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Les critiques de Bifrost

Le Monde englouti, suivi de Sécheresse

Le Monde englouti, suivi de Sécheresse

James Graham BALLARD
DENOËL
464pp - 25,00 €

Bifrost n° 51

Critique parue en juillet 2008 dans Bifrost n° 51

Sous une superbe couverture de Vincent Froissard qui évoque à merveille le contenu, voici rassemblés deux romans d'un James Ballard trentenaire ; pas vraiment des romans de jeunesse bien qu'ils appartiennent à une période qui sera suivie relativement rapidement d'une rupture dans la façon. Après ses quatre premiers romans, Ballard n'aura plus recours à une catastrophe globale (sauf peut-être pour Salut l'Amérique !). Chaque apocalypse qui suivra sera microcosmique, jusqu'à devenir strictement personnelle dans L'Ile de béton. On peut considérer cette rupture — bornée par le recueil à part qu'est Vermillion Sands — comme une sortie de la science-fiction. Toutefois, dans cette perspective, on appliquera aux livres ultérieurs de Ballard le constat que Gérard Klein fait dans sa préface au Quatuor de Jérusalem : « Certaines œuvres […] échappent aux domaine de la science-fiction. Cependant, elles semblent par construction destinées surtout aux lecteurs de science-fiction, voire parfois à eux seuls… »

L'apocalypse ballardienne n'est pas réaliste mais fantasmagorique. Située dans un improbable non temps, elle coexiste avec une survivance peu plausible des objets de la société de consommation. Dans Le Monde englouti, la durée de remplissage du frigo n'apparaît pas compatible avec celle de l'évolution climatique ; deux échelles de temps différentes peuvent ainsi se superposer dans l'univers fantasmatique que nous offre Ballard. Mieux, cela renforce l'idée que le temps est altéré par la catastrophe.

Les livres de Ballard sont des histoires de conquête ou, plus exactement, de reconquête et de libération. Le personnage ballardien standard appartient à la même classe sociale que Ballard lui-même : la classe supérieure non dominante et nulle part il n'est en situation de domination. Ce n'est pas conforme à sa personnalité. Il est souvent médecin (Ransom) ou architecte (Maitland) et c'est quelqu'un de bien, à première vue du moins. Il est (figé) dans une position sociale des plus confortables, possède les signes extérieurs de l'aisance (bateaux, avions, Jaguar, appartement de standing, toiles surréalistes, etc.) et penche pour un certain conservatisme apolitique. Ni engagé dans la lutte pour le pouvoir ni dans une situation de manque matériel pouvant inciter à aller voir si l'herbe est plus verte ailleurs. Cette position initiale le conduit à rester autant que possible dans l'œil du cyclone, lieu ballardien par excellence. Dans Le Monde englouti, Kerans reste après le départ des militaires ; de même Ransom reste alors que des milliers de voitures partent vers le Sud (et la mer) pour fuir la sécheresse. En dépit des apparences, il en va de même pour Laing, comme l'indique la première phrase d'I.G.H. « Plus tard, installé sur son balcon pour manger le chien… », et pour Maitland. Mon expérience d'autostoppeur contredit radicalement celle de l'architecte qui a dû VOULOIR rester naufragé sur son échangeur. La lagune du Monde englouti, Hamilton, dans Sécheresse, sont des zones intermédiaires où la catastrophe est en train de se produire, où le passé n'est déjà plus et l'avenir pas encore advenu, en dehors du temps. L'immeuble de Laing et l'échangeur de Maitland sont également des espaces hors du temps où des micro-apocalypses vont surgir, rendant la métamorphose possible car ce n'est qu'une fois dépouillé des oripeaux de nos sociétés consuméristes que le personnage ballardien peut entreprendre la reconquête de lui-même et se réapproprier son espace intérieur.

Il est souvent question de régression chez Ballard. Dans Le Monde englouti, Kerans envisage son adaptation au monde en train d'advenir comme réadaptation à une époque plus chaude, plus humide, dominée par les sauriens. Une époque qui aurait survécu dans une sorte de mémoire de l'inconscient collectif pour ressurgir en rêves, révélant aux personnages leur désir de faire table rase de leurs confortables carcans psychosociaux. La catastrophe ne sert plus dès lors que de catalyseur. Le docteur Sanders l'exprime fort bien dans La Forêt de cristal : « Cette forêt illuminée reflète d'une certaine manière une période antérieure de nos vies, peut-être un souvenir archaïque, inné, de quelque paradis ancestral… »

D'une manière très nietzschéenne, l'épreuve que Strangman impose à Kerans lui donne la force de sortir de sa chrysalide. En inondant la lagune asséchée, Kerans devient enfin actif et pousse à la roue du changement. L'effet est comparable à une psychanalyse : Kerans est libéré des névroses engendrées par l'univers contemporain et l'on peut voir dans la blancheur des costumes de Lomax et Strangman des métaphores de l'écoute analytique sur laquelle peut s'opérer le transfert.

Le personnage ballardien est en proie à l'entropie. Captif d'une chronologie linéaire, il la subit avec passivité jusqu'à ce que le cataclysme, en bouleversant l'ordre établi, lui offre une seconde chance. C'est bel et bien le temps qui est la véritable catastrophe tandis que la catastrophe elle-même n'est que l'abolition de ce dernier. En perdant ses ancrages, l'ancien monde se délite et restitue sa liberté au héros ballardien. Du coup, toutes les zones hors le temps, comme autant de failles dans la réalité, sont des espaces de libération. Dans ce roman de littérature générale inacceptable pour le lecteur type de cette littérature qu'est L'Ile de béton, Maitland, au lieu de se libérer de l' « île », se libère en rejetant les contraintes inhérentes à son ancien mode de vie par un choix délibéré de clochardisation. De même, le choix de Kerans d'aller vers le Sud n'est compréhensible que dans la mesure où il s'est affranchi de sa situation précédente.

L'œuvre ballardienne est riche de symboles. Image régressive s'il en est, l'eau que Kerans libère dans la lagune engloutit son être passé tout en parachevant le changement dont il est devenu l'agent. La forêt tropicale qui court du Monde Englouti à Salut l'Amérique ! (une Amérique partagée entre la jungle et le désert que hantent les derelicts de la société de consommation) est une autre de ces métaphores. Les déserts sont autant d'endroits qui imposent l'adaptation et les plages, autant de frontières. L'avion, également omniprésent dans l'œuvre de Jim Ballard, y symbolise l'évasion, l'envol : « Appareil volant à basse altitude », « Je rêvais de m'envoler pour l'île de Wake ». On notera que le héros de Super-Cannes est un aviateur blessé et d'autre part, que c'est un hélicoptère, et non un avion, qui mitraille Kerans en route vers le Sud. L'avion s'oppose à la voiture du troupeau, prisonnière du réseau (fuyant par milliers la sécheresse qui ravage Mount Royal), tandis que les bateaux constituent des choix intermédiaires adaptés à ces zones qui le sont tout autant. Ainsi la station que Kerans saborde, le catamaran puis le radeau qu'il laisse finalement derrière lui comme Ransom sa péniche. Ce n'est que lorsque enfin sa voiture « meurt » en quittant le réseau routier et sa raison d'être qu'elle accède à « l'île de béton » et ouvre la porte d'une liberté nouvelle à Maitland. Tous les objets font sens dans l'œuvre de Ballard. Ils sont et participent d'un paysage mental central dans la création littéraire ballardienne dont la quintessence est exprimée dans Le Rêveur illimité et reviennent d'un texte à l'autre d'une manière obsessionnelle caractéristique. C'est une œuvre où les rares péripéties semblent anecdotiques mais, paradoxalement, sont bien plus capitales que dans bien des romans de pure aventure car elles marquent les métamorphoses et leurs prémices.

Dans sa préface au « Livre d'Or » (Pocket), Robert Louit écrit que Ballard est un anticipateur qui ne croit pas que l'avenir existe. Cette idée éclaire la question de savoir si oui ou non ces textes de Ballard ont vieilli. Pour y répondre, on peut interroger son traitement de l'aventure spatiale qui n'est pas sans évoquer celui de Barry N. Malzberg. Dès ses débuts, Ballard subodore non sans pertinence que l'événement contemporain majeur en restera là. Brian W. Aldiss, dans la nouvelle « Le Théorème du firmament » (qui met en scène Jerry Cornelius, le personnage créé par Mike Moorcock, lui aussi à la recherche de lui-même à travers les labyrinthes normatifs de la matérialité qu'incarne entre autres Miss Brunner), où l'univers commence à se contracter, ne dit rien d'autre que ce qu'affirme Ransom dans Sécheresse : « Nous reculons tout droit dans le passé. » (p. 260 de l'omnibus « Lunes d'Encre ») Ce que conteste aussitôt Lomax. Avec le recul que l'on peut prendre pour lire ces textes aujourd'hui, la société occidentale consumériste apparaît comme engagée dans un processus régressif quoique non cataclysmique, une sorte d'effondrement lent dont les signes sont perceptibles tout autour de nous. Par contre, on n'observe nulle trace de libération intérieure. Bien au contraire. Les outils psychédéliques et psychanalytiques se sont vu tailler des croupières et ne sont plus en odeur de sainteté, si tant est qu'ils l'aient jamais été en dépit d'une forte demande qui fait les beaux jours des gourous et autres charlatans mercantiles. La littérature de Ballard a donc vieilli parce qu'elle n'est plus d'actualité — la mentalité qui prévaut aujourd'hui étant, d'une certaine manière, plus proche de celle des années 50 que 60 ou 70. Cependant, elle reste d'autant plus pertinente que notre vie est infestée, investie, par un environnement médiatique de plus en plus intrusif qui, tel le python, contribue à étouffer tout affect dans un cercle d'objets qui isole tout un chacun de ses semblables.

En un mot comme en cent, ces deux romans d'un Ballard des débuts sont absolument essentiels car ils contiennent en puissance son œuvre future, peut-être la plus importante de la science-fiction.

Jean-Pierre LION

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