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Le Monde englouti suivi de Sécheresse

Sous une superbe couverture de Vincent Froissard qui évoque à merveille le contenu, voici rassemblés deux romans d'un James Ballard trentenaire ; pas vraiment des romans de jeunesse bien qu'ils appartiennent à une période qui sera suivie relativement rapidement d'une rupture dans la façon. Après ses quatre premiers romans, Ballard n'aura plus recours à une catastrophe globale (sauf peut-être pour Salut l'Amérique !). Chaque apocalypse qui suivra sera microcosmique, jusqu'à devenir strictement personnelle dans L'Ile de béton. On peut considérer cette rupture — bornée par le recueil à part qu'est Vermillion Sands — comme une sortie de la science-fiction. Toutefois, dans cette perspective, on appliquera aux livres ultérieurs de Ballard le constat que Gérard Klein fait dans sa préface au Quatuor de Jérusalem : « Certaines œuvres […] échappent aux domaine de la science-fiction. Cependant, elles semblent par construction destinées surtout aux lecteurs de science-fiction, voire parfois à eux seuls… »

L'apocalypse ballardienne n'est pas réaliste mais fantasmagorique. Située dans un improbable non temps, elle coexiste avec une survivance peu plausible des objets de la société de consommation. Dans Le Monde englouti, la durée de remplissage du frigo n'apparaît pas compatible avec celle de l'évolution climatique ; deux échelles de temps différentes peuvent ainsi se superposer dans l'univers fantasmatique que nous offre Ballard. Mieux, cela renforce l'idée que le temps est altéré par la catastrophe.

Les livres de Ballard sont des histoires de conquête ou, plus exactement, de reconquête et de libération. Le personnage ballardien standard appartient à la même classe sociale que Ballard lui-même : la classe supérieure non dominante et nulle part il n'est en situation de domination. Ce n'est pas conforme à sa personnalité. Il est souvent médecin (Ransom) ou architecte (Maitland) et c'est quelqu'un de bien, à première vue du moins. Il est (figé) dans une position sociale des plus confortables, possède les signes extérieurs de l'aisance (bateaux, avions, Jaguar, appartement de standing, toiles surréalistes, etc.) et penche pour un certain conservatisme apolitique. Ni engagé dans la lutte pour le pouvoir ni dans une situation de manque matériel pouvant inciter à aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Cette position initiale le conduit à rester autant que possible dans l'œil du cyclone, lieu ballardien par excellence. Dans Le Monde englouti, Kerans reste après le départ des militaires ; de même Ransom reste alors que des milliers de voitures partent vers le Sud (et la mer) pour fuir la sécheresse. En dépit des apparences, il en va de même pour Laing, comme l'indique la première phrase d'I.G.H. « Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien… », et pour Maitland. Mon expérience d'autostoppeur contredit radicalement celle de l'architecte qui a dû VOULOIR rester naufragé sur son échangeur. La lagune du Monde englouti, Hamilton, dans Sécheresse, sont des zones intermédiaires où la catastrophe est en train de se produire, où le passé n'est déjà plus et l'avenir pas encore advenu, en dehors du temps. L'immeuble de Laing et l'échangeur de Maitland sont également des espaces hors du temps où des micro-apocalypses vont surgir, rendant la métamorphose possible car ce n'est qu'une fois dépouillé des oripeaux de nos sociétés consuméristes que le personnage ballardien peut entreprendre la reconquête de lui-même et se réapproprier son espace intérieur.

Il est souvent question de régression chez Ballard. Dans Le Monde englouti, Kerans envisage son adaptation au monde en train d'advenir comme réadaptation à une époque plus chaude, plus humide, dominée par les sauriens. Une époque qui aurait survécu dans une sorte de mémoire de l'inconscient collectif pour ressurgir en rêves, révélant aux personnages leur désir de faire table rase de leurs confortables carcans psychosociaux. La catastrophe ne sert plus dès lors que de catalyseur. Le docteur Sanders l'exprime fort bien dans La Forêt de cristal : « Cette forêt illuminée reflète d'une certaine manière une période antérieure de nos vies, peut-être un souvenir archaïque, inné, de quelque paradis ancestral… »

D'une manière très nietzschéenne, l'épreuve que Strangman impose à Kerans lui donne la force de sortir de sa chrysalide. En inondant la lagune asséchée, Kerans devient enfin actif et pousse à la roue du changement. L'effet est comparable à une psychanalyse : Kerans est libéré des névroses engendrées par l'univers contemporain et l'on peut voir dans la blancheur des costumes de Lomax et Strangman des métaphores de l'écoute analytique sur laquelle peut s'opérer le transfert.

Le personnage ballardien est en proie à l'entropie. Captif d'une chronologie linéaire, il la subit avec passivité jusqu'à ce que le cataclysme, en bouleversant l'ordre établi, lui offre une seconde chance. C'est bel et bien le temps qui est la véritable catastrophe tandis que la catastrophe elle-même n'est que l'abolition de ce dernier. En perdant ses ancrages, l'ancien monde se délite et restitue sa liberté au héros ballardien. Du coup, toutes les zones hors le temps, comme autant de failles dans la réalité, sont des espaces de libération. Dans ce roman de littérature générale inacceptable pour le lecteur type de cette littérature qu'est L'Ile de béton, Maitland, au lieu de se libérer de l' « île », se libère en rejetant les contraintes inhérentes à son ancien mode de vie par un choix délibéré de clochardisation. De même, le choix de Kerans d'aller vers le Sud n'est compréhensible que dans la mesure où il s'est affranchi de sa situation précédente.

L'œuvre ballardienne est riche de symboles. Image régressive s'il en est, l'eau que Kerans libère dans la lagune engloutit son être passé tout en parachevant le changement dont il est devenu l'agent. La forêt tropicale qui court du Monde Englouti à Salut l'Amérique ! (une Amérique partagée entre la jungle et le désert que hantent les derelicts de la société de consommation) est une autre de ces métaphores. Les déserts sont autant d'endroits qui imposent l'adaptation et les plages, autant de frontières. L'avion, également omniprésent dans l'œuvre de Jim Ballard, y symbolise l'évasion, l'envol : « Appareil volant à basse altitude », « Je rêvais de m'envoler pour l'île de Wake ». On notera que le héros de Super-Cannes est un aviateur blessé et d'autre part, que c'est un hélicoptère, et non un avion, qui mitraille Kerans en route vers le Sud. L'avion s'oppose à la voiture du troupeau, prisonnière du réseau (fuyant par milliers la sécheresse qui ravage Mount Royal), tandis que les bateaux constituent des choix intermédiaires adaptés à ces zones qui le sont tout autant. Ainsi la station que Kerans saborde, le catamaran puis le radeau qu'il laisse finalement derrière lui comme Ransom sa péniche. Ce n'est que lorsque enfin sa voiture « meurt » en quittant le réseau routier et sa raison d'être qu'elle accède à « l'île de béton » et ouvre la porte d'une liberté nouvelle à Maitland. Tous les objets font sens dans l'œuvre de Ballard. Ils sont et participent d'un paysage mental central dans la création littéraire ballardienne dont la quintessence est exprimée dans Le Rêveur illimité et reviennent d'un texte à l'autre d'une manière obsessionnelle caractéristique. C'est une œuvre où les rares péripéties semblent anecdotiques mais, paradoxalement, sont bien plus capitales que dans bien des romans de pure aventure car elles marquent les métamorphoses et leurs prémices.

Dans sa préface au « Livre d'Or » (Pocket), Robert Louit écrit que Ballard est un anticipateur qui ne croit pas que l'avenir existe. Cette idée éclaire la question de savoir si oui ou non ces textes de Ballard ont vieilli. Pour y répondre, on peut interroger son traitement de l'aventure spatiale qui n'est pas sans évoquer celui de Barry N. Malzberg. Dès ses débuts, Ballard subodore non sans pertinence que l'événement contemporain majeur en restera là. Brian W. Aldiss, dans la nouvelle « Le Théorème du firmament » (qui met en scène Jerry Cornelius, le personnage créé par Mike Moorcock, lui aussi à la recherche de lui-même à travers les labyrinthes normatifs de la matérialité qu'incarne entre autres Miss Brunner), où l'univers commence à se contracter, ne dit rien d'autre que ce qu'affirme Ransom dans Sécheresse : « Nous reculons tout droit dans le passé. » (p. 260 de l'omnibus « Lunes d'Encre ») Ce que conteste aussitôt Lomax. Avec le recul que l'on peut prendre pour lire ces textes aujourd'hui, la société occidentale consumériste apparaît comme engagée dans un processus régressif quoique non cataclysmique, une sorte d'effondrement lent dont les signes sont perceptibles tout autour de nous. Par contre, on n'observe nulle trace de libération intérieure. Bien au contraire. Les outils psychédéliques et psychanalytiques se sont vu tailler des croupières et ne sont plus en odeur de sainteté, si tant est qu'ils l'aient jamais été en dépit d'une forte demande qui fait les beaux jours des gourous et autres charlatans mercantiles. La littérature de Ballard a donc vieilli parce qu'elle n'est plus d'actualité — la mentalité qui prévaut aujourd'hui étant, d'une certaine manière, plus proche de celle des années 50 que 60 ou 70. Cependant, elle reste d'autant plus pertinente que notre vie est infestée, investie, par un environnement médiatique de plus en plus intrusif qui, tel le python, contribue à étouffer tout affect dans un cercle d'objets qui isole tout un chacun de ses semblables.

En un mot comme en cent, ces deux romans d'un Ballard des débuts sont absolument essentiels car ils contiennent en puissance son œuvre future, peut-être la plus importante de la science-fiction.

Le Cycle du Guerrier de Mars

En introduction au Cycle du guerrier de Mars, Moorcock explique qu'il a appris le métier en se mettant dans les pas de Burroughs, dont il est redevable pour la simplicité et l'efficacité de sa technique d'écriture — on sent aussi ici, et très clairement, l'influence de la grande Leigh Brackett. Hommage avoué ou facilité de godelureau pressé de se faire un nom ? Peu importe. On sait que tout un pan de l'œuvre moorcockienne répond à des impératifs alimentaires : ses premiers textes récitent avec sérieux et application, sans prétention aucune, les leçons apprises dans l'ombre du créateur de Tarzan. Cette édition omnibus contient trois romans, un fix-up et une nouvelle, le tout relatant les héroïques aventures de Michael Kane, Sojan et consorts.

Michael Kane est la tête d'affiche du Cycle du guerrier de Mars. Il a inventé un transmetteur de matière. Au cours d'un essai, l'appareil se dérègle et le physicien se retrouve projeté sur la planète Mars, plusieurs millions d'années dans le passé. Il y découvre un monde barbare et coloré et s'éprend de Shizala, princesse de Varnal, dont la principale vocation (semble-t-il) est d'attirer toutes sortes de dangers pour éprouver le courage de son amant. Dans un troublant mimétisme, les deux premiers romans (La Cité de la bête et Le Seigneur des araignées) racontent peu ou prou la même histoire. 1/ Shizala est dans le pétrin, Kane sort sa grosse épée pour l'en sortir. 2/ De retour sur Terre et donc loin de Shizala, Kane construit un nouveau transmetteur et traverse le temps et l'espace pour rejoindre sa fiancée aux seins bronzés. Dans Les Maîtres de la fosse (troisième et dernier volet), on frôle l'originalité : Kane, marié et devenu prince de Varnal, doit chercher un remède à une épidémie qui décime son peuple d'adoption. Au fil du cycle, les obstacles et le danger vont crescendo. Géants bleus, monstres aux pieds velus, princes vicieux de cités pourries par le lucre, animaux transgéniques (si, si), guerriers fous, conquérants démoniaques, tous les clichés y passent, ad nauseam. De l'aveu de l'auteur, il ne faut pas chercher autre chose dans ces romans que l'évasion, le délassement. Il est vrai que tout concourt à une lecture facile et rapide, voire distraite : on peut sauter allégrement quelques pages sans perdre le fil. Le fond et la forme sont en parfaite adéquation. Voici des histoires pleines de situations et d'images exotiques, mais clairement identifiables. Des histoires à la cérébralité proche du néant et débarrassées de toutes scories psychologisantes, au bénéfice de l'action pure. Bien qu'il soit physicien, Kane se sert en effet moins de son intellect que de son épée !

Les gourmands, les sadiques pourront remettre le couvert en lisant les quelques nouvelles consacrées au mercenaire Sojan, dont je ne vous dirai rien, n'ayant pas eu l'appétit (ou la perversion) nécessaire. Œuvre mineure, de jeunesse et alimentaire, ce recueil satisfera les aficionados de Moorcock, ceux qui cherchent un passe-temps pour la plage ou qui veulent rigoler un bon coup. Vous, je ne sais pas, mais moi je suis repu pour un bon moment. Burp.

Un pour deux

Dans la catégorie des romans vite lus vite oubliés, nul doute que Un pour deux s'impose comme un challenger de poids. Pourtant, la collection « Interstices », dirigée par Sébastien Guillot, nous avait habitués jusque-là à des titres beaucoup plus insolites, beaucoup plus bouleversants, beaucoup plus troublants, bref, remarquables et justement remarqués. Vous ai-je d'ailleurs avoué être tombé en pamoison après avoir lu La Voix du feu d'Alan Moore. Je ne crois pas mais, à vrai dire, tout le monde s'en fout. Pour revenir à Martin Winckler, je dois confesser sans ambages que son roman fait bien pâle figure dans la collection, si l'on fait abstraction aussi des deux oubliables pochades de Christopher Moore. Non pas que celui-ci dépareille fondamentalement par rapport à l'esprit de celle-ci. Transfictif, Un pour deux l'est sans aucun conteste. Toutefois, on ne peut s'empêcher d'être déçu par son intrigue plan-plan, de surcroît narrée sans aucun éclat à la façon d'un thriller télévisé scénarisé sous prozac. À ce scénario, il serait peut-être temps de s'attaquer, de crainte de lasser le lectorat bifrostien à force de circonvolutions interminables.

Tourmens, grande ville française imaginaire bien connue des lecteurs réguliers de Martin Winckler (comme le rappellent quelques notes en bas de page évidemment destinées aux étourdis…), est dirigée par un maire tyrannique, ancien policier obsédé de sécurité, qui mène désormais campagne pour se faire élire député car, voyez-vous, il a les dents longues, le bougre. Le personnage est petit, il s'appelle Francis Esterhazy et il a épousé un ancien top model prénommé Clara Massima… Il ne faut naturellement pas longtemps pour démasquer la personnalité publique réelle qui est la cible de Martin Winckler. La charge est lourde, la satire trop grossière pour espérer tromper la vigilance du lecteur, même en phase terminale d'assoupissement. Ville de province stéréotypée, Tourmens, à l'instar des cités provinciales filmées par Claude Chabrol, est peuplée d'une humanité hypocrite et mesquine — petite bourgeoisie qui cache à peine ses vices derrière une façade de respectabilité. Sauf qu'il n'y a pas photo : des deux créateurs, celui qui tire allègrement son épingle du jeu, c'est tout de même Chabrol. Le cinéaste excelle dans le portrait social et l'intrigue tordue pendant que l'écrivain œuvre dans la caricature avec, il faut le reconnaître, une touchante candeur. En conséquence, les personnages de Martin Winckler sont soit très méchants, affichant tous les signes extérieurs de leur veulerie, soit très gentils et sympathiques. Parmi les habitants de Tourmens, deux personnages attirent néanmoins l'attention. Ce sont les jumeaux Twain : René et Renée. Ce n'est pas vraiment le secret sur leur nature véritable qui intrigue. Sans vouloir faire de révélation fracassante, il faut reconnaître que c'est un secret de polichinelle vite éventé — en ce qui me concerne, dès leur entrée en scène (page 14), j'avais deviné celui-ci. Non, ce qui suscite un embryon d'intérêt, c'est de savoir de quelle manière l'auteur va traiter cette idée déjà vue (la confusion des sexes). Hélas, les promesses de réflexions sur l'identité et la différence des sexes (dixit la quatrième de couverture) sont à peine tenues. Martin Winckler délaisse rapidement les ressorts du huis clos psychologique entre les jumeaux et banalise irrémédiablement leurs relations avec leur entourage. Au passage, l'adaptabilité dont font preuve le docteur Marc Valène et l'inspecteur Liliane Roche est tout simplement ahurissante et confine à l'intolérance zéro. Martin Winckler se contente donc de survoler son sujet et de l'agrémenter de comptes rendus médicaux, certes très intéressants, mais anti-littéraires au possible. Et puis, la singularité des jumeaux Twain n'est finalement qu'un élément périphérique d'une intrigue ouvertement policière. Un sinistre complot médico-chirurgical, pour reprendre les termes de la quatrième de couverture ; complot qui ne fait frémir que fugitivement et ne retient l'attention que par les références explicites (on n'a même pas le plaisir de les deviner) à un florilège de séries télé. En conséquence, Un pour deux dérive inexorablement vers la sit-com légère et aseptisée. Une distraction qui n'est pas complètement honteuse mais qui ne va pas plus loin que la dernière page tournée. Une sorte de Un gars, une fille mais sans les grimaces de Jean Dujardin. Inutile d'ajouter qu'on attend avec impatience Lilliputia, prochain roman de Xavier Mauméjean qui paraîtra en septembre dans « Interstices », plutôt que le prochain épisode de ce qui s'annonce comme une trilogie. Eh oui ! Nous en n'avons pas terminé avec les jumeaux Twain et la bonne ville de Tourmens. On peut même vous indiquer que le deuxième opus s'intitulera L'un ou l'autre et le dernier Deux pour tous. Tout un programme… de télé. Nous, on zappe !

Lliane

Pour son retour dans le domaine de la fantasy, Jean-Louis Fetjaine a fait le choix de renouer avec l'univers elfique qui a assis sa réputation dans le club hexagonal des auteurs de fantasy à (gros) succès. Il faut donc se faire une raison, le cycle des elfes qui ne constituait initialement qu'une trilogie, s'intègre désormais dans un ensemble « historique » de chroniques beaucoup plus vaste. Et le lecteur que je suis, encore émerveillé par le drame en trois actes au pays des mythes celtes et de la Matière de Bretagne, de s'inquiéter de ce retour en une contrée déjà explorée. Car à vrai dire, il a vieilli, ce lecteur, et énormément lu entre-temps, notamment le cycle du Codex Merlin de Robert Holdstock. En conséquence, il est devenu plus exigeant. Mais en même temps, il demeure impatient de s'immerger à nouveau dans ce monde crépusculaire qui associe la magie de la féerie aux remugles d'une Histoire dépouillée de sa patine ; un monde désenchanté qu'il garde encore tout chaud dans sa mémoire. En fin de compte, tout ce que Lliane lui refuse et lui propose à la fois. Il serait d'ailleurs peut-être temps d'en parler.

Lliane, si vous vous rappelez de la Trilogie des elfes, est le prénom de la reine du peuple des Hauts elfes. Dans ce nouvel opus, celle-ci n'est pas encore reine. Jeune adolescente mutine, elle court souvent les bois en compagnie de son compagnon Llandon et de sa bande, chassant la grosse bête et faisant à l'occasion la bête à deux dos. C'est au cours d'une partie de chasse que la troupe affronte une meute de loups géants affamés conduits sans muselière par un parti de kobolds. De cette échauffourée, Lliane ressort toute bouleversée. Mais rapidement, elle comprend que cette rencontre n'est pas fortuite. Celle-ci est un signe précurseur du retour de celui-qui-ne-peut-être-nommé. Et les signes de mauvais augures ne tardent pas à se multiplier. Cela commence par la découverte de Maheolas, un jeune clerc effrayé dont la communauté a été entièrement massacrée après avoir tenté de défricher une clairière dans la forêt d'Eliande. Et puis, cela continue avec le message alarmant qu'un baron des Marches adresse au roi Ker de Loth. Le vieux monarque dépêche immédiatement son héritier Pellehund et quelques chevaliers afin de s'enquérir sur place de la véracité de l'alerte. Et lorsque la troupe arrive à destination, c'est pour se rendre compte que l'invasion a déjà commencé.

En guise de nouveauté, Jean-Louis Fetjaine nous écrit donc une préquelle (c'est hélas un procédé à la mode) qui ne bouleverse en rien les conventions d'un genre bien établi (pour ne pas dire enferré dans la routine). Fidèle à sa méthode, l'auteur convoque le corpus fabuleux des légendes « historiques » des peuples celtes. Son matériau est extrait cette fois-ci du Lebor Gabála érenn (le Livre des conquêtes d'Irlande). Comme le néophyte ne le sait sans doute pas, cet ouvrage apocryphe raconte le peuplement mythique de l'Irlande en le présentant comme une succession d'invasions. Ce livre, dont il existe plusieurs versions, est évidemment sujet à caution, car les clercs qui l'ont à maintes reprises copié et remanié ne se sont pas privés de mêler aux éléments de la culture orale, antérieurs à la christianisation, des références chrétiennes. Sans entrer dans le débat historiographique, Jean-Louis Fetjaine établit une correspondance entre son récit de fantasy et l'histoire mythique du peuplement de l'Irlande, renforçant par la même occasion la tonalité « historique » qu'il a voulu donner à ses chroniques elfiques. Mais le procédé a un inconvénient : celui du déjà-vu. Lliane ne fait que développer des éléments qui apparaissaient en arrière-plan de la Trilogie des elfes. L'intrigue, balisée et sans surprise, n'arrange rien à l'affaire. Elle se conjugue à l'impression de déjà-vu pour amoindrir l'intensité dramatique du récit. Et tout ce qui faisait le sel du cycle initial — le caractère torturé des personnages, les scènes épiques, l'obscurité humide et mystérieuse des forêts — s'estompe au profit d'une imagerie, certes bien campée, mais au final d'une platitude décevante. Toutefois, difficile de se faire un avis définitif sur cette nouvelle époque, car Lliane — c'est coutumier en fantasy — n'est que le premier volet d'une… devinez un peu ? De surcroît, ce premier tome s'achève sur la disparition de la jeune elfe dans des circonstances dramatiques. Un suspense tout de même rapidement éventé lorsqu'on a lu le précédent cycle… Soyons donc lucide, Lliane est un roman à réserver aux fans les plus acharnés. Et c'est un fan qui vous le dit.

L'Homme qui parlait aux araignées

[Chronique commune à Narcose et à L'Homme qui parlait aux araignées.]

Il faut avouer qu'à l'annonce de la réédition augmentée de Narcose, le lecteur barbérophile que je suis a senti les poils de son épiderme se dresser d'un plaisir intense (rien de malsain, qu'on se rassure). De surcroît, lorsqu'il a appris que la publication de l'ouvrage serait accompagnée d'un recueil rassemblant vingt-et-une nouvelles (dont deux inédites) de l'auteur, il a eu la chair de poule, comme si une accorte shampouineuse lui massait langoureusement le cuir chevelu (il n'y a toujours rien de malsain à cette image, répétons-le). En fait, cette réaction viscérale est tout simplement la transposition charnelle de la jubilation mémorielle qui me titille rétrospectivement encore l'hypophyse. Ces souvenirs se sont incontestablement et heureusement confirmés, une fois les deux ouvrages dévorés sans autre forme de cérémonie païenne. Mais avant de pousser plus loin dans le ressenti intime, il convient sans doute de clarifier les choses pour les éventuels néophytes que l'expérience tenterait. Je dois en effet attester que lire une histoire de Jacques Barbéri, c'est comme accomplir un grand saut, non pas dans l'inconnu, mais dans l'imprévu. Un saut dans un imaginaire visuel qui semble totalement en roue libre et demeure pourtant paradoxalement maîtrisé et cohérent de bout en bout. Un plongeon dans un univers nourri au sein de la science-fiction classique et qui échappe avec bonheur à ses tics et à toute classification étriquée.

Afin de démarrer en douceur et prendre la (dé)mesure de l'œuvre du personnage, il convient peut-être de conseiller de débuter par le recueil L'Homme qui parlait aux araignées, opus rassemblant un florilège de nouvelles écrites entre 1987 (« Prisons de papier », texte paru dans le recueil Malgré le monde du collectif Limite) et 2008 (pour les deux inédits). Cette démarche progressive permet de se faire une idée assez fidèle du style et de l'imaginaire singulier de l'auteur français qui, même lorsqu'il œuvre dans le domaine de l'hommage (à Lewis Carroll, Jules Verne, Philip K. Dick, Cordwainer Smith et tutti quanti…), parvient à faire exploser les contraintes du genre pour recomposer une image conforme à son paysage mental fantasque. On ne va évidemment pas résumer chacun des textes qui composent le recueil. Ceux-ci sont de toute manière inracontables, ce qui est tout naturel puisque l'imaginaire de l'auteur est indescriptible. Tout au plus, peut-on glisser un indice : derrière les apparences déjantées se dessine une profonde réflexion existentielle, pour ne pas dire une quête obsessionnelle. Lire Jacques Barbéri, c'est un peu comme lire du Lewis Carroll qui a infusé dans un bain de physique quantique. On pénètre ainsi dans un univers d'une dinguerie finalement très rigoureuse, où drame, humour et cauchemar sont intimement intriqués. Et de la même manière qu'il s'approprie les codes et les archétypes de la S-F, Jacques Barbéri fait sienne la logique quantique pour en développer tout le potentiel poétique. Univers gigognes, rêves enchâssés dans la réalité ou réalité encapsulée dans le rêve, on n'est jamais très loin non plus des mondes truqués de Philip K. Dick. Mais les mondes de Jacques Barbéri sont autrement plus vertigineux, si on peut me permettre ce sacrilège. Leur réalité prête à caution car elle est augmentée par le virtuel ou altérée par les drogues, voire par les deux à la fois. Le narrateur/observateur est exposé au principe d'incertitude auquel il ne peut espérer échapper que par la fuite dans un univers plus paisible ou par un oubli adouci au scotch-benzédrine. Ou alors, il doit redonner un sens à son existence dans un quotidien contaminé par les bizarreries : lolitrans, gigaragnes, psychomachines, métabêtes… Autant de trouvailles langagières, de mots-valises, de jeux de mots qui donnent corps aux obsessions organiques de l'auteur, aux mutations chitineuses, aux copulations sémantiques et autres chimères dignes des visions cauchemardesques d'un Jérôme Bosch mais scénarisées par Tex Avery. Bref, l'œuvre de Jacques Barbéri est proprement fascinante, quelque chose comme une Vénus de Milo parfumée aux phéromones sexuelles à qui on aurait ventousé des tentacules…

Les lecteurs accrochés aux délires de l'auteur pourront consolider leur addiction avec Narcose. Ce court roman s'inscrit dans un univers commun à plusieurs textes barbérien : celui de la sphérocratie. Le récit se focalise sur le personnage d'Anton Orosco, un promoteur calamiteux. Suite à une escroquerie ratée, le bougre est contraint d'abandonner le confort de son appartement et les attentions sensuelles de sa maîtresse pour fuir dans l'extrados, la zone interlope où vivent les marginaux de la ville-sphère Narcose. Ceci constitue l'argument initial d'une intrigue qui se déploie tout en rebondissements grotesques mais nullement ridicules. Une fois de plus, la fulgurance des images, le foisonnement des obsessions et le tempo hypnotique de l'écriture portent le récit dans une démesure réjouissante qui nous fait scander : encore ! Cela tombe bien car Narcose est le premier volume d'une trilogie. En attendant, il n'est pas inutile de répéter que lire Jacques Barbéri, c'est être convié à un voyage textuel hallucinant dont on redescend fiévreux et transfiguré. Une expérience que l'on se doit de recommander.

Narcose

[Chronique commune à Narcose et à L'Homme qui parlait aux araignées.]

Il faut avouer qu'à l'annonce de la réédition augmentée de Narcose, le lecteur barbérophile que je suis a senti les poils de son épiderme se dresser d'un plaisir intense (rien de malsain, qu'on se rassure). De surcroît, lorsqu'il a appris que la publication de l'ouvrage serait accompagnée d'un recueil rassemblant vingt-et-une nouvelles (dont deux inédites) de l'auteur, il a eu la chair de poule, comme si une accorte shampouineuse lui massait langoureusement le cuir chevelu (il n'y a toujours rien de malsain à cette image, répétons-le). En fait, cette réaction viscérale est tout simplement la transposition charnelle de la jubilation mémorielle qui me titille rétrospectivement encore l'hypophyse. Ces souvenirs se sont incontestablement et heureusement confirmés, une fois les deux ouvrages dévorés sans autre forme de cérémonie païenne. Mais avant de pousser plus loin dans le ressenti intime, il convient sans doute de clarifier les choses pour les éventuels néophytes que l'expérience tenterait. Je dois en effet attester que lire une histoire de Jacques Barbéri, c'est comme accomplir un grand saut, non pas dans l'inconnu, mais dans l'imprévu. Un saut dans un imaginaire visuel qui semble totalement en roue libre et demeure pourtant paradoxalement maîtrisé et cohérent de bout en bout. Un plongeon dans un univers nourri au sein de la science-fiction classique et qui échappe avec bonheur à ses tics et à toute classification étriquée.

Afin de démarrer en douceur et prendre la (dé)mesure de l'œuvre du personnage, il convient peut-être de conseiller de débuter par le recueil L'Homme qui parlait aux araignées, opus rassemblant un florilège de nouvelles écrites entre 1987 (« Prisons de papier », texte paru dans le recueil Malgré le monde du collectif Limite) et 2008 (pour les deux inédits). Cette démarche progressive permet de se faire une idée assez fidèle du style et de l'imaginaire singulier de l'auteur français qui, même lorsqu'il œuvre dans le domaine de l'hommage (à Lewis Carroll, Jules Verne, Philip K. Dick, Cordwainer Smith et tutti quanti…), parvient à faire exploser les contraintes du genre pour recomposer une image conforme à son paysage mental fantasque. On ne va évidemment pas résumer chacun des textes qui composent le recueil. Ceux-ci sont de toute manière inracontables, ce qui est tout naturel puisque l'imaginaire de l'auteur est indescriptible. Tout au plus, peut-on glisser un indice : derrière les apparences déjantées se dessine une profonde réflexion existentielle, pour ne pas dire une quête obsessionnelle. Lire Jacques Barbéri, c'est un peu comme lire du Lewis Carroll qui a infusé dans un bain de physique quantique. On pénètre ainsi dans un univers d'une dinguerie finalement très rigoureuse, où drame, humour et cauchemar sont intimement intriqués. Et de la même manière qu'il s'approprie les codes et les archétypes de la S-F, Jacques Barbéri fait sienne la logique quantique pour en développer tout le potentiel poétique. Univers gigognes, rêves enchâssés dans la réalité ou réalité encapsulée dans le rêve, on n'est jamais très loin non plus des mondes truqués de Philip K. Dick. Mais les mondes de Jacques Barbéri sont autrement plus vertigineux, si on peut me permettre ce sacrilège. Leur réalité prête à caution car elle est augmentée par le virtuel ou altérée par les drogues, voire par les deux à la fois. Le narrateur/observateur est exposé au principe d'incertitude auquel il ne peut espérer échapper que par la fuite dans un univers plus paisible ou par un oubli adouci au scotch-benzédrine. Ou alors, il doit redonner un sens à son existence dans un quotidien contaminé par les bizarreries : lolitrans, gigaragnes, psychomachines, métabêtes… Autant de trouvailles langagières, de mots-valises, de jeux de mots qui donnent corps aux obsessions organiques de l'auteur, aux mutations chitineuses, aux copulations sémantiques et autres chimères dignes des visions cauchemardesques d'un Jérôme Bosch mais scénarisées par Tex Avery. Bref, l'œuvre de Jacques Barbéri est proprement fascinante, quelque chose comme une Vénus de Milo parfumée aux phéromones sexuelles à qui on aurait ventousé des tentacules…

Les lecteurs accrochés aux délires de l'auteur pourront consolider leur addiction avec Narcose. Ce court roman s'inscrit dans un univers commun à plusieurs textes barbérien : celui de la sphérocratie. Le récit se focalise sur le personnage d'Anton Orosco, un promoteur calamiteux. Suite à une escroquerie ratée, le bougre est contraint d'abandonner le confort de son appartement et les attentions sensuelles de sa maîtresse pour fuir dans l'extrados, la zone interlope où vivent les marginaux de la ville-sphère Narcose. Ceci constitue l'argument initial d'une intrigue qui se déploie tout en rebondissements grotesques mais nullement ridicules. Une fois de plus, la fulgurance des images, le foisonnement des obsessions et le tempo hypnotique de l'écriture portent le récit dans une démesure réjouissante qui nous fait scander : encore ! Cela tombe bien car Narcose est le premier volume d'une trilogie. En attendant, il n'est pas inutile de répéter que lire Jacques Barbéri, c'est être convié à un voyage textuel hallucinant dont on redescend fiévreux et transfiguré. Une expérience que l'on se doit de recommander.

Bohême

En 1997 paraissait chez Mnémos le cycle Bohème, récit en deux volumes (Les Rives d'Antipolie et Revolutsya) d'un jeune auteur de vingt-quatre ans, venu du jeu de rôle, et qui avait auparavant publié un cycle de fantasy intitulé Agone (décliné lui-même en jeu de rôle). À l'époque, pas si lointaine quand même, l'avenir de la science-fiction dans l'Hexagone s'annonçait steampunk — relisez l'anthologie Futurs antérieurs (Fleuve Noir) composée par Daniel Riche pour rafraîchir vos souvenirs. On lista donc Bohème parmi les romans précurseurs de ce sous-genre, hybride de fantasy et d'uchronie. Puis on oublia rapidement cette œuvre, Johan Héliot raflant la mise par la suite (en 2000) avec son roman La Lune seule le sait. En 2008, Mnémos nous gratifie de la réédition, cette fois-ci dans une intégrale, du cycle Bohème. Et le lecteur consommateur, avide d'informations en mesure de maximiser son pouvoir d'achat, de réclamer tout de suite une évaluation de la plus-value apportée par la nouvelle mouture. Qu'il note donc que beaucoup de choses ont changé : une intrigue réellement remaniée, en partie réécrite et dotée d'un dénouement plus convaincant. Bref, l'occasion de (re)découvrir cette œuvre dont il est peut-être temps de donner un aperçu.

Europe, au XIXe siècle. Le décollage industriel initié par la révolution de la vapeur, du charbon et de l'acier a subi un coup d'arrêt inopiné lorsqu'une substance psycho-réactive et corrosive — l'écryme — s'est répandue à travers le continent, assiégeant par la même occasion les grandes métropoles. Pourtant, si l'environnement a été bouleversé, le coup d'arrêt n'a pas été fatal à l'humanité, qui s'est adaptée promptement à ce nouveau milieu. Désormais quelques grandes cités, reliées entre elles par des voies traversières en acier et gouvernées par une aristocratie capitaliste, dominent le continent européen. Prague, Moscou et Méthalume sont les forteresses de cette nouvelle géographie politique où s'affrontent notamment les États d'Europe centrale et orientale d'Antipolie, de Pentapolie et du Lansk. Toutefois, la révolte gronde partout dans les bas-fonds populaires des cités et risque de modifier la donne. Une rumeur révolutionnaire qui enfle dans les faubourgs et suscite déjà des vocations révolutionnaires ; une menace que prend très au sérieux la Propagande — organisation secrète redoutable — qui fourbit ses armes pour agir en conséquence. C'est dans cette Europe alternative, finalement pas si différente de la nôtre, qu'évoluent l'avocate duelliste Louise Kechelev et le hussard Léon Radurin, un couple appelé à jouer un rôle important dans le grand changement qui s'amorce : l'éveil des dieux froids.

Et si ? Les connaisseurs identifieront immédiatement le refrain : c'est celui de l'uchronie. Mais ici, l'événement déstabilisateur qui introduit la divergence historique est de nature beaucoup plus fantaisiste que raisonnable. Sous la plume de Mathieu Gaborit, cet événement fondateur donne naissance à un monde romantique, sombre, cruel et fantasmatique où les ressorts du fantastique priment sur ceux du réalisme social et où les archétypes côtoient furtivement quelques préoccupations, notamment écologiques, plus contemporaines. Un bémol tout de même. Le récit est sans grande surprise, très linéaire, avec une fâcheuse tendance à se disperser, en particulier dans la seconde partie qui correspond au volume initial Revolutsya. Heureusement, le travail de réécriture est manifeste et il contribue à atténuer les faiblesses, même s'il n'a pas été poussé suffisamment à mon goût. Et puis, ceci apparaît finalement comme un péché véniel au regard de l'élégance de l'univers esquissé par Mathieu Gaborit. Avec une grande efficacité et un non moins remarquable sens du mystère, il s'acquitte avec les honneurs de la tâche de faire vivre de manière convaincante ce monde à la fois singulier et familier. Boyard concupiscent, révolutionnaires téméraires et contrefaits, conspirateurs cyniques, pierrots lunaires tueurs, croquemitaines en pagaille — tous plus effrayants les uns que les autres —, rien ne manque pour satisfaire le besoin d'étrangeté que suscite l'atmosphère du roman. Mathieu Gaborit réussit l'hybridation des imaginaires anciens et modernes et il enchâsse l'ensemble dans un univers onirique où les émotions s'incarnent dans des rêves ou des cauchemars. C'est cette matière qui constitue le véritable point fort de « Bohème ». Bref, une réédition à ne pas rater. Et de quoi regretter que l'auteur se soit fait si rare ces dernières années.

Voyageurs

Second roman de Neal Asher publié en France après l'excellent (et déviant) L'Écorcheur, Voyageurs reprend à son compte les pires clichés de la S-F pour — c'est désormais une habitude chez les auteurs britanniques — les adapter, les tordre, les souiller et les retourner en tous sens. Déjà vétéran de la prose rentre-dedans à base d'éviscérations visqueuses et de technique littéraire minimaliste, Neal Asher enlève les restes de ses gants (usés jusqu'à la corde par le très barré L'Écorcheur) et plonge avec bonheur ses deux mains dans la fange science-fictionnesque la plus nauséabonde. Pensez donc : des voyages dans le temps ; une post-humanité scindée en deux factions engluées dans une guerre perpétuelle ; des dinosaures remarquablement pourvus en dents ; des héros antagonistes ; des modifications génétiques ; des explosions ; des coups de feu ; des morts par centaines… le tout nappé de rares explications parfaitement grotesques censées donner un peu de poids au propos. De quoi refermer la chose en jurant de ne jamais y revenir, sauf que Neal Asher s'en moque, Neal Asher s'en tape, Neal Asher se marre. Et le lecteur avec. Car si Voyageurs fait dans le grand guignol écrit à la tronçonneuse et traduit au Prozac, force est de reconnaître que l'espace de quelques heures, le petit enfant qui sommeille en nous (cherchez bien) prend un immense plaisir à assister à cette orgie de sang, de délires, de trucs et de machins — sans entraver que dalle, d'ailleurs, mais là n'est pas le propos — avant de terminer le livre repu, la bave aux lèvres, entièrement satisfait par ce repas indigeste, mais bien fait. Ici, pas de nouvelle cuisine joliment présentée dans des assiettes carrées aux bords saupoudrés de safran, non non, du lourd, du saucisson à l'ail beurré à la va-vite, avec une bonne Stella, le tout pris au comptoir en fumant des clopes et en crachant par terre, même. Le côté défouloir de Voyageurs n'est pas exagéré. En se plongeant dans cette intrigue rocambolesque, on retourne aux sources de ce qui nous fait aimer la S-F. Un plaisir total, un vague sentiment de culpabilité et l'envie d'en lire plus, l'envie d'en lire d'autres, l'envie de ne plus jamais s'arrêter.

Bref, dans tout ce fatras éminemment bordélique, Neal Asher construit quand même son histoire (bancale, branlante, mais suffisante) et brode un scénario aussi évident que jouissif à travers différentes époques. Un avenir proche, d'abord, où une toute jeune pute shootée à tout ce qui traîne se retrouve (c'est la règle) entraînée dans un imbroglio génético-cosmique à la suite d'un accident temporel, poursuivie par un tueur fonctionnaire impitoyable et élevé en cuve, bien décidé à la descendre le plus proprement possible. C'est ici que tout dérape, puisque le rejeton monstrueux et ingrat de la future post-humanité — Cowl, qui donne son titre au livre en VO — décide d'apparaître à ce moment-là (pratique) et qu'en laissant traîner ses écailles un peu partout, il permet aux indigènes des époques traversées de se frotter eux aussi aux joies du voyage dans le temps (Romains, hommes des cavernes, chevaliers, etc, etc). C'est ce qui arrive aux deux protagonistes principaux, dont les histoires parallèles se rejoignent à la fin (après les explosions, les attaques de dinosaures et les explications que si quelqu'un les comprend, qu'il envoie un email à la rédaction qui transmettra, merci), juste au bon moment pour qu'on saisisse enfin la nature du complot et l'identité de ce mystérieux Cowl qui sème la terreur et la désolation, surtout chez ses géniteurs consternés.

On l'a compris, Voyageurs ne donne ni dans la tendresse, ni dans la subtilité. Neal Asher est un adepte de l'humour brutal et explosif, mais ne nous méprenons pas et ne croyons surtout pas que ses livres sont une synthèse premier degré du genre qui nous occupe. Car Neal Asher rejoint ses maîtres Banks et Harrison dans la déconstruction du mythe science-fictionnesque. Moins subtilement, certes, mais tout autant « déconstructeur ». Là où ses illustres collègues travaillent aux pinces et aux scalpels, Asher torture son lecture au calibre douze. Au final, c'est douloureux, certes, mais le résultat est… Comment dire ? Joli. Et très efficace. Voilà, oui, efficace.

London Bone

Joli coup pour les toutes jeunes éditions ActuSF, pardon, les toutes jeunes éditions Les Trois souhaits, qui s'offrent un Michael Moorcock au catalogue, et non des moindres. London Bone est une petite merveille de recueil de nouvelles, qui complétera agréablement l'excellent Déjeuners d'affaires avec l'antéchrist disponible en « Lunes d'encre » (Denoël). À tel point qu'on leur pardonnera aisément l'oubli d'une page entière de texte (en fait non, on leur pardonne pas, quand bien même personne ne s'en serait rendu compte si l'information n'avait filtré dans les milieux autorisés et les dîners en ville que la rédaction de Bifrost fréquente assidûment, au péril de sa vie, en se vautrant dans la coke, le champagne et les piscines en forme de guitare). Concentrons-nous donc sur l'essentiel, à savoir les textes. Parmi les quatre histoires proposées ici (dont les publications oscillent entre 1966 et 2000, soit pas mal de temps quand même), c'est principalement la nouvelle-titre qui sort du lot. Chronique douce-amère du quotidien londonien d'un homme d'affaires à la petite semaine dépassé par les événements, « London Bone » est assurément l'une des meilleures nouvelles de Moorcock. Pensez donc, une histoire d'os comme on les aime… Sous le pavé londonien gît un trésor qui ne demande qu'à être exploité : une mine, un gisement, un filon d'os curieux, joliment ambrés, recouverts d'inscriptions bizarres et dont l'origine ne sera, comme de juste, jamais révélée. Enrichissement faramineux, suivi d'une ruine relative, le tout saupoudré d'interrogations quasi mystiques sur le sens général de l'existence, ça fait beaucoup pour un seul personnage, mais c'est tellement bon, tellement décalé et tellement bien fichu qu'on en redemande.

On ne résumera pas ici les autres textes, mais outre le dispensable (bien qu'agréable) « Le Jardin d'agrément de Felipe Sagittarius », tous valent le détour. Sachez néanmoins que « Le Cardinal dans la glace » explore une obsession blasphématoire propre à Moorcock et à la culture anglaise en général, à savoir le catholicisme. Maquillé sous un récit très âge d'or (époque oblige), Michael Moorcock s'amuse beaucoup et annonce déjà le désormais classique Voici l'Homme, dont on ne dira jamais assez de bien. Enfin, « Un samedi soir tranquille à l'amicale des chasseurs pêcheurs surréalistes » reprend ce thème classique chez les Anglais et met en scène Dieu himself, prenant un verre dans un bar, ce qui donne lieu à une séance de questions réponses bien senties avec les autres clients. Du beau, du bon, du Moorcock. Pourquoi s'en priver ?

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