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À la croisée des mondes

Évoquer la littérature pour enfants nous ramène inévitablement à la série Harry Potter, dont on a pu dire tout et n'importe quoi. Reste qu'avec une telle présence marketing, les aventures du petit sorcier-gentil-propre sont désormais une référence du genre, tout en inaugurant une future série de clichés littéraires.

La littérature pour enfants sait pourtant se montrer plus riche et plus intelligente, mais ces qualités la rendent forcément moins accessible. Eh oui, il va falloir penser, chose inconcevable pour un enfant, c'est bien connu, au vu de la mièvrerie généralement constatée dans les collections spécialisées. Avec sa trilogie À la croisée des mondes, Philip Pullman nous donne une véritable leçon de littérature et nous prouve qu'on peut s'adresser différemment aux plus petits. Règle numéro un : ne pas prendre les enfants (et à fortiori les adultes) pour des idiots bien-pensants. Règle numéro deux : s'attarder sur des personnages crédibles, touchants et humains. Règle numéro trois : proposer un monde à la fois différent et crédible, mais suffisamment proche pour ne pas faire disparaître tout repère. Saupoudrer le tout de créatures fantastiques bizarres, absurdes, comiques et très sérieuses, finalement beaucoup plus efficaces que les sempiternels dragons.

Remuez, ajoutez une pincée de mondes parallèles, et vous y êtes.

Pullman réussit le difficile pari de faire exactement coïncider le plaisir des enfants et des adultes en trois romans menés de main de maître. Les Royaumes du Nord, La Tour des anges et Le Miroir d'ambre se lisent comme une trilogie cohérente, axée sur une héroïne féminine nommée Lyra et âgée de 11 ans au début de l'histoire. S'y ajoute son pendant masculin, Will, lui aussi fraîchement éclos du monde des mômes et pas encore complètement convaincu qu'il ne va plus tarder à être un adulte comme les autres. Prendre une paire d'enfants pour personnages principaux est une vieille ficelle du genre, mais Pullman évite soigneusement tous les pièges qui en découlent : aucun manichéisme n'est décelable, même chez les « méchants » dûment estampillés comme tels. Côté obscur des mondes décrits, l'Église officielle est remarquablement bien malmenée, et la notion même de paradis et d'enfer est jetée aux oubliettes. Quand les gens meurent, ils meurent. C'est triste, injuste et parfois choquant, mais c'est comme ça (de fait, Pullman propose une explication plus qu'intelligente à la question fatale que tout gamin a un jour posé : « Où va-t-on quand on est mort ? »). De l'amour qu'éprouvent Lyra et Will, il est évidemment question, mais de manière subtile, touchante et tragique. La collection « Harlequin » n'a vraiment pas sa place ici. Bref, tous les éléments requis sont présents pour faire de cette trilogie un monument du genre, et c'est exactement ce qu'est À la croisée des mondes. Un festival d'intelligence, de qualité littéraire, d'invention et de suspense. Un coup de maître pour un auteur dont on attend avec impatience la publication des prochains opus. Ainsi, on trouve déjà quelques autres textes en Gallimard Jeunesse, mais l'idée de faire fusionner la cible enfants et adultes en Folio « SF » est sans doute appelée à faire des petits. À propos, autant savoir que les romans de Pullman s'adressent plus à de jeunes pré-ados qu'à des enfants, la violence qu'on y trouve n'étant pas exactement idéale pour les tous petits. Reste qu'une telle convergence de plaisir entre les générations est synonyme de grand texte, et qu'on se ralliera sans angoisse existentielle à ce genre de formule.

Difficile de résumer l'action des trois romans, mais on peut déjà dresser un tableau généraliste. L'idée de base tourne autour de la bonne vieille théorie des mondes parallèles, véritable multitude de réalités qu'il est possible de visiter via différents moyens (du plus simple au plus compliqué). Le monde de Lyra est un mélange étonnant et réussi entre médiévalisme et modernité très début de siècle. On y trouve des manoirs, des villes chauffées au charbon, l'électricité sous une forme curieuse, des dirigeables, des fusils et même une certaine conception de l'informatique… Paisible coexistence entre humains et autres créatures bizarres, ce monde implique pour chaque individu la présence d'un Daemon (prononcez démon), sorte d'extension de l'âme sous forme d'un animal (forme changeante pour les enfants, figée pour les adultes). L'idée est excellente et la description des liens qui unissent humains et daemons est impressionnante. Capturée par des voleurs d'enfants, Lyra est sauvée par des gitans et entreprend d'aller retrouver son père (le célèbre Lord Asriel, exilé dans le grand nord et occupé à une étrange tâche) pour échapper à sa mère (l'abominable Mme Coulter) dont les intentions ne sont pas claires. En chemin, elle fera alliance avec les terribles « ours en armure », géniale trouvaille de Pullman qui nous décrit le plus simplement du monde une société d'ours guerriers doués de parole et redoutés de tous. Au rayon bizarrerie fantastique, le personnage de Iorek (le roi des ours) relève du génie. On rencontre également des sorcières (montées sur balai, oui oui), mais dont le traitement est tellement original que l'on a du mal à croire comment Pullman peut se tirer d'un cliché aussi évident. Le lecteur comprend assez vite que Lord Asriel s'essaye à la délicate tentative d'ouvrir une brèche entre les mondes, d'où la fuite accidentelle de Lyra dans un monde parallèle à la fin du premier tome.

La suite de la trilogie nous fait rencontrer le personnage de Will, petit mec issu du monde contemporain tel que nous le connaissons. Passé lui aussi dans un autre monde par l'intermédiaire d'une fenêtre dont on trouve quelques exemplaires disséminés çà et là, il rencontre Lyra et s'allie avec elle dans une tâche commune : retrouver le père de Will, célèbre explorateur disparu il y a quelques années. Will gagnera au passage le « poignard subtil », outil conçu pour ouvrir les fenêtres entre les mondes. Enfin, le troisième tome nous invite à visiter les enfers en compagnie de Will et Lyra (une visite dont on ne sort pas indemne) tout en concluant l'histoire avec brio.

Pas de baisse de régime, pas de longueur, aucun « truc » destiné à « en finir une bonne fois pour toute », mais une qualité constante tout au long de la trilogie. À la croisée des mondes est une lecture saine, intelligente, distrayante et à la portée de tous. On ne peut donc que la conseiller à tout le monde, histoire de réconcilier adultes et enfants, ce qui ne fera de mal à personne.

Les Puissances de l’invisible

En 1929, Andrew Hale, alors âgé de sept ans, entre dans les services secrets britanniques — à son insu, bien sûr. Une fois arrivé à l'âge adulte, après bien des entraînements dans des camps de préparation militaire, Hale se révèle un espion fort doué. Puis agent double, toujours au service de Sa Gracieuse Majesté. La guerre va lui permettre de développer quelques dons particuliers et une expérience irremplaçable, qualités qui vont l'envoyer tout droit jouer dans la cour des grands. Il va ainsi partager un des secrets les mieux gardé au monde : l'existence, sur le mont Ararat, dans la gorge d'Hahora, de puissances démesurées, inhumaines et intelligentes, qui représentent une menace pour l'humanité. Les britanniques, depuis des années, tentent de mettre en place le projet DECLARE, visant à se débarrasser de ces puissances. C'est ainsi qu'en 1948, Andrew se retrouve à la tête de l'expédition destinée à mettre un point final au projet DECLARE. Mais l'échec est retentissant, et Hale se sort miraculeusement indemne d'un véritable massacre. Le voici à la retraite. Pourtant, en 1963, son ancien patron vient le chercher : le projet DECLARE sort de la naphtaline. Il s'agit de faire vite et bien, car les puissances du mont Ararat sont toujours en place et les Russes vont tenter de s'allier avec elles…

Pour une fois, nous voici en présence d'une quatrième de couverture « Lunes d'encre » pas trop mensongère — et signalons un très beau dessin de couverture signé Manchu, illustrateur qu'on voit désormais beaucoup (trop ?). Ça, c'est l'emballage. Quant au reste… On a droit à un prologue sur les chapeaux de roue, plein de bruit et de fureur, comme on dit, laissant présager de noirs secrets, avec juste ce qu'il faut de terreur et de désespoir pour laisser le lecteur trépignant et bavant. Et puis, et puis… Plus grand chose. Powers nous ballade dans la vie de son héros, faisant des allers-retours entre 1948 et 1963 sans vraiment jamais rentrer dans le vif du sujet, sauf par quelques touches assez discrètes de-ci de-là. En fait de fantastique, c'est à un roman d'espionnage que Powers nous convie, et les choses sérieuses ne s'enclenchent vraiment qu'à partir de la page 250 du premier tome. Et encore, n'allez pas pour autant croire que les 450 pages restantes soient un festival son et lumière — ici, Powers fait résolument dans l'économie de moyens pyrotechniques.

En fait, Powers nous plonge dans les arcanes du monde de l'espionnage avec un talent consommé, et ses évocations, des plus pragmatiques, sont fascinantes. On ne fera pas ici l'apologie du bonhomme, dont les capacités ne sont plus à démontrer : Powers est sans conteste un écrivain majeur. Il n'en reste pas moins que ce roman souffre de délayage et aurait probablement mérité une amputation d'un bon tiers, histoire de lui faire retrouver pêche et nervosité. D'autant que le final, plutôt décevant, nous laisse comme un arrière-goût de « tout ça pour ça ». Bref, un livre intéressant, au-dessus de beaucoup, mais finalement peu concluant au regard des espoirs qu'on est en droit de fonder à l'idée de lire un nouveau Tim Powers.

Chroniques des années noires

Résumer une histoire du monde se déroulant sur 700 ans (et autant de pages), voici un exercice périlleux auquel on ne se livrera pas. En revanche, il est possible d'évoquer cette histoire de deux façons : le grand ou le petit bout de la lorgnette. Le grand bout tout d'abord. Robinson part d'un postulat assez simple : et si les grandes pestes du Moyen Âge avaient littéralement décimé l'Occident, laissant la Chrétienté exsangue au point de ne plus pouvoir se relever ? L'histoire aurait très certainement pris un chemin bien différent. C'est ce que Robinson nous raconte. L'Europe chrétienne disparue laisse le champ libre aux deux autres puissances principales, l'Islam et la Chine, pour se développer jusqu'à conquérir le monde, chacune par un bout, jusqu'à se retrouver face à face.

Le petit bout de la lorgnette relève d'une idée toute simple : le lecteur va pouvoir s'attacher aux pas d'une poignée de personnages, qu'il va suivre tout au long de ces 700 ans grâce à la réincarnation, si chère au Bouddhisme. Hommes ou femmes, chinois, musulmans, indiens d'Amérique ou hindous, empereurs ou esclaves, noirs, jaunes, blancs, rouges, leurs multiples vies, dont l'évolution karmique est étroitement liée à l'évolution de la civilisation, les placent cycliquement dans les poubelles de l'histoire ou à un tournant majeur. Elles vont nous permettre d'épouser tour à tour tous les points de vue, toutes les religions, et de visiter toutes les civilisations en place sur tous les continents. Grâce à ces quelques héros, nous allons pouvoir suivre le développement de ce monde fascinant où la puissance d'un moteur s'évalue en chameaux-vapeur, où les distances se mesurent en Li, y compris dans les royaumes musulmans, où il n'existe aucun tabou religieux sur le fait que la Terre tourne autour du Soleil, et où celui qui découvre E=mc2 est d'origine arabe. Tous les grands classiques sont au rendez-vous, de la découverte de l'Amérique à l'invention de la bombe atomique, et pourtant tout est différent, exotique, bénéficiant d'un regard résolument non occidental. Nous sommes complètement dépaysés, mais jamais en territoire inconnu, Robinson nous invitant constamment à la comparaison et à la réflexion.

Si ses talents d'écrivain avaient encore besoin d'une quelconque confirmation, la voici, et elle est éclatante : une écriture limpide à la compréhension immédiate, une profusion de détails et d'idées, un souffle épique — la confrontation entre la campagne de conquête chinoise et le djihad musulman est un moment très fort — , des personnages assez simples pour qu'on puisse les reconnaître à chacune de leurs incarnations, mais sans jamais tomber dans la caricature, une érudition incroyable et un talent de conteur digne des Mille et une nuits, tout contribue à faire de ce livre un chef-d'œuvre. L'humanisme de Robinson éclate à chaque page, sans jamais être pédant ou doctrinaire. Les yeux grands ouverts sur la noirceur de l'âme humaine, ne cachant rien de ses lâchetés, et pourtant étonnement humain, il fait de ce roman un grand moment de lecture, qui vous prend à la gorge dès les premières pages et ne vous lâche qu'à la dernière.

À lire absolument.

Retour sur Mars

Si la conquête de l'espace semble aujourd'hui hors de portée, ce n'est pas une question de moyens techniques mais de prix. Jamie Waterman, l'Indien qui a participé à la première expédition sur Mars, au cours de laquelle il lui semble avoir aperçu des vestiges de civilisation rudimentaire, ne peut retourner sur la planète rouge poursuivre ses recherches que grâce au financement du puissant Trumball qui prévoit de rentabiliser l'opération, sur les conseils de son fils Dex participant à l'expédition, en rendant Mars accessible aux touristes. Jamie s'y oppose mais d'autres voient en lui un dangereux idéaliste qu'il convient d'écarter. Dex, quant à lui, tient à prouver qu'il peut exister sans son père.

Outre ces querelles et les dangers naturels que les cinq hommes et les trois femmes affrontent sur Mars, se profile un péril bien plus insidieux, celui de la dépression nerveuse. Un des membres de l'équipage a craqué et multiplie les sabotages menaçant la poursuite de la mission et la survie du groupe. Un journal intime dont on délivre de maigres extraits entre deux chapitres permet au lecteur d'exercer sa sagacité pour démasquer l'auteur des accidents.

Ben Bova, qui a travaillé pour la NASA, décrit très fidèlement Mars et parvient à faire sentir la fragilité de l'homme dans l'espace et le côté bricolage des équipements technologiques : par souci d'économie, les astronautes descendent sur la planète en combinaison spatiale, accrochés à un engin de navigation réduit à sa plus simple expression.

Les divers aspects du récit sont bien traités et racontés avec suffisamment de métier pour soutenir l'attention et entretenir le suspense, quand bien même le scénario manque de consistance : afin de demeurer dans une optique réaliste, l'auteur n'a pas tenu à privilégier une intrigue plutôt qu'une autre, qui aurait fait office de charpente. Tout suscite l'intérêt mais rien n'émerge : cette absence de squelette est le seul point faible de ce roman.

Rasta solitude

Dans sa passionnante préface, Curval expose que le propre de la science-fiction est de présenter des univers insolites, qui provoquent l'étonnement. De là à affirmer que le lecteur de S-F est un éternel touriste, il n'y a qu'un pas, allégrement franchi, pour explorer les conséquences de ce déracinement perpétuel : absence d'implication, solitude de l'étranger de passage ou expatrié, exclusion du quotidien et perte de repères, distorsion avec son environnement. À force d'être partout sans jamais prendre part à rien, et de se déplacer toujours plus facilement, l'éternel touriste risque bien « de perdre le point de vue terrestre, de devenir un humain moins qu'humain. »

Cette analyse est brillamment démontrée par le biais de onze nouvelles où Curval s'attache à traquer les dissonances du quotidien et les stigmates de l'exil. Tous les récits ne ressortissent pas à la science-fiction, le fantastique est tout aussi approprié pour étudier ces fractures instillant le doute. Pour parfaire l'identification, le lecteur est souvent promené sur des plages exotiques, où des chasseurs d'images, des chercheurs d'épaves et des promoteurs ambitieux connaissent des destins funestes. Mais les pérégrinations citadines sont tout aussi mortifères : le diesel y devient une maladie qu'on tente de soigner par la lecture. La perte d'identité provoque fréquemment l'amnésie ou prend des aspects monstrueux : la greffe d'une mémoire supplémentaire annihile les deux identités occupant un seul corps ; à l'inverse, un touriste se transforme en entité monstrueuse en absorbant les personnes qu'il côtoie ; ailleurs, un conférencier amnésique débarque dans un pays où les habitants arborent les traits de son visage dont il est dépossédé. Souvent sombres, ces textes se teintent d'un humour noir mêlé de cynisme : le dictateur expatrié sur une planète à dominer échoue par manque de méchanceté ; Blanche-Neige demeure avec un seul nain, une créature cybernétique qui la viole ; l'étranger poussant son exploration aux limites de l'univers s'enfonce dans le néant.

De sa plume précise et imagée, Curval parvient à faire éprouver au lecteur les malaises du voyageur décalé avec ces récits où l'étrangeté semble être devenue la norme. Bienvenue dans la science-fiction rastaquouère !

C’est ainsi que les hommes vivent

Voici donc ce roman qui a connu une si longue gestation, écrit sur deux ans mais déjà bénéficiaire d'une bourse à la création en 1994 afin de mener les recherches nécessaires. Il ne s'agit pas de S-F, bien que cette Lorraine du XVIIe offre un dépaysement et un exotisme au moins aussi grands que l'exploration d'une autre planète. Il ne s'agit pas non plus de fantastique, même si le roman s'ouvre sur un procès en sorcellerie minutieusement conté, observé par les mentalités de l'époque, et se poursuit par une impressionnante descente aux enfers. Il s'agit simplement d'un roman de Pelot, d'un grand roman où l'on retrouve toutes les qualités de l'auteur, un récit d'une extrême noirceur où surnagent cependant des îlots de tendresse : Dolat, né pendant la captivité de la supposée sorcière, échappe à la mort et devient le filleul d'adoption d'Apolline, une fillette de haute lignée éduquée par les religieuses de Remiremont. Mais la belle marraine qui déniaise le « fils du Diable » à son adolescence l'entraîne dans ses intrigues coupables : ayant cherché à se débarrasser de la mère supérieure qui a aboli certains privilèges des religieuses par des maléfices auxquels elle a associé Dolat, elle fuit avec lui dans la montagne habitée par des « myneurs » et des « forestaux » vivant en marge de la société et des juridictions locales. Les péripéties, et elles sont nombreuses, qui ont jusqu'ici émaillé la vie de ces deux personnages, ne sont rien en comparaison des épreuves qui les attendent. Ce cortège de malheurs où l'humain descend toujours plus bas sans jamais toucher le fond atteint son point culminant lors des sanglants épisodes de la guerre de Trente Ans.

Parallèlement à cette intrigue, Lazare Grosdemange, grand reporter récemment victime d'une crise cardiaque qui l'a rendu partiellement amnésique, se penche sur ses origines jusqu'à ce que ses recherches croisent les événements dont ses ancêtres furent les acteurs. Travail de mémoire pour retrouver des bribes de sa vie, mémoire du passé : la double quête rejoint celle de l'identité. Cette préservation de l'oubli est également à l'œuvre quand Apolline entreprend d'écrire sa vie. Pelot, pour qui écrire, c'est respirer, souligne bien les vertus identitaires de l'écriture, a fortiori si elle est biographique (ce qu'est en partie ce roman) : « Parce que l'écrire, c'était admettre. Qu'admettre c'était donc exister… »

On n'avait pas lu pareille fresque depuis longtemps. Pierre Pelot a magnifiquement restitué le moindre détail de cette sombre période, en effectuant notamment un impressionnant travail sur le langage, qui intègre les mots d'alors dans un phrasé très contemporain. C'est un torrent de mots qui roule, dévale et ravine, un torrent qui n'est pas fait d'une eau pure comme les phrases filtrées pour éliminer les redondances, choisir les expressions et peser le sens des mots, mais une eau de terre et de pierres mêlée, qui charrie un vocabulaire glaiseux encore mal dégrossi de sa gangue originelle, des gravillons de patois crachés avec un accent rocailleux, des expressions profondément racinées dans le rude quotidien du lieu et de l'époque, des tournures anciennes immergeant dans ce passé révolu le lecteur ballotté comme un fétu, tournures qui se succèdent tumultueusement le long d'infinis déroulements de phrase, virevoltant et tourbillonnant dans le flot furieux des pensées cherchant à se fixer comme des branchages qui s'accrocheraient sur une berge ou un tronc flottant qui se coincerait entre deux rocs de certitude, revenant avec obstination sur l'image, l'idée, la scène, pour les mieux préciser, à coups d'adverbes et d'adjectifs qui sans cesse nuancent, corrigent, retouchent ou redressent l'impression première, avec l'impossible mais convaincant et sinon séduisant projet de réaliser par ces patientes touches impressionnistes une fresque hyperréaliste qui restituerait la trame et la texture même de ce monde éteint, afin de témoigner que c'est ainsi que les hommes vivent.

Ce roman n'est pas un chef-d'œuvre de plus de Pierre Pelot : c'est son chef-d'œuvre !

Le Testament des siècles

Il y a des gens qui écrivent pour lutter contre leur folie (Stephen King, Clive Barker par exemple). Il y a des gens qui écrivent pour faire passer un message (Toni Morrison, Russell Banks pour n'en citer que deux). Et puis il y a ceux qui écrivent pour gagner autant de pognon que Bernard Werber et Jean-Christophe Grangé réunis. Il faut croire qu'Henri Lœvenbruck appartient à cette troisième catégorie. Son « plan de carrière » est facile à décrypter : après une trilogie de fantasy médiocre appelée « La Moïra » afin que tous les lecteurs de Tolkien fassent crépiter leur carte bleue, le voici qui se lance dans le thriller catholique, histoire de montrer qu'il est un savant mélange d'Umberto Eco et de Iain Pears (ou, plus probable, un clone de Bernard Werber).

Le Testament des siècles, qui lance Damien Louvel et Sophie à la poursuite de la pierre de Iorden et donc, du dernier message du Christ, est taillé à la hache pour une adaptation cinématographique ou (plutôt) télévisuelle : psychologie proche du zéro, scènes d'action bidons, histoire d'amour aussi passionnante qu'un épisode de « Un gars, une fille ». Quant au style (écriture à la première personne, dialogues (inter)minables), il est d'une platitude à crever ; heureusement, c'est écrit gros et même en lisant en biais on n'en perd pas une miette.

Monsieur Lœvenbruck, permettez-moi un petit conseil pour le plan de carrière : arrêtez d'écrire des bouquins pour des à-valoir de merde et faites-vous salarier par Luc Besson comme scénariste de thrillers à 40 kilo-euros l'an, stock-options en sus… Ou plus fort : envolez-vous pour Hollywood. Miramax adore les thrillers bibliques à la con et depuis quelque temps Mel Gibson rêve du Christ en pleine bandaison, de Marie-Madeleine et tout le saint-frusquin. Si vous voulez l'adresse de Scorsese, on devrait pouvoir vous trouver ça…

Pendant que j'y suis, un petit conseil pour les lecteurs de Bifrost : plutôt que de lire un triste remake français (Le Testament des siècles), lisez l'œuvre originale : Le Tableau du maître flamand, d'Arturo Perez-Reverte.

Récits des coins d’ombre

Alors que Claude Mamier et son copain Dul sont partis sur le sentier du conte pour mille jours éparpillés aux vents de quatre continents (www.1000jours1001nuits.net), il m'a semblé impératif de critiquer le premier recueil de Claude, un ouvrage constitué principalement d'inédits.

Bien que je répugne à commencer cette critique par sa conclusion et à égratigner les histoires d'un type qui ose partir faire un tour du monde littéraire de près de trois ans, il est clair que je suis déçu (d'autant plus qu'il m'a fallu ramer pour arriver à la fin de certains des textes réunis ici). Si Claude Mamier possède un style en devenir assez intéressant (clarté et précision, alors que d'autres préfèrent la spirale adjectivale et l'esbroufe), s'il a des images plein la tête et des obsessions itératives — notamment celles de « La Mort personnifiée et du cocufiage » —, reste que ce livre (magnifique objet) ne vaut pas les presque quatorze euros qu'il coûte. Mamier a du talent, oui ; son éditrice n'en a aucun ; ou alors ils ne se sont pas compris. Sinon comment expliquer ces nouvelles parfois construites sur des idées formidables, mais qui, au fil de la lecture, se révèlent totalement insatisfaisantes : « Les Aiguilles », « On a little road to nowhere » ou « De sous les ruines de mon pays », qui semble être le texte le plus personnel de l'ouvrage. Tout aussi embêtant, Mamier a lu Stephen King et ne s'est pas encore libéré de cette influence (c'est criant dans « Les Aiguilles », qui ressemble trop à Bazaar). Notre jeune écrivain a aussi vu un certain film où des immortels se décapitent à coups de katana, ce qui lui a inspiré « Jusque à ce que la mort », une sorte d'Highlander mou du nœud dans lequel intervient, mal, la Faërie.

Voilà un auteur entier qui n'hésite pas à placer ses récits aux U.S.A, en Irlande et ailleurs, et qui n'arrive pas encore à faire oublier ses origines françaises, sa pensée typiquement frenchy (et un rien altermondialiste bon teint). Il lui manque le détail qui tue et la pertinence psychologique ; une pertinence qui fait cruellement défaut dans le texte le plus faible de ce recueil, « Néo-Amsterdam », une nouvelle de S-F glauque à souhait et creuse à en crever. Pour conclure, ce livre n'est pas un grand livre, mais c'est sans doute l'acte de naissance d'un futur grand auteur.

La Profondeur des tombes

La Profondeur des tombes ? Attention à la chute !

Dans un futur proche où le pétrole et ses dérivés ne sont plus qu'un souvenir, l'Europe s'enfonce peu à peu dans les ténèbres des mines de charbon exploitées en dépit du bon sens. Dans ce décor où la « nuit claire » a remplacé le jour et où le froid règne sans maître sur la « nuit noire », Forrest Pennbaker est porion. Il travaille à la mine de CorneyGround et, quand il ne travaille pas, il s'occupe de sa fille CloseLip, une réplicante qui tombe littéralement en pièces détachées. Son existence pourrait continuer de la sorte jusqu'à son ultime soupir, mais justement, un terrible secret est lié au susdit soupir. Alors qu'il était adolescent, Forrest a vu la Mort enlever un des pêcheurs du lac au bord duquel il a grandi. Cette Mort possédait un corps hideux, mais surtout la voix et les yeux de sa mère, emportée quelques années auparavant par le cancer ; cette incarnation de la Faucheuse lui a alors parlé de « la profondeur des tombes ».

Pour retrouver la trace de son amour d'enfance, Debbie, mais aussi pour comprendre de quel fil sera tissée l'étoffe de son avenir, Forrest va quitter CorneyGround avec sa fille rangée dans une valise. Ensemble, ils vont se rendre dans l'U-Zone, une zone de non-droit où réside Bartolbi, l'éleveur de hyènes, un homme qui peut probablement l'aider.

Un sous-fifre broyé par un système socio-économique qu'il va bientôt fuir à défaut de pouvoir le détruire, un futur d'une noirceur à faire passer Brazil pour une comédie de Capra, une ménagerie insensée (hippo cloné, âne capable de boire de l'eau pourrie, buffle colérique — vingt-neuf morts au compteur —, hyènes, singes cherchant un nouveau roi), une arme de poing appelée Royster, de la violence sèche comme un désert, du sexe qui sent la misère pour ne pas dire la merde. Il n'y a pas de doute possible : nous sommes chez Thierry Di Rollo, auteur de quatre romans plus noirs et désespérés les uns que les autres. Désespérés, certes, mais humains et surtout d'une étonnante profondeur.

Di Rollo a commencé sa carrière avec quelques nouvelles remarquées avant de passer au roman : Number Nine et Archeur chez Encrage, deux œuvres franchement intéressantes, inabouties à n'en point douter mais dans lesquelles germaient déjà le soufre et l'acide du diptyque La Lumière des morts/La Profondeur des tombes. Diptyque ? Oui, car il semble évident que ces deux romans sont liés, au moins au niveau des thèmes qu'ils brassent, mais aussi sur le plan du style : narration nerveuse entrecoupée de flash-backs en fondus enchaînés, construction en deux parties (« résignation » et « rébellion »). Au début de sa carrière, Di Rollo écrivait sous influence ; il y avait du Pierre Pelot et du Philip K. Dick dans ses romans. Cette époque est révolue, mais, revers de la médaille, pour ceux qui ont lu ses précédents romans, La Profondeur des tombes sonne parfois comme une autocaricature ; un peu comme quand de Palma nous fait pour la huitième fois le coup de la fusillade au ralenti toute en synchronicités. Mais au final, ce côté « Di Rollo au carré » est sans doute le seul reproche que l'on puisse faire à ce quatrième roman, car pour ce qui est du manque de crédibilité totale du monde futur décrit, il est clair que c'est voulu ou, du moins, que ce n'est pas le propos (La Profondeur des tombes est une allégorie dont certains accents rappellent les chefs-d'œuvre écolo-cyniques de Ballard, Le Vent de nulle part, La Forêt de cristal). Quant aux qualités du livre — court et percutant, tout le contraire de la nouvelle science-fiction américaine — elles sont légion : écriture au scalpel, dialogues parfaits, rythme soutenu, bonne balance entre le suspense et l'action, descriptions courtes et allant à l'essentiel. Et puis il y a toutes ces trouvailles : la cérémonie de l'ondoiement, les bras de CloseLip qui se déboîtent sans cesse, la République des Singes…

Di Rollo est arrivé à sa pleine et entière maturité littéraire. Ne reste donc plus qu'à attendre son chef-d'œuvre : un roman ne mettant pas en scène un homme broyé par un système et sur le point de tracer SA route ; un livre où il n'y aurait pas de buffles, autruches, rhinocéros, lions dégénérés et autres chiens biomodifiés, généticotripatouillés. Histoire de patienter, allongez-vous gaiement dans cette profondeur des tombes, vous n'y trouverez aucun repos. Et si vous n'avez jamais lu de roman de Di Rollo, préparez-vous à un choc : il est des trous où la terre tremble plus qu'ailleurs.

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