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Lune du loup

Voilà un livre auquel j’entends éviter de donner un résumé précis, car il serait dommage que les lecteurs voulant le découvrir, ou entamer la trilogie de l’auteur nord-irlandais, en sachent trop par avance. Luna, le premier tome, faisait plus que poser le décor d’une Lune partagée entre quelques familles industrielles où tout, y compris l’eau bue et l’air respiré, est compté, et facturé. (Surtout, garder les moyens de payer.) Bien entendu, dans cette société capitaliste, les possédants ne possèdent jamais assez – on croirait presque qu’elle excède la nôtre au lieu de la refléter –, si bien que les rivalités économiques font rage, jusqu’au jour où éclate une véritable guerre, qui se solde par des morts et par la chute de l’un des clans dominants – dont certains des membres, surtout parmi les jeunes, seront pourtant épargnés. Quand s’ouvre ce deuxième volume, on les retrouve tentant qui de survivre, qui de se venger, qui de rebâtir l’empire perdu. Cela peut passer par la clandestinité, par l’intégration dans un système social original (la meute), voire par la descente sur Terre d’un natif de la Lune dont l’organisme n’est pas du tout conçu pour une pesanteur aussi impitoyable.

Il y a plus de trente-cinq ans, Ian McDonald débutait dans la revue Extro, lancée à la même période qu’Interzone sans connaître un succès comparable (trois numéros pour l’une, deux cent soixante-quatorze pour l’autre à ce jour). Au sommaire, il côtoyait des écrivains de la vieille garde britannique – James White, Bob Shaw et Richard Cowper. Il y a trente ans, il publiait un premier roman et un premier recueil également brillants, Désolation road et État de rêve. Divers titres ont suivi, souvent remarquables, parfois remarqués, parmi lesquels on distinguera Roi du matin, reine du jour, superbe fantasy irlandaise, deux ouvrages marqués par l’Inde, Le Fleuve des dieux et La Petite déesse, avec d’autres livres puisant leur inspiration en Afrique, en Turquie, au Brésil… « Luna », pour les deux volumes que nous en connaissons, constitue en quelque sorte le résumé et le couronnement de cette œuvre.

Présentée comme « Le Trône de fer sur la Lune », la série de McDonald impressionne comme peu d’œuvres depuis des années. On retrouve l’inventivité socio-sexuelle d’un Varley alliée à l’assise scientifique d’un Heinlein ou d’un Bear et à l’humanisme cultivé d’un Sturgeon ou d’un Delany. L’intelligence et la sensibilité de l’auteur lui permettent de fondre ces influences comme dans un creuset (un Creuset joue un rôle fondamental dans l’intrigue de ces romans), de reprendre certains de ses gimmicks, par exemple un vocabulaire multinational ici facile d’accès, et de dresser des portraits complexes de femmes et d’hommes en quête de pouvoir, mais selon des modalités opposées : il s’agit d’atteindre soit à la domination (de soi, des autres), soit à la libération (de soi, des autres).

Cette Lune est pleine ; son éclat n’en apparaît que plus éblouissant.

Les Chroniques de Cthulhu

Commençons par la conclusion : Les Chroniques de Cthulhu est une anthologie « lovecraftienne » globalement médiocre qui contient toutefois quelques bons textes et dont les auteurs évitent les écueils bien connus du Necronomicon à toutes les pages et du ragoût de tentacules à la japonaise.

Le plus pénible est sans conteste la traduction française : hétéroclite, avec des fautes de goût, des problèmes de niveau de langue, des contresens, des références mal comprises ou ignorées, des titres mal traduits ou pas traduits alors que les ouvrages existent en français (Only Forward de Michael Marshall Smith c’est Avance rapide, réédité chez Milady en 2014, notez l’ironie). Il est douloureux de voir le traducteur se battre avec le style de Laird Barron, style qui, visiblement, ne lui convient pas du tout (pour tout arranger, le texte de Barron est un des plus longs de l’anthologie).

Parmi les bons textes on citera : « L’Autre modèle de Pickman (1929) » de Caitlin R. Kiernan, « Deal de calmar » de Michael Shea, « Usurpation » de William Browning Spencer, et « La Correspondance de Cameron Thaddeus Nash » de Ramsey Campbell.

« Démons mineurs » de Norman Partridge n’est absolument pas lovecraftien, ni sur le fond ni sur la forme (on dirait du Joe R. Lansdale ou du Bruce Camp-bell en roue libre dans Ash vs Evil Dead), mais c’est de la mauvaise littérature (très mauvaise !) qui se lit avec grand plaisir. Déjà ça de pris.

« Substitution » de Michael Marshall Smith est de loin le texte le plus convaincant, mais peut-être pas le plus lovecraftien ; à ce jeu, Caitlin R. Kiernan et William Browning Spencer semblent plus « fidèles ».

Reste qu’en cette période de résurgences lovecraftiennes diverses et variées (tout le monde s’y met, jusqu’à Alan Moore, c’est réjouissant ou pas, selon les goûts de chacun), on peut raisonnablement se demander « À qui s’adresse cet ouvrage ? », d’autant plus que les éditeurs ont fait un effort salutaire sur le prix de vente : 19,50 euros. À qui ? Difficile à dire. Il n’y a pas grand chose à se mettre sous la dent pour les joueurs de jeu de rôles, et les lecteurs purs de Lovecraft risquent de s’ennuyer sur une bonne moitié des textes sans être pour autant renversés par l’autre moitié.

Il y avait sans doute mieux à faire d’un point de vue éditorial : publier un best of des meilleurs nouvelles d’inspiration lovecraftienne des vingt dernières années, la crème de la crème. C’était évidemment plus compliqué que de traduire une anthologie clés-en-main, mais le résultat aurait été sans doute plus enthousiasmant.

Le Pouvoir

Naomi Alderman ne s’était jusqu’à présent guère signalée dans le domaine de l’Imaginaire. Hormis une déclinaison livresque du télévisuel Doctor Who (Temps d’emprunt, chez Milady), cette romancière britannique avait essentiellement œuvré dans la littérature dite blanche (La Désobéissance et Mauvais Genre, édités par L’Olivier). Les remerciements concluant Le Pouvoir témoignent cependant du goût certain de son auteure pour les genres chers à Bifrost. Y figurent notamment les noms de Ursula K. Le Guin et de Margaret Atwood (par ailleurs dédicataire du Pouvoir). Ainsi placé sous les patronages de la créatrice de Terremer et de l’auteure du récent C’est le cœur qui lâche en dernier (critiqué dans le présent numéro), Le Pouvoir s’inscrit donc dans une approche tant féminine que féministe des littératures de l’Imaginaire. Se présentant comme un roman écrit en un futur (proche ? lointain ?) par un certain Neil Adam Armon, Le Pouvoir retrace une décennie de prodigieux bouleversements au terme de laquelle l’ordre du monde ne fut plus jamais le même… Ce « Grand Changement », selon la formule du narrateur, trouve son origine dans une étonnante mutation du corps humain. Celle-ci consiste en l’apparition d’un muscle jusque-là inconnu et baptisé « fuseau » du fait de ses contours oblongs. Ledit fuseau confère la capacité de générer un courant électrique d’une extraordinaire puissance. Touchant tous les espaces géographiques, n’excluant aucune classe sociale, cette évolution science-fictionnelle n’affecte en revanche que la seule moitié féminine de l’humanité. Du jour au lendemain – le fuseau se développe de manière quasi instantanée –, le sexe autrefois « faible » se retrouve ainsi doté d’une exceptionnelle supériorité physique face aux hommes. Ainsi en va-t-il de Roxy – la fille d’un truand anglais –, de la jeune afro-américaine Allie, ou bien encore de Margot – la mairesse d’une ville étasunienne – et de sa fille Jocelyn. Ces quatre protagonistes usent d’abord du fuseau comme d’un redoutable moyen d’auto-défense face aux différentes formes de violence masculine, lors de chapitres empruntant aux codes du polar. À ces réactions individuelles et éparpillées répondent ensuite celles, collectives et organisées, de femmes utilisant leur corps devenu arme pour renverser le viriarcat. Le récit emprunte alors la voie de la politique-fiction pour dépeindre les soulèvements victorieux des Saoudiennes ou bien encore des Indiennes contre les sociétés misogynes les asservissant. Mais après s’être paré des vives couleurs d’une utopie émancipatrice, l’ouvrage affiche bientôt une inquiétante couleur dystopique, suivant ainsi une trajectoire narrative rappelant celle de certains des récits de SF atwoodiens. Participant d’un féminisme non essentialiste, Le Pouvoir affirme en effet que les femmes ne sont parfois pas moins susceptibles que les hommes d’abuser de la puissance qui leur est échue. Ce qu’illustre la Bessapara, un néo-État matriarcal fondé aux confins orientaux de l’Europe. La vie des hommes y est devenue un enfer que Naomi Alderman dépeint avec des trésors d’une noire inventivité. Mais l’auteure y met aussi en scène des femmes refusant de s’abandonner à cette dictature misandre. Suivant alors les traces anarchistes et queer de l’auteure des Dépossédés et de La Main gauche de la nuit, le roman interroge la notion de pouvoir de manière radicalement critique tout en exaltant la capacité à se jouer des assignations de genre. Sans encore égaler ses deux patronnes littéraires – certainement efficace, l’écriture du Pouvoir manque encore de singularité stylistique –, Naomi Alderman n’en déploie pas moins une stimulante réflexion féministe et libertaire.

Celui qui dénombrait les hommes

Le Miéville millésime 2017 – si l’on s’en tient à sa date de parution française – ne manquera certainement pas de surprendre les aficionados de l’écrivain britannique et star de l’Imaginaire contemporain. Celui qui dénombrait les hommes détone d’emblée par sa taille somme toute modeste au regard des pavés constituant, jusqu’à maintenant, l’ample édifice science-fictionnel et fantastique bâti par China Miéville (on renverra ici nos lecteurs au dossier du Bifrost 53 consacré au dit Miéville). Émacié, ce roman l’est encore – et c’est en cela qu’il étonne bien évidemment le plus – par ses factures narrative et stylistique. Ainsi, son intrigue semble prendre, du fait de ses humbles proportions, le contrepied des sagas précédentes du romancier, qui embrassaient avec une envergure démiurgique l’entière topographie d’un univers imaginaire, de même que des pages complètes de son histoire apocryphe. Marqué par l’ellipse, le récit de Celui qui dénombrait les hommes n’évoque qu’un faisceau de souvenirs d’enfance de son narrateur sans nom. Tragiques et étranges, ces bribes mémorielles dépeignent la disparition brutale de sa mère, puis l’inquiétante cohabitation avec son père qui s’ensuivit, avant d’évoquer sa rencontre avec celui qui donne son titre au roman et fera de lui l’homme qu’il est devenu… Essentiellement attaché à retranscrire ce qui s’apparente à un singulier récit initiatique, son narrateur s’avère rien moins que disert quant au territoire dans lequel il réside. S’agit-il d’une périphérie encore ignorée de Bas-Lag, l’univers de fantasy exploré par Perdido Street Sation, Les Scarifiés et Le Concile de Fer ? Ou Celui qui dénombrait les hommes se déroule-t-il en un ailleurs situé outre-espace s’apparentant à celui du science-fictionnel Legationville ? À moins qu’il ne s’agisse, comme dans Le Roi des Rats ou dans Kraken, d’une déclinaison de notre propre monde ? On serait tenté d’opter pour cette dernière interprétation. Combinant modernité épuisée – le roman esquisse un monde hanté par la pénurie et la guerre – et archaïsme magique –, le père du narrateur fabrique des clefs aux pouvoirs très inhabituels –, ce roman possède des allures de dystopie volodinienne. Le rapprochement de cette nouvelle manière miévillienne avec celle de l’auteur de Terminus radieux ne tient cependant pas uniquement à l’usage d’un même cocktail d’anticipation-catastrophe et de fantastique chamanique. D’une écriture pourtant bien moins spectaculaire qu’à l’accoutumée – la phrase miévilienne est ici brève, et même sèche, quasi dénuée de ces néologismes émaillant ses romans précédents –, Celui qui dénombrait les hommes s’engage résolument dans la voie de la prose poétique. Sans égaler encore la puissance visionnaire de la langue d’Antoine Volodine, cette nouvelle direction stylistique aboutit à des pages parfois fascinantes. Proposant alors à ses lecteurs et lectrices une littérature d’essence onirique, le livre les amène ainsi au plus abyssal d’une psyché faisant l’épreuve du Mal… Autant dire que l’on attend avec une curiosité fébrile la traduction de The Last Days of New Paris – tout dernier roman en date de l’auteur – pour vérifier si Celui qui dénombrait les hommes ne fut qu’un détour expérimental. Ou bien s’il marque l’aube d’une nouvelle ère dans la création miévillienne…

C’est le cœur qui lâche en dernier

Quelque part aux États-Unis, en un futur proche, Charmaine et Stan tentent de survivre. L’Amérique de C’est le cœur qui lâche en dernier connaît une âpre période. Une violente crise financière a précipité de larges parties de la population dans une misère chaotique. Elle frappe notamment cette middle-class autrefois prospère, dont le couple formé par Charmaine et Stan constituait une incarnation exemplaire. Forts des revenus procurés par l’emploi de l’une dans une maison de retraite huppée, et de l’autre au sein d’une start-up de robotique, les trentenaires profitaient de tous les avantages de l’american way of life en leur confortable demeure. Brutalement privés de travail comme de domicile par cette dépression XXL, Charmaine et Stan vivent désormais dans leur voiture décatie, errant en quête d’expédients de plus en plus incertains. Autour des époux, la société se délite à toute allure, ne se maintenant plus qu’en quelques isolats strictement réservés aux plus riches. Non seulement menacés par l’effondrement dans la pauvreté la plus noire, Charmaine et Stan le sont encore par des hordes de pillards écumant des villes livrées à elles-mêmes. Mais le couple apprend un jour l’existence du projet Positron : rien moins que de la création d’un nouvel ordre social et économique, pensé par un groupe d’entrepreneurs visionnaires. Escomptant avoir trouvé là le remède à leur déchéance, Charmaine et Stan postulent à Positron avec enthousiasme. Ce dernier reste entier après que le couple a appris, une fois retenu, que le projet consiste en réalité à emprisonner ses participants ! Les concepteurs de Positron envisagent en effet l’institution pénitentiaire comme une source potentiellement inépuisable d’ « emplois dans la construction, dans la maintenance, dans le nettoyage, dans la sécurité.  » À condition que la prison ne désemplisse cependant jamais. D’où l’obligation pour Charmaine et Stan, ainsi que l’ensemble des positroniens, de séjourner un mois derrière les barreaux. Puis, durant le suivant, d’aller gagner leur vie en assurant les besoins de celles et ceux qui ont pris leur place en prison. Mais après quelques mois d’aller-retour entre les cases « prison » et « maison » – aussi confortables l’une que l’autre –, l’étrange utopie semi-carcérale se mue en une dystopie encore plus singulière… On se gardera d’en dire plus pour conserver intact le plaisir des futurs lecteurs et lectrices de C’est le cœur qui lâche en dernier. Illustrant le talent de construction de l’auteure de La Servante écarlate et de la Trilogie MaddAddam, ce dernier roman s’articule en une habile structure gigogne. S’enchâssant les unes dans les autres, surprises et coups de théâtre forment ainsi le ressort narratif de cette matriochka romanesque. Narrée avec une verve satirique souvent hilarante, cette cascade de rebondissements permet en outre le déploiement d’une réflexion féministe sur la servitude volontaire. Bien évidemment illustrée par l’emprisonnement consenti des positroniens, l’auto-aliénation s’exprime encore dans les autres inventions science-fictionnelles du livre. Qu’il s’agisse des « prostibots » et autres androïdes sexuels, ou bien encore d’un traitement neurologique tout à fait révolutionnaire… Placé sous le patronage d’Angela Carter – le roman lui est dédié –, C’est le cœur qui lâche en dernier démontre une nouvelle fois la capacité de Margaret Atwood à user au mieux des formes de l’Imaginaire pour plonger au plus trouble des psychés féminine et masculine.

Teigneux

Iowa, 1981. Voilà neuf ans que la famille Burke vit avec le souvenir d’une nuit de cauchemar dont elle ne parvient pas à se remettre. Ry a aujourd’hui dix-neuf ans et en a gardé les stigmates, tant physiques que psychologiques. Sarah, sa petite sœur, était trop jeune pour être consciente de ce qu’ils ont subi. Ce n’est pas le cas de sa mère, Jo Beth, qui depuis tente tant bien que mal – plutôt mal – de gérer la ferme familiale et de subvenir aux besoins de ses enfants en l’absence de leur père, Marvin. Un père absent mais dont l’ombre menaçante est pourtant omniprésente dans l’esprit de chacun. Sur ces terres agricoles, la vie s’est arrêtée neuf ans plus tôt, et chacun semble attendre que l’inéluctable se produise et que le cauchemar recommence.

Dans la première partie de son roman, Daniel Kraus parvient remarquablement bien à nous faire ressentir le poids de cette menace permanente qui plane sur la famille Burke et à dessiner en creux le portrait de ce père monstrueux. Les détails ne nous sont révélés que progressivement, et ne viennent que confirmer ce que l’on pressentait depuis le début. La suite du récit repose sur une coïncidence certes improbable mais que l’on accepte d’autant mieux qu’elle nous est annoncée dès les premières pages. Débute alors un huis clos tendu que l’auteur parvient à tenir pratiquement jusqu’au bout.

Le récit se focalise plus particulièrement sur Ry Burke, sur le traumatisme qu’il a subi enfant et sur les mécanismes psychologiques qui lui ont permis de se reconstruire, au moins pour un temps. Des mécanismes qui prennent la forme de trois jouets dérisoires : un ourson miteux, un Christ en plastique et une créature grimaçante, le Teigneux du titre. Autant de souvenirs d’une enfance tragique que Ry va devoir invoquer une nouvelle fois s’il veut espérer survivre à cette seconde nuit de cauchemar.

Entre fantasmes incarnés et délires hallucinés, Teigneux flirte souvent avec les frontières du fantastique sans jamais les franchir tout à fait. En revanche, dans ses ultimes séquences, il se laisse aller à des débordements horrifiques, pour ne pas dire grand-guignolesques, qui font basculer le roman dans un registre très différent de tout ce qui a précédé. On peut regretter ce choix du spectaculaire outrancier en guise d’apothéose à cette histoire, mais au final cela n’enlève pas grand-chose aux qualités de ce roman, tendu à souhait dans son écriture et suffisamment proche de ses personnages pour nous faire partager leur tragédie.

Les Souterrains du temps

Ingénieur à la société Quantech, Alain Migea est envoyé en mission aux États-Unis, le temps d’une intervention technique sur l’accélérateur de particules du Brooklyn National Laboratory. Mais très vite, la raison première de sa traversée de l’Atlantique va passer au second plan. Il y a d’abord le mystère qui entoure la disparition de l’un de ses collègues, Jeffrey Weirdlight, qui n’a plus donné signe de vie depuis des mois. Et plus Alain tente de retrouver sa trace, plus les indices laissant supposer que son silence prolongé n’a rien de naturel se multiplient. Il y a ensuite ces histoires qui circulent sur cette région de Long Island, mélange de délires complotistes et de fadaises ufologiques, qui pourtant, dans ce décor particulier, paraissent soudain davantage plausibles. Surtout lorsqu’on commence à découvrir des cadavres d’animaux ne ressemblant à rien de connu, ou que l’armée américaine vous envoie quelques-uns de ses hauts gradés pour vous interroger.

Claude Ecken, collaborateur bifrostien bien connu, a plus d’une corde à son arc. Parmi elles, il en est une qu’il est l’un des rares auteurs français à savoir manier : la maîtrise d’un discours scientifique de pointe qui lui permet de donner un socle solide à ses extrapolations. C’est le cas dans Les Souterrains du temps, où il est question des cônes de lumière de Minkowski, de la courbure du tenseur de Weyl ou des violations d’invariance de Lorentz. Autant de concepts dont il se sert pour donner corps à la théorie qu’il développe ici. Laquelle, si elle n’a dans le fond rien d’original, y gagne beaucoup en vraisemblance.

Pourtant, Les Souterrains du temps n’est pas un roman tout à fait réussi. Notamment parce que sa scène cruciale fonctionne mal. Tant le comportement du narrateur que les réactions de ses interlocuteurs, et surtout l’enchaînement des événements sonnent faux et font basculer le récit dans le mauvais thriller.

Par ailleurs, Claude Ecken ne semble pas avoir su trouver la bonne distance pour raconter cette histoire. Il aurait fallu soit couper dans les nombreuses digressions et pérégrinations de ses personnages pour en faire une très bonne nouvelle, soit, à l’inverse, développer certains éléments qui ne sont ici qu’esquissés (les divers ratés et effets indésirables de cette expérience et la manière dont ils nourrissent les spéculations les plus tordues de certains). En l’état, Les Souterrains du temps est un roman globalement plaisant mais qui laisse une regrettable impression d’inabouti.

La Contre-nature des choses

C’est l’histoire d’un homme. Et d’un petit garçon. Pas le sien. Trouvé à l’arrière d’une voiture. Sa mère est morte. Elle n’est pas la seule. Le monde est mort. Ou c’est tout comme. Des morts partout. Même dans l’espace. Un milliard de cadavres envoyés en orbite. Les autres, les encore vivants, n’attendent plus rien, juste de les rejoindre. Et le lecteur avec eux, tellement il en bave. Qu’on l’achève, par pitié !

Voilà le roman de Tony Burgess. Pas Anthony, Tony. Rien à voir. Une succession de phrases courtes. En rafale. Sans queue ni tête. Sans verbe. On s’en fout des verbes. C’est nul les verbes. Rien à branler. C’est court et pourtant ça n’en finit pas. Interminable. La délivrance est là-bas, page 190. Si près et pourtant si loin. Je regarde. Page 33. Je n’en peux plus. Mes yeux saignent. Mes intestins se vident. Je hurle. Mais j’insiste. Des heures. Des jours. Les saisons passent. L’automne. L’hiver. Je regarde à nouveau. Page 33. Putain de merde.

L’auteur s’en fout que tu souffres. Sans doute même qu’il aime ça. Y a qu’à voir ce qu’il fait subir à ses personnages à longueur de chapitres. Énumération sans fin de tortures et de mutilations plus sordides les unes que les autres. Ad nauseam… De la merde ? T’inquiète ! Y aura toujours un éditeur assez con pour parler de « l’imagerie traumatiquement poétique » et du « caractère politique de prémonition » de cette bouse. Y a des coups de pied au cul qui se perdent. Poubelle.

Lapsus Clavis

Même après avoir accompagné La Mort pour un dernier voyage, la poule aux œufs d’or Pratchett continue de susciter des publications. Lapsus clavis est un recueil de « non-fictions » : des articles, des discours, et cetera, remontant éventuellement aux années 1960, et s’arrêtant en 2011. On peut craindre, en pareil cas, le syndrome de la liste de courses, et, dans la petite soixantaine de textes ici rassemblés (du vivant de l’auteur et avec ses commentaires), il en est qui ne valent guère plus. D’autres justifient amplement cette publication, même globalement d’un intérêt variable.

L’atout majeur de l’ouvrage permet d’envisager Pratchett d’un autre œil — et la préface de l’ami Neil Gaiman, pour une fois, s’avère véritablement précieuse : un joyeux drille, le créateur de Rincevent, etc. ? Non – un homme en colère… Ce qui, tour à tour, le rend particulièrement sympathique et un tantinet agaçant. Humain, en somme.

L’humour est certes toujours présent dans ce recueil, mais sans constituer son point fort. La notoriété de l’auteur et son succès mondial débouchent sur des textes qui se ressemblent, où les mêmes thèmes et les mêmes effets rhétoriques reviennent sans cesse. À vrai dire, la longue première partie est probablement la moins intéressante, consacrée à Pratchett en tant qu’auteur à succès, et d’abord du Disque-Monde (les œuvres indépendantes ne sont que rarement mentionnées, avec une exception pour Nation) : sa production prolifique (pas de pause entre deux romans, quatre cents mots à écrire chaque jour) comme ses épuisantes tournées de dédicaces (avec une prédilection marquée pour l’Australie – casse pas la tête)… Les articles les plus récents peuvent d’ailleurs produire un effet similaire à celui des derniers romans du Disque-Monde, quand il devenait tristement flagrant que quelque chose ne fonctionnait plus…

On en retiendra surtout sa défense de la fantasy, l’évasion pas seulement « d’un endroit » mais surtout « vers » un autre, et qui offre en même temps un regard critique sur le monde ; Chesterton, Tolkien et quelques autres, y compris les lassants « produits de fantasy extrudés » qu’il s’agissait de railler, avec un dictionnaire Brewer non loin, ce sont les fondements du Disque-Monde – jusque dans cet article très lucide expliquant pourquoi Gandalf ne s’est jamais marié – ; en découle la création de Mémé Ciredutemps et de ses consœurs, et, pour le coup, voir l’œuvre en gestation est fascinant ; il en va de même pour l’amorce des Petits Dieux, avec une tortue et quelques Grecs, etc.

Mais Pratchett l’homme est probablement davantage intéressant, ici. Ses réminiscences autobiographiques éparses, parfois étonnantes, parfois touchantes, sont souvent drôles (mais pas toujours). L’école pénible, la découverte des revues de SF dans une libraire porno (dont la tenancière était une aimable vieille dame lui offrant le thé), le journaliste local qui assiste à des autopsies, le chargé de relations publiques d’une centrale nucléaire… Un Pratchett avant Pratchett, qui nourrira l’auteur en temps utile.

Le grand moment se situe cependant à la fin – quand Pratchett se fait militant, et, suite à la découverte de sa forme très particulière d’Alzheimer, s’engage en faveur de la mort assistée pour les patients qui ne peuvent plus espérer de rémission. Dans ce rôle incongru, l’auteur a suscité un écho marqué en Angleterre, bien au-delà du cercle pourtant étendu de ses lecteurs, et il a pu contribuer à faire évoluer les choses — en tout cas à initier un mouvement, peut-on espérer.

Si l’ensemble du recueil ne parlera sans doute qu’aux fans, ces ultimes développements ont une portée tout autre – et suffisent à justifier, peut-on supposer, cette publication.

Kwaidan

Kwaidan est un livre important : à l’aube du XXe siècle, le petit recueil de l’écrivain bourlingueur Lafcadio Hearn, qui avait enfin trouvé « son » pays où s’arrêter, faisant face au soleil levant, a fait office de passeur, initiant un Occident curieux de ce mystérieux pays qu’était le Japon à une tradition fantastique originale et dont il ne savait rien. Pour autant, le livre n’a pas laissé les Japonais eux-mêmes indifférents, qui ont parfois redécouvert ainsi des légendes plus ou moins fixées ou oubliées selon les cas (« Yuki-Onna », notamment, l’histoire de « la femme des neiges »), dès lors gravées dans le marbre par la magie de l’écrit. Une référence qui perdurerait là-bas, ainsi qu’en témoigne le très beau film Kwaidan de Masaki Kobayashi, dont le segment « Mimi-Nashi-Hôichi », notamment, rend à merveille la pureté, l’élégance et la force du texte original.

Au-delà, le recueil contient autant de saisissantes (et brèves) histoires de fantômes japonais, qui peuvent tour à tour susciter l’effroi ou le rire, ou encore la mélancolie. Et pourtant, de « Rokuro-Kubi » ou« Mujina », têtes volantes ou créatures sans visage, au « Rêve d’Akinosuké », errance parmi les insectes à l’occasion d’une bienheureuse sieste, et autant de variations sur les amours impossibles ou le sens de l’amitié, le recueil conserve une certaine cohérence, que la passion visible de l’auteur, et son profond respect pour son sujet, suscitent et entretiennent.

Ce qui ne lui interdit pas des approches différentes sur le tard – ainsi avec la parabole « Hôrai », ou, surtout, ses longues « Études sur des insectes », qui concluent le recueil : papillons, fourmis – même ces satanés moustiques – y acquièrent des traits délicatement mythologiques et moralement édifiants.

Aujourd’hui comme alors, Kwaidan est une invitation au voyage et à la découverte, au prisme du fantastique. Mais dans quelles conditions ? Le recueil a été traduit il y a longtemps de cela (mais le texte est toujours aisément disponible) en français par Marc Logé – qui a réalisé un travail admirable, dans une langue très élégante, mais a semble-t-il opéré çà et là quelques « coupes » (outre l’étonnante absence de « Hi-Mawari », très belle réminiscence enfantine, exceptionnellement non japonaise, qui réintègre ici le recueil). Ce qui pouvait légitimer une nouvelle traduction ? Sans doute…

Hélas, le travail de Jacques Finné est au mieux… contestable. Sa langue est moins élégante que celle de Marc Logé, globalement, mais le vrai problème est ailleurs : cette nouvelle traduction est percluse de grossières erreurs, et ce dès « Mimi-Nashi-Hôichi », qui ouvre le recueil – un contresens que rien n’explique, et qui n’incite pas à la confiance pour la suite, non exempte de semblables boulettes.

Mais il y a pire – car le paratexte de Jacques Finné est tout bonnement affligeant, tout particulièrement cette postface traitant des « fantômes extrême-orientaux » qui, sur la base d’un corpus ridiculement mince, multiplie les généralisations abusives fourrant Chine, Japon et Vietnam dans un même panier essentialiste, en perpétuant de vieux mythes datant du « péril jaune » ; autant d’illustrations de la totale inculture du postfacier en la matière, qui n’entame en rien son aplomb de vieux sage à qui on ne la fait pas. Ses propos bornés sur les femmes (ce qui inclut les Femen, parfaitement !) en rajoutent encore, mais à vrai dire la coupe est pleine depuis longtemps déjà, à ce stade.

Kwaidan est un livre splendide – mais ne le lisez pas dans cette édition ; elle est peu ou prou criminelle.

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