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Focus Lucie Delarue-Mardrus

Ce billet se focalise sur les deux ouvrages : L'Invitation à la mort et autres contes chimériques (1906-1907) et Le Fantôme dans la rose et autres contes visionnaires (1907-1914).

Le nom de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) n’évoque plus rien pour personne, n’étaient quelques rares thuriféraires de la littérature de la première moitié du feu siècle. La dame fut pourtant une écrivaine de premier plan qui commença comme poétesse avant de passer aux contes dès 1906, puis aux romans.

Après que ses parents eurent refusé sa main au capitaine Philippe Pétain, elle épousa un orientaliste, le Dr Joseph-Charles Mardrus, qui lui fut une sorte d’égérie matérialiste et favorisa sa carrière par son entregent. Avant que le couple ne divorce, et que la belle ne laisse libre cours à ses penchants saphiques.

Elle écrivit plus de 400 contes, de nombreux romans, de la poésie et bien d’autres choses encore. S’applique parfaitement à elle la formule de l’américain Hugh B. Cave disant que « c’était une époque où il fallait faire fumer la machine à écrire pour faire bouillir la marmite ».

Les deux volumes proposés par Le Visage Vert reprennent les 70 contes qu’elle publia dans les colonnes du Journal (qui tirait à un million d’exemplaires à l’époque !), entre le 8 juin 1906 et le 31 juillet 1914. Le conte de presse, genre littéraire aujourd’hui éteint, exigeait productivité et régularité — en un mot : professionnalisme. Or, professionnelle, Lucie Delarue-Mardrus l’était. Par ses inclinations à l’étrange et au merveilleux, l’autrice se démarquait de la plupart de ses consœurs et confrères bien plus réalistes, à l’instar de Henri Duvernois. Elle était plus proche de la notion actuelle de conte, laissée par Perrault, Andersen ou les frères Grimm. Si elle avait vécu un peu plus avant, nul doute que ses contes auraient pu trouver place dans la rubrique insolite de Fiction. Les termes de chimériques, visionnaires, oniriques, merveilleux, reviennent dans le riche paratexte ici proposé ; fantasmagorique, aurait-on aussi pu dire.

Le thème récurrent de ces contes est la nostalgie de l’enfance perdue dans un passage à l’âge adulte qui obère le merveilleux. C’est ce même thème que Serge Lehman traita de façon masculine et plus moderne dans L’Inversion de Polyphème (Le Bélial’, mars 2025). Pour elle, c’était mieux avant. Elle est en cela réactionnaire (bien qu’il ne faille nullement donner à ce terme ses connotations péjoratives actuelles), et en phase avec sa vie personnelle.  Comme dans « Le Pays des Fées », de son contemporain germanique Hanns Heinz Ewers, le merveilleux ne réside bien souvent que dans la seule manière de voir. Cette nostalgie du paradis perdu de l’enfance est volontiers une métaphore plus large de la société, de la civilisation qu’elle ne conçoit que comme une factualité prosaïque, d’un monde en proie à l’entropie, dira-t-on un demi-siècle plus tard. Elle brosse souvent le tableau de différences sociales de l’époque, sans juger, estimant ses lecteurs à même de le faire par eux-mêmes.

Ces ouvrages indispensables ressuscitent une qualité d’écriture désormais oubliée. Il y a deux raisons d’acquérir ces livres : les 70 contes en eux-mêmes, bien sûr, mais aussi les préfaces de Leila De Vincente et Nelly Sanchez, et plus encore la postface de Jean-Luc Buard (attention, spoiler), qui sont d’une richesse et d’une précision ahurissantes, regorgent de données bio et bibliographiques, sans parler des annexes, qui recèlent une foultitude de détails sur les publications d’une femme de lettres qu’il convenait d’extraire d’un oubli où elle avait déjà commencé à sombrer de son vivant. Le paratexte ici offert par l’éditeur, pas loin de 130 pages pour les deux volumes, est tout simplement phénoménal, et représente une somme de travail considérable. Merci au Visage Vert et aux auteurs.

 

Jean-Pierre LION

Le Dernier combat de Loretta Thurwar

En 2021, Nana Kwame Adjei-Brenyah signait avec le recueil Friday Black une entrée fracassante en terres francophones, saluée jusque dans ces pages (cf Bifrost n° 102). Violence, racisme et justice y figuraient notamment au programme. Autant de thèmes présents déjà dans Le Dernier combat de Loretta Thurwar, premier roman de l’auteur.

USA, futur proche. Une émission de télé-réalité déchaîne les passions à travers tout le pays : Chain-Gang All Stars (c’est d’ailleurs le titre original du livre). Le principe est simple, vieux comme les arènes : un combat à mort, à l’arme blanche. Les participants sont des détenus, volontaires pour rejoindre un programme leur permettant une libération s’ils parviennent à survivre à trois ans d’épreuves. C’est ce qu’on appelle la Libération par le haut. Elle est rarissime. La norme est celle par le bas, soit le trépas. Les participants sont des Maillons, regroupés en Chaînes, classés selon leur niveau (de Bleu à Colossal suprême) et leurs faits et gestes sont captés et diffusés en quasi-permanence par une armée de caméras miniatures, les HMC. Dans ce monde où la gestion des prisons échoit largement au privé, les sponsors sont omniprésents, et dire un bon mot face caméra peut vous rapporter un contrat qui vous permettra d’améliorer votre équipement.

Comme en NBA, les surnoms sont généralisés et font partie du show. Leur acquisition est le signe que vous rentrez dans la cour des grands. Peu à peu, au fil des victoires, ils vont supplanter l’identité. À mesure que le détenu commun s’efface, le combattant grandit — mais les motifs d’incarcération restent tatoués, via des M ou des V principalement, sur les corps. Loretta Thurwar est très puissante et respectée, au point d’avoir de nombreux surnoms, mais dans le même temps elle reste Thurwar — au pire, LT. Il faut dire que son parcours est exemplaire et que sa personnalité fascine alors qu’elle fracasse les crânes avec son marteau Hass Omaha.

Angola, Attica, Sing-Sing, les noms tristement célèbres de prisons bien réelles parsèment les pages, quand d’autres noms, tout aussi réels, comme Albert Woodfox, Tina Davis ou George Stinney Jr, viennent émailler les notes de bas de page. Ces notes donnent des éléments concrets sur le système carcéral étatsunien, notamment d’un point de vue racial, mais servent aussi de notules nécrologiques quand un Maillon meurt — entre autres utilisations narratives. Ce qui renforce le caractère polyphonique du roman.

Car si Loretta Thurwar occupe le centre de la scène, elle est aussi accompagnée par une vaste et diverse galerie de personnages forts, intelligemment développés, disséminés sur toute la chaîne du programme. De la conception au spectateur, en passant par les combattants et les opposants. Si Chain-Gang All Stars et ses diverses déclinaisons font se lever les foules, ce programme reste loin de faire l’unanimité et les abolitionnistes s’organisent, alors que se profile le dernier combat de la Blood Mama. Les focalisations se déplacent au fil des chapitres, voire des paragraphes, comme des changements de caméras, pour suivre l’histoire selon la volonté du réalisateur. Comme les spectateurs, vous aurez peut-être vos favoris, mais la mort peut surgir bien vite.

Le Dernier combat de Loretta Thurwar est un roman plein de panache, dépeignant une société du spectacle connecté hyperviolente, sans scrupules et déshumanisante, mais où l’amour trouve toujours des moyens d’exister, en dépit de tout. Au milieu de cet enfer, de la joie éclate au détour des pages, comme autant de majeurs dressés à l’industrie carcérale et au système judiciaire. Nana Kwame Adjei-Brenyah a du style et des idées, et ce livre le confirme de belle manière.

 

Mathieu MASSON

The Westing Game

Seize personnes sont convaincues par l’agent immobilier Barney Nordrup d’acheter ou de louer un appartement dans les Tours du Soleil Couchant. Les immeubles de haut standing sont dressés non loin du manoir de Samuel J. Westing, milliardaire ayant fait fortune dans le commerce des articles en papier. On dit que le vieillard est mort et que son fantôme hante la maison. Une nuit, à la suite d’un pari, Tabitha-Ruth Wexler, treize ans, surnommée « Tortue », mais qui préfère parfois qu’on l’appelle Alice, pénètre dans les lieux et découvre le cadavre. Peu de temps après, un 4 juillet, jour de la Fête nationale, les seize résidents sont conviés à la lecture du testament. Le document, en forme de règle du jeu, affirme que Westing a été assassiné et qu’il connaissait son meurtrier. Le coupable se trouve parmi les habitants des Tours qui ont un an, au jour près, en travaillant par paires, pour découvrir le coupable. Seul l’un d’entre eux emportera la totalité de la mise, une fortune s’élevant à deux cents millions de dollars (plus d’un milliard et demi de dollars en 2025). Mais pour cela, il faudra suivre les règles tordues du jeu de Westing.

Après les formidables Et c’est comme ça qu’on a décidé de tuer mon oncle de Rohan O’Grady et Zephyr, Alabama, de Robert McCammon (respectivement critiqués dans Bifrost n° 96 et n° 107), Monsieur Toussaint Louverture nous propose un nouveau bijou de réalisme magique sous couverture cartonnée (à quand une réédition cartonnée du O’Grady ?).

Publié en 1978, lauréat cette année-là de la médaille Newberry récompensant l’œuvre la plus importante en littérature jeunesse, adapté pour la radio et la télévision, The Westing Game infuse dès ses premières pages un sentiment étrange, éthéré, cette impression du bizarre qu’offre parfois la réalité lorsqu’on la considère d’un regard oblique. Quand l’ordinaire parvient de nouveau à surprendre et susciter l’étonnement.

D’entrée, les conditions du drame relèvent du hautement improbable. Les seize élus qui se retrouvent au sein des Tours ne se connaissaient pas et ignoraient complètement qu’ils étaient d’éventuels légataires. Pourtant, ils ont tous accepté la proposition de logements avant de connaître leur point commun. À partir de là, durant douze mois en huis clos, leur vie va être dictée par les ultimes volontés d’un mort sous la forme d’une murder party. Les huit binômes, que Westing a apparié selon une raison connue de lui seul, se retrouvent régulièrement dans un salon aux murs recouverts d’équipements sportifs de toutes sortes, comme autant d’armes du crime. Chaque binôme s’assoit à une table de bridge, dispose de dix mille dollars en espèces et d’une enveloppe contenant un ensemble d’indices qui varient d’une enveloppe à l’autre.

Le milliardaire adorait s’adonner à n’importe quel jeu, mais surtout aux échecs. Dans le salon, sur l’échiquier, les pièces blanches semblent se déplacer toutes seules au fil des mois, les faux-semblants se succèdent, qu’accompagne une prolifération d’indices. Mais indices de quoi ? « Vague pourpre » ; « Que Dieu raffine ton or » ; un suspect boiteux mais pratiquement tout le monde finit à un moment ou un autre par boiter — car la futée « Turtle » Wexler balance de douloureux coups de pieds au tibia à celui qui touche sa tresse —, les règles sont à la fois strictes et floues. La juge Ford, seule personne afro-américaine parmi les occupants, en vient à penser que le milliardaire exécute une vengeance d’outre-tombe contre celui qu’il tient responsable du suicide de sa fille, et que le pseudo assassin est en vérité une cible désignée.

De plus, chaque personnage a un secret, une faille, une blessure, voire une identité secrète : « Certains ne sont pas ceux qu’ils disent être, d’autres ne sont pas ceux qu’ils semblent être ». Jake Wexler, le père de « Turtle » ; est podologue et bookmaker. Christos Theodorakis, adolescent atteint d’une maladie dégénérative, semble en savoir beaucoup mais est dans l’incapacité de parler ; Lates, la femme de ménage qu’aide le vieil Otis toujours coiffé d’un casque d’aviateur en cuir, est beaucoup moins insignifiante que ce qu’indiquent les apparences.

Au final, dans une ambiance qui n’est pas sans rappeler l’ultime épisode de la série Le Prisonnier, rendue chez nous par une remarquable traduction, la clé de l’énigme est du jamais vu. Les trois derniers chapitres, dans une succession d’inserts courts sur quelques pages, forment un épilogue émouvant, une réflexion douce-amère sur le mystère que sont la vie et la mort, par une autrice et graphiste décédée à l’âge de cinquante-six ans.

Digne héritier du film Le Limier de Joseph L. Mankiewicz, anticipant en bien des points la série Only Murders in the Building, The Westing Game est en soi une énigme littéraire qui comblera les amateurs de fantastique et de romans policiers.

 

Xavier MAUMÉJEAN

La Nuit ravagée

Milieu des années 90. Printemps. Dans la commune (fictive) de Saint-Auch, en périphérie de Toulouse, cinq amis, quatre garçons, une fille, tous autour des seize ans, tuent l’ennui d’une adolescence qui n’en finit pas à grand renfort de cinoches dans la galerie commerciale Beau Soleil, de films d’horreur VHS — Shining, Massacre à la tronçonneuse, Evil Dead, Braindead, Halloween, Les Griffes de la nuit, Evil Dead, Cannibal Holocaust, The Thing, Videodrome, Vendredi 13, Candyman, La Mouche… — vus chez les uns ou les autres, et de soirées à fumer des pétards dans des serres désaffectées qu’un gardien compatissant les laisse utiliser comme QG. Ils ont des scooteurs et des Chappy, vadrouillent çà et là. Il a les premiers émois. Les découvertes. Il y a le lycée Melville, ses petites gloires et ses grands déboires, une jungle hiérarchisée où prédateurs et proies se côtoient sous les yeux d’adultes plus ou moins désabusés, plus ou moins investis, plus ou moins dépassés. Dans ces banlieues aussi dortoirs que moroses, les parents font comme ils peuvent — mal, le plus souvent. Et nos cinq amis essuient les plâtres de familles d’une grise banalité dysfonctionnelle, entre cancer, alcoolisme, intégration mal digérée, tromperies et violences ordinaires. Et puis il y a la rue des Ormes, et sa vilaine maison tout au fond, tapie comme un crapaud dans  le champ qui lui tient lieu de jardin, volets clos, inhabitée depuis plus de quinze ans, et dont on dit qu’elle a connu le pire des drames… Il en sourd des remugles aussi magnétiques que malsains. Et bientôt le voisin, celui qui portait tout le temps des tee-shirts aux effigies de groupes de hard rock, à qui ils ne parlaient pas vraiment mais que tous connaissaient, est retrouvé les bras épluchés comme des bananes, vidé de son sang, suicidé dans sa chambre, une chambre dont la porte semble avoir été défoncée depuis l’extérieur… Et l’été qui approche, et les premières chaleurs, et cette certitude moite et lourde comme une paire de seins (dirait Catherine Dufour) : tout ça va méchamment dérailler.

Vous rêviez d’un pur roman fantastique d’horreur sous la célèbre couverture crème des éditions Gallimard ? Jean-Baptiste Del Amo, auréolé de son prix Goncourt du premier roman (pour Une éducation libertine) et son prix du Livre Inter (pour Règne animal) l’a fait. En mettant ses pas dans le Ça de Stephen King  (qu’il cite abondamment) et beaucoup d’autres, à commencer par le Nuit d’été de Dan Simmons ; on pense aussi, bien sûr, à L’Inversion de Polyphème de Serge Lehman. D’abord et avant tout. Mais sans oublier Barker, Koontz, Straub et Masterton, qu’il confie avoir énormément lu dans une postface aux allures de coda pour le non initié. Sans jamais oublier, comme King le lui a appris, que l’Imaginaire en général, et ici, spécifiquement, l’horreur, sont de merveilleux outils pour scruter une époque, en disséquer les travers, les errements, et aborder, au-delà du moment, ces pivots ontologiques qui nous constituent tous : l’amour, ses formes diverses et ses traumas, la mort, la fin de l’innocence et l’ouverture à cette conscience du temps qui passe qu’on appelle l’entrée dans l’âge adulte.

« Écrire un roman d’horreur demande une foi absolue dans la fiction », nous dit Del Amo dans cette postface. Nul doute que c’est ce qu’il a fait ici, un acte de foi. Et si son livre n’est pas exempt de défauts (sans doute le récit aurait-il gagné à être raccourci dans ses deux premières parties), si le résumé et la contextualisation de certains films évoqués, probablement rendus nécessaires par le cadre éditorial du roman, agaceront parfois l’amateur chevronné, ladite foi embarque dès les premières phrases pour ne plus nous lâcher ou quasi. Non, Del Amo n’est pas Stephen King. Non, il n’a pas ici créé l’équivalent de Grippe-Sou, une absolue figure du mal qui n’en finit jamais d’irriguer l’ensemble du corpus. Non, il n’a pas écrit un roman dont on peut dire qu’il y aura un avant et un après. Mais il n’en a pas moins produit un excellent livre, un récit d’horreur sincère porté par un moteur narratif d’une grande puissance et d’une justesse imparable. Une réussite, en somme, qui s’inscrit dans une riche tradition qu’il ne dépare pas, bien au contraire.

 

ORG

Le Chant du Prophète

Dublin. État d’urgence. Un soir de pluie. Deux hommes frappent à la maison des Stack. Ils appartiennent au GNSB, la police secrète mise en place par le nouveau parti fraîchement arrivé au pouvoir. En leur ouvrant la porte, Eilish sait que le mal vient de pénétrer dans son foyer. Ces deux policiers veulent voir son mari, qui est professeur, et syndiqué. Larry est absent. Le lendemain, le voilà convoqué ; on l’accuse d’agir de manière subversive et on lui demande d’annuler les grèves des enseignants. Larry se met en colère. Larry ne s’inquiète pas. « Ils mettent la pression, c’est tout. » Larry disparaît.

S’ensuit la descente en enfer d’une femme qui se retrouve seule avec ses quatre enfants ; le glissement terrible d’un pays dans le totalitarisme, la violence et l’absurde tandis qu’Eilish refuse obstinément d’ouvrir les yeux sur la situation, refuse d’admettre que son mari ne reviendra pas, refuse sa mort, refuse de partir quand sa sœur les supplie de la rejoindre au Canada, elle et ses enfants. Un entêtement qui les poussera dans un engrenage dont ils ne se déferont jamais.

Tout ça, on l’a déjà lu. Les dystopies de ce genre se comptent par dizaines. Mais Le Chant du prophète atteint une angoisse sinueuse et une plausibilité rares. Paul Lynch nous drape dans une atmosphère anxiogène où les fantômes, présences récurrentes de son œuvre, ne cessent de hanter des lignes qui nous plongent, page après page, dans une obscurité à chaque fois plus dense et étouffante. On respire mal dans ce roman sans paragraphe, où les dialogues se mélangent à la narration, tel un miroir au désarroi et à l’obstination d’Eilish. Son esprit brouillé n’en finit pas de nous questionner, et de nous exaspérer. Le lecteur lui hurle de partir quand le pouvoir bâillonne la presse et interdit les grèves. Quand les pays étrangers s’indignent sans agir. Quand l’eau boueuse coule des robinets. Quand elle perd son travail. Quand elle refuse de mettre ses enfants à l’abri. Son inertie énerve, secoue. Quel espoir entretient-elle ? Le même que nous. Celui qui nous murmure que, non, ça ne peut pas arriver chez nous.

Le Chant du prophète, récompensé par le Booker Prize, est d’une violence inouïe par la façon dont il nous renvoie à notre propre immobilisme, à notre persistance à nous croire intoucha-bles. Rien de ce qui est décrit ici n’est gratuit. Chaque détail nourrit l’ombre qui obstrue l’esprit de cette femme démunie, intelligente, cultivée, mais désarmée face à l’impensable. Eilish nous rappelle que nous ne sommes pas prêts. Et pourtant, la scène à la morgue prend aux tripes et ne peut laisser personne indifférent. La construction du nid totalitaire est si réelle que cette scène n’en est que plus violente de réalisme. Elle tord le lecteur à grand coup de phrases interminables, tel le supplice de cette mère qui n’en finit pas, qui se focalise sur les détails pour retenir la vie de son fils.

Paul Lynch prophétise notre fin, et nous rappelle que cette dernière n’est pas propre aux religions. Il nous enjoint à nous réveiller, et il le fait magistralement.

 

ORG

La Dissonance

Cinq ans après Une cosmologie de monstres (chroniqué dans notre n° 96), récit fantastique d’inspiration lovecraftienne, Shaun Hamill nous revient avec La Dissonance, roman qu’on pourrait imaginer écrit par Stephen King. Jugez-en plutôt : dans les années 90, quatre jeunes gens découvrent la théorie de la Dissonance, ou comment tirer des pouvoirs surnaturels en se plaçant dans un état d’esprit de souffrance et de stress propice à les invoquer. Il y a là Peter, fils de famille riche, orphelin et élevé par son grand-père, sommité de la Dissonance ; Athena, noire parmi les blancs et donc solitaire (on est à Clegg, au Texas) ; Hal, dont la mère enchaîne petits boulots dont elle se fait virer et compagnons plus ou moins violents ; et enfin Erin, qui cache derrière une apparence avenante des turbulences familiales… Vingt ans plus tard, en 2019, les survivants, qui semblent ne plus avoir de réel pouvoir, vont se retrouver pour la commémoration d’événements dramatiques s’étant déroulés à Clegg. Que s’est-il réellement passé au Texas dans les années 90 ? En quoi la Dissonance a-t-elle changé leurs vies ? Et quel est le rapport avec le mort-vivant rappelé lors d’un rituel satanique par Owen ? C’est ce que ce roman se propose de narrer, au travers d’une alternance de scènes actuelles et de flashbacks dévoilant progressivement l’itinéraire des adolescents.

Conçu comme un page-turner, ce roman est d’une redoutable efficacité, liée à une savante révélation des faits marquants de l’histoire, qui connaît son lot de retournements, est une construction implacable qui maintient le suspense au travers d’une narration alternée pendant les 600 pages du pavé. L’inspiration kingienne est évidente dans sa description d’un groupe d’amis ados, au sein duquel les liens se tissent ou se défont, amplifiés par l’âge des protagonistes qui évoque les premiers amours ; puis, en 2019, on comprend que leur évolution a été contrariée par les événements liés à la Dissonance, et que leur maturité tarde à venir. Les scènes actuelles, tout en répondant douloureusement aux souvenirs traumatiques du passé, agiront ainsi comme déclencheurs de mutations supplémentaires… Hamill le dit dans sa postface, il s’agit d’un roman sur l’amitié (écrit pendant la pandémie de la COVID-19), et celle-ci abreuve en effet chaque page — de même qu’une certaine nostalgie. L’autre intérêt du livre réside évidemment dans la fameuse Dissonance, dont la nature exacte est difficile à comprendre, et qui se traduit par des manifestations diverses ; elle rend possible beaucoup de choses (pouvoirs surnaturels, mondes parallèles, créatures fantasmagoriques, voire voyage dans le temps…), peut-être trop pour un esprit cartésien, notamment dans un final pyrotechnique à souhait, même si la maîtrise d’Hamill évite l’indigestion. Sans prétendre au chef-d’œuvre, un roman solide.

 

Bruno PARA

La Vie secrète des robots

Nouvelle venue dans la collection « Quarante-Deux » du Bélial’, Suzanne Palmer n’a pas à rougir de la comparaison avec ses prédécesseurs qui ont fait de cette collection l’une des références de la SF actuelle. On pourrait même se dire que cette Vie secrète des robots répare enfin une anomalie éditoriale : comment une autrice aussi intéressante que Palmer peut-elle être inédite en France (hormis une nouvelle publiée en avant-première dans Bifrost) tant l’étendue de la palette des talents de l’autrice s’avère manifeste à la lecture de ces treize nouvelles ? Le texte qui ouvre le recueil en lui donnant son titre (presque, en fait) est un petit bijou d’aventures trépidantes et d’astuce, où les robots en question, des fourmis accomplissant des tâches élémentaires au sein d’un vaisseau gigantesque, s’en donnent à cœur joie, et où l’on sourit souvent, quand bien même on est en temps de guerre et que la mission du vaisseau est à ce titre vitale. Changement de registre dans le deuxième texte, « Vol de retour », car si l’action est toujours au rendez-vous, le ton est cette fois plus grave au sein de ce groupe de mineurs d’astéroïdes assujettis à un ordre moralisateur d’une extrême sévérité, et où il ne fait pas bon être une femme… L’écriture, de vivace dans ces deux textes, se fait plus mélancolique dans les suivants, comme avec « Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme », où un homme a accepté le poste de surveillant d’une planète, ce qui lui permet d’assouvir son goût pour la solitude tout en s’essayant à l’écriture de poèmes en observant faune et flore locales. Dans « Pierres dans l’eau, cottage sur la montagne », à la structure faite de répétitions et de décalages, une femme se remémore la déchirure de son couple sur fond de fin du monde. « Peintre d’arbres » est une terrible description de la colonisation, qui détruit les civilisations autochtones sur l’autel du progrès. On y trouve aussi une pièce de théâtre sur les robots, hommage évident à Karel Capek. Ce recueil est ainsi une vraie révélation qui alterne entre léger et grave, le rythmé et le contemplatif, avec une inventivité jamais démentie. Et si les robots — et les créatures mécaniques au sens large — sont au centre de nombre des textes, ceux-ci sont également irrigués par une préoccupation constante pour la définition de l’humain, même si celui-ci est constitué à un tiers de prothèses cybernétiques (« Joe 33% ») ou singé par un agrégat de bots (« Les Bots de l’arche perdue », qui clôt le volume en reprenant les personnages du texte inaugural, manière de boucler la boucle). Certaines nouvelles font penser à Ursula Le Guin dans leur description ethnologique, d’autres à Stanley Weinbaum dans sa création de créatures extraterrestres, c’est dire si la palette est large, et si l’on recommande chaudement la lecture de l’ensemble. En attendant la publication d’autres textes courts de Suzanne Palmer ; il en reste encore pas mal, y compris des lauréats de prix littéraires prestigieux — ce qui n’empêche pas le présent recueil de proposer tout de même deux Hugo. Tant mieux !

 

Bruno PARA

Altérée

Paris, de nos jours. Alors qu’Alicia se remet peu à peu d’un burn-out, la voilà prise de sortes de flashbacks. Des réminiscences qui surgissent à n’importe quel moment et qui varient au gré des circonstances : la jeune femme revoit une altercation dans la cour de récréation, le visage de cette belle rousse qui lui évoque des souvenirs tendres, un chien, euthanasié quand elle était enfant, encore un homme inquiétant… Sauf que ces souvenirs qui assaillent Alicia ne sont pas les siens. Ils pourraient l’être, mais la jeune femme n’a pas vécu cette vie-là. De discussions avec ses proches en séance d’hypnose, elle voit son trouble croître. Jusqu’au moment où, tombant sur un forum de discussions sur le sujet précis des faux souvenirs, elle découvre qu’elle n’est pas seule dans ce cas. D’autres se plaignent de symptômes similaires. Comme si l’effet Mandela se généralisait. L’effet Mandela ? Une sorte d’hallucination culturelle, nommée d’après ce faux souvenir collectif qui voudrait que l’homme d’État sud-africain soit décédé en prison (non, non, il est décédé dans son lit en 2013). Aidé d’un gars parano et un rien illuminé, Alicia va se mettre en quête d’explications, qui vont l’amener à s’intéresser à son père… censément mort depuis des années.
Paru originellement sous la forme d’un podcast en 2023, récompensé par le prix Radio France de la révélation podcast, cette version d’Altérée s’achevait sur un cliffhanger, et forme la première moitié de la version roman. La suite du livre reprend l’intrigue et l’amène jusqu’à sa conclusion. Écrit sans fioriture (narration à la première personne, au présent), riche en dialogues vifs, alternant les péripéties et les moments d’introspection, le roman fait le job et le fait bien. C’est également un roman de genre, avec en son cœur une vraie idée de science-fiction : sans être novatrice ou traitée avec la minutie d’un Greg Egan, celle-ci est explorée dans ses conséquences logiques. En d’autres termes, Altérée ne donne pas l’impression d’être un roman de SF écrit par un auteur de blanche découvrant avec émerveillement les tropes du genre et les utilisant avec une joie malhabile : Charly Lemega mène sa barque avec sincérité et efficacité, sans se moquer de ses lecteurs. Si Altérée n’est probablement pas le roman qui parlera le plus aux afficionados chevronnés, lesquels se sentiront en terrain connu, il n’en reste pas moins un divertissement de belle tenue, recommandable pour qui voudrait s’aventurer en SF. Alors pourquoi pas.

 

Erwann PERCHOC

 

Nout

Autrice des plus fascinante, luvan ne fait rien comme tout le monde. Son premier roman publié chez La Volte, Susto, était un post-apo truffé de calligrammes et autres jeux typographiques ; Agrapha (cf. critique in Bifrost 101), tour à tour enquête sur un groupe de moniales du Moyen-Âge et autofiction fantastique, s’intéressait au pouvoir de la langue. Aussi, quand l’autrice annonce écrire un opéra spatial, il faut la prendre au pied de la lettre : Nout — d’après le nom de la déesse égyptienne du ciel — n’est pas un space opera mais bel et bien un opéra spatial.
Rapidement résumé, on pourrait dire que le roman (?) met en scène une compositrice italienne de l’époque baroque qui perçoit des voix. Évidemment, ce n’est pas si simple. Divisé en quatorze chants aux vers libres numérotés, Nout nous fait entendre (enfin, lire) d’abord ces voix, avec les interventions et incises de la compositrice, rares au début, moins au fil des pages. Ces voix viennent de l’avenir lointain, et racontent à la musicienne le devenir de la Terre et de l’humanité au fil des millions d’années, notamment en traitant des conséquences de l’arrivée d’une nouvelle planète dans le Système solaire. En fait, loin de se limiter à la seule espèce humaine, elles parlent de la vie. Et elles inspireront la compositrice dans son œuvre, qui nous sera donnée à lire à l’issue de cette quinzaine de chants.
Nout est parsemé de citations de philosophes, poètes, poétesses ou textes sacrés, dont les origines sont mentionnées en fin d’ouvrage. Un auteur entre tous n’est pas cité mais ses mânes semblent flotter dans ces pages : Olaf Stapledon. Sous une forme autrement lyrique, le présent ouvrage cherche à convoquer le vertige de Les Derniers et les Premiers, ou encore de Créateur d’étoiles, avec, comme en témoignent les chercheurs mentionnés dans les remerciements, le même souci du scientifiquement vraisemblable.
Encore faut-il être sensible à la poésie : c’est là que Nout peut trouver ses limites. Et celles de son lectorat. Sachons gré toutefois à La Volte de permettre à de tels OLNI d’exister !

 

Erwann PERCHOC

Une vie de saint

Livre après livre, Christophe Siébert continue son exploration de Mertvecgorod et des figures qui la hantent. Mertvecgorod, métropole hyper-polluée ayant fait du traitement des déchets sa fortune, capitale d’une république post-soviétique coincée entre Russie et Ukraine dirigée par une clique d’oligarques, n’est pas la destination de villégiature idéale : si le nombril du monde se trouve à Delphes, son anus se situe très probablement à Mertvecgorod.

Avec Une vie de saint, l’auteur s’intéresse à Nikolaï le svatoj (c’est-à-dire le saint), déjà entraperçu dans le volume initial de cet ensemble romanesque, Images de la fin du monde (cf. critique dans notre 99e livraison), et développe certaines séquences, à la façon d’un zoom avant. Images… s’ouvrait par la préparation et l’exécution d’un attentat, mené par Nikolaï, qui réussit trop bien et dévaste une partie de la ville en plus de coûter la vie à des milliers d’habitants : Une vie de saint débute aussi par cet événement traumatisant, à même, peut-être, de changer cette métropole.

Manière de Raspoutine moderne, le svatoj traverse l’histoire récente de Mertvecgorod, des années 70 jusqu’à nos jours : tour à tour ermite errant dans les steppes russes, éminence grise des puissants, cadavre puis, revenu d’entre les morts, messie chez les laissés-pour-compte de la ville. Pour brosser le portrait de ce personnage hors-norme, Siébert opte pour une narration éclatée : reportage, textes censément écrits par le svatoj et autres extraits de textes composent une mosaïque cradingue. Au fil des pages, on croise toute une galerie de personnages abjects, aussi férus de répugnants rituels ésotériques que de trahisons. Deux pièces maîtresses se distinguent du volume : « Histoire du Golem », où Nikolaï retrace sa jeunesse par le prisme de la fiction, et « Écrits de prison », où un condamné à mort raconte ses derniers jours ainsi que la fin du svatoj.

Aussi débectant que soit l’ensemble, on ne peut s’empêcher de tourner les pages avec une fascination inquiète. Néanmoins, sûrement trop long, Une vie de saint perd sur la durée de son aspect abrasif ; de plus, les changements de narrateur n’affectent guère le registre général et la même litanie d’horreurs tend au ressassement (surtout si, comme l’auteur de ces lignes, vous avez enchaîné Images de la fin du monde et Une vie de saint). Dommage aussi qu’une poignée de détails brisent l’immersion (de la toundra dans la steppe pontique, vraiment ? et pourquoi ces accords fluctuants dans les noms de famille des personnages féminins ?). Gageons toutefois que les amateurs seront ravis de retourner à Mertvecgorod et de voir approfondie la biographie de l’un de ses habitants les plus ambigus ; pour les néophytes, Images de la fin du monde demeure une porte d’entrée plus accessible.

 

Erwann PERCHOC

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