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La Machine à indifférence

La première chose qui surprend dans cette anthologie de science-fiction japonaise, c’est qu’à aucun moment aucun des auteurs (que des hommes) ne parle du Japon, de la société japonaise, du futur japonais, de « chez eux », à part peut-être Hirotaka Tobi, et encore de façon très oblique.

« La Machine à indifférence », déjà lue dans le numéro 39 de la nouvelle série de la revue Galaxies, et qui ouvre l’anthologie, est une histoire d’enfants soldats en Afrique. Bien que ça soit de loin le meilleur texte de la sélection, on ne peut pas dire qu’il supporte la comparaison avec Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala, qui est un peu le livre-référence sur le sujet, et a été adapté au cinéma par Jean-Stéphane Sauvaire, auquel on peut toutefois préférer Bêtes sans patrie d’Uzodinma Iweala (dans la belle traduction d’Alain Mabanckou) adapté, lui, pour Netflix, par Cary Joji Fukunaga. Le second texte, « Les Anges de Johannesburg », se situe lui aussi en Afrique, plus précisément dans une Afrique du sud molle comme un montre de Dalí, extrêmement peu convaincante, qui devrait faire pisser de rire Lauren Beukes ou Paul Crilley. « Bullet », de Toh EnJoe, se déroule pour sa part aux USA (mais pourquoi ? a-t-on envie de hurler à ce moment-là ; parce qu’il y a une arme à feu ? Mouais, peut-être…). « Batlle Loyale » de Taiyo Fujii a pour cadre général la Chine, un pays que visiblement l’auteur n’apprécie guère. Quant à « La Fille en lambeaux » d’Hirotaka Tobi, le récit commence et finit à Lisbonne, et sa géographie japonaise se réduit à « une pièce à la Kubrick » (comprendre tout en nuances de blancs) et une chambre d’étudiante. Ce texte-là, pas le plus maîtrisé, mais sans doute le plus fascinant de tous, met en scène une jeune femme obèse, d’une immense laideur, qui attire dans sa toile, comme une araignée, une magnifique étudiante métis nippo-suédoise, le tout sur fond de révolution en matière de réalité augmentée. J’y ai trouvé des accents d’Edogawa Ranpo, une esthétique du mal assez proche de Shin’ya Tsukamoto. Marquant.

Cette anthologie a un mérite majeur, elle montre toute la distance qui sépare (en termes de puissance narrative notamment) la science-fiction de langue anglaise et cette science-fiction japonaise qui semble pour le moment avancer à tâtons comme un très jeune chiot. Si le Japon excelle en matière de science-fiction, et cela ne fait aucun doute, c’est plutôt à travers ses mangas.

La Chute de la Ville Principale

La publication de La Chute de la Ville Principale offre l’occasion de découvrir un pan quasi inconnu de l’Imaginaire soviétique. Les cinq nouvelles formant ce recueil étaient jusqu’alors inédites en français, mise à part « Le Conte d’Ak et l’humanité » (in anthologie de SF soviétique Les Premiers Feux, Lingva, 2015). Ces textes sont l’œuvre d’Efim Zozoulia (1891-1941), l’un des « oubliés de la littérature russophone » ainsi que l’écrit la traductrice Emma Lavigne en préface. Zozoulia, après avoir entamé à la veille de la Première Guerre mondiale une carrière d’écrivain et journaliste dans son Ukraine natale, continua celle-ci en Russie une fois passée la révolution d’Octobre. Comme nombre d’auteurs soviétiques, Zozoulia mena dès lors une carrière évoluant entre affirmation (déclinante) de sa liberté créatrice et compromission (croissante) avec le régime communiste. Après avoir écrit dans une revue satirique bientôt interdite par les Bolcheviques, Zozoulia devait ensuite participer à une « compilation des meilleurs chants à la gloire de Staline », puis prendre part en 1929 à la campagne menée en URSS contre Zamiatine, l’auteur de Nous (cf. Bifrost n° 87). Échappant peut-être de la sorte aux purges staliniennes, Zozoulia ne survécut en revanche pas au siège de Moscou durant la Seconde Guerre mondiale.

Tous écrits entre 1918 et 1919, les cinq récits de La Chute de la Ville Principale dessinent la trajectoire esthétique et idéologique à venir de Zozoulia… Si les quatre premiers d’entre eux manifestent son adhésion au socialisme, ils témoignent par ailleurs d’une réflexion ironique sur l’autocratie, semblant annoncer le totalitarisme soviétique. Quant aux convictions marxistes de Zozoulia, elles apparaissent clairement dans le texte-titre et « Le Mobilier humain ». Adoptant comme les autres textes la tonalité du conte, « La Chute de la Ville Principale » dénonce sur un mode dystopique l’aliénation capitaliste et la lutte des classes devant inexorablement en découler. S’imposant comme le plus réussi des textes du volume, ce récit science-fictionnel a de séduisantes allures de miniature « miévillienne », évoquant notamment Perdido Street Station et sa topographie subversive. Relevant plutôt du conte cruel, « Le Mobilier humain » décline de manière horrifique et sarcastique le motif marxiste de la réification de l’individu. Zozoulia consacrera par la suite une étude à Swift dont on retrouve l’influence dans « L’Atelier de l’Amour de l’Humanité » et « Le Conte d’Ak et l’humanité ». Aussi brèves qu’incisives, ces deux fables spéculatives préfigurent de manière troublante la folie démiurgique ainsi que l’hyper-brutalité de l’entreprise totalitaire dont l’URSS sera bientôt le théâtre. L’acidité critique de ces textes est en revanche absente du « Gramophone des siècles ». Cette utopie située dans les années 1950 dépeint une Europe vivant sous l’heureuse emprise d’un socialisme à l’œuvre depuis des décennies. Celui-ci a atteint un degré de perfection tel que les maux sociaux comme politiques ne sont plus que de déplaisants souvenirs, fugitivement ravivés par un singulier gramophone. Étrange mélange d’inventivité science-fictionnelle et de naïveté propagandiste, ce texte conclusif du recueil peut se lire comme la triste préfiguration de la soumission de son auteur à la dictature stalinienne…

La Troisième Griffe de Dieu

Quelques mois après sa première publication en France avec Émissaire des morts (critique in Bifrost n° 102), Andrea Cort, l’héroïne misanthrope d’Adam-Troy Castro, revient pour un deuxième round avec La Troisième Griffe de Dieu. Ce nouveau volume comprend le roman éponyme et une courte nouvelle, « Un coup de poignard », racontée du point de vue d’un autre personnage récurrent de l’auteur, Draiken. Éliminons d’emblée la question de cette nouvelle : si vous ne connaissez pas les aventures précédentes de son narrateur, ce récit vous laissera de marbre et n’a qu’un but, vous rassurer sur les liens sentimentaux d’Andrea et de ses chéris après la fin du roman qui précède. Il s’agit plus d’une vignette de présentation qu’une véritable histoire comme l’étaient les quatre nouvelles précédant Émissaires des morts dans le premier opus.

En revanche, le roman en lui-même, La Troisième griffe de Dieu, ravira à la fois les fans d’Andrea Cort et les novices qui ne la connaissent pas ou qui veulent s’essayer en douceur à la science-fiction. En effet, il ne s’agit ni plus ni moins que de la transposition d’un grand classique des récits policiers dans un univers futuriste où humains, IA et aliens se mêlent : le meurtre en huis clos cher à Agatha Christie ou Sir Arthur Conan Doyle. Tour à tour dans la peau d’Hercule Poirot ou de Sherlock Holmes, Andrea Cort, accompagnée des Porrinyard, va enquêter, coincée dans la cabine d’un ascenseur spatial, sur le meurtre d’un érudit alien, alors qu’elle-même avait juste avant l’embarquement été victime d’une tentative d’assassinat avec une arme similaire, un artefact religieux que l’on croyait disparu depuis des millénaires.

La forme de La Troisième griffe de Dieu est donc un récit extrêmement classique dans lequel le lecteur ou la lectrice se glisse très facilement. Il n’y a pas nécessité d’avoir lu le volume précédent : Adam-Troy Castro se fait un plaisir de rappeler les points essentiels à savoir sur Andrea Cort, les Porrinyard et l’univers dans lequel les personnages évoluent. Et même si les deux livres peuvent se dévorer indépendamment l’un de l’autre, nous en apprendrons plus dans celui-ci sur le passé d’Andrea et sur ses particularités. Dans le fond, Adam-Troy Castro continue de dérouler ses interrogations sur l’aliénation de l’individu au collectif à travers les différents personnages inseps, mais aussi par ce qu’une grande entité économique peut exiger de ses salariés (sans en dévoiler plus). Il déploie également ses questionnements sur la part de la nature et celle de l’éducation dans la construction d’un individu. Ici, Andrea Cort lui sert à nouveau de sujet d’étude préféré, mais également la famille richissime de marchands d’armes Bettelhine, dont différents membres sont enfermés dans l’ascenseur spatial et constituent donc des suspects potentiels. Le tout sans trop s’appesantir pour ne pas oublier son objectif premier : divertir.

Dark Sky

Il y a deux ans, Fleuve sortait en français le premier tome de la série narrant les aventures du vaisseau spatial Keiko et de son équipage haut en couleur, mené par Ichabod Crane, personnage hâbleur au passé bien peu glorieux. Alors que le premier tome est désormais disponible en format poche, l’éditeur sort enfin le deuxième volume. Soyez avertis : si Dark Run plongeait la tête du lecteur ou de la lectrice dans les étoiles pour lui permettre de s’échapper de la réalité le temps de quelques pages, Dark Sky est, à l’image de notre époque, confiné. Ici, hormis le chapitre introductif et quelques pages en conclusion, tout se passe en vase clos, et plus exactement dans les entrailles de la planète minière Ourragham. Alors qu’ils ne doivent y faire qu’une simple mission de collecte d’information, les membres d’équipage du Keiko se retrouvent coincés dans la capitale par un ouragan de surface qui dure plusieurs jours et empêche toute sortie et toute entrée dans l’espace. Alors que la révolte gronde dans la population, ses différents équipiers vont être séparés de force et devront apprendre à composer avec des alliés surprenants…

Si Dark Run était un roman choral où la jeune Jenna, hackeuse ayant fui une existence privilégiée, servait de porte d’entrée pour découvrir le Keiko et surtout le passé de son capitaine, Dark Sky est beaucoup plus éclaté. L’équipage étant très vite divisé par paires, la narration saute de l’un à l’autre pour faire avancer l’action, sans qu’il y ait de réels liens entre eux, sauf à la toute fin. Ici sont mis en avant la seconde du vaisseau, Tamara — et son passé de « black ops » aussi des services d’espionnages américains (toute ressemblance avec le comportement de la CIA auprès de certaines agitations politiques dans des pays tiers, notamment en Amérique latine et notamment dans les années 70 et 80 étant parfaitement voulue) — ainsi qu’Apirana (qui s’adoucit un peu trop au prétexte d’apporter de la profondeur au personnage). Mike Brooks évite ainsi le piège de nombres de tomes 2, en ne faisant pas une redite dans son second livre de ce qui fit le succès du premier. En revanche, il risque de dérouter celles et ceux de son lectorat venus y chercher un space opera de plus. L’ambiance louche plus sur un mélange entre le roman d’espionnage anglo-saxon à la Tom Clancy et une certaine critique politico-sociale qui n’est pas sans rappeler George Orwell (et pas uniquement son 1984). Dark Sky se lit toutefois très bien et n’oublie pas d’être avant tout ce qu’on attend de lui : un gros pavé de lecture détente pour oublier la reprise et la fin de l’été. Mission accomplie !

L'Ami imaginaire

Les USA sont une nation de migrants : qu’elle soit intérieure ou extérieure, la migration appartient donc à l’imaginaire de ce pays. Ce n’est donc pas une surprise si L’Ami imaginaire commence par une migration, celle d’une mère et de son jeune fils. Celle-ci tient de la fuite, même s’il s’agit en réalité de trouver un nouveau départ pour s’épargner la misère et le déclassement. Les USA sont aussi une nation marquée par les inégalités sociales : Kate et Christopher appartiennent à l’une des classes les plus basses — celles qui sont piégées dans les hôtels miteux, les écoles de seconde zone et autre gig economy. Christopher possède par ailleurs le handicap d’une dyslexie non corrigée, qui le rend presque inapte aux études et le condamne donc à être un paria dans une civilisation d’écrit.

Un « ami imaginaire », c’est une construction mentale esquissée par un enfant déçu par la réalité : l’ami imaginaire aide, sait et ne juge pas… Le fantastique, dans ce tableau imaginé par un auteur à qui Steinbeck semble tenir lieu de surmoi, ne se greffe ni ne s’infiltre au réel : le postulat de L’Ami imaginaire est qu’il existe une réalité alternative où vivent des entités inquiétantes, certaines cherchant à faire venir à elles les habitants du monde réel. Coopérer avec elles, comme Christopher le découvre, est une garantie de changement : attiré dans leur monde par une bizarrerie météorologique, libéré par un être que les adultes autour de lui interprètent comme un ami imaginaire, il en sortira guéri de sa dyslexie et deviendra un vecteur de chance. Dans un univers tout aussi stratifié que la société des USA, on n’a toutefois rien sans rien… et l’ami imaginaire de Christopher lutte contre une entité antagoniste.

L’être humain a-t-il sa place dans un univers où coexistent et s’interpénètrent différentes réalités ? Dans Les Enfants du maïs, Stephen King montrait que parfois l’être humain s’incline devant la puissance d’ordre supérieur ; dans Ça, il racontait au contraire l’histoire d’une rébellion réussie. On retrouve dans L’Ami imaginaire un peu de ce choix contradictoire — entre l’adoration ou la révolte — imposé aux protagonistes humains. On regrette le côté brouillon et convenu de la cosmogonie esquissée ici. Le conflit dans le monde imaginaire s’exporte vers le monde réel, pour le malheur de l’humanité, sans que la nature des entités impliquées soit explicitée. Une des phrases de ce roman — sans nul doute provocatrice pour certains — en constitue l’une des clés, le prénom du protagoniste en étant une autre : l’un des personnages pense que le Christ aurait pu avoir été crucifié… « pour complicité » ! En fin de compte, L’ami imaginaire s’avère être un roman bien trop long pour son propre argument : les coups de théâtre lassent le lecteur, l’usage désordonné des majuscules l’agace, la conclusion l’achève.

Migration, strates sociales, années 10 du XXIe siècle et entités inquiétantes : il y avait sans nul doute beaucoup à faire avec ces postulats. Le principal défaut du roman d’horreur qu’en a tiré Stephen Chbosky est toutefois de ne pas faire peur.

La Légende du noble chat Piste-fouet

Le jeune chat Piste-fouet fait l’apprentissage de la vie adulte et goûte un bonheur sans égal en compagnie de la jolie Patte-feutrée. Mais ce bonheur ne dure guère, sa compagne s’évaporant du jour au lendemain. Désireux de recouvrer sa belle, notre félin décide de mener l’enquête sur cette singulière disparition, pour vite s’apercevoir que d’autres membres du Peuple manquent à l’appel. Accompagné du très jeune et facétieux Bond-vif, notre héros parcourt de longues étendues, bien au-delà du territoire de son clan, et atteint la Cour de la Première-demeure. Là aussi, les bois de Feuille-de-rat se sont soudainement dépeuplés de leurs nombreux habitants. Consciente de la gravité de la situation, l’assemblée adjoint un prince au jeune et inexpérimenté duo, épaulé de quelques vieux briscards — guère plus hardis au demeurant —, direction les plateaux du Nord. Ces derniers ont récemment vu l’émergence suspecte d’un monceau de résidus aussi gros que la Première-demeure elle-même. Si Piste-fouet et Patte-feutrée ont déjà eu maille à partir avec leurs adversaires, les «? monstres aux griffes rouges », il semblerait que l’ennemi tapi en ce lieu soit d’une tout autre nature…

Premier roman du prolifique Tad Williams, auteur bien connu pour ses cycles « L’Arcane des épées » et « Autremonde », La Légende du noble chat Piste-fouet est une fantasy animalière, dont le genre felis silvestris occupe le centre du tableau. Quête initiatique du jeune héros, apprentissage par l’expérience, primat de la communauté et victoire contre les forces du Mal sont de rigueur et exposés avec une décontraction assumée. Si la première moitié du récit se montre un brin répétitive et monotone, la suite offre en revanche une ampleur tout autre, où le tragique le dispute à l’héroïsme. Le fantastique s’autorise même une incursion, magnifiant cette geste par ses atours existentiels, voire métaphysiques.

Les quelques chants et autres récits mythiques du Peuple ponctuant l’histoire ajoutent à l’édifice une pierre angulaire, densifiant cette matière avec un plaisir sans cesse renouvelé, laquelle prend sens en toute fin d’aventure, éternel retour oblige. Bien que la comparaison affichée en quatrième de couverture avec « Le Seigneur des anneaux » semble un brin prétentieuse, le récit n’en propose pas moins une lecture des plus séduisantes, confortée par un système linguistique, une profusion de personnages et une scénographie savamment orchestrée. Quand bien même on lui préfèrera Watership Down de Richard Adams ou Le Bois Duncton de William Horwood, dont la dimension épique reste inégalée. Avec cette réédition, La Légende du noble chat Piste-fouet s’offre une vie additionnelle, façon fort bienvenue de le disputer avec celles de nos chers félidés…

Focus Nnedi Okorafor

Suite et fin des aventures de Binti, jeune fille himba partie étudier sur un monde lointain et de retour chez elle radicalement transformée. Il n’est sans doute pas inutile de relire le premier volume, en particulier sa dernière partie, « Binti : Retour », avant d’attaquer Binti : La Mascarade nocturne qui en constitue la suite directe, sans qu’Okorafor ne prenne la peine de resituer le contexte et les enjeux de manière très explicite. Après avoir découvert ses origines cachées et ses liens avec une race extraterrestre ayant autrefois fait escale sur Terre, Binti doit rejoindre de toute urgence son village, où sa famille et son poulpesque ami Okwu sont en danger de mort.

Comme les textes précédents, ce roman relève avant tout de la fantasy s’affichant sous les apparats de la science-fiction. L’autrice ne s’embarrasse jamais d’explications aux phénomènes qu’elle décrit. L’important n’est pas là. Il se trouve avant tout chez son héroïne, jeune femme qui, au fil des récits, a subi une succession de métamorphoses. Elle en connaît une dernière ici, tout aussi extrême, et qui vient compliquer davantage encore la quête d’identité qu’elle n’a cessé de poursuivre au fil de ses aventures. Là est tout l’intérêt du personnage, tiraillée sans cesse entre ce qu’elle était et celle(s) qu’elle est devenue, et tentant désespérément de concilier toutes les contradictions qui la composent. Pour le reste, Okorafor évite le côté sirupeux des débuts de la série — même si Binti ne peut s’empêcher de pleurer toutes les douze pages environ — et situe la majeure partie de son récit dans une Afrique où les coutumes ancestrales gardent davantage de poids que les progrès technologiques. À conseiller sans doute à un jeune lectorat plutôt qu’à de vieilles carnes littéraires comme votre serviteur.

En parallèle, ActuSF publie La Fille aux mains magiques, texte qui n’existait jusqu’à présent en France que sous forme de podcast, réalisé par le site Coliopod.com. Cette édition reprend la très bonne traduction réalisée par Cécile Duquenne pour l’occasion. Il s’agit ici d’une version illustrée par Zariel (qui a également signé les couvertures de Binti), choix d’autant plus pertinent que le dessin est au cœur de cette nouvelle. Fille unique d’une famille pauvre et peu aimante, Chidera voit sa vie changer lorsqu’elle fait une rencontre qu’on qualifiera de magique dans un coin de forêt. Elle se découvre alors un talent de dessinatrice qui va changer non seulement sa vie, mais également celle de ses proches, et au-delà.

Par sa narration et son propos, on qualifiera volontiers La Fille aux mains magiques de conte. Nnedi Okorafor porte un regard extrêmement bienveillant sur son héroïne et l’accompagne dans sa découverte de son don et la manière dont il transforme le regard que les autres portent sur elle. Sans mièvrerie, elle signe un texte touchant, élégant et drôle. Le résultat est d’autant plus réussi que les illustrations de Zariel qui accompagnent la nouvelle sont superbes, évoluant au fil du récit et de la maîtrise de nouvelles techniques par son héroïne. Au final, on obtient un objet de toute beauté, tant du point de vue graphique que littéraire.

Dans les profondeurs du temps

Le lectorat français a pu découvrir Adrian Tchaikovsky en 2018 avec Dans la toile du temps (cf. la critique de Bruno Para dans Bifrost n° 91), excellent space opera qui racontait en parallèle la fuite de colons humains à la recherche d’une planète plus accueillante que la leur, et le développement d’une civilisation arachnéenne extraterrestre. L’auteur donne aujourd’hui une suite à ce premier tome, semblable par certains aspects, mais dans laquelle il se montre plus ambitieux encore.

Dans les profondeurs du temps suit deux trames temporelles se déroulant à plusieurs millénaires d’intervalle. Dans la première, un vaisseau terrien découvre que la planète qu’il est chargé de terraformer abrite déjà une forme de vie inconnue. Il est alors décidé qu’il mènera à bien sa mission sur un monde de glace voisin, tandis qu’une équipe scientifique ira étudier ce biotope étranger. Dans la seconde, un groupe d’exploration composé d’araignées et d’Humains atteint à son tour ce système solaire, et y reçoit un accueil peu amical.

On pouvait reprocher à Dans la Toile du temps un certain déséquilibre entre ses deux intrigues principales, l’évolution de sa société d’araignées génétiquement modifiées s’avérant bien plus intéressante que le sort des colons coincés dans leur vaisseau. Ici, les deux parties se révèlent aussi passionnantes l’une que l’autre et s’enchaînent également de manière beaucoup plus fluide. Ainsi, l’origine des multiples menaces et mystères auxquels doit faire face la coalition Humains/arachnides se dévoile de façon progressive et naturelle au fil des flashbacks. Par ailleurs, Tchaikovsky se montre tout aussi inspiré lorsqu’il s’agit de donner à voir l’évolution de son univers et de ses créatures sur un temps long que pour mettre en scène des séquences d’action spectaculaires menées à un rythme d’enfer. Cerise sur le gâteau, ces histoires nous sont racontées du point de vue de personnages plus fascinants les uns que les autres, post-humains, créatures extraterrestres aux modes de pensée radicalement différents du nôtre ou intelligence artificielle utilisant les interactions de millions de fourmis pour exister. On se gardera d’en révéler davantage tant les surprises sont nombreuses et le sense of wonder omniprésent. Son prédécesseur était un roman remarquable à bien des égards, Dans les Profondeurs du temps l’est à tous points de vue.

L'Aiguille de Costigan

Jerry Sohl fait partie de ces auteurs américains d’après-guerre largement oubliés aujourd’hui. De la douzaine de romans qu’il a écrits, la plupart dans les années 50, seuls La Révolte des femmes (Le Rayon Fantastique, 1954) et le thriller Sommeil de mort (Presses de la Cité, 1984) ont été traduits chez nous. Ainsi donc que cette Aiguille de Costigan, dont c’est la troisième édition française en un peu plus d’un demi-siècle (les précédentes, sous le titre de L’Invention de Costigan, furent publiées dans des collections pour la jeunesse).

Le roman est composé de deux parties nettement distinctes. Dans la première, on découvre la fameuse invention du professeur Winfield Costigan, une machine ouvrant une porte vers… ailleurs. Monde lointain ou univers parallèle ? Impossible de répondre sans y envoyer quelqu’un, seuls les organismes vivants pouvant franchir le seuil (ceux qui s’essaieront à y passer la tête y laisseront d’ailleurs leurs plombages). Et les premiers courageux à s’y risquer ne semblent pas être en mesure de faire le chemin en sens inverse. Entre interrogations sur la nature et les capacités de l’appareil, vaines tentatives de cacher aux autorités les premières disparitions, puis interventions de quelques fous de Dieu jugeant cette expérience blasphématoire, on n’a guère le temps de s’ennuyer. La seconde moitié du récit, tout aussi réussie, se déroule de l’autre côté, et oblige ses protagonistes à mettre en œuvre toutes leurs connaissances technologiques et scientifiques, d’abord pour survivre, puis pour rebâtir une civilisation, avec toujours en ligne de mire l’espoir de regagner leur monde d’origine.

À certains égards, L’Aiguille de Costigan marque le poids des ans, à commencer par le rôle auquel y sont reléguées les femmes ou le côté caricatural de bon nombre de personnages. Ces quelques réserves mises à part, il s’agit d’un récit fort agréable à lire, rythmé et inventif. Jerry Sohl ne s’embarrasse pas de la moindre explication pseudo-scientifique pour justifier l’invention de Costigan, allégeant ainsi son récit de nombreuses digressions inutiles. Surtout, dans la seconde partie, il sait admirablement faire vivre la petite communauté qu’il met en scène, jusqu’à les amener à se questionner sur leur nouvelle situation, comparée à celle qu’ils ont connu autrefois. Malin jusque dans sa résolution, L’Aiguille de Costigan est un roman certes mineur, mais un indéniable plaisir de lecture.

Dangereux Fantasmes

Paprika, pour l’amateur français de SF, c’est sans doute d’abord et avant tout l’ultime long-métrage de Satoshi Kon, un sommet du fil d’animation nippon qui a captivé de nombreux spectateurs avec son imagerie surréaliste. À l’origine, pourtant, il s’agissait d’un roman, paru il y a presque trente ans maintenant, l’œuvre d’un écrivain majeur du registre, Yasutaka Tsutsui. Quelques-unes de ses productions ont été traduites en français, parmi lesquelles on pourra citer Hell, ou le classique jeunesse La Traversée du temps (qui a aussi donné lieu à une fameuse adaptation animée), mais Paprika n’avait jamais eu cet honneur. Oubli réparé par les éditions Ynnis, dans une traduction signée Nesrine Mezouane… mais une publication en deux tomes qui n’est pas sans poser problème (le second est annoncé pour la fin de l’année).

Là où le film condense énormément, et va à l’essentiel, le roman prend bien davantage son temps pour poser l’intrigue ; en cela, il est plus « classique ». Nous sommes dans un institut de recherches psychiatriques, dont deux employés sont en lice pour le prix Nobel de médecine : le brillant mais quelque peu puéril Kôsaku Tokita a mis au point une technologie révolutionnaire permettant aux thérapeutes, non seulement d’enregistrer et étudier les rêves de leurs patients, mais, en outre, de se rendre dans ces rêves, d’y participer, afin de guérir divers troubles psychiques. La talentueuse thérapeute Atsuko Chiba en a fait bon usage, usant d’une identité d’emprunt du nom de Paprika — ce qui lui confère quelque chose d’une super-héroïne, aux deux alias très distincts, Clark Kent d’un côté et Superman de l’autre. Or, il faut se montrer prudent, car cette technologie expérimentale n’est pas supposée être testée de cette manière avant d’avoir rempli beaucoup de paperasse… à ceci près que leur supérieur direct à l’institut, Shima, a bénéficié de cette thérapie, et dirige certains patients hors-normes vers les bons soins de Paprika ; il soutient les chercheurs, là où le reste du conseil d’administration se montre parfois plus frileux, voire hostile…

Les choses dégénèrent quand Tokita met au point une version perfectionnée de cette technologie, du nom de DC Mini, avec des possibilités d’interaction bien plus amples. Seulement voilà, Tokita relègue la sécurité au second plan quand il développe cet outil, ce qui s’avère des plus fâcheux quand quelqu’un vole la DC Mini… Or c’est là une technologie qui n’est pas sans risques : déjà, le procédé de base pouvait avoir pour conséquence que le thérapeute trop nonchalant se retrouve « contaminé » par les troubles psychiques du patient au travers de ses rêves… un risque démultiplié par le nouveau procédé, qui abolit la frontière entre rêve et réalité. Par ailleurs, le risque d’influer sur lesdits rêves pour aboutir à une forme de contrôle psychique devient très sérieux — entre de mauvaises mains, la DC Mini pourrait avoir des conséquences catastrophiques ! Atsuko/Paprika le sait mieux que personne, et le voleur est clairement mal intentionné… Il importe donc de mettre la main sur lui au plus tôt, et idéalement sans faire de vagues, tant cette technologie expérimentale n’aurait jamais dû leur échapper de la sorte…

Le roman vire donc au techno-thriller — comme le film. Sauf qu’il y manque quelque chose, du moins dans ce tome 1, et c’est là que le découpage du roman s’avère problématique : le délire surréaliste qui fait tant pour la réussite de l’anime est en effet presque totalement absent de ce premier volume. Pas de parade folle, ici, pas de délire visuel, et les rêves dans lesquels intervient Paprika sont plus « posés » que dans le film. Il semblerait bien, pourtant, que cette imagination délirante faisait partie du roman avant que Satoshi Kon ne l’adapte, mais on ne la ressent guère pour l’heure… Chroniquer ce tome 1 indépendamment n’est donc pas sans poser problème.

D’autant que, s’il se lit bien, il n’est pas sans défauts. Au niveau du ton, notamment, assez naïf et parfois même puéril, en dépit d’un sujet grave et très adulte qui fait appel à la psychanalyse et ouvre des portes terrifiantes sur la manipulation de la psyché humaine. On pourra s’étonner aussi de ce que ce roman, qui met en scène une héroïne très charismatique et a été publié initialement en épisodes dans un magazine féminin, soit au fond un peu macho (ce qui ne se ressent jamais autant que lors d’une scène de viol… eh bien, malaisante, comme disent les djeunz), encore qu’il soit sans doute nécessaire de faire la part des choses entre le propos du roman et les perturbations introduites par ses protagonistes, le détestable Morio Osanai en tête.

Bilan en demi-teinte, donc, à mi-parcours. L’entreprise de traduction est louable, quoi qu’il en soit, mais pour exprimer un avis véritablement pertinent quant au roman, il faudra attendre la lecture du tome 2…

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