affrontement final de « Aztechs ». Plus curieusement, « Ariel » et « Le Dernier testament » présentent quelques similitudes avec La Fontaine Pétrifiante. En effet, l'intrigue se déroule à la fois dans le monde réel et dans le roman des protagonistes, confondant ainsi mémoire et imagination.

On observe les mêmes choix stylistiques chez ces deux écrivains. La narration proprement dite se double d'une introspection des personnages. Voilà qui expliquerait la densité d'écriture de l'auteur américain soulignée par quelques-uns de ses lecteurs.

Pour qui aime suivre l'écrivain dans ses évocations des trous noirs de la planète et des individus qui y sont piégés, « Le Rocher aux crocodiles » et « L'Eternité et après » donneront toute satisfaction. Le premier récit se situe dans la lignée des volumes Le Chasseur de Jaguar et Zone de feu émeraude, le second évoque l'affrontement de maffieux dans une boîte de nuit de la banlieue moscovite. La narration bascule brutalement dans le fantastique lorsque le protagoniste principal se retrouve prisonnier de l'esprit de son adversaire comme dans le roman de Dick L'Œil dans le ciel.

Quant à la novella « Aztechs », qui évoque la virtuosité de Bruce Sterling et Norman Spinrad, on se réjouira de sa trouvaille centrale (une IA militaire dissidente reconvertie au business avec la pègre locale mexicaine) et de ses affrontements de mercenaires junkies (l'un d'entre eux s'appelle Dennard, mais renseignement pris, aucun rapport avec le prénommé Bob !).

Au final, on sent néanmoins que le véritable Shepard se situe davantage du côté du « Rocher aux crocodiles » ou de son dernier roman traduit, Louisiana Breakdown. Les autres nouvelles restent un ton en dessous. Qu'importe : le Ritz en moins, Lucius Shepard est l'Hemingway de notre genre littéraire préféré, la science-fiction.

Petite musique de nuit

Comme pour nous rappeler que Lucius Shepard est aussi un auteur de science-fiction, la moitié de ce recueil de cinq textes est occupée par une très longue novella post-apocalyptique : « Une histoire de l'humanité ». On y lit l'autobiographie de Robert Hylliard, pauvre type dépassé par la vie : sa femme s'éloigne chaque jour un peu plus de lui ; son fils entame sa crise d'adolescence ; et sa jeune maîtresse lui inspire bien plus qu'il ne le voudrait. Ce petit monde vit dans une société rurale isolée, bordée par un mystérieux plateau désertique, et sujette aux fréquentes attaques de singes bien trop évolués. Reste pour compléter le tableau les Mauvais, bannis de la vallée, qui survivent par leurs propres moyens. Et les Capitaines, hommes et femmes énigmatiques qui, eux, prétendent vivre à bord de vaisseaux spatiaux et assurer la survie de cette humanité égarée. Robert, tiraillé entre ses deux femmes, tient sagement son rôle dans cette petite communauté. Jusqu'au jour où une crise au sein de son couple propulse le triangle amoureux (sans oublier le fiston !) sur le plateau, à la rencontre de vérités peu ragoûtantes.

La force de l'auteur, c'est de placer le lecteur dans la tête de ses narrateurs successifs, puis de faire tomber ce même lecteur dans des univers autres, en quelques lignes. Or ces univers ne sont pas anodins, ce sont des espaces extrêmement codifiés (la boxe, le post-apocalyptique, le monde du jazz...) et surtout contraints. Shepard se sert alors de ces contraintes pour extraire la substantifique moelle de ses héros. Ces hommes qui ont à peu près son âge, ne savent plus qui aimer, ni comment, et sont arrivés à un moment charnière de leur existence. Dans chacune de ces nouvelles, ils vont être appelés, par la violence des événements qu'ils subissent, à faire le point sur leur vie. Ces questionnements les amèneront à opérer de réels changements.

Ces hommes condamnés à évoluer... C'est Mears, le boxeur sur le déclin, qui perd la vue et qui, argument fantastique, voit ses adversaires comme des bêtes démoniaques. Sa vue qui le quitte, c'est sa femme dont il est depuis longtemps séparé, mais dont il n'a jamais pu se défaire. Saura-t-il reconstruire ?

C'est Penner, l'apprenti gangster, qui voit sa vie éclater sur un fond de discussion à propos des équipes de football américain.

C'est Danny, le petit trafiquant installé au Caire, qui tombe sur une affaire qui le dépasse. Aux côtés d'une mutilée de la guerre du Golfe, il vivra une expérience mystique. Comme Penner, il trouvera finalement en lui des ressources insoupçonnées qui lui permettront de prendre le contrôle de sa vie.

Quant à la « Petite musique de nuit » qui donne son titre au recueil, c'est celle qu'entend Wade, journaliste de jazz, qui a vu jouer les morts. Mais qui s'en soucie ? Pas lui en tout cas, dont le couple se désagrège, au point que lui-même en prend conscience. Ce texte de fantastique est certainement celui qui sonne le plus juste du recueil. Peut-être est-ce aussi celui où Shepard se révèle le plus.

L'Aube écarlate

Les années 1860, au cœur des Carpates. Tous les vampires de la Famille sont conviés au gigantesque château Banat, afin de participer à la cérémonie de la Décantation, au cours de laquelle seuls quelques privilégiés se verront accorder le droit de goûter au Nectar. Celui-ci n’est autre qu’une jeune fille dont le sang, à la manière des meilleurs crûs, est issu d’un croisement de plusieurs lignées humaines, et procure à qui le boit une extase incomparable. La découverte, avant même le début des festivités, du cadavre exsangue et déchiqueté de la jeune fille, va accentuer la crise qui parcourt ce microcosme.

En effet, Banat est le théâtre d’une controverse qui a pour enjeu rien moins que la survie de la Famille. Alors que la révolution industrielle bat son plein et que l’humanité gagne du territoire, cette sinistre aristocratie ne peut plus se contenter de traiter l’homme en bétail, mais doit se préparer à l’affronter. Deux camps s’opposent : les « progressistes », prônant l’abandon du château pour les contrées inexplorées d’Extrême-Orient, cherchant par ailleurs dans la découverte scientifique un moyen de cohabiter avec les hommes ; les « réactionnaires », pour qui l’honneur importe plus que la survie, attachés au château et à ses traditions, méprisant l’humain et toute règle morale.

C’est le jeune préfet de police Michel Beheim qui est chargé de l’enquête par son protecteur, ce dernier espérant ainsi redevenir audible auprès du Patriarche pour le convaincre de la nécessité de l’exil. Devant la faiblesse des indices récoltés, Beheim devra se fier à ceux-là mêmes qui le manipulent…

A première vue, rien de nouveau sous le soleil (si je puis me permettre ici), Shepard ne se privant pas de reprendre les clichés nourrissant le mythe du vampire. Mais loin d’un simple exercice de style qui serait prétexte à des descriptions baroques (ainsi, le château structuré comme une gravure de Escher) et à l’exploration des thèmes shepardiens (histoires d’amour troubles, homme seul dans un environnement hostile, visions hallucinatoires), L’Aube écarlate est une véritable réflexion autour du mal. L’intrigue, une des plus abouties de l’auteur, se présente comme une allégorie politique transparente, où le vampirisme n’est qu’un masque pour des hommes dont les pulsions contredisent les beaux principes. Bien loin du pathos romantique d’Anne Rice, le refus ou l’acceptation de sa propre nature est mis en balance dans une enquête où il est donné à chaque camp de faire valoir ses raisons.

Le choix de la forme de l’enquête policière est ici exemplaire. Tout d’abord, parce qu’elle nous initie en même temps que le préfet aux arcanes d’une société vampirique décrite de façon très crédible. Ensuite, parce que Shepard rend compte de l’interpénétration de deux mondes (d’où le titre, belle infidèle), celui de la lumière et celui des ténèbres, de la froide raison et de l’instinct déchaîné, de l’amour et de l’égotisme. Beheim, parce qu’il représente l’investigation scientifique, mais aussi parce qu’il est novice dans ce monde où l’irrationnel fait loi, est un pont entre les mondes, et par lui, le conflit extérieur sera rejoué au niveau individuel. L’identité du meurtrier compte bien moins ici que la quête spirituelle qu’il déclenche. Ainsi, si Beheim découvre, tel un Dante plongé en Enfer, qu’il n’est possible de sortir des ténèbres qu’en s’enfonçant au plus profond de celles-ci, c’est pour apprendre aussitôt que le mal n’est assignable ni à un folklore, ni à une géographie, mais qu’il réside au sein de tout être. En témoigne l’ambivalence de ses sentiments envers sa servante humaine, Giselle. Rien n’est jamais joué, et toute hypothèse devra d’abord être éprouvée physiquement par le héros et renvoyée à ses contradictions. Chaque chapitre de l’enquête devient donc le moment d’une argumentation. L’histoire progressant, c’est au tour de la raison de se trouver suspectée de n’être que l’ultime manifestation d’une folie ancestrale, pulsion aveugle qui traverse les êtres et transforme leur existence en un jeu de hasard. Un érotisme flamboyant peut alors se déployer à partir de cette atmosphère paranoïaque qu’institue l’auteur.

Qu’ils soient malades (en fait infectés et vaincus par la conviction de l’inéluctabilité de leur maladie) ou qu’ils se croient (à tort) capables d’échapper à leur nature, les vampires de Banat ne peuvent éviter de se regarder dans le miroir du « connais-toi toi-même », à la recherche d’un reflet qui leur est a priori interdit. Savoir assumer le mal sans pour autant se détruire ni détruire les autres, voilà la difficile tâche assignée à Beheim dans ce roman réflexif à la sensualité vénéneuse, tout à la fois noir et lumineux, et comme il se doit injustement sous-estimé.

« Que cela nous serve de leçon à tous. Nous n’avons pas besoin d’ennemis, de piétaille armée de pieux et de torches, tant que nous aurons des semblables. Tant que nous aurons la force de déchirer notre propre cœur. »

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