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Les Cartographes

Nell est la fille du fameux Dr Young, qui règne sur le département de cartographie de la New York Public Library. Son principal problème est d’ordre familial : une mère qu’elle a perdue très jeune dans des circonstances tragiques, et ce père caractériel à qui elle a tourné le dos depuis une dispute terrible survenue alors qu’elle était stagiaire à la Bibliothèque. Si elle continue de trimer sur des cartes, c’est pour en produire des fac-similés bon marché, tout cela loin des ors du prestigieux édifice. Jusqu’au jour où ce géniteur à la fois adoré et honni est retrouvé mort dans son bureau.

En mettant de l’ordre dans ses affaires, Nell tombe sur une carte routière de l’État de New York datant des années 30 qu’elle identifie tout de suite, et pour cause : c’est à ce document en apparence sans valeur qu’elle doit sa disgrâce. Examinée de plus près, la carte révèle une particularité : un point noir figurant une ville qui n’existe pas. Une erreur délibérée, comme une signature invisible, courante sur les cartes de cette époque, mais qui semble susciter un certain émoi dans le milieu feutré des collectionneurs et des universitaires. Au point de cambrioler et de tuer pour sa possession ?

Commence dès lors pour Nell, muée en détective du dimanche, une enquête en forme de périlleux jeu de piste qui l’emmènera dans le temps, car le passé ne peut jamais vraiment disparaître, mais aussi au-delà des points, des traits et des zones blanches émaillant le papier froissé des cartes. Le résultat de ses recherches a de quoi désorienter… Quel est ce réel qui échappe à toute représentation et que les Cartographes – ce club informel constitué des meilleurs amis de ses parents – veulent à tout prix lui cacher ? Quelles vérités recèle-t-il ?

S’inspirant de l’histoire d’une de ces villes de papier inventée par les cartographes pour protéger leurs œuvres – Agloe, dans l’État de New-York —, Peng Shepherd explore malicieusement la dichotomie entre carte et territoire, soutenant avec Baudrillard que le territoire ne précède plus la carte, que c’est désormais la carte qui précède et engendre le territoire. De ce concept, elle tire un thriller aux accents borgésiens, parfois brillant, assez convenu dans ses rebondissements, au rythme inégal, mais de bout en bout porté par une émouvante histoire de famille. Le livre vaut surtout par cette belle évocation du pouvoir des cartes et des mondes pliés et dépliés qui tentent d’exister à travers notre imagination.

Corsaire de l'Espace

Il semble qu’on n’ait pas encore fini de remonter des fosses de l’oubli quelques petites perles signées Poul Anderson. Dernière en date : Corsaire de l’espace, roman dont les trois novellas qui le composent furent publiées en 1966 dans Fiction, avant de disparaître corps et bien. Et pourtant…

Le roman prend pour cadre l’expansion de l’humanité à travers la galaxie, et les tensions nées de sa rencontre avec d’autres cultures tout aussi avancées qu’elle. Des tensions qui se focalisent autour de Nouvelle-Europe, une lointaine planète colonisée par les Français et éradiquée par les Alérioniens, une civilisation vieille de plus d’un million d’années. Face aux risques d’escalade et de guerre totale, les deux partis semblent vouloir minimiser l’incident. Quitte, pour la Fédération Mondiale, à dissimuler une partie de la vérité à sa population. Ce que refuse d’accepter Gunnar Heim, ancien militaire reconverti en industriel prospère, bien décidé à faire éclater la vérité et à venir en aide aux survivants de Nouvelle-Europe.

Corsaire de l’espace est composé de trois parties nettement distinctes. La première se déroule dans les salons feutrés de la diplomatie terrienne, où pacifistes et bellicistes campent sur leur position. Inutile de préciser de quel côté penche Poul Anderson. Il n’œuvre pas toujours avec finesse, dépeignant les partisans du compromis avec les Alérioniens comme des cyniques, des menteurs, voire dans certains cas capables d’imposer leurs vues par la violence. Ceci dit, il serait tout aussi caricatural de dépeindre Gunnar Heim comme un va-t-en guerre, alors que tout au long du roman l’usage de la force reste pour lui un dernier recours.

La deuxième partie s’offre un petit détour, le temps d’une escale sur une planète où l’équipage du Renard II, le vaisseau de Heim, aura fort à faire pour survivre aux dangers locaux. Comme toujours, Anderson met un point d’honneur à justifier scientifiquement chacun des obstacles qu’il place en travers de la route de ses person- nages, même les plus étonnants.

L’affaire sera résolue dans le dernier tiers du roman, avec davantage d’élégance et de finesse que de manière forte. Les amateurs de batailles spatiales en seront pour leurs frais, les lecteurs français, quant à eux, s’amuseront de cette visite guidée en terre lointaine et pourtant étrangement familière (dans sa postface, Jean-Daniel Brèque revient en détail sur les relations de Poul Anderson avec la France en général, et avec François Bordes/ Francis Carsac en particulier).

Si Corsaire de l’espace est sans doute à ranger parmi les réussites mineures de l’auteur, offrant relativement peu d’innovations sur une trame somme toute assez ordinaire, il n’en offre pas moins un authentique plaisir de lecture.

Cité d’Ivoire

Ultime refuge d’une humanité aux abois, Iliane est une cité-dôme où prévaut une lutte des classes acharnée. En dépit de l’effondrement des ressources et de la détérioration du climat, l’oligarchie régnante veille au respect de l’ordre autogéré, via une IA omnisciente à l’omnipotence limitée au talon de fer d’une police zélée. Condamnées à vivre dans les soubassements de la ville, les masses laborieuses oscillent sur le fil de la survie et de la contestation, poussées à la révolte par les activistes de l’Ivraisse et le secret espoir d’un ailleurs utopique, malgré le caractère inhospitalier du monde au-delà des parois du dôme. Bref, rien de neuf sous le soleil de la dystopie en cette année 2516.

Second roman de Jean Krug, Cité d’Ivoire n’aurait pas déparé au Fleuve Noir « Anticipation » avec son intrigue passe-partout dopée à l’adrénaline, histoire de ne pas s’ennuyer. Que ce soient les personnages réduits à des archétypes, la flic chien-de-garde enragée du système, le soldat perdu de l’anarchisme et le citoyen lambda sur le point de devenir le héraut de la révolte, à l’insu de son plein gré, ou l’ambiance fin du monde/fin de règne, rien ne nous est épargné dans ce récit faisant la part belle à l’action. On ne peut certes pas reprocher à l’auteur d’ignorer les thématiques qui innervent les combats politiques, écologiques et sociaux de notre présent. Bien au contraire, ils apparaissent comme le reflet décalé dans l’extrême de la situation contemporaine. Pour autant, comment ne pas penser à La Zone du dehors de Damasio, à Kid Jésus de Pelot, ou à Blue de Houssin, voire à bien d’autres exemples de romans politiques en lisant les aventures du trio de Cité d’Ivoire. Creusant un sillon amplement labouré, l’auteur ne s’embarrasse pas des comparaisons qui ne manqueront pas de surgir, plantant les semences d’une course-poursuite impitoyable entre les tenants de l’ordre et ceux de l’utopie, avec le souci d’une langue travaillée cherchant à épouser la psychologie des différents personnages. Et, s’il se veut critique et parfois, hélas, trop démonstratif, il n’en déroule pas moins les cliffhangers et les artifices de la quête avec une certaine efficacité, tentant d’impulser rythme et souffle à un récit se voulant avant tout divertissant.

Pour peu que l’on ne recherche pas la complexité, Cité d’Ivoire apparaît donc comme un bon choix, du moins si l’on apprécie l’aventure et si l’on reste convaincu qu’un autre monde est possible, comme dirait l’autre.

Une prière pour les cimes timides (Histoires de moine et de robot, T.2)

Déjà connue et acclamée des deux côtés de l’Atlantique pour sa série « Les Voyageurs » (quatre romans à ce jour, et récompensée du prix Hugo 2019 de la meilleure série littéraire), Becky Chambers n’est plus guère à présenter. Pour ce qui est du format court, Apprendre, si par bonheur, paru en France en 2020, n’a fait que confirmer l’incontestable talent de son autrice pour la science-fiction feel good. Sans surprise et pour notre plus grand plaisir, à peine ce dernier titre était-il couronné du prix Hugo qu’Un psaume pour les recyclés sauvages, sa suite, faisait ses premiers pas chez nous.

Comme l’indique le titre de cette nouvelle série, « Histoires de moine et de robot » repose sur le cours d’une très jolie relation entre Dex et Omphale. Le premier volet posait d’entrée un postulat en contrepoint de la très grande majorité des récits de SF : ni conflit, ni guerre, ni renversement du rapport de force entre robots et humains. Les premiers voulaient partir, les seconds avaient accepté et respecté cette décision. Des siècles plus tard, l’improbable rencontre a pourtant eu lieu et Dex, parti.e loin de tout en quête de réponses, n’a trouvé qu’Omphale et sa question : de quoi les humains ont-ils besoin ? Décidé.e à l’accompagner dans sa propre quête à défaut de trouver une conclusion à la sienne, iel s’en retourne donc en territoire familier avec son nouveau compagnon de route. Dex s’en rend bien compte et avertit d’abord le robot : il n’est pas si simple de répondre à cette question. Aussi ce second volet se livre en douceur à la réflexion qui en découle, enrichie au gré des rencontres ou des discussions des deux protagonistes.

Difficile de ne pas sourire à l’échec sans cesse renouvelé, page après page, du réflexe qui consiste en SF à attendre la catastrophe au tournant d’une rue, derrière une porte ou sous les traits d’un nouveau personnage. Chez Becky Chambers, elle n’arrive jamais et ça fait du bien. Cette certitude d’une sérénité perpétuelle apaise l’âme d’un lecteur cerné par une anxiété réelle ou largement dépeinte dans les imaginaires. Certes, cela pourra paraître déborder de bons sentiments, et pour certains ce ne sera pas le moment. Mais accordons à l’autrice qu’à défaut de brosser un univers réaliste, il apparaît au moins réalisable, à portée de main. À défaut de concrétisation, puisque le monde est monde, elle nous offre, a minima, un lieu salutaire, sécurisant et réconfortant, au sein duquel le lecteur est invité, s’il le souhaite, à se recueillir en lui-même en compagnie des deux amis : il est fait place aux grands doutes comme aux petits bonheurs, aux réponses partielles comme aux réponses absentes. Et en cela elle réalise l’un des plus nobles objectifs de la littérature : faire du bien.

Eux

Chassons d’emblée les malentendus : en dépit d’un même nom de famille, Kay Dick n’a rien à voir avec un certain Philip K. Journaliste et femme de lettres britannique, Kathleen Elsie « Kay » Dick est autrice d’une dizaine de romans, dont le dystopique Eux. Paru originellement en 1977, le récit est tombé dans les oubliettes de l’histoire, mais en a été miraculeusement extrait outre-Manche en 2022. Un an plus tard, le voici disponible en français.

D’emblée, Eux pose la question de l’écriture de la dystopie : dans ce roman bref, presque rien n’est dit ou n’est expliqué. Là où la plupart des dystopies récentes prennent soin de raconter comment on en est arrivé là, Kay Dick ne le fait pas. On ne saura guère qui sont ces « eux », comment ils ont pris le pouvoir, jusqu’où ils iront. On sait qu’ils sont là, d’abord à la périphérie du regard, qu’ils peuvent entrer dans votre domicile en votre absence et le saccager sans que vous ne puissiez rien y faire ; on sait qu’ils s’enhardissent, qu’ils sont de plus en plus nombreux, qu’il n’est pas possible de lutter contre eux, qu’ils sont forcément au courant si vous vous obstinez à pratiquer la musique, à lire des romans (ou à les apprendre par cœur), à écrire de la poésie. Si vous vivez seuls, aussi. Si vous ne vous pliez pas à la nouvelle norme, en somme. Et ils vous le feront payer. C’est ce quotidien noyauté par un imperceptible parfum de fascisme que vit l’anonyme personne (ou y en a-t-il plusieurs ?) racontant son histoire, narrée au fil de séquences disjointes – les proches et les amis vont et viennent, disparaissent, reviennent parfois, mais rarement. Il y a toujours l’espoir de se loger ailleurs, de trouver une communauté pour être soi, un temps seulement.

Aussi glaçant que glacé, brutal que cotonneux, nébuleux que frustrant, capable d’instiller autant le malaise que l’ennui, Eux est un roman indéniablement intéressant. De là à crier au chef-d’œuvre… à vous de voir. En Bifrosty, on reste dans le flou.

Un jour de nuit tombée

Un jour de nuit tombée se déroule quelques cinq cents ans avant les événements relatés dans Le Prieuré de l’Oranger. Les deux romans sont liés, mais peuvent se lire indépendamment, et l’ordre de leur lecture importe peu. Ils partagent une mécanique narrative similaire : des chapitres courts alternant les points de vue de personnages disséminés aux quatre coins du monde. Dans le sud, Tunuva est une mage et guerrière du Prieuré, une sororité qui révère Cléolind, celle qui a vaincu le Sans-Nom à l’aide d’un oranger et d’une épée enchantée. Le Prieuré se tient prêt pour le réveil des dragons, mais la menace semble tellement lointaine que la foi commence à se perdre chez la nouvelle génération.

À l’ouest vit Glorian Berethnet, héritière du royaume d’Inys et descendante de Galian le Saint, fondateur de la religion de la Vertu. Sa lignée repose sur une prophétie et un mensonge : ses descendantes seraient les seules à pouvoir vaincre le Sans-Nom comme il prétend l’avoir fait. À l’est, Dumai a passé son enfance et son adolescence dans un temple au sommet d’une montagne. Comme son peuple, elle vénère les dragons d’eau plongés dans un long sommeil en attendant le retour des wyrms, leurs ennemis depuis toujours. Au nord, Wulf s’est engagé comme housecarl auprès de Bardholt Ier, roi du Hróth et père de Glorian. Enfant trouvé après avoir été abandonné très jeune dans les bois maudits, il lutte contre les préjugés pour se faire accepter.

Les enjeux personnels auxquels sont confrontés ces protagonistes, souvent jeunes adultes, s’effacent à mesure que la menace s’amplifie. Lorsque le Mont Effroi entre en éruption, des cracheurs de feu remontent des entrailles de la terre pour la ravager. Leur magie transforme les animaux en créatures monstrueuses et propage une peste mortelle. Les dragons, et leur guerre millénaire, importent moins que les personnages. Chaque protagoniste possède un arc narratif tissé d’intrigues familiales et amoureuses qui leur donne de la profondeur et suscite l’empathie. Leur chemin permet d’explorer un peu plus en profondeur le monde proposé par Samantha Shannon : sa géographie, son histoire, ses cultures, mythes et folklores, les croyances, les systèmes politiques, etc. Bien entendu, ces arcs finissent par se croiser jusqu’au dénouement final flamboyant. Tout comme Le Prieuré de l’Oranger (cf. critique dans le Bifrost n° 88), Un jour de nuit tombée allie avec bonheur modernité et éléments classiques de fantasy. Les éditions De Saxus, comme souvent, proposent deux versions de ce pavé de mille cent cinquante pages : brochée, ou reliée avec une couverture rigide. Si le poids est là, la maquette rend la lecture confortable. Le roman se lit comme un page-turner, preuve que l’autrice sait tenir ses lecteurs en haleine. Soulignons aussi le prix raisonnable, en ces temps d’inflation, de l’ouvrage pour une traduction aussi imposante : 25,90 € (31,90 € pour la version reliée). Un jour de nuit tombée confirme le talent de son autrice. Nul doute que cette dernière reviendra explorer une nouvelle fois cet univers, puisque les deux romans font à présent partie d’une série baptisée « The Roots of Chaos ». Nous serons au rendez-vous.

Le Parlement des Instincts

1582 en Toscane, naît un petit sujet, qui n’est pas Pinocchio mais le précède, au moins par la chronologie inventée. Facétie de la fiction qui instaure une véritable parenté entre le nain Ilario d’Orcia et le pantin de bois, tant ils partagent un même mélange de naïveté et de rouerie, sur fond d’improbables aventures. À ceci près que le gnome est un tueur de masse, petite taille mais grandes colères, et qu’il n’est pas bon d’être aimé par l’impuissant avorton. Dans les ors et la boue de la Renaissance, âge de lumière et de ténèbres, Ilario d’Orcia devra trouver sa voie, à petits pas ou monté sur le lion de Némée.

Disons-le tout de suite, Le Parlement des instincts est un livre-univers où l’on se plonge sans vouloir reprendre son souffle. Véritable Pic de la Mirandole à l’érudition étourdissante et généreuse, Philippe Cavalier avait déjà montré avec son cycle Le Siècle des chimères combien l’Imaginaire pouvait trouver sa place dans l’ombre de l’Histoire. D’ailleurs, ses références au Nom de la rose d’Umberto Eco, et aux Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas relèvent moins de l’allusion littéraire que de l’univers partagé, comme s’il existait un monde merveilleux affleurant le nôtre. Ici, les occasions de mêler le vrai au faux sont légion, de la vie agitée du Caravage à l’assurance morbide d’Elisabeth Bathory, en passant par la cour du roi Rodolphe II de Bohème, mécène des arts, notamment noirs. Mention spéciale au formidable capitaine de fortune, Hagen von Baalberg, qui fait penser au film The Last Valley de James Clavell, et sert Lucifer à l’instar du capitaine von Beck dans Le Chien de guerre ou la douleur du monde de Michael Moorcock. Dans cette même veine, le siège de Brünn et son lot d’horreurs est un véritable tour de force.

Cartographe de son temps, Ilario arpente un monde sans cesse changeant, toujours en simple passage dans une époque elle-même en devenir. Le titre du roman, dont le sens nous sera révélé dans les dernières lignes, témoigne bien de cette transition entre la pluralité des émotions et l’unité de la raison que va incarner Descartes. Notre nabot, d’ailleurs, le hait. Mais l’ami d’Orcia est également archéologue, fouillant les différentes strates sociales au fil de ses aventures, il sera de fait mineur.

Tout cela nous est raconté par le principal intéressé, à la fois acteur et narrateur dont la fiabilité est sujette à caution, selon qu’on le tienne pour chroniqueur ou conteur. Cette équivoque est l’une des grandes qualités du récit, servi par un style exubérant où alternent farce et tragique, et versant progressivement dans le baroque à mesure que les temps changent.

Une véritable épopée de poche, dont le héros n’est certes pas haut, mais grand.

Le syndrome Magnéto

Il est des livres qu’on aimerait aimer et où finalement, malgré un beau départ, le courant ne passe pas du tout. Le Syndrome Magnéto est typiquement de ceux-là. Pourtant, le sujet était plus qu’alléchant : comprendre la psychologie des antagonistes de la pop culture, et voir pourquoi ceux-ci nous séduisent parfois plus que les héros. Le tout en partant d’un des personnages les plus symboliques de ces quatre-vingts dernières années : Magnéto, mutant maître du magnétisme et adversaire — quand il n’est pas leur allié – des X-Men, aussi bien dans les bandes dessinées que dans les films et séries animées.

Hélas, trois fois hélas, l’auteur n’arrive pas à faire décoller son sujet. Oui, dès l’introduction, nous avons compris le parallèle entre Charles Xavier, le leader modéré des X-Men, et Magnéto d’un côté, et Martin Luther King et Malcolm X de l’autre. Ce n’était pas la peine de dérouler en long, en large et de travers dans quasi tout le livre. En y ajoutant en prime les figures de Nelson Mandela – avec une histoire de sa vie aussi fidèle à la réalité qu’Invictus de Clint Eastwood – et du Mahatma Gandhi. Côté « méchants » de la pop culture, durant les 3/4 du livre (voire les 4/5e), la pêche est maigre. Outre le mutant qui donne son nom au titre, nous aurons quelques vilains de la Batgalerie (dont l’une des seules femmes abordées, Poison Ivy), un Ozymandias de Watchmen, et deux ou trois autres noms issus de la sphère des comics. Dark Vador ? Sauron ? Inconnus au bataillon. Le Phénix noir (ou la force Phénix) pour rester dans les comics ? Non plus. Light Yagami (Death Note) ou autre personnage remarquable des mangas ? Encore moins. Et ne parlons pas des séries TV ou des jeux vidéo qui ne sont tout simplement pas mentionnés une seule fois. Il faudra attendre la toute fin et le chapitre « Patients célèbres » pour avoir des exemples un peu plus variés – avec, enfin, quelques méchants de chez Disney – mais traités de façon bien superficielle.

Superficiel, c’est bien la désagréable impression que laisse cet essai. Si vous avez dévoré la pop culture – et notamment les comics Marvel – depuis votre plus jeune âge, si vous avez gardé ne serait-ce qu’une oreille attentive en cours d’histoire-géographie, de sciences économiques et sociales ou de philosophie au lycée, Le Syndrome Magnéto ne vous apprendra rien. Si, en plus, vous aimez la science-fiction et que vous avez lu, au hasard, « Dune », « Fondation » ou plus récemment « Terra Ignota », vous serez même profondément agacé par les approximations, les affirmations péremptoires et le ton très oral de l’auteur. Sans parler de la forme qui ne facilite pas l’immersion en renvoyant dans la pratique tous les exemples un tant soit peu intéressant au dernier chapitre, et rabâchant les mêmes idées et personnages plus avant.

Sortilèges nocturnes

Le projet était l’évidence même : comme il l’avait fait pour les meilleures nouvelles SF de Jean-Pierre Andrevon en composant le gros recueil Demain le monde pour le Bélial’ (critique in Bifrost n° 73), Richard Comballot souhaitait récidiver avec ses textes fantastiques, tant il est vrai que notre homme a toujours cultivé les deux registres durant sa carrière. Pour des raisons obscures, le projet n’a pas abouti au Bélial’, et c’est Flatland qui a pris le relais. Le résultat est tout simplement splendide.

Mais comment parler d’un recueil de nouvelles, surtout d’un « best-of » ? Il serait tentant de souligner ses préférences, de regretter la présence de textes jugés plus mineurs, l’absence d’autres qu’on a gardés en mémoire… En fait, les dix-huit nouvelles recueillies ici forment un bloc à la fois varié et homogène. Varié, parce qu’on y trouve une palette de thèmes et de situations participant de l’esprit même du fantastique, homogène parce que nombre d’entre elles ont pour source des terreurs, des fantasmes, des cauchemars de l’auteur (les brèves postfaces suivant chaque texte sont à cet égard édifiantes et d’une franchise rafraîchissante). Et, paradoxalement, si l’on peut juger que certaines se ressemblent (par un thème, une situation de départ, un angle d’attaque), cela ne fait que renforcer leur impact.

Jean-Pierre Andrevon déploie en effet tout son art pour prendre le lecteur d’assaut. Tantôt c’est une attaque sournoise, dans un style tout en nuances qui vous fait basculer insensiblement, tantôt c’est une attaque frontale, un coup de massue dès les premières lignes, qui vous assomme littéralement. Et on a droit à toutes les approches du fantastique : du glissement insidieux de la réalité banale (ville de province, famille ordinaire, inquiétudes diffuses) vers un univers où tous les repères s’estompent, à la plongée en apnée dans le cauchemar à l’état brut. Les brèves postfaces évoquées ci-dessus ont une autre utilité, elles permettent au lecteur de respirer.

On referme le livre terrifié et ravi.

Le fantastique peut être fragile : il suffit, pour rompre l’enchantement, d’une maladresse de style, d’un effet un peu lourd, et le cauchemar se brise. Rien de tel ici, tant Andrevon maîtrise son écriture, sait la rendre tantôt sensuelle, tantôt angoissante, toujours juste et ciselée. Du grand art.

Précision : la postface claire et concise de Katarzyna Gadomska — universitaire polonaise ayant déjà consacré des articles à l’auteur — prolonge le plaisir de lecture, mais gardez-la pour la fin de peur de gâcher quelques surprises, dont certains coups de griffes.

Lapin Maudit

Fille d’un couple de dentistes, Chung Bora (nom/prénom) est une autrice sud-coréenne qui a à son actif trois romans et trois recueils de nouvelles. Elle a étudié à Yale et à l’université de l’Indiana, où elle a terminé un doctorat en littérature slave. Elle enseigne la langue russe, la littérature et la science-fiction à l’université (privée) Yonsei, à Séoul. Elle traduit le russe et le polonais vers le coréen. Activiste, elle met aussi son énergie (qui semble inépuisable) au service de la défense des droits des travailleurs, des femmes et de la communauté LGBT. En d’autres termes, c’est une tronche doublée d’une bosseuse.

Lapin maudit, sa seule œuvre traduite en français, a été finaliste de l’International Booker Prize, millésime 2022. C’est un recueil de dix nouvelles hétérogène – tous le sont, mais celui-ci l’est vraiment, dans le sens où s’y mêlent plusieurs genres distincts : horreur, science-fiction, réalisme magique et littérature dite générale. Si tous les textes ne sont pas de qualité égale, deux ou trois sortent vraiment du lot, comme le deuxième, ou bien encore « Les Règles du corps », où une femme, mise enceinte par son contraceptif, reçoit l’ordre sociétal de trouver impérativement un père à sa progéniture pharmaceutique.

Mais revenons à l’inoubliable deuxième nouvelle, « La Tête », où Chung Bora nous refait le « monstre du caca » de Dogma en nettement plus inquiétant (d’ailleurs, qui se souvient du film de Kevin Smith ?).

« J’ai été engendrée et créée par ce que vous avez jeté dans cette cuvette, les cheveux morts, les papiers souillés avec lesquels vous vous êtes essuyé le derrière, sans parler de tout le reste, voilà pourquoi je vous appelle “mère”. » Page 36.

L’éditeur cite en quatrième de couverture Eraserhead de David Lynch, Carrie de Stephen King et les Revenants de Laura Kasischke. J’imagine que le lapin maudit rattache le livre à Lynch, les passages sur les règles à Carrie, et les fantômes du féminisme à Kasischke. Pour ma part, je ne suis pas très convaincu par ces références un peu larges, auxquelles il manque d’ailleurs Kafka. Deux autres me viennent plutôt à l’esprit : Yoko Ogawa pour la sobriété chirurgicale du style et cette capacité à énoncer les pires horreurs comme si ce n’en étaient guère, et Anna Starobinets (Le Vivant) pour l’originalité organique de leurs imaginaires respectifs.

Le ton assez uniforme du recueil et son indéniable cérébralité le rendant difficile à lire à la suite, il vaut sans doute mieux picorer.

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