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La Vieille anglaise et le continent

Lady Ann Kelvin, vieille biologiste atrabilaire ayant largement sacrifié sa vie personnelle à ses précieuses recherches et à l'action politique radicale, est sur le point de mourir. En ce proche futur, si le cancer n'a toujours pas été vaincu, la transmnèse offre un sursis à l'esprit humain, à grand renfort de clones écervelés. Mais la technique est encore mal maîtrisée et la durée de vie de la personnalité implantée reste soumise à nombre d'aléas. Lassée, Ann refuse d'y avoir recours. Pourtant, lorsque son ami, son ex-étudiant, son ex-amant, Marc Sénac, vient la trouver en lui proposant la plus improbable des transmnèses, elle en mesure rapidement toute la pertinence.

C'est, en effet, dans le corps massif d'un cachalot mâle de près de quarante tonnes qu'elle pourra « consacrer sa mort » à lutter contre la chasse aux cétacés, avec des moyens certes contestables, mais dont elle goûte la brutale efficacité. Préserver la biodiversité sous-marine de l'intérieur ressemble au dernier baroud d'honneur dont la vieille anglaise avait besoin pour s'en aller en paix. Toutefois, Ann-Cachalot n'a peut-être pas pleinement mesuré ce qu'elle allait découvrir par 600 mètres de fond : la sensualité retrouvée, la rencontre avec le majestueux et pourtant facétieux 2x2x2, la splendeur d'un nouveau monde, toute cela pourrait bien lui faire oublier sa mission et son humanité première. En surface, Marc Sénac, quant à lui, est aux prises avec les vicissitudes d'un programme hasardeux qui, pour être largement fondé sur le mécénat, n'est pas à l'abri des dérapages…

De loin en loin, il arrive de découvrir le texte d'un auteur français qui, sans être parfait, semble avoir capturé dans les rets de sa narration la quintessence de la science-fiction. Un texte remarquable qui défie les meilleures œuvres anglo-saxonnes. Comme tous les autres, bien sûr, ce texte doit aussi être jugé sur l'ensemble de ses éléments : l'émerveillement qu'il suscite, la pertinence scientifique et la portée philosophique de son propos, la force et la crédibilité de ses personnages, la vivacité de ses dialogues, la bonne tenue de son intrigue, etc. Sur tous ces points, considérés séparément, La Vieille Anglaise et le continent de Jeanne-A Debats n'est pas, il faut l'avouer, particulièrement brillant, même s'il s'avère très efficace par son classicisme. La découverte du « continent cétacé » constitue l'un des plus beaux passages du récit et prouve la maîtrise qu'a l'auteur du sense of wonder — justifiant à lui seul la lecture de l'ensemble. Le propos politique, lui, est assez ambigu pour échapper à tout écologisme béat et contraindre le lecteur à réévaluer ses enthousiasmes premiers, à la manière de certains textes de Serge Lehman. Les personnages sont campés avec une grâce décalée qui les rend attachants, quand bien même Ann n'est-elle que l'avatar délibéré, sinon le plagiat assumé, de la célèbre roboticienne d'Asimov. L'accélération finale du récit, si elle peut passer pour de la précipitation, semble davantage offrir, en réalité, le moyen à l'auteur de prendre du recul par rapport à son contexte et recentrer son récit sur son véritable propos.

Mais la réussite de La Vieille Anglaise et le continent tient surtout dans la cohésion entre tous les éléments susévoqués, cet équilibre qui leur permet d'aller de concert, comme les petits rouages d'une pièce d'horlogerie. Dès les premières lignes, le lecteur pressent qu'il n'oubliera pas de sitôt cette délicieuse sensation de submersion dans un univers qui, pour être résolument imaginaire, n'en est pas moins des plus pertinents sur le réel. Il nous parle de ce que nous sommes, de ce qu'est notre présent, et de ce que sera, vraisemblablement, notre futur. Il nous parle de l'humanité en affectant de s'en détacher. Ce qui fait la différence, avec le tout-venant de la production S-F en France, ce n'est ni le style, ni le talent, ni la source d'inspiration de l'auteur. Ce qui fait la différence, c'est la posture. L'angle d'attaque, ou l'implication, diraient certains.

Le texte de Jeanne-A Debats relève, à mes yeux, de la hard SF la plus traditionnelle : il puise son souffle créatif dans la démarche scientifique, et il n'y a rien d'étonnant à ce que son auteur avoue son admiration pour Robert A. Heinlein ou David Brin. De tels textes orthodoxes sont devenus rares aujourd'hui et, neuf fois sur dix, ce sont aussi des novellas. La Vieille Anglaise et le continent, bien qu'il ait été publié comme un roman et qu'il se lise aussi vite qu'une nouvelle, fait partie des novellas françaises les plus remarquables que j'aie pu lire ces quinze dernières années. Il rejoint, malgré des défauts réels, mais aisément surmontables, certains titres de Thomas Day, de Sylvie Denis, de Jean-Claude Dunyach, de Claude Ecken et de Sylvie Lainé, au rang des pépites que la veine S-F permet encore de mettre au jour. Jeanne-A est un auteur à suivre, car elle a compris l'essentiel — le reste n'est, après tout, que transpiration.

A Handbook of American prayer

Calme, posé, contemplatif, parfois lyrique quant à la futile existence d’une pauvre humanité condamnée à errer sans fin dans la nuit glacée, Lucius Shepard transforme une toute petite idée en grand roman. Raconté à la première personne par Wardlin, narrateur vaguement cynique et désabusé, qui officie comme barman dans un trou perdu, A handbook of american prayer démarre comme tous les classiques américains : par une rédemption. Meurtrier sans grande conviction d’un homme jaloux à qui il a brisé le crâne d’un coup de bouteille de scotch, Wardlin est condamné à huit ans de prison, huit années dont il va se servir pour faire une retour sur lui-même en profondeur et développer une sorte de philosophie personnelle en plaçant son existence sous la coupe d’un dieu inventé pour l’occasion, qu’il baptise Dieu de la Grande Solitude. Il y consacre d’étranges poèmes en prose, jolis sans génie, nostalgiques et détachés, qui lui servent de missel. Car ses poèmes ne sont finalement rien d’autre que des prières adressées à un dieu indifférent et suprêmement immatériel… Problème, ses petites prières de rien du tout ont le très grand mérite de se réaliser à presque tous les coups, pour peu qu’on s’y montre un peu sincère et honnête. Rien de bien mirobolant, certes, mais suffisamment pour que ça se sache très vite au pénitencier et que nombre de prisonniers fassent appel aux services de Wardlin pour améliorer leur existence. Un tel aimerait bien que sa fiancée vienne le voir plus souvent, un autre souhaiterait perfectionner son anglais pour avoir une chance de réussir une examen — autant de petites demandes modestes qui trouvent à tous les coups une heureuse issue. De son côté, Wardlin entame une correspondance avec une inconnue qui ne va pas le rester et, au fil des années, découvre sa véritable âme sœur, femme avec qui il s’installera une fois libéré. Fin du premier acte.

Désormais intégré dans un petit bled où il aide sa compagne au petit magasin de gadgets qu’elle possède, Wardlin perfectionne sa technique littéraire au point de publier un livre — A handbook of american prayer — sur le sujet. Stupeur : c’est un immense succès et le bouquin se vend comme des petits pains. Dès lors, l’existence calme de Wardlin bascule dans la folie absolue (avec au passage des morceaux de bravoure joliment cinglants sur les rapports entre auteur, éditeur, médias et lecteurs) et le danger le plus insidieux quand des cohortes de fan fondent une nouvelle religion (le Wardlinisme) au point d’inquiéter les autorités religieuses traditionnelles qui voient en Wardlin une incarnation de Satan (belle mandale infligée aux évangélistes ricains, soit dit en passant). Autre gros souci : l’arrivée d’une type étrange habillé de noir, un type qui pourrait bien être le Dieu de la Grande Solitude descendu sur Terre pour filer un coup de main à Wardlin. Peut-être, mais pas sûr. Rien n’est définitif chez Shepard, et l’irruption du fantastique est si légère qu’on ne saura jamais si elle est réelle ou simplement fantasmée. A noter un brillant passage d’une trentaine de pages où Wardlin doit fuir un assassin qui l’a préalablement drogué au LSD. Une fuite hallucinante et hallucinée qui rappelle les meilleurs pages de la nouvelle russe du recueil Aztechs au Bélial’ (et pour le poche chez J’ai Lu, à pas cher, donc).

Au final, A handbook of american prayer est un livre magnifique, troublant, beau et extrêmement bien vu. Reste que son prétexte surnaturel est bien maigre et qu’il risque d’avoir du mal à s’insérer au sein d’une bibliothèque S-F stricto sensu. C’est aussi pour ça qu’on aime Shepard.

Weapons of mass seduction

Et d’abord, pour que les choses soient claires :

Avertissement :
Cette rubrique est destinée à un public adulte. […] Si vous considérez Steven Spielberg comme un cinéaste de génie, si vous pleurez en regardant les films de Julia Roberts, si vous avez un faible niveau de tolérance pour l’humour noir, la controverse et le vocabulaire d’un niveau supérieur à celui du bac, tenez-vous prêt à subir une épreuve morale…

Voilà la notice que le gestionnaire du site s’est senti obligé de placarder après que Lucius Shepard eut émis de légères réserves sur Harry Potter et la Coupe de morve (ou bien était-ce Harry Potter et l’étron du destin ?) ; certains lecteurs n’avaient pas apprécié. Pourtant, les choses étaient limpides dès la première chronique postée sur le site, vu que Shepard l’avait intitulée : eXcreMENt… Or, donc, notre ami Lucius va au cinéma. De temps à autre, il lui arrive d’aimer un film ; le plus souvent, la vision de la dernière bouse hollywoodienne suscite chez lui certaines réactions organiques des plus colorées. Il était juste que ses lecteurs en profitent. Wheatland Press, un petit éditeur le publiant régulièrement au sommaire de l’anthologie Polyphony, a donc eu la bonne idée de recueillir une partie de ses chroniques cinéma, dont certaines avaient été reprises dans The Magazine of Fantasy and Science Fiction.

« Chroniques » est d’ailleurs un terme un peu faible. « Vitupérations » conviendrait davantage. Comme bien d’autres avant lui — on pense à Harlan Ellison —, Shepard est un amoureux fou du cinéma, amoureux d’autant plus déçu par telle ou telle excrétion que son désir d’être comblé était intense. Mais la trentaine de papiers rassemblés ici ne sont pas seulement des démolitions en flammes. En filigrane s’y développe une réflexion sur la commercialisation à outrance du spectacle, l’infantilisation de la société américaine, la fin prochaine de la civilisation occidentale et autres joyeusetés.

La bonne nouvelle, dans tout cela, c’est que Shepard apporte à ses chroniques le même soin qu’à ses fictions, de sorte qu’on trouvera dans ces pages quelques morceaux de bravoure bien sentis : la critique de La Machine à explorer le temps censément rédigée par un H.G. Wells débarqué dans notre époque (il décide en repartant de rompre avec la future arrière-grand-mère de Simon Wells, réalisateur de cette merde, afin que celui-ci ne voie jamais le jour), la description des talents d’acteur de Ben Affleck après le visionnage de Daredevil, (« Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi ce type a une carrière ? »), la démolition en deux temps (avant et après le visionnage) de l’A.I. de Spielberg…

Mais, de temps à autre, Lucius tombe sur un bon film, et il est aussi lyrique, aussi expressif, lorsqu’il s’agit de tresser des louanges à Tigre et dragon, The Pledge ou Le Retour du roi. Et, là aussi, ses réflexions sont intéressantes (même si on est légitimement conduit à faire des réserves sur ses goûts : ce type a aimé Le Pacte des loups — je sais, moi-même, j’ai peine à y croire…). Ces derniers temps, il semble avoir cessé de collaborer avec Electric Story, préférant réserver la primeur de ses expériences cinématographiques à son propre blog.

Pour compléter ce volume, dont on espère une traduction, un essai aussi intelligent que gonflé sur la tuerie de Littleton, et un autre sur Mike Tyson et Las Vegas, nettement plus personnel — Shepard est un fan de boxe, un sport auquel il s’est formé dans sa jeunesse pour pouvoir résister à son père quand celui-ci avait envie de lui casser la gueule.

Viator

Le Viator, un cargo transportant une cargaison indéterminée en provenance de Russie, s’est échoué il y a quelques années sur la côte de l’Alaska, près d’une petite ville du nom de Kaliaska. Wilander, un homme qui émerge doucement après une période difficile — on comprend qu’il a souffert d’alcoolisme et vécu longtemps dans la rue —, y rejoint une équipe déjà en place et prétendument occupée à évaluer l’épave pour le compte d’un dénommé Lunde. Plusieurs choses lui apparaissent comme fort étranges : tous ses coéquipiers sont d’origine scandinave, à l’instar de Lunde et de lui-même ; le navire, lorsqu’il s’est échoué, semblait vouloir foncer droit sur la terre, comme si son pilote avait vu un chenal menant on ne sait où ; loin de travailler dans l’harmonie et l’efficacité, ses collègues s’évitent les uns les autres, et chacun semble obsédé par un objet d’étude bien précis : le métal, le verre, la rouille sur la coque… Bientôt, Wilander entraperçoit les éléments d’une carte et se sent tenu de la dresser.

Mais il est moins obsédé que les autres occupants du navire, car il quitte celui-ci de temps à autre pour rejoindre Arlene, la tenancière du seul bistrot de Kaliaska, dont il est en train de tomber amoureux. Ce qui ne l’empêche pas de céder insidieusement à la folie collective qui s’empare des hommes, mais aussi de la forêt qui les entoure, une forêt aux allures de plus en plus tropicales, où apparaissent des créatures inconnues.

Paru en 2004, une excellente année pour son auteur — elle a vu sortir A Handbook of American Prayer, un de ses meilleurs romans, son recueil Two Trains Running, construit autour de la nouvelle « Le Train noir », et un autre recueil, l’imposant Trujillo and Other Stories, reprenant les plus marquants de ses textes récents —, ce court roman a une histoire éditoriale inachevée : à peine était-il sorti des presses que son auteur annonçait publiquement qu’il n’en était pas satisfait et qu’il comptait le réécrire pour sa réédition au format broché. La réécriture est prête, mais pour ce qui est de la réédition, on attend encore…

A bien des égards, Wilander ressemble à Billy Aller-Simple, le narrateur du « Train noir » ; comme lui, c’est un homme cabossé par la vie, une épave qui saisit la chance de rédemption qui s’offre à lui. Mais là où Billy était précipité dans un autre monde où la lucidité était sa meilleure arme, Wilander, lui, est tenté de se laisser aller à la folie qui, seule, lui ouvrira les portes d’un autre monde des plus séduisant, un monde que ses équipiers et lui sont peut-être en train de créer à partir de leurs fantasmes, d’une épave en mutation et d’un virus aux propriétés hallucinogènes.

Shepard a sans doute raison d’être insatisfait de son roman : si celui-ci contient des passages proprement hallucinatoires, où on passe insensiblement de la nature à la surnature, avec des bonheurs d’écriture à chaque page ou presque, la résolution de l’intrigue laisse un goût d’inachevé (la communauté de langue et de culture entre les ouvriers du Viator demeure inexploitée, par exemple). Néanmoins, tout n’est pas à jeter dans ce livre, dont les personnages, notamment, sont extrêmement fouillés.

Quant à interpréter ce qui se passe ici… Je me hasarderais à voir dans Viator une métaphore (ou une allégorie, carrément) des « paradis artificiels » que nous construisons avec nos livres, nos BD, nos films, nos séries télé ou nos jeux vidéo préférés : chacun des membres de l’équipe se concentre sur un aspect du monde à construire, espérant que les efforts de la collectivité finiront par lui donner le jour. Arlene représenterait alors le seul lien de Wilander avec la réalité, sa seule chance de salut.

Floater

[Critique commune à Colonel Rutherford’s Colt et Floater.]

En rédigeant l’entrée consacrée à Lucius Shepard dans The Encyclopedia of Science Fiction (1992), John Clute écrivait que l’auteur faisait de la science-fiction et de la fantasy le même usage, celui d’un « matériau macérant pour donner un compost thématique, au cœur duquel on peut contempler et étreindre de sombres épiphanies, parfois au prix de sa vie ». Mais, concluait-il, on avait l’impression (en 1992, donc) que l’auteur et le genre s’éloignaient l’un de l’autre, « comme deux navires se croisant dans la nuit ».

Pas mal vu, car il suffit de consulter la bibliographie de Shepard pour constater que c’est au début des années 90 que sa production a commencé à se raréfier, la S-F n’y occupant plus du reste que la portion congrue. Heureusement, et les lecteurs ne peuvent que s’en réjouir, il est revenu en force à la fin de ces mêmes années 90 — et si on peut déplorer que la S-F le passionne toujours aussi peu, nul n’est besoin de sombrer dans la jalousie, car Shepard fait le même usage de tous les genres auxquels il s’attaque.

Prenez le genre dit noir, par exemple. A première vue, ces deux livres en ressortissent de façon indéniable. Colonel Rutherford’s Colt nous présente un couple de brocanteurs un peu marginaux, qui fréquentent de surcroît un milieu des plus suspect : Jimmy Roy Guy et Rita Whitelaw vendent des armes de collection, le plus souvent dans des foires, et on sait l’importance que revêtent les armes aux Etats-Unis. Cerise sur le gâteau, Jimmy Roy s’intéresse surtout aux armes qui ont une histoire, et voilà qu’on lui propose un flingue gratiné : il a appartenu à un dénommé Bob Champion, un rebelle d’extrême droite mort au combat ou presque, qui fait à présent l’objet d’un culte de la part d’un groupuscule fasciste et raciste.

Ajoutons, pour épicer un peu plus la soupe, que Jimmy Roy aime à se raconter des histoires autour des armes qui lui tombent entre les mains, que Rita est une Indienne de style Amazone et de tendance énervée, que le leader du groupuscule est du genre envahissant, et vous avez là une recette franchement explosive.

Idem pour celle de Floater, sauf qu’on est ici à New York plutôt que dans les environs de Seattle, et qu’il n’est pas question de magie indienne mais plutôt de vaudou. Prenez trois flics new-yorkais typiques, un peu excités, un type dans un coin d’ombre qui sort quelque chose de sa poche… et pan ! la bavure du siècle. C’était pas un flingue, c’était un portable. Du coup, ça chauffe pour notre héros, Bill Dempsey, et aussi pour ses deux équipiers, Pinero — qui a l’air de prendre les choses assez bien — et Haley — qui flippe complètement. Mise à pied, commission d’enquête, police des polices, harcèlement mé-diatique… Bref, la routine.

Sauf que… Dempsey a un problème à l’œil : des taches qui flottent sur sa rétine et qui semblent dessiner une figure monstrueuse. Sauf que… Pinero jubile vraiment un peu beaucoup. Sauf que… la victime de la bavure connaissait bien Pinero. Sauf que… la belle Marina, surgie inopinément du passé de Dempsey, connaissait tout ce petit monde.

Si Shepard est toujours surprenant, c’est parce que, avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser. Le livre qu’on vient d’ouvrir, est-ce du polar, du fantastique, de la littérature générale ? Eh bien, parfois, c’est tout ça à la fois, et il arrive même que ça change en cours de route.

Côté littérature générale, l’épaisseur des personnages, la justesse des descriptions, les notations qui sonnent juste. Shepard se qualifie lui-même de « naturaliste pataud » — on peut enlever le « pataud », si vous voulez mon avis.

Côté polar, il y a ce cynisme de façade et cet espoir buté qui anime toujours les personnages, même lorsque tout semble perdu ; cette sensation que le monde n’est pas ce qu’il paraît être, que de sombres puissances corrompues le gouvernent en secret ; cette incertitude constante sur les motivations de l’ennemi. En d’autres termes : Paranoïa City.

Côté fantastique, la certitude que le pire peut toujours arriver, que la réalité elle-même peut se dérober sous vos pieds.

Tout ça, on le trouve dans chacun de ces livres, mais aussi dans les œuvres les plus récentes de Shepard, comme Lousiana Breakdown (disponible en France au Bélial’), par exemple, ou encore A Handbook of American Prayer (voir plus loin).

Et pour ce qui est de cette macération thématique évoquée par John Clute… Que diriez-vous si la sombre épiphanie surgissait ici de la confrontation entre plusieurs réalités, à l’image de l’ossature du récit reposant sur la confrontation entre plusieurs genres ?

Jimmy Roy Guy s’invente des histoires autour des armes qu’on lui confie, et le Colt de Bob Champion devient dans son esprit celui du colonel Rutherford, un Américain établi à Cuba au début du XXe siècle, qui martyrise sa jeune et innocente épouse, ce qui nous vaut des pages de romantisme torride tout à fait stupéfiantes. Les deux lignes narratives alternent et se répondent, tant et si bien que l’on finit par ne plus savoir où on est, ni quand on est — imaginez deux brins d’ADN s’entremêlant pour former un virus mortel…

La confrontation que doit élucider Bill Dempsey dans Floater est plus classique : suis-je fou ou suis-je possédé ? est-ce que je subis des hallucinations ou bien suis-je vraiment passé dans un autre monde où c’est un dieu qui me chevauche ? La force du récit, c’est qu’on ne peut toujours pas répondre à ces questions une fois la dernière page tournée — ou disons plutôt que les deux parties de l’alternative sont également valides.

Etre et ne pas être… tu parles d’une réponse !

Colonel Rutherford’s Colt

[Critique commune à Colonel Rutherford’s Colt et Floater.]

En rédigeant l’entrée consacrée à Lucius Shepard dans The Encyclopedia of Science Fiction (1992), John Clute écrivait que l’auteur faisait de la science-fiction et de la fantasy le même usage, celui d’un « matériau macérant pour donner un compost thématique, au cœur duquel on peut contempler et étreindre de sombres épiphanies, parfois au prix de sa vie ». Mais, concluait-il, on avait l’impression (en 1992, donc) que l’auteur et le genre s’éloignaient l’un de l’autre, « comme deux navires se croisant dans la nuit ».

Pas mal vu, car il suffit de consulter la bibliographie de Shepard pour constater que c’est au début des années 90 que sa production a commencé à se raréfier, la S-F n’y occupant plus du reste que la portion congrue. Heureusement, et les lecteurs ne peuvent que s’en réjouir, il est revenu en force à la fin de ces mêmes années 90 — et si on peut déplorer que la S-F le passionne toujours aussi peu, nul n’est besoin de sombrer dans la jalousie, car Shepard fait le même usage de tous les genres auxquels il s’attaque.

Prenez le genre dit noir, par exemple. A première vue, ces deux livres en ressortissent de façon indéniable. Colonel Rutherford’s Colt nous présente un couple de brocanteurs un peu marginaux, qui fréquentent de surcroît un milieu des plus suspect : Jimmy Roy Guy et Rita Whitelaw vendent des armes de collection, le plus souvent dans des foires, et on sait l’importance que revêtent les armes aux Etats-Unis. Cerise sur le gâteau, Jimmy Roy s’intéresse surtout aux armes qui ont une histoire, et voilà qu’on lui propose un flingue gratiné : il a appartenu à un dénommé Bob Champion, un rebelle d’extrême droite mort au combat ou presque, qui fait à présent l’objet d’un culte de la part d’un groupuscule fasciste et raciste.

Ajoutons, pour épicer un peu plus la soupe, que Jimmy Roy aime à se raconter des histoires autour des armes qui lui tombent entre les mains, que Rita est une Indienne de style Amazone et de tendance énervée, que le leader du groupuscule est du genre envahissant, et vous avez là une recette franchement explosive.

Idem pour celle de Floater, sauf qu’on est ici à New York plutôt que dans les environs de Seattle, et qu’il n’est pas question de magie indienne mais plutôt de vaudou. Prenez trois flics new-yorkais typiques, un peu excités, un type dans un coin d’ombre qui sort quelque chose de sa poche… et pan ! la bavure du siècle. C’était pas un flingue, c’était un portable. Du coup, ça chauffe pour notre héros, Bill Dempsey, et aussi pour ses deux équipiers, Pinero — qui a l’air de prendre les choses assez bien — et Haley — qui flippe complètement. Mise à pied, commission d’enquête, police des polices, harcèlement mé-diatique… Bref, la routine.

Sauf que… Dempsey a un problème à l’œil : des taches qui flottent sur sa rétine et qui semblent dessiner une figure monstrueuse. Sauf que… Pinero jubile vraiment un peu beaucoup. Sauf que… la victime de la bavure connaissait bien Pinero. Sauf que… la belle Marina, surgie inopinément du passé de Dempsey, connaissait tout ce petit monde.

Si Shepard est toujours surprenant, c’est parce que, avec lui, on ne sait jamais sur quel pied danser. Le livre qu’on vient d’ouvrir, est-ce du polar, du fantastique, de la littérature générale ? Eh bien, parfois, c’est tout ça à la fois, et il arrive même que ça change en cours de route.

Côté littérature générale, l’épaisseur des personnages, la justesse des descriptions, les notations qui sonnent juste. Shepard se qualifie lui-même de « naturaliste pataud » — on peut enlever le « pataud », si vous voulez mon avis.

Côté polar, il y a ce cynisme de façade et cet espoir buté qui anime toujours les personnages, même lorsque tout semble perdu ; cette sensation que le monde n’est pas ce qu’il paraît être, que de sombres puissances corrompues le gouvernent en secret ; cette incertitude constante sur les motivations de l’ennemi. En d’autres termes : Paranoïa City.

Côté fantastique, la certitude que le pire peut toujours arriver, que la réalité elle-même peut se dérober sous vos pieds.

Tout ça, on le trouve dans chacun de ces livres, mais aussi dans les œuvres les plus récentes de Shepard, comme Lousiana Breakdown (disponible en France au Bélial’), par exemple, ou encore A Handbook of American Prayer (voir plus loin).

Et pour ce qui est de cette macération thématique évoquée par John Clute… Que diriez-vous si la sombre épiphanie surgissait ici de la confrontation entre plusieurs réalités, à l’image de l’ossature du récit reposant sur la confrontation entre plusieurs genres ?

Jimmy Roy Guy s’invente des histoires autour des armes qu’on lui confie, et le Colt de Bob Champion devient dans son esprit celui du colonel Rutherford, un Américain établi à Cuba au début du XXe siècle, qui martyrise sa jeune et innocente épouse, ce qui nous vaut des pages de romantisme torride tout à fait stupéfiantes. Les deux lignes narratives alternent et se répondent, tant et si bien que l’on finit par ne plus savoir où on est, ni quand on est — imaginez deux brins d’ADN s’entremêlant pour former un virus mortel…

La confrontation que doit élucider Bill Dempsey dans Floater est plus classique : suis-je fou ou suis-je possédé ? est-ce que je subis des hallucinations ou bien suis-je vraiment passé dans un autre monde où c’est un dieu qui me chevauche ? La force du récit, c’est qu’on ne peut toujours pas répondre à ces questions une fois la dernière page tournée — ou disons plutôt que les deux parties de l’alternative sont également valides.

Etre et ne pas être… tu parles d’une réponse !

Nouvelles hors-recueil

S’attaquer à Lucius Shepard sans lire ses nouvelles, c’est un peu comme escalader l’Everest avec des bouteilles d’oxygène — c’est bien, mais il manque tout de même l’essentiel pour atteindre la perfection. Heureusement, les éditeurs font bien les choses et les nouvelles de l’auteur ont été abondamment publiées, à travers une demi-douzaine de recueils plus ou moins faciles à se procurer. Il demeure tout de même une poignée de textes, et pas des moindres, publiés dans diverses revues ou anthologies au cours de ces vingt dernières années et que nous avons pris la peine de dénicher.

Commençons chronologiquement avec « Le Dragon du verrier », récit publié dans le numéro 392 de la revue Fiction (décembre 1987). Très honnêtement, lorsque Shepard s’essaie au lyrisme et au récit poétique, cela donne cette petite nouvelle pas tout à fait convaincante dans laquelle un homme d’âge mur, artiste verrier de son état, et sa petite amie de passage se séparent. Une manière originale d’aborder une thématique fort difficile, mais rien à faire, la sauce ne prend pas.

On se consolera donc avec « Ombres » parue dans l’anthologie Ombres portées de Scott Baker (janvier 1990). Dans cette nouvelle, un vétéran du Vietnam retourne sur les lieux d’un des plus sombres épisodes de sa vie de soldat, où il sera confronté au fantôme de l’un de ses camarades de combat. Jolie parabole sur le traumatisme de la guerre, « Ombres » est une nouvelle qui rend à la fois hommage aux soldats qui ont perdu la vie sur les champs de bataille du Vietnam tout en soulignant les atrocités commises par une armée américaine déboussolée face aux techniques de guérilla vietcong.

Publié en 1994 dans l’anthologie Futur à bascule, chez Pocket, « Barnacle Bill le spatial » est un pur texte de science-fiction, ce qui est finalement assez rare chez l’auteur. Clin d’œil à une chanson grivoise américaine, cette novella a obtenu le prix Hugo en 1993. Bill, c’est un peu l’idiot du village version station orbitale. Déficient mental, il n’aurait jamais vu le jour si sa mère n’avait pas falsifié ses tests génétiques prénatals. Solitaire, Bill n’a pas d’ami sur la station, jusqu’au jour où John, adjoint du chef de la sécurité, le prend en pitié et le sauve d’une raclée annoncée. Lorsque Shepard s’emploie à faire évoluer ses personnages dans un décor futuriste, la patte de l’auteur reste extrêmement prégnante, donnant au texte cette couleur si particulière qui en fait toute la richesse. Toujours très proche de ses personnages, Shepard explore une fois de plus les chemins tortueux de l’âme humaine, car même dans l’espace profond, le mal rode, insidieux, tapi dans l’ombre. Enlevez le décor futuriste, remplacez le par celui d’une petite ville perdue au fin fond du bayou louisianais, voilà, vous y êtes ; la moiteur organique est la même et le sentiment d’oppression est permanent.

Dès son second numéro, la revue Galaxies publiait en 1996 « Le Grand dévoreur », une nouvelle co-écrite avec Robert Frazier et se rattachant au cycle Tales of the mutant forest développé par Frazier et Bruce Boston à travers plusieurs recueils de poésie narrative. Dans cet univers singulier, la forêt amazonienne s’est transformée, suite à une pollution excessive, en une inquiétante forêt protéiforme où les plantes comme les animaux ont subi d’incroyables altérations physiques. C’est le malsueno. C’est là, dans la bourgade crasseuse de Santander Rimenez, que se terre Arce Cienfuegos, un maranero qui a fui la capitale il y a de cela quelques années afin d’échapper à une sordide affaire de meurtre. Un jour, Arce est contacté par un richissime japonais, qui lui présente une requête pour le moins étrange. L’homme est un spécialiste des exploits gastronomiques saugrenus : ingestion d’automobiles, d’œuvres d’art, d’instruments de musique et d’objets manufacturés en tous genres. Une sommité dans son domaine en quelque sorte et une réputation mondiale qui lui vaut le titre de « Grand dévoreur ». Mais Akashini san a décidé cette fois de s’attaquer au malsueno lui-même et il engage Arce Cienfuiegos dans l’espoir que ce dernier lui déniche les mets les plus exotiques, les plus étranges et les plus dangereux de la forêt. Etonnante nouvelle à l’atmosphère étouffante et organique, « Le Grand dévoreur » mérite assurément que l’on prenne le peine de dénicher le second numéro de la revue Galaxies.

Publiée en 1998 dans La Petite mort : anthologie érotique de littérature fantastique, « La Dernière fois » est probablement, avec son court roman Valentine, le texte sexuellement le plus explicite de l’auteur, qui n’a pourtant rien d’un écrivain puritain. Dans un récit magistral, et d’une beauté formelle à couper le souffle, l’auteur nous propose une plongée en apnée dans la folie d’un homme qui perd la raison à la suite d’une relation amoureuse avortée. Superbement écrite, cette nouvelle d’une rare intensité et d’une grande force évocatrice ne quitte jamais les frontières de l’érotisme, même si les mots sont crus et les situations sans ambiguïté.

Après quelques années d’un relatif silence, le milieu des années 2000 marque le grand retour de Lucius Shepard sur la scène littéraire. Avec « Senor Volto », publié dans le numéro 33 de la revue Galaxies, l’auteur renoue avec la veine sud-américaine. Un récit à la fois dense et bref dans lequel le dirigeant d’un hôtel perdu sur la côte du Honduras est victime d’un phénomène surnaturel lié à une électrocution accidentelle. Désormais, Aurelio Ucles aperçoit des créatures étranges autour de lui, des esprits éthérés qui voguent au dessus de la population de la petite bourgade de Trujillo, se connectant aléatoirement à l’esprit de ses habitants. Un texte au rythme soutenu et à l’écriture fluide dans lequel Shepard courbe le réel sans pour autant travestir la réalité sociale et politique du pays qu’il décrit. Un véritable tour de force.

On passera plus rapidement sur « Promenade dans le jardin » (Galaxies n°36, mars 2005), nouvelle dans laquelle une troupe de GI crapahute dans le nord de l’Irak, à moins qu’il ne s’agisse d’un avant-goût du paradis coranique. Un récit qui débute sous de bons auspices, mais qui, à l’image de ces pauvres bidasses, s’enlise rapidement.

Terminons enfin par « Le Train noir », novella publiée en 2005 dans l’anthologie Les continents perdus parue chez « Lunes d’encre ». Il s’agit plus ou moins d’une œuvre de commande puisque durant plusieurs mois, Lucius Shepard enquêta pour le compte d’un magazine américain dans le milieu des hobos, vagabonds du rail qui forment une communauté extrêmement marginalisée aux Etats-Unis. De cet étonnant voyage, l’auteur ramena plusieurs textes, dont cette excellente novella, dans laquelle l’un de ces fameux hobos emprunte un train vivant vers une contrée imaginaire. Au bout du voyage, il rencontre quelques-uns de ses camarades, qui ont fondé une communauté utopique. Un texte totalement fascinant, qui exhale une rare sincérité.

Kalimantan

À l'intérieur de son local sordide, dans ce qui lui tient lieu de magasin, Barnett, un anglais expatrié et accessoirement receleur de bijoux, est attablé au comptoir de son commerce. C'est ici, dans la ville de Banjormasim, sur l'île de Bornéo, que commence l'une des nombreuses histoires inexplicables que la jungle aime enfanter puis couver. Lié à une affaire de drogue qui a tourné à son désavantage, Curtis MacKinnon est venu ce matin-là afin de tirer d'un diamant une somme suffisante pour lui permettre de quitter l'île un certain temps. Pour se faire oublier. Mais il n'y a pas de lieu à Bornéo pour se cacher de la mafia locale quand on est américain. La seule échappatoire, pense Barnett, se trouve au milieu de la jungle, dans le pays dayak. Sa seule chance de survie est de se fondre parmi les autochtones, à Kalimantan, en compagnie de Tenzer, un ami ethnologue de Barnett. MacKinnon n'a d'ailleurs pas le choix. L'autre alternative est forcément la mort.

Si MacKinnon s'adapte à ce mode de vie spartiate pendant quelques années, loin de la civilisation, les lettres de Tenzer adressées à Barnett sont en revanche de plus en plus inquiétantes. MacKinnon semble être parvenu à maîtriser les effets d'une drogue locale, des effets qui non seulement affectent sa réalité mais aussi celle des gens autour de lui. C'est ce qui décide Barnett à faire le trajet jusqu'au lieu isolé de la jungle…

Le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, a marqué les esprits, tant et si bien qu'il a influencé de nombreuses personnalités artistiques et non des moindres, comme T. S. Eliot, Orson Welles ou Francis Ford Coppola. En littérature, Robert Silverberg, entre autres, lui a rendu hommage au travers de romans extrêmement forts. Shepard, sans doute condamné à amener sa pierre à l'édifice de tous ces hommages, ne pouvait que plonger au cœur de ténèbres bien connues, dans lesquelles il ne pourrait que puiser des images « vraies » et de l'authenticité : ici, l'Indonésie.

Ce côté exotique et vécu est un des points forts du roman, une atmosphère moite et un cadre extrêmement oppressant dans lequel la première confrontation entre Barnett et le nouveau MacKinnon est conduite avec brio. Les phénomènes surnaturels issus de la sorcellerie et des pouvoirs de l'Américain entretiennent une ambiance fantastique et un intérêt croissant du lecteur, tout au long d'une grosse première partie. L'utilisation du personnage de Tenzer intensifie la paranoïa planant sur le village, et la tension palpable qu'engendre la forêt, peu à peu, étouffe le lecteur. Il faut au moins saluer la capacité de l'auteur à avoir saisi l'essence d'un Kurtz. Suffisamment pour la transposer chez MacKinnon.

Et si Shepard avait exploité ce filon, nul doute qu'il aurait écrit un beau roman. La suite montre qu'il passe à côté d'un rien, car si l'idée de se rendre, par le biais des drogues, dans un autre monde (celui où s'évadaient les Punan Dayaks, l'une des tribus disparues de Kalimantan), explore un aspect non expliqué ou décrit d'Au cœur des ténèbres, son développement manque de puissance, d'images fortes et de mystère. Certes, ce que Barnett découvre en ce lieu laisse une forte impression, mais peut-être y avait-il matière à tourner l'histoire autrement. La fin est juste maladroite.

Même si Kalimantan, troisième roman de Lucius Shepard, n'est pas un des ouvrages majeurs de l'auteur, on peut y voir déjà tout le talent descriptif de ses meilleurs textes, ceux dans lesquels il maîtrise à la fois le décor, les personnages et l'intrigue.

Zone de feu émeraude

Il n'y a rien de véritablement planifié dans l'écriture de Lucius Shepard, qui reste avant tout un écrivain intuitif, comme il le reconnaît bien volontiers lui-même. Son style suit un tempo lent, intense et lancinant, qui happe littéralement le lecteur. Il impose ainsi une relation fusionnelle entre les motifs et les thématiques qui animent son œuvre et le traitement très visuel de ceux-ci. Au passage, l'univers shepardien n'a rien de commun — ou très peu de choses — avec la science-fiction pure et dure. À vrai dire, l'argument science-fictif se révèle, au final, tout à fait périphérique. À quelques exceptions près (ici deux textes), l'ailleurs que propose Lucius Shepard n'est ni autre part, ni demain. Il coexiste avec le nôtre comme un calque superposé qu'un faisceau d'événements et de détails en apparence anodins fait apparaître aux yeux de ses personnages. C'est un univers magique qui considère les croyances locales antédiluviennes, les superstitions insolites et les mythes comme des composantes à part entière de la trame du réel. Souvent sombre, bizarre et viscéral, ce monde n'est accessible qu'à un autre niveau de perception. Les passions humaines et les forces primordiales de la Nature s'y incarnent sous la forme d'archétypes et de tropismes envoûtants, au moins aussi véridiques que le quotidien prosaïque. Ses acteurs sont toujours des êtres en marge de leur communauté, des individus hantés par leur passé, ou par un pouvoir surnaturel qui les exclut, ou encore par une passion exclusive qui les ensorcelle. D'une manière qu'ils ne contrôlent pas forcément, ils cherchent à redonner sens à leur existence. Et le chemin vers une hypothétique rédemption n'est hélas pavé ni d'or, ni de pétales de roses.

Zone de feu émeraude, qui se compose de sept nouvelles publiées originellement entre février 1986 et octobre 1987, offre un florilège de quelques-uns des thèmes de prédilection de l'auteur étasunien. « Dernière valse à Nadoka » nous emmène en Oklahoma, dans la plus parfaite illustration du bled. Un ancien musicien d'un groupe de rock'n'roll y fait escale pour tomber immédiatement sous la coupe d'une collection de machines à musique et pour y succomber à un coup de foudre aussi violent qu'irraisonné. Naturellement, le passé qu'il tente de fuir ne tarde pas à resurgir. Ainsi cette histoire, dont on retrouve un écho lointain dans Louisiana Breakdown (cf. la critique de Xavier Mauméjean dans le Bifrost n°49), tend à suggérer que l'amour physique, même s'il est intense, n'est pas forcément sans issue… fatale. « Exercice spirituel » prend racine en Nouvelle-Angleterre. Nous y découvrons un pasteur doté de pouvoirs surnaturels qui lui permettent, non seulement de déchiffrer les péchés de ses ouailles, mais également de les revivre. Entre l'individu et la communauté, le conflit des consciences trouvera un dénouement violent qui ne fera pas l'économie d'une plongée au cœur des ténèbres de l'âme humaine. « L'Aragne solaire » impose une toute autre ambiance. Le récit, qui alterne les propos d'un chercheur et de son épouse, se déroule dans une station spatiale scientifique orbitant dans le voisinage du soleil. Cependant, l'argument de départ est rapidement cantonné au rang de prétexte. En effet, la nouvelle n'est au final qu'un huis-clos où la métaphysique côtoie l'amour fusionnel contrarié, puis accepté. « Delta Sly Honey » s'inscrit nettement dans le champ du fantastique. Il s'agit d'une histoire de revenants qui prend pour décor la guerre du Vietnam. Et peu à peu le doute y cède la place à l'angoisse.

Mais le meilleur du recueil se trouve sans aucun doute dans les trois nouvelles qui — est-ce un hasard ? — puisent leur inspiration en Amérique centrale. « Zone de feu émeraude » et « L'Arcevoalo » sont deux textes qui rappelleront forcément l'ambiance hallucinée du roman La Vie en temps de guerre. Le premier est le récit d'une traque puis d'un affrontement. Un soldat américain perdu dans la jungle guatémaltèque est confronté à des déserteurs qui disent agir au nom de la Reine de la Forêt. Raison contre superstition, technologie contre force primitive magique ; le combat sera âpre et saisissant. Le second texte, quant à lui, propulse le lecteur dans un futur très lointain. Un conquistador est ressuscité par la forêt tropicale, devenue mutante après un conflit nucléaire généralisé. Tout ceci pour combattre le retour de son ennemi séculaire : l'homme. Jouet de forces (sur)naturelles qui le dépassent, le ressuscité devient également l'instrument de la vengeance de deux grandes familles (les Tuscanduva et les Valverde). Enfin, « Aymara » apparaît comme le point d'orgue de ce recueil. Lucius Shepard y fait montre de sa profonde connaissance des relations entre les États-Unis et l'Amérique latine. C'est l'occasion pour lui de relater une Histoire conflictuelle pétrie de haine mais aussi d'amour…

Si Zone de feu émeraude offre un aperçu fidèle de l'imaginaire de Lucius Shepard, il révèle également une œuvre hybride que l'auteur lui-même qualifie de fantasy, mais qu'il convient dans l'Hexagone, pour des raisons d'imagerie inadaptée, de rapprocher du réalisme magique. On a connu pire, comme rapprochement.

La Fin de la vie

[Critique commune à Le Chasseur de Jaguar et La fin de la vie.]

En 1987, la collection « Présence du Futur » publiait deux recueils regroupant l’essentiel des textes de Lucius Shepard parus depuis ses débuts d’écrivain professionnel. Composé d’une dizaine de nouvelles, ce double recueil demeure tout à fait caractéristique de la première période de production de l’auteur. Inscrivant sa littérature dans les pas des grandes figures de la littérature nord-américaine à la manière d’un Norman Mailer ou d’un Ernest Hemingway, Lucius Shepard est également l’héritier du réalisme magique cher à la littérature sud-américaine, tant son écriture mêle habilement fantastique et description d’un réel toujours très finement analysé.

De ses voyages (et plus globalement de ses expériences humaines), on l’a déjà dit et répété, Shepard a extrait un matériau d’une rare sincérité. D’ailleurs, un seul texte parmi les dix nouvelles proposées se déroule aux Etats-Unis. Dans « Comment chuchote et crie le vent à Madaket », un écrivain en crise est confronté, alors qu’il séjourne sur une petite île de la Côte Est, à un vent maléfique ; source à la fois d’inspiration et de tourments. Clin d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock, ce texte de facture assez classique est en tous points efficace. Dans la veine sud-américaine, on retiendra particulièrement « Le Chasseur de jaguar », nouvelle dans laquelle un modeste paysan d’origine indienne part chasser le jaguar afin de payer les dettes contractées par sa femme. Parabole sur la nécessité impérative de renouer avec les valeurs traditionnelles, ce texte est également une réflexion aigre-douce sur le devenir du couple et la nécessité d’entretenir la flamme fragile de l’amour. Atmosphère étouffante, sensualité exacerbée, écriture limpide, authenticité et simplicité du discours… un régal. « Mengele » est également un récit percutant, qu’il ne faudrait cependant pas trop déflorer sous peine d’en éventer toute la saveur. Le titre est suffisamment explicite et recèle déjà une grande part d’horreur. « Salvador » est un texte charnière dans l’œuvre de Shepard. Dans cette nouvelle, un GI, perdu avec sa section en plein cœur de la forêt équatoriale, revit le traumatisme de la guerre du Vietnam. Rencontre, ou télescopage, des deux univers favoris de Lucius Shepard (le sud-est asiatique et l’Amérique du Sud), cette nouvelle concentre une grande partie des thématiques shepardiennes : le traumatisme du Vietnam, que l’écrivain n’a pas connu en tant que soldat mais qu’il a couvert comme journaliste freelance, l’atmosphère étouffante de la forêt équatoriale, que l’auteur utilise souvent dans ses récits, par ailleurs toujours engagés, en prise avec la réalité sociopolitique des pays qu’il décrit.

Direction les Caraïbes avec « Corail noir » et « Le Conte du voyageur ». Dans le premier texte, un vétéran du Vietnam, exilé sur une petite île des Antilles, perd pied peu à peu avec la réalité après avoir fumé de ce fameux corail noir dont les autochtones sont friands. Une nouvelle tenue à bout de bras par le personnage principal (parfaitement insupportable). La chute est un vrai régal. « Le Conte du voyageur » est également l’un des grands moments de lecture de ce double recueil. Un Américain, qui vit une paisible retraite sur une petite île de la mer des Caraïbes, croise le chemin d’une entité extraterrestre exilée sur Terre depuis plusieurs décennies à la suite du crash de son vaisseau. La grande force de Shepard est de faire de ce texte, au scénario digne d’une série Z, une nouvelle poignante, diffusant un spleen incroyable. Ceux qui ont lu Andrew Weiner pourront faire le parallèle avec l’excellent « Devenir indigène ».

Dans la poignée de nouvelles qui restent, on passera rapidement sur « La Nuit du bhairab blanc », dans laquelle un hippie patenté, exilé au Népal, est confronté à quelques esprits plus ou moins maléfiques, pour se concentrer sur « Leçon espagnole » et « L’Homme qui peignit le dragon Griaule ». Dans la première, un jeune Américain, qui se pique de devenir écrivain et s’initie à la vie de bohème sur la côte espagnole, fait la rencontre d’un couple étrange qui semble sortir tout droit d’une dimension parallèle. Leur histoire, triste et pathétique, bouleversera sa conception de la vie. Dans la seconde, Shepard flirte avec la fantasy, un genre qu’il ne pratique guère et qui pourtant lui réussit fort bien. L’auteur nous entraîne dans une contrée entièrement imaginaire où repose un dragon géant. L’animal se fond avec le paysage dans un processus de fusion qui dure depuis plusieurs siècles déjà, à tel point que les hommes ont élu domicile sur son dos et qu’un véritable écosystème s’est développé en symbiose avec son corps. Jusqu’au jour où les hommes projettent de se débarrasser de l’encombrant dragon. Le projet n’est rien moins que de peindre Griaule, afin de l’empoisonner progressivement grâce aux substances contenues dans la peinture. Assez éloigné de l’univers habituel de Shepard, mais pas forcément de ses thématiques favorites, ce texte d’une rare beauté diffuse une mélancolie indescriptible.

Qualité d’écriture et authenticité sont les maîtres mots de la prose shepardienne. L’écriture est souple, fluide, élégante, d’une grande richesse lexicale, à mille lieux des techniques enseignées dans les ateliers d’écriture américains, étape par laquelle l’auteur est pourtant passé. C’est beau, efficace, imagé. Lorsque Shepard écrit, l’imaginaire de l’auteur s’impose avec une grande netteté, le parfum d’une fleur vous envahit, la beauté d’un paysage vous transperce, et lorsque ça saigne vous percevez avec acuité la douleur. Rares sont les auteurs à disposer d’une telle plume, dans les mauvais genres aussi bien qu’en littérature générale. Quel regret que Lucius Shepard ne soit pas davantage réédité.

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