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Trames

On ne présente plus Iain M. Banks au sein du cercle restreint des amateurs de S-F. L'écrivain britannique qui œuvre aussi en littérature générale (sans le « M »), est le créateur de la Culture, une vaste civilisation panhumaine futuriste (encore que la question puisse se poser) qui se définit comme étant tolérante, anarchiste et hédoniste. Il a ainsi contribué à dépoussiérer le space opera de grand-papa en prenant un malin plaisir à gauchir les figures imposées et les stéréotypes de ce sous-genre, tout en introduisant une bonne mesure d'ironie dans des intrigues qui, trop souvent, se cantonnaient à un premier degré simpliste. Et tout ceci sans renier ce qui fonde le space opera : le sense of wonder. Pour toutes ces raisons, nombreux sont ceux qui vouent à Banks un culte, que l'auteur de cette chronique n'est pas loin de partager entièrement, il le confesse.

La parution de Trames (Matter en anglais, déjà critiqué par Patrick Imbert dans le Bifrost 50 d'après VO, mais quand on aime, hein ?) est donc considérée comme un événement d'une ampleur quasi cosmique dans un milieu de la S-F sclérosé par les space operas militaristes et autres redites nostalgiques à peine relookées par le qualificatif « new » (cf. plus loin l'article de Sylvie Denis). Evidemment, reste à établir si ce nouvel opus est à la hauteur de l'attente qu'il a suscitée. C'est généralement à ce stade que les choses se gâtent…

Les prémisses de Trames sont engageantes. On retrouve d'entrée tous les éléments qui font de la Culture un univers hautement addictif : l'humour, des qualités d'écriture indéniables et de la démesure. Sur ce dernier point, Trames ne déçoit pas. Le nœud de l'intrigue prend en effet place dans un monde dont le gigantisme n'a rien à envier aux VSG et aux orbitales culturiennes. Sursamen est ce que l'on appelle un monde gigogne. Imaginez une succession de coques supportées par des piliers cyclopéens qui délimitent quatorze niveaux, éclairés par des Roulétoiles et des Fixétoiles, et qui englobent un noyau métallique de quatorze cents kilomètres de diamètre et une machinerie complexe. Tel est Sursamen, et c'est bien la seule chose certaine. Pour le reste, on en est réduit aux conjectures. Quid de la destination finale des mondes gigognes — car il en existe d'autres — et du devenir de leurs bâtisseurs, les Involucrae ? Les problèmes que posent ces questions demeurent insolubles. D'autant plus qu'entre-temps, une autre espèce, elle-même disparue, a détruit une grande partie de l'œuvre des Involucrae. Objet de fascination et de convoitise, les mondes gigognes sont aussi appelés les Mondes-Massacres en raison des pièges mortels qu'ils cachent en leur sein. Et ils recèlent sans doute de nombreux autres secrets.

Avec un tel canevas, Iain M. Banks aurait pu développer le récit d'un affrontement d'une ampleur cosmique entre plusieurs puissances stellaires, avec coups de théâtre et révélations à la clé. C'était d'autant plus aisé qu'il ajoute à Trames une profondeur de champ et un foisonnement qui n'existait pas dans ses précédents romans. Toutefois, s'il n'écarte pas totalement cet axe, Iain M. Banks le délaisse délibérément pour consacrer l'essentiel du récit à une dramaturgie de nature plus intime. L'enjeu du roman se focalise ainsi sur les niveaux 8 et 9 de Sursamen qui sont le théâtre d'une guerre entre deux peuples humanoïdes : les Sarles et les Deldeynes. Au début du roman, Hausk, le souverain bien aimé des Sarles, est assassiné avec cruauté, à l'issue d'une bataille victorieuse, par son fidèle ami, Tyl Loesp, pour le motif le plus ancien du monde : le pouvoir. Le fils aîné du monarque, Ferbin, donné pour mort pendant la bataille, assiste fortuitement à cette mise à mort. Ne se sentant pas de taille à s'opposer à Tyl Loesp, il entreprend un voyage qui doit le mener dans la Culture, auprès de sa sœur Anaplian, qui est devenue un agent de Circonstances Spéciales. Pendant ce temps, le régicide devient le régent et le tuteur d'Oramen, le fils cadet du roi, dont on se doute bien que l'espérance de vie ne sera pas très longue. Vengeance, hubris, manipulation, complot ; l'intrigue semble désormais toute tracée. Pourtant, Banks prend son temps pour la développer et il fait le choix de nous embarquer dans un périple mollasson, des tréfonds de Sursamen aux profondeurs de l'espace. Un voyage forcément initiatique qui va permettre à Ferbin de gagner en maturité, mais que Iain M. Banks surcharge de longues descriptions et de digressions en forme de flash-back. Il aligne une galerie impressionnante de personnages aux physionomies étranges qui apparaissent et disparaissent au gré de son bon vouloir, sans que l'on comprenne quel rôle ils jouent exactement dans le déroulement de l'histoire. Il peuple la galaxie d'une multitude d'espèces aliènes et en complexifie les hiérarchies sans pour autant s'attacher à leur donner de l'épaisseur. Il fait défiler des lieux grandioses — le Monde-Nid Morthanveldes est une autre merveille du roman — comme autant de clichés pris fugitivement entre deux étapes d'un voyage d'agrément. Bref, il ouvre de nombreuses pistes sans vraiment toutes les explorer. Malgré la profondeur de champ et le foisonnement, force est de constater que tout ceci n'apporte finalement pas grand-chose à une intrigue qui se dénoue au pas de charge dans les cent dernières pages. Certes, le dénouement est bouleversant. Cependant, cela ne suffit pas à faire oublier tout ce qui irrite auparavant, en particulier les longueurs et l'aspect superflu d'une grande partie du décor et des protagonistes.

Trames se révèle donc décevant au regard des précédents volumes du cycle. Toutefois, un roman de Iain M. Banks, même décevant, demeure un excellent moment de lecture. Pour cette raison, il sera beaucoup pardonné à l'écrivain britannique. Mais il ne faudrait pas qu'il abuse trop longtemps de notre mansuétude.

Plus morts que morts-vivants

« Bruckman découvrit, pour la première fois, que Wernecke était un vampire quand ils se rendirent à la carrière, ce matin-là. »

Dans un camp de concentration nazi, un déporté réalise que l'un de ses compagnons de souffrance est un vampire. À l'horreur quotidienne vient désormais s'ajouter une terreur indicible qui ébranle ses ultimes barrières mentales. Combien de temps tiendra-t-il à ce régime ?

À partir de ce synopsis minimaliste, Jack Dann et Gardner Dozois brodent une longue nouvelle dont l'atmosphère angoissante s'impose comme une évidence. Le texte, paru initialement dans la revue Fiction (pas l'anthologie d'André-François Ruaud, mais bien la revue d'origine), a figuré également au sommaire du second volume de l'anthologie Trois saigneurs de la nuit édité jadis chez Néo. Il ne s'agit donc en rien d'une nouveauté. En effet, comme à leur habitude, les éditions Baleine ont exhumé un texte tombé dans l'oubli ; travail qu'ils monnaient fort cher au passage. À force de tondre le mouton, cette maison que l'on a connue plus flamboyante ne risque-t-elle pas de lui entamer l'os ? À défaut d'une réponse satisfaisante, intéressons-nous au texte.

Plus morts que morts-vivants est une nouvelle qui laisse quelque peu dubitatif. Non pas que son sujet paraisse choquant ou nauséabond — sur ce point, le propos s'affranchit de toute complaisance. En fait, c'est l'effet recherché qui provoque irrésistiblement le scepticisme. Dans une postface brève et argumentée, le traducteur du texte, Jacques Finné, nous explique que Gardner Dozois et Jack Dann s'inscrivent dans un courant qui vise à réhabiliter le mythe vampirique en usant d'un biais : celui de la relativité des maux. Autrement dit, pour « revivifier » le mythe, les deux complices ont mis en place un dispositif tordu, plaçant sur le même plan deux créations mortifères de l'esprit humain : le camp de concentration et le vampire. Cependant, le procédé accuse deux faiblesses qui le disqualifient de manière rédhibitoire. D'une part, la comparaison s'avère d'emblée biaisée puisqu'elle met en parallèle les conséquences d'un fait réel, authentifié par de nombreux témoignages et faisant l'objet de débats d'historiens, et les effets d'une croyance ne reposant sur nul autre fondement que ceux de la superstition et du folklore. L'Histoire versus la fiction, en somme. De quoi atténuer sérieusement l'effet recherché et, par la même occasion, de quoi entamer le capital de crédulité du lecteur. D'autre part, le génocide est un événement trop proche de nous, trop présent dans les mémoires, pour faire l'objet de fantasmes d'une ampleur équivalente à ceux induits par l'Inquisition, par exemple. À l'instar de l'eau et de l'huile, les composantes de Plus morts que morts-vivants se côtoient sans vraiment bouleverser les frontières entre la réalité et la fiction.

Alors que reste-t-il à nous mettre sous la dent ? D'abord, un récit fantastique très classique dont il convient de saluer la chute inattendue, et le traitement assez convaincant de l'ambiance oppressive et oppressante d'un camp nazi. Une restitution qui ne soutient évidemment pas la comparaison, en matière de devoir de mémoire, avec la littérature de la Shoah. Pour terminer, on encouragera tout de même les éventuels lecteurs, attirés par ce genre de récit, à mettre à profit la liste d'auteurs suggérés par Jacques Finné en fin d'ouvrage. Un coup d'œil, ça ne coûte rien.

Les Fils de l'air

[Critique commune à Secret ADN, Steppe Rouge et Les Fils de l'air.]

Promotion sur le Heliot ! Derrière cette affirmation péremptoire, un tantinet provocante, se cache un constat : Johan Heliot se consacre de plus en plus à la littérature jeunesse. En dehors de quelques nouvelles lâchées ici ou là (voir l'anthologie Dragons au sommaire de ce numéro) et d'un roman noir édité au Rocher (Passé censuré), genre qui semble attirer incontestablement l'auteur lorrain, c'est un euphémisme de dire que Johan Heliot se fait rare pour les amateurs d'une littérature plus « adulte » (ceci étant, nos informateurs nous signalent qu'Heliot travaille en ce moment même sur un ambitieux roman pour la collection « Rendez-vous ailleurs » du Fleuve Noir, mais chut…). Pas moins de trois (courts) romans destinés à l'adolescence constituent son actualité dans le domaine qui nous intéresse. Et même si la mention « tout lecteur » apparaît sur la quatrième de couverture, il semble légitime de s'interroger sur l'intérêt de lire ces livres ou à défaut d'aiguiller d'éventuelles connaissances juvéniles / membres mineurs de sa famille / élèves (entourez la proposition qui vous convient) vers l'un d'entre eux.

Avec Secret ADN, nous sommes en terrain connu. Ce court roman renoue en effet avec le futur sécuritaire d'Ados sous contrôle (même éditeur, même collection, un livre qui doit bien fonctionner puisqu'il vient tout juste d'être réédité, deux ans après sa première édition). Il en reprend également les personnages principaux : Lou et Erwan. La science-fiction s'inscrit dans les codes de l'anticipation ; le léger décalage dans l'avenir ayant pour objectif de dénoncer les dérives qui sont en germe ici et maintenant. Amours adolescents, intrigue fléchée, psychologie à l'étiage, rythme survitaminé, sentimentalisme à fleur de peau, rebondissements prévisibles, Johan Heliot ne craint pas d'aligner les clichés les plus éculés et les procédés narratifs les plus conventionnels. En cela, il fait montre d'une indéniable connaissance de son cœur de cible. Et pourtant, cette routine finit par agacer, d'autant plus que le dénouement s'avère bâclé. À tout ceci vient s'ajouter un propos guère convaincant qui peut se résumer en une seule formule : le fichage génétique, c'est pas bien ! Le message manque singulièrement de subtilité. Certes, l'écrivain s'interroge à raison sur la restriction des libertés qui découle des pratiques sécuritaires de fichage et de traçabilité. Hélas, il opte pour une approche frontale qui vient plomber une intrigue déjà pataude. Ainsi, l'espace d'un livre, et ceci de manière inattendue, Johan Heliot fait resurgir ce défaut récurrent de la S-F française : le militantisme. Bref, passons…

Avec Steppe rouge, on aborde l'autre grand versant de l'Imaginaire : la fantasy. Même si l'histoire de la Russie fournit quelques éléments du décor de ce roman, le récit fait surtout son miel des contes slaves. Le synopsis est simple, pour ne pas dire simpliste : des chasseurs de monstres menés par un prince orgueilleux sont assiégés, le temps d'une nuit, dans une isba isolée en forêt. Le serviteur fidèle à son maître, la jeune fille aveugle (elle sait toutefois lire dans le secret de l'âme), le jeune garçon courageux et débrouillard, quelques seconds couteaux, un cosaque impétueux, une foultitude de monstres empruntés au folklore slave et Baba-Yaga en guest star, Johan Heliot use une nouvelle fois des clichés les plus évidents. Il le fait toutefois ici avec un professionnalisme éprouvé, mettant efficacement à profit toutes les opportunités qui s'ouvrent à lui, et trouvant le dosage idéal entre scènes d'action et de suspense. Bref, Steppe rouge est un roman rondement mené où l'écrivain fait montre de son savoir-faire avec panache.

Avec Les Fils de l'air, on se prend à espérer le meilleur, l'uchronie étant le point fort de l'auteur. Hélas, à la lecture de l'ouvrage, notre enthousiasme est vite refroidi. La fuite aux Etats-Unis du roi Louis XVI et de sa famille sert de divergence initiale à une intrigue légère qui prend comme narrateur la fille aînée de l'ancien monarque absolu. Cependant, que les choses soient claires : si Johan Heliot prend le parti de réécrire l'Histoire, c'est avec l'intention de distraire son lectorat. Il ne s'embarrasse guère de la vraisemblance historique (ce qui surprend, surtout de la part d'un ancien professeur d'histoire), et se cantonne strictement aux effets ludiques qu'il peut tirer du réagencement des événements. En conséquence, peu importe si la causalité historique alternative paraît tirée par les cheveux. Peu importe si l'évolution psychologique des personnages historiques ne convainc pas vraiment. L'essentiel demeure de s'amuser. À l'instar des Aventures du nomade du temps Oswald Bastable (sous la plume de Michael Moorcock), Les Fils de l'air se présente ainsi comme une friandise sans conséquence. Malheureusement, le roman souffre d'un grave déséquilibre ; un peu comme si Johan Heliot avait couru plusieurs lièvres à la fois. Ceci est surtout visible dans les quatrième et cinquième parties. Les événements s'y précipitent irrésistiblement et le propos de l'auteur se fait plus confus. Il hésite entre le récit utopique — la naissance de l'Acadia — et la charge anti-napoléonienne, pour en définitive opter pour un mélange des deux qui s'avère le pire des choix. Et ce n'est pas le dénouement précipité qui contredit cette fâcheuse impression. Dommage…

Au final, on ne retiendra de ces trois romans que Steppe rouge — tant pour son souffle épique que pour son mélange réussi de suspense et d'aventure. Et on attendra le grand retour de l'auteur dans le domaine « adulte », en espérant qu'il se donnera le temps nécessaire à l'élaboration d'un livre mené de bout en bout.

Steppe rouge

[Critique commune à Secret ADN, Steppe Rouge et Les Fils de l'air.]

Promotion sur le Heliot ! Derrière cette affirmation péremptoire, un tantinet provocante, se cache un constat : Johan Heliot se consacre de plus en plus à la littérature jeunesse. En dehors de quelques nouvelles lâchées ici ou là (voir l'anthologie Dragons au sommaire de ce numéro) et d'un roman noir édité au Rocher (Passé censuré), genre qui semble attirer incontestablement l'auteur lorrain, c'est un euphémisme de dire que Johan Heliot se fait rare pour les amateurs d'une littérature plus « adulte » (ceci étant, nos informateurs nous signalent qu'Heliot travaille en ce moment même sur un ambitieux roman pour la collection « Rendez-vous ailleurs » du Fleuve Noir, mais chut…). Pas moins de trois (courts) romans destinés à l'adolescence constituent son actualité dans le domaine qui nous intéresse. Et même si la mention « tout lecteur » apparaît sur la quatrième de couverture, il semble légitime de s'interroger sur l'intérêt de lire ces livres ou à défaut d'aiguiller d'éventuelles connaissances juvéniles / membres mineurs de sa famille / élèves (entourez la proposition qui vous convient) vers l'un d'entre eux.

Avec Secret ADN, nous sommes en terrain connu. Ce court roman renoue en effet avec le futur sécuritaire d'Ados sous contrôle (même éditeur, même collection, un livre qui doit bien fonctionner puisqu'il vient tout juste d'être réédité, deux ans après sa première édition). Il en reprend également les personnages principaux : Lou et Erwan. La science-fiction s'inscrit dans les codes de l'anticipation ; le léger décalage dans l'avenir ayant pour objectif de dénoncer les dérives qui sont en germe ici et maintenant. Amours adolescents, intrigue fléchée, psychologie à l'étiage, rythme survitaminé, sentimentalisme à fleur de peau, rebondissements prévisibles, Johan Heliot ne craint pas d'aligner les clichés les plus éculés et les procédés narratifs les plus conventionnels. En cela, il fait montre d'une indéniable connaissance de son cœur de cible. Et pourtant, cette routine finit par agacer, d'autant plus que le dénouement s'avère bâclé. À tout ceci vient s'ajouter un propos guère convaincant qui peut se résumer en une seule formule : le fichage génétique, c'est pas bien ! Le message manque singulièrement de subtilité. Certes, l'écrivain s'interroge à raison sur la restriction des libertés qui découle des pratiques sécuritaires de fichage et de traçabilité. Hélas, il opte pour une approche frontale qui vient plomber une intrigue déjà pataude. Ainsi, l'espace d'un livre, et ceci de manière inattendue, Johan Heliot fait resurgir ce défaut récurrent de la S-F française : le militantisme. Bref, passons…

Avec Steppe rouge, on aborde l'autre grand versant de l'Imaginaire : la fantasy. Même si l'histoire de la Russie fournit quelques éléments du décor de ce roman, le récit fait surtout son miel des contes slaves. Le synopsis est simple, pour ne pas dire simpliste : des chasseurs de monstres menés par un prince orgueilleux sont assiégés, le temps d'une nuit, dans une isba isolée en forêt. Le serviteur fidèle à son maître, la jeune fille aveugle (elle sait toutefois lire dans le secret de l'âme), le jeune garçon courageux et débrouillard, quelques seconds couteaux, un cosaque impétueux, une foultitude de monstres empruntés au folklore slave et Baba-Yaga en guest star, Johan Heliot use une nouvelle fois des clichés les plus évidents. Il le fait toutefois ici avec un professionnalisme éprouvé, mettant efficacement à profit toutes les opportunités qui s'ouvrent à lui, et trouvant le dosage idéal entre scènes d'action et de suspense. Bref, Steppe rouge est un roman rondement mené où l'écrivain fait montre de son savoir-faire avec panache.

Avec Les Fils de l'air, on se prend à espérer le meilleur, l'uchronie étant le point fort de l'auteur. Hélas, à la lecture de l'ouvrage, notre enthousiasme est vite refroidi. La fuite aux Etats-Unis du roi Louis XVI et de sa famille sert de divergence initiale à une intrigue légère qui prend comme narrateur la fille aînée de l'ancien monarque absolu. Cependant, que les choses soient claires : si Johan Heliot prend le parti de réécrire l'Histoire, c'est avec l'intention de distraire son lectorat. Il ne s'embarrasse guère de la vraisemblance historique (ce qui surprend, surtout de la part d'un ancien professeur d'histoire), et se cantonne strictement aux effets ludiques qu'il peut tirer du réagencement des événements. En conséquence, peu importe si la causalité historique alternative paraît tirée par les cheveux. Peu importe si l'évolution psychologique des personnages historiques ne convainc pas vraiment. L'essentiel demeure de s'amuser. À l'instar des Aventures du nomade du temps Oswald Bastable (sous la plume de Michael Moorcock), Les Fils de l'air se présente ainsi comme une friandise sans conséquence. Malheureusement, le roman souffre d'un grave déséquilibre ; un peu comme si Johan Heliot avait couru plusieurs lièvres à la fois. Ceci est surtout visible dans les quatrième et cinquième parties. Les événements s'y précipitent irrésistiblement et le propos de l'auteur se fait plus confus. Il hésite entre le récit utopique — la naissance de l'Acadia — et la charge anti-napoléonienne, pour en définitive opter pour un mélange des deux qui s'avère le pire des choix. Et ce n'est pas le dénouement précipité qui contredit cette fâcheuse impression. Dommage…

Au final, on ne retiendra de ces trois romans que Steppe rouge — tant pour son souffle épique que pour son mélange réussi de suspense et d'aventure. Et on attendra le grand retour de l'auteur dans le domaine « adulte », en espérant qu'il se donnera le temps nécessaire à l'élaboration d'un livre mené de bout en bout.

Secret ADN

[Critique commune à Secret ADN, Steppe Rouge et Les Fils de l'air.]

Promotion sur le Heliot ! Derrière cette affirmation péremptoire, un tantinet provocante, se cache un constat : Johan Heliot se consacre de plus en plus à la littérature jeunesse. En dehors de quelques nouvelles lâchées ici ou là (voir l'anthologie Dragons au sommaire de ce numéro) et d'un roman noir édité au Rocher (Passé censuré), genre qui semble attirer incontestablement l'auteur lorrain, c'est un euphémisme de dire que Johan Heliot se fait rare pour les amateurs d'une littérature plus « adulte » (ceci étant, nos informateurs nous signalent qu'Heliot travaille en ce moment même sur un ambitieux roman pour la collection « Rendez-vous ailleurs » du Fleuve Noir, mais chut…). Pas moins de trois (courts) romans destinés à l'adolescence constituent son actualité dans le domaine qui nous intéresse. Et même si la mention « tout lecteur » apparaît sur la quatrième de couverture, il semble légitime de s'interroger sur l'intérêt de lire ces livres ou à défaut d'aiguiller d'éventuelles connaissances juvéniles / membres mineurs de sa famille / élèves (entourez la proposition qui vous convient) vers l'un d'entre eux.

Avec Secret ADN, nous sommes en terrain connu. Ce court roman renoue en effet avec le futur sécuritaire d'Ados sous contrôle (même éditeur, même collection, un livre qui doit bien fonctionner puisqu'il vient tout juste d'être réédité, deux ans après sa première édition). Il en reprend également les personnages principaux : Lou et Erwan. La science-fiction s'inscrit dans les codes de l'anticipation ; le léger décalage dans l'avenir ayant pour objectif de dénoncer les dérives qui sont en germe ici et maintenant. Amours adolescents, intrigue fléchée, psychologie à l'étiage, rythme survitaminé, sentimentalisme à fleur de peau, rebondissements prévisibles, Johan Heliot ne craint pas d'aligner les clichés les plus éculés et les procédés narratifs les plus conventionnels. En cela, il fait montre d'une indéniable connaissance de son cœur de cible. Et pourtant, cette routine finit par agacer, d'autant plus que le dénouement s'avère bâclé. À tout ceci vient s'ajouter un propos guère convaincant qui peut se résumer en une seule formule : le fichage génétique, c'est pas bien ! Le message manque singulièrement de subtilité. Certes, l'écrivain s'interroge à raison sur la restriction des libertés qui découle des pratiques sécuritaires de fichage et de traçabilité. Hélas, il opte pour une approche frontale qui vient plomber une intrigue déjà pataude. Ainsi, l'espace d'un livre, et ceci de manière inattendue, Johan Heliot fait resurgir ce défaut récurrent de la S-F française : le militantisme. Bref, passons…

Avec Steppe rouge, on aborde l'autre grand versant de l'Imaginaire : la fantasy. Même si l'histoire de la Russie fournit quelques éléments du décor de ce roman, le récit fait surtout son miel des contes slaves. Le synopsis est simple, pour ne pas dire simpliste : des chasseurs de monstres menés par un prince orgueilleux sont assiégés, le temps d'une nuit, dans une isba isolée en forêt. Le serviteur fidèle à son maître, la jeune fille aveugle (elle sait toutefois lire dans le secret de l'âme), le jeune garçon courageux et débrouillard, quelques seconds couteaux, un cosaque impétueux, une foultitude de monstres empruntés au folklore slave et Baba-Yaga en guest star, Johan Heliot use une nouvelle fois des clichés les plus évidents. Il le fait toutefois ici avec un professionnalisme éprouvé, mettant efficacement à profit toutes les opportunités qui s'ouvrent à lui, et trouvant le dosage idéal entre scènes d'action et de suspense. Bref, Steppe rouge est un roman rondement mené où l'écrivain fait montre de son savoir-faire avec panache.

Avec Les Fils de l'air, on se prend à espérer le meilleur, l'uchronie étant le point fort de l'auteur. Hélas, à la lecture de l'ouvrage, notre enthousiasme est vite refroidi. La fuite aux Etats-Unis du roi Louis XVI et de sa famille sert de divergence initiale à une intrigue légère qui prend comme narrateur la fille aînée de l'ancien monarque absolu. Cependant, que les choses soient claires : si Johan Heliot prend le parti de réécrire l'Histoire, c'est avec l'intention de distraire son lectorat. Il ne s'embarrasse guère de la vraisemblance historique (ce qui surprend, surtout de la part d'un ancien professeur d'histoire), et se cantonne strictement aux effets ludiques qu'il peut tirer du réagencement des événements. En conséquence, peu importe si la causalité historique alternative paraît tirée par les cheveux. Peu importe si l'évolution psychologique des personnages historiques ne convainc pas vraiment. L'essentiel demeure de s'amuser. À l'instar des Aventures du nomade du temps Oswald Bastable (sous la plume de Michael Moorcock), Les Fils de l'air se présente ainsi comme une friandise sans conséquence. Malheureusement, le roman souffre d'un grave déséquilibre ; un peu comme si Johan Heliot avait couru plusieurs lièvres à la fois. Ceci est surtout visible dans les quatrième et cinquième parties. Les événements s'y précipitent irrésistiblement et le propos de l'auteur se fait plus confus. Il hésite entre le récit utopique — la naissance de l'Acadia — et la charge anti-napoléonienne, pour en définitive opter pour un mélange des deux qui s'avère le pire des choix. Et ce n'est pas le dénouement précipité qui contredit cette fâcheuse impression. Dommage…

Au final, on ne retiendra de ces trois romans que Steppe rouge — tant pour son souffle épique que pour son mélange réussi de suspense et d'aventure. Et on attendra le grand retour de l'auteur dans le domaine « adulte », en espérant qu'il se donnera le temps nécessaire à l'élaboration d'un livre mené de bout en bout.

Dragons

Issue d'un appel à textes ouvert aux écrivains confirmés et débutants, l'anthologie Dragons compte dix-huit nouvelles. Confessons immédiatement notre curiosité sur un point : de quelle façon les heureux élus sont-ils parvenus à s'affranchir d'un des thèmes les plus rebattus de la fantasy, la seule mention du nom « dragon » déclenchant illico une compulsion d'achat chez les esprits les plus influençables ?

Avant toute chose, ouvrons une parenthèse. Les anthologies francophones sont suffisamment rares pour qu'on se penche sur leur berceau sans jouer à la marâtre. Au pire, elles ont le mérite d'offrir un aperçu sur l'Imaginaire (S-F, fantasy et fantastique) dans l'Hexagone. Au mieux, en dressant un état des lieux partiel et a fortiori partial, elles peuvent réserver quelques bonnes surprises. Cependant, le premier étonnement n'est pas vraiment à l'endroit où on l'attend. En effet, la sélection de l'anthologiste, ici curieusement aux abonnés absents, est livrée brut de décoffrage (aucune introduction, aucun paratexte, rien, que dalle). À charge pour le lecteur, un tant soit peu curieux, de boucher les trous notamment en ce qui concerne les auteurs (qui ne sont pas présentés), même si certains ne sont pas du tout des inconnus, d'imaginer le paratexte et tout le toutim… Ceci ayant été dit, attaquons-nous aux textes.

On pouvait nourrir des craintes quant au résultat, le sujet se prêtant très facilement aux médiévaleries de pacotille et aux pires clichés du genre. On n'y échappe d'ailleurs pas complètement puisque quelques contributions plongent des deux pieds dans ce terreau propice aux mauvaises herbes. Ainsi Robin Tecon, crédité au sommaire mais absent en quatrième de couverture (coquille ou acte manqué ?), nous assène une énième variation de ce genre, alourdie de surcroît par un humour téléphoné et une écriture banale. C'est un peu moins fâcheux avec Eudes Hartemann et David Camus. Le premier s'en tire grâce au ton malicieux de son histoire qui contribue à atténuer la faiblesse du dénouement et la banalité de son inspiration. Le second réinvestit le contexte historique de ses propres romans (le cycle du Roman de la Croix chez Robert Laffont) et brode là-dessus une intrigue poussive qui s'impose surtout par son ambiance « fin de règne en Terre Sainte ». Terminons avec Virginie Bétruger dont la nouvelle, sans véritable surprise, se conclut par quelques images d'une violence convenue. Bref, jusque-là, il n'y a pas de quoi empapaouter un hennin.

Fort heureusement, une deuxième vague d'auteurs fait le choix du décalage en investissant d'autres manifestations, historique ou symbolique, de la « dragonitude », si on veut bien nous pardonner ce néologisme piteux. Pour le meilleur et pour le pire, il faut en convenir. Passons rapidement sur la nouvelle de Philippe Guillaut, un texte lourd et anecdotique, et sur celle de Charlotte Bousquet, une boursouflure à prétention poétique, par chance courte, pour nous consacrer aux autres textes. Johan Heliot acquitte honorablement, mais sans éclat, son tribut à la mythologie états-unienne et au roman noir avec un récit dont on peut juger malheureusement la conclusion un tantinet précipitée. Frédéric Jaccaud génère indéniablement une atmosphère « Grande Guerre » très convaincante. Sa nouvelle à deux voix manque toutefois du petit détail qui emporte définitivement l'adhésion. C'est finalement Estelle Faye qui ravit le morceau avec une histoire maritime d'une noirceur fort réjouissante. Incontestablement, une des meilleures nouvelles du recueil.

Immergés dans cette deuxième vague, deux auteurs se démarquent avec plus ou moins de bonheur de leurs camarades. Si le texte de Jean-Claude Bologne, un conte enfantin à la balourdise agaçante, tombe comme un bulot dans le caviar, celui de Ugo Bellagamba apparaît plus convaincant. L'auteur s'avance masqué, ne dévoilant son propos qu'au dernier moment. Et le lecteur de découvrir ainsi une nouvelle de science-fiction dont la tonalité n'est pas sans rappeler, tout à fait subjectivement, certaines pages de Roger Zelazny.

Reste le plus intéressant : les écrivains ayant réussi à investir le sujet avec leur propre thématique pour mieux le dépasser. Passons rapidement sur la nouvelle de Fabrice Colin, dont le propos anorexique ne provoque qu'un mol émoi. En revanche, Thomas Day nous étonne avec un récit profondément humain, c'est-à-dire dépourvu de gloriole et de pathos. Une sorte de fantasy « roots » qui rechercherait l'authenticité en dépouillant le genre de la charge archétypale de ses composantes. De son côté, Mélanie Fazi parvient à susciter l'émotion et le trouble avec une histoire étrange à l'ambiance old-school très réussie. Sans surprise, Jérôme Noirez nous régale d'un récit où sont convoqués la fine fleur des clichés sur la Collaboration française et le nazisme. Sa nouvelle est écrite dans une langue charnue, imagée et fort drôle qui suscite un ricanement incoercible. On en redemande ! Cela tombe bien puisque Francis Berthelot, dans un registre radicalement différent, nous émeut avec l'histoire d'une amitié contre-nature.

Un ultime regret avant d'achever cette chronique : le choix des nouvelles d'ouverture et de clôture. Là où François Fierobe se contente d'une nouvelle à la tournure didactique pesante, ne faisant rien d'autre que clore le sujet, voire le momifier au lieu de le revivifier, Daylon introduit une véritable rupture avec un texte sans concession qui s'apparente à un uppercut narratif et esthétique. Rien de mieux pour briser le cycle et impulser au motif du dragon un nouvel élan. Faire du neuf avec du vieux, en quelque sorte.

L'anthologie Dragons souffle donc le chaud et le froid. On a du mal à discerner le fil directeur qui a présidé à la réunion et à l'ordonnancement surprenant, voire déroutant, des diverses nouvelles. Et si au final l'anthologie emporte l'adhésion, c'est essentiellement grâce à une poignée de textes, tous dus à la plume d'auteurs confirmés, à deux exceptions près. Enfin, une question reste en suspens : y a-t-il un anthologiste pour assumer le dilettantisme fâcheux du projet ?

La Rédemption du marchand de sable

Killjoy est un tueur en série. Pendant des années, il a tué des enfants, les étouffant dans leur sommeil avec un oreiller. Il semble chercher maintenant la rédemption, kidnappant des enfants maltraités pour les « offrir » aux familles de ses victimes. Il est fou, indubitablement. Il suffit pour s'en convaincre de lire les lettres, petits joyaux déviants d'humour (très) noir, qu'il écrit à Eddie Whitt, le père de sa première victime. Eddie, que la police soupçonne encore parfois d'être le tueur, et dont la femme est devenue folle ; Eddie, qui n'accepte pas le début de retour en grâce de l'ancien tueur en série, désormais présenté par les médias comme un sauveur d'enfants tentant d'expier ses fautes passées ; Eddie, qui plus que jamais reste déterminé à débusquer l'assassin de sa fille…

Car plutôt que de se conformer à ce que tous attendent de lui, plutôt que d'endosser le rôle d'une victime qui n'aurait d'autre choix que de subir ou surmonter ses épreuves, Eddie s'est mis en chasse. Cinq ans durant, avec le soutien paternaliste et condescendant de son ancien marine de beau-père, il a traqué Killjoy. Cinq ans durant, espérant comprendre ses agissements et ses motivations, il a peu à peu lâché prise pour mieux se livrer au tueur qui joue avec lui et le pousse lentement mais sûrement vers la folie. C'est que Killjoy ne semble pouvoir trouver sa rédemption que dans la damnation d'Eddie. Et celui-ci en vient à ne plus percevoir le monde qu'à travers la relation de plus en plus trouble qui le lie à Killjoy, à ne plus voir des gens qui l'entourent que la faille, le déséquilibre au cœur de leur personnalité.

Et c'est devant un parterre de « fous ordinaires », au rythme des lettres que Killjoy écrit à Whitt, que Tom Piccirilli orchestre ces deux folies, chorégraphie leur valse lente autour de l'axe faussé de la paternité. Paternité d'Eddie, qui a perdu un enfant, en a refusé un autre, et — déclarant à la presse à propos du tueur : « Il a tué mon bonheur » — a baptisé Killjoy ; paternité de Killjoy, qui en lui enlevant son enfant a donné naissance au nouvel Eddie Whitt, et en se rapprochant de lui, en lui écrivant, en lui imposant sa présence invisible mais écrasante, l'éduque, le guide, le façonne. Et Eddie se prête au jeu, espionne les familles des autres victimes, cherche à comprendre les motivations de Killjoy, mets ses pas dans les pas du tueur… Son dernier ancrage reste Freddy : seul personnage du roman à se trouver dégagé des enjeux de la paternité, roc inébranlable, ami compréhensif, jamais à court de ressources, d'amour, d'aide et de pardon, il est la figure du père idéal ; réalisateur génial et excentrique, il stigmatise d'autre part, avec ses spots de pub surréalistes et ses démêlés judiciaires hilarants, l'absurdité des normes établies.

Avec La Rédemption du marchand de sable, Tom Piccirilli étudie la notion fondatrice de paternité, la dissèque, l'étire, la rompt, la corrompt et la met en bocaux. Il est équipé des meilleurs outils : une plume vive et incisive, un sens du dialogue qui force le respect, des personnages tous particulièrement travaillés, et surtout la capacité de détourner les codes et les clichés du thriller, juste assez pour ne pas perdre son lecteur, suffisamment pour le déranger profondément. Car loin de se contenter d'imaginer puis d'exhiber un énième « monstre social », un repoussoir sans doute fascinant mais usé jusqu'à la corde que l'on puisse contempler depuis l'abri d'une confortable et consensuelle horreur, Piccirilli évoque, au gré des introspections d'Eddie, les monstres qui pourraient grandir en chacun de nous pour peu qu'on les y pousse.

Faux thriller mais vrai page-turner, bref et saisissant, plus violent dans la représentation de notre quotidien que dans les rares atrocités qu'il donne à voir, La Rédemption du marchand de sable s'avère aussi marquant qu'Un Chœur d'enfants maudits (roman disponible chez Folio « SF »). Tom Piccirilli y montre une fascination certaine pour la folie et les ambiances glauques, semble prendre un malin plaisir à souligner la fragilité et l'hypocrisie des conventions qui maintiennent à flot nos sociétés. Et les images qui subsistent longtemps après cette lecture sont moins celles de la violence ou de la perversion du tueur que le portrait d'un monde étrange et malsain, suintant la folie et le mal-être, un monde peuplé de freaks, personnages fous, camés, idiots, malades, dangereusement normaux. Le nôtre, assurément.

Il est parmi nous

Attendu par toute une génération élevée au Spinrad période 70 et frustrée de ne lire aucune traduction récente, Il est parmi nous comble une longue parenthèse (huit années, en fait) de vide éditorial hexagonal. Enorme pavé publié par Fayard avant même une hypothétique édition américaine (peu probable, paraît-il), le dernier Spinrad frappe par son ambition manifeste et son parti pris résolument mainstream. Pas de panique, l'auteur de Jack Barron reste fidèle à ses schémas S-F habituels, mais les décore d'oripeaux très marqués Littérature Blanche. Véritable livre de non S-F lisible comme un hommage au genre ou comme une critique impitoyable (un terrain colonisé par les écrivains anglais, M. John Harrison en tête), Il est parmi nous récapitule en une seule histoire la quasi-totalité des idées développées par Spinrad au cours de sa (longue) carrière. Stupidité humaine, tendance générale à l'autodestruction, crédulité, pouvoir des médias, politique, manipulations, écologie, sexualité, mysticisme de pacotille, réalité urbaine, tout y est. On pense évidemment à En direct, aux Miroirs de l'esprit, à Jack Barron, Rock Machine et quelques autres, et c'est d'ailleurs l'un des principaux défauts du roman : à force de rabâcher des idées mieux traitées ailleurs, Spinrad s'enlise dans une sorte de répétition nauséeuse à laquelle fait écho la redondance des situations décrites. Amputé (de l'aveu même de l'éditeur) d'un bon cinquième, Il est parmi nous aurait de fait mérité un coup de ciseau autrement plus sévère. Car si l'intrigue se laisse lire sans déplaisir, si les personnages prennent rapidement consistance, la lenteur du récit et la répétition de certaines scènes lassent rapidement le lecteur, presque disposé à sauter des chapitres entiers pour avancer un minimum. Dur constat après plusieurs jours de lecture poussive : Il est parmi nous est un roman raté. Superbement raté, certes, mais raté quand même. Et malgré plusieurs scènes d'anthologie doublées d'une saine vision tragi-comique du fandom américain (magma mal sapé plus ou moins adipeux dans lequel on jettera sans arrière-pensées son équivalent français), Spinrad ne réussit jamais à intéresser son lecteur. Ajoutez à cela une version française percluse de coquilles en tous genres, et vous obtenez un bouillon indigeste, d'autant plus difficile à avaler que tous les ingrédients étaient là pour en faire quelque chose de délicieux.

On l'a vu, Spinad recycle, à l'image de son héros — l'écrivain de S-F Dexter Lampkin — contraint à phagocyter ses propres (vieux) succès pour combler les vides d'une production télévisuelle décérébrée, on s'en doute, mais seule capable de lui fournir argent frais, belle voiture et maison. Dexter Lampkin renonce. À ses ambitions d'écrivain visionnaire, à son envie de changer le monde, d'autant que la réalité le rattrape et lui fournit l'occasion d'agir. Responsable ? Le comique Ralf, envoyé du futur par ses pairs pour avertir le genre humain du désastre qui approche. De l'humour, donc. Repéré dans un show minable par un agent fatigué, Ralf se confond tellement avec son personnage qu'on en vient à se demander s'il n'arrive pas réellement du futur, d'autant que son émission tire de plus en plus sur le tragique et de moins en moins sur le rire. D'ailleurs, en quoi un avenir dans lequel la pollution ravage la planète et où l'humanité survit dans des centres commerciaux pourris peut-il encore nous amuser ? Dexter Lampkin, lui, s'en fout. Il palpe en écrivant scripts après scripts, tout en tapant au passage sur la secte du fandom et en appliquant la célèbre théorie économique de l'autoréalisation à la S-F dans son ensemble : le futur s'annonce mal, le désastre écologique englobe tout et l'humanité risque de ne pas voir le prochain siècle. Comme ces crétins d'humains ne comprennent décidément rien, on leur invente un gourou extraterrestre envoyé par une civilisation agonisante pour les avertir de ne surtout pas suivre leur exemple. Les humains réagissent comme il faut et leur futur est sauvé. Aux hommes, donc, aux élus de changer le monde. Ça, c'est justement le bouquin écrit par Lampkin, bouquin qui trouve un écho étonnant avec la propre histoire de Ralf… Troublant. En parallèle, Spinrad introduit le personnage d'Amanda, gourou new age en vogue et très branchée développement personnel, elle aussi impliquée avec Ralf en tant que coach. Spinrad en profite pour taper très fort sur cette tendance toute américaine néo-mystique creuse, percluse de grandes phrases vides et de satoris insupportables. Mise au point nécessaire, certes, mais à peu près aussi pénible que son sujet. Et longue. Longue. Affreusement longue. Ce qui sauve Il est parmi nous, c'est son personnage le plus brillant, Foxy Loxy, pute à crack dont la descente aux enfers est décrite dans une étonnante langue parlée à la limite du compréhensible (saluons les traducteurs — ils ont dû en baver). Chassée de chez elle par une mère obèse abrutie de télévision, la jeune fille se noie dans l'inframonde le plus littéralement du monde, avant de renaître après un passage résolument S-F (le seul, d'ailleurs), pour finir par rencontrer ce fameux Ralf, star de la télévision dont tout le monde parle… Jolie manière de boucler la boucle, mais qui ne réussit pas à faire pardonner les lacunes citées précédemment. Plus court, plus concis, plus direct, plus spinradien, Il est parmi nous aurait pu être un excellent roman, intelligent, rusé et critique. Hélas, sans doute victime de sa propre ambition, Norman Spinrad se noie dans son pavé et entraîne avec lui des lecteurs fatigués. C'est dommage, mais ça ne nous empêchera pas d'attendre de pied ferme son prochain roman, Osama the gun. Tout un programme.

[Voir également l'avis de Philippe Boulier.]

La Fin du monde

Science-fiction décalée, mainstream, fantasy… Inclassable, Fabrice Colin fait partie des stakhanovistes de l'édition capables d'écrire pour à peu près tous les publics sans se soucier des étiquettes. Avec La Fin du monde, il s'attaque une nouvelle fois à la littérature jeunesse (son septième bouquin dans la même collection, tout de même), via un roman sombre, maîtrisé, très éloigné des poncifs généralement associés au genre. L'exercice était casse-gueule, dans la mesure où la frontière entre littérature adulte et littérature jeunesse reste mince, mais Fabrice Colin s'en sort avec talent, tout en s'offrant le luxe de faire souffrir ses lecteurs avec un to be continued du plus bel effet. Car, oui, La Fin du monde appelle une suite, prévue pour… bientôt. En attendant, adultes et adolescents peuvent s'attaquer au roman sans arrière-pensée, tant l'ensemble tient la route : ici, pas de manichéisme excessif, pas de simplification outrancière, mais plus une « adultisation » du texte, reflet d'un monde agonisant. Partant du principe que les jeunes (pour faire large) ne sont ni naïfs, ni stupides, Fabrice Colin distille son histoire apocalyptique avec un réalisme inquiétant. Certes, on suit le parcours de plusieurs adolescents liés entre eux par les hasards de l'existence — un point de départ ô combien classique — mais ce cliché tout relatif s'arrête là. Un jeune bourgeois parisien bien dans ses pompes, mais opposé à tout rapport sexuel avec sa copine pour des raisons religieuses même pas intégristes, un fils de médecin chinois extraordinairement doué pour les échecs, une ex-martyre palestinienne installée au Caire, un fils de sénateur américain, autant de presque adultes qui vivent leur vie de leur côté, sans qu'a priori rien ne les réunisse. Sauf que World of Warcraft en lie plusieurs, que le père de l'un soigne la mère de l'autre et en tombe irrémédiablement amoureux, malgré le cancer, qu'un autre père a une dette envers la jeune martyre (ou une mission ?), bref que le miracle de la mondialisation réussit à mettre en rapport des gens qui, vingt ans plus tôt, ne se seraient jamais rencontrés. Des vies, donc, bien entamées et déjà débarrassées du soleil de l'enfance. L'histoire ne s'arrête évidemment pas là ; la Chine décide d'en finir avec les Etats-Unis, et pour ça, rien de tel qu'une ogive nucléaire. On s'en doute, les bombes pleuvent, le monde s'écroule, et voilà nos héros embarqués dans une histoire qui les dépasse, à la recherche d'un abri mythique situé au Groenland, dernière poche de civilisation sur une planète dévastée. De cette quête, Fabrice Colin se tire admirablement bien, notamment en s'intéressant de plus près au jeune chinois qui traverse l'Asie lors d'un voyage au bout de l'enfer très personnel et d'une brutalité à faire peur. Si La Fin du monde s'arrête là, c'est évidemment pour laisser place à la suite. Une suite qu'on attend avec impatience, preuve que l'auteur a réussi son coup.


 

Le Feu de Dieu

La science-fiction a une longue tradition catastrophiste — notamment anglaise, tant la mémoire collective de nos amis britanniques fut marquée par le Blitz et ses terreurs… Or il y a peu, cette glorieuse tradition à laquelle nous devons quelques chef-d'œuvres du genre (on citera le Sécheresse de J. G. Ballard ou encore, dans un registre fort différent, Génocides de Thomas Disch) semblait bien derrière nous, et ce de manière définitive. Mais voilà : c'est la Crise, ma bonne dame. La grosse, celle qui rigole pas, celle qui cogne même dans le portefeuille des riches (c'est dire !). Sans parler d'un ciel que nous autres, Gaulois, regardons depuis longtemps d'un œil suspect et qui semble bien décider à nous tomber sur le coin de la figure à grands coups de dérèglements climatiques majeurs. Eh oui : la France à peur (si si, le journal de TF1 le dit). Et pas que la France, d'ailleurs. Du coup, revoilà films et romans catastrophistes et post-apocalyptiques qui fleurissent un peu partout — jusqu'en littérature jeunesse, avec par exemple des fous furieux du genre Fabrice Colin, qui n'hésite pas à expliquer La Fin du monde à nos chers têtes, blondes ou pas, chez Mango ! Et croyez bien qu'on ne s'arrêtera pas là : on attend ainsi de pied ferme le Flood de Stephen Baxter et son déluge de fin du monde (un peu comme Kim Stanley Robinson dans les Quarante Signes de la pluie, oui, mais les bâillements et maux de tête en moins).

Ainsi, Pierre Bordage emprunte donc à son tour ce chemin de fin du monde à la fois très balisé et jouissant d'un récent regain d'intérêt, circonstances obliges… En décidant de nous narrer les aventures de Franx, coincé à Paris alors qu'un hiver cataclysmique s'abat sur le monde suite à de multiples irruptions volcaniques provoquées par on ne sait trop quoi, si ce n'est la connerie humaine (peu importe, la vraisemblance n'est définitivement pas le propos du présent roman), Franx, donc, condamné à traverser une France livrée au chaos et à des températures polaires pour rejoindre une forteresse bâtie de ses mains dans le Périgord où l'attend sa famille, on pouvait espérer (rêver ?) que Pierre Bordage lorgne un tantinet du côté du Cormac McCarthy de La Route. Après tout, le contexte est le même : un héros paumé accompagné d'un gamin qu'il va tenter de sauver dans un monde ravagé. Las… N'est pas McCarthy qui veut, et il semble bien que ce soit plutôt le Roland Emmerich du Jour d'après qui rattrape notre auteur.

Pierre Bordage a du métier, et un savoir-faire indéniable. Nul ne reviendra là-dessus, et s'il est ce qu'on pourrait appeler un « gros vendeur », c'est sans doute aucun à ces exceptionnels talents de conteur qu'il le doit. Sauf qu'ici Bordage ne fait rien d'autre qu'appliquer la recette, enfile les clichés et les invraisemblances, fait le minimum et ce minimum-là, c'est n'est pas assez. L'action se divise en deux lignes narratives. D'un côté Franx et une gamine muette dotée d'étranges pouvoirs qu'il « ramasse » en bord de route dès le début de son odyssée. De l'autre la femme et les enfants de Franx, enfermés avec un malade mental dans le Feu de dieu, une ferme fortifiée du Périgord préparée par Franx et quelques autres illuminés en prévision de la fin du monde (si si, ils le savaient !). Bordage déroule donc son savoir-faire et ses deux lignes narratives comme un métronome, alternant l'une et l'autre histoire en rythme avec cliffhanger obligé à chaque fin des courts chapitres. Et l'auteur a beau plaquer là-dessus l'odyssée homérienne — Franx / Ulysse aura droit à Polyphème et autre Circée avant de retrouver sa Pénélope infidèle en fin de périple —, la sauce ne prend pas, à cause d'un balisage par trop évident. Au mieux le livre distrait de temps en temps, au pire il agace (souvent — les invraisemblances, les relents new age dont l'auteur semble se faire une spécialité, la dimension fabriquée de la narration et des personnages…). Au final un livre-produit qui se laisse lire autant qu'il se laisse oublier, ce que nous vous engageons vivement à faire.

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