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Vampires à contre-emploi

C’est l’évidence : au sein de l’ensemble du bestiaire fantastique à la mode ces dernières années, les zombies et les vampires figurent en tête de liste. Connaissant l’appétence de Jeanne-A. Debats pour ces derniers (Métaphysique du vampire, critique de Xavier Mau-méjean dans notre n°68), c’est sans surprise qu’on les retrouve en sujet de cette anthologie dirigée pour le compte des éditions Mnémos, volume anniversaire des dix ans du festival de l’imaginaire de Sèvres riche de onze auteurs et autant de nouvelles.

Si la thématique du vampire peut s’avérer glissante par ce qu’elle véhicule comme clichés, les différents auteurs ont ici su les détourner et se les approprier pour éviter de paraître redondants, ou trop classiques. Sans doute est-ce là le point commun de toutes ces nouvelles : la volonté de faire original dans le cadre d’un bornage thématique éculé, le tout avec des auteurs, plus ou moins capés, n’ayant encore jamais touché à la figure imposée. Le résultat, lui, s’avère satisfaisant dans l’ensemble. Certaines nouvelles peuvent malgré tout laisser le lecteur sur leur faim : ainsi « Pire que le vent » en ouverture du recueil, signée Philippe Curval, déçoit tant l’ambiance inquiétante distillée dès les premières pages retombe rapidement. D’autres sont plus poétiques, à l’image du récit d’Ugo Bellagamba, « Icare hermétique », narrant non sans sensibilité le calvaire d’un condamné sur Mercure. Science-fiction et fantastique sont ici de mise, avec notamment « La Cure », d’Olivier Gechter, qui prend pour cadre un vaisseau spatial de colonisation. Bien que légère et convenablement écrite, cette histoire se révèle elle aussi quelque peu décevante du fait d’une fin trop facile. Ce qui est loin d’être le cas de « Quelques Moments dans la vie d’un homme d’affaires », de Christian Léourier, pertinente plongée dans l’univers de la finance et du business (qui vampirise qui ?) servie par une poignée de références à même de faire sourire le lecteur, même fatigué des longues canines. Impossible, aussi, de ne pas mentionner la nouvelle de Timo-thée Rey, « S’il te plait, désenzyme-moi un inMouton », dont la particularité principale, outre que le narrateur soit une intelligence artificielle, réside dans un choix narratif pour le moins osé : en alexandrins, et dans son intégralité ! Le style et l’univers ne manquent pas d’intérêt, de même que sa mise en œuvre, malgré des notes de bas de pages agaçantes car trop présentes.

Comme annoncé, donc, Vampires à contre-emploi prend bel et bien son thème central à rebrousse-poil, tout en y intégrant une touche d’humour, de poésie, de tragique et même, oui, de sensualité (on pense à « Femme Fatale », de Marianne Leconte, racontant les chasses nocturnes d’une femme et de sa moto). Et si l’ensemble pêche par l’absence d’un texte ou deux à même de mettre tout le monde d’accord, demeure une anthologie qui, malgré quelques accrocs, n’en mérite pas moins un peu plus qu’un coup d’œil.

Qui a peur de la mort ?

« Mes amis, craignez-vous la mort ? »
Patrice Lumumba, seul premier ministre élu démocratiquement de la République du Congo.

 

Demain, l’Afrique, après une terrible catastrophe qui a provoqué en grande partie la fin de la technologie et la résurgence, brutale, de magies partiellement oubliées…

Née du viol, Onyesonwu (ce qui signifie « Qui a peur de la mort », sans point d’interrogation) est promise à devenir une sorcière. Elle est ewu (métis) et eshu (en contact avec le monde des esprits) ; elle peut se transformer en animal, et son préféré est le vautour. Plus important encore, il a été prophétisé qu’elle mettrait fin à la guerre entre les Okekes (le peuple de sa mère) et les Nurus (le peuple de son père, seigneur de la guerre et dangereux magicien). Pour devenir sorcière, Onyesonwu devra d’abord convaincre le vieux Aro de la former. Ce sera très difficile, il ne prend pas d’apprenti de sexe féminin. Les femmes n’apportent que des malheurs.

Premier roman adulte de Nnedi Okorafor, lauréat du World Fantasy Award 2011, Qui a peur de la mort ? est assurément une des plus belles découvertes de ces derniers mois. D’abord, l’objet-livre — 530 pages avec rabats pour 16 euros seulement — est magnifique, agréable à manipuler. Et la traduction de Laurent Philibert-Caillat m’a semblé absolument impeccable. Apre, chatoyant, érotique, féministe (évidemment), passant sans cesse du sordide au sublime, de la tendresse à la cruauté, de la romance aux étreintes sous contrainte, du noir et blanc au chamarré, voilà un roman qui nous happe sans mal, malgré quelques défauts : la seconde moitié est (beaucoup) trop longue, les tics « jeunesse » de l’auteur surgissent parfois ici et là, entre un viol et une excision, ce qui a tendance à minimiser l’impact de certaines horreurs décrites. Le destin d’Onyesonwu nous marque longtemps, sa première quête (retrouver son clitoris excisé) pourrait être « ridicule », mais non, on la suit avec intérêt et quand, enfin guérie, elle se donne au grand amour de sa vie, Mwita, on est content de la savoir jouir sans limites. Le sexe est alors présenté comme une immense source de joie et une voie vers la plénitude, ce qui contraste évidemment avec l’éprouvante scène d’ouverture. Roman dur, qui commence donc par un long viol, continue par une excision, atroce tant dans son déroulement que dans sa raison d’être, et se poursuit avec diverses joyeusetés dont une terrifiante scène de lapidation, Qui a peur de la mort ? n’est sans doute pas le roman « fédérateur » qu’il aurait pu être, mais son cadre africain et sa radicalité (même si elle bute un peu sur les réflexes jeunesse de l’auteur) méritent d’être salués. Moi je dis : Caddie !

Virus

Longtemps, la mode a été aux virus provoquant l’apocalypse, à la description de la naissance d’un enfer, qui, souvent, finissait par être évité de justesse. Maintenant, on aime beaucoup plus s’intéresser aux après du désastre, à la manière dont notre vie pourrait être bouleversée par la présence d’un intrus dévastateur imposant sa loi.

Dans l’anthologie Virus, nous découvrons ainsi un monde sans oiseaux (« H5N1 », Frédérique Lorient), un autre dans lequel un virus transforme les gens en ersatz de clowns (« Quand les clowns en treillis font gémir la musique », Fabien Clavel), ou encore un futur dans lequel un vaccin peut rendre éternel (« Flocon rouge », David Osmaye). De plus, « virus » est pris ici dans tous les sens du terme, biologique ou informatique, ce qui donne lieu à des histoires purement électroniques avec réflexion à la Asimov (« Mise à jour », Pénélope Chester), ou bien hybrides avec mise en situation à la Greg Egan (« Utopie en sursis », Isabelle Gusso), sans oublier quelque cocasserie qui ferait plutôt rire jaune en décrivant l’enfer engendré par une de nos créations censées nous faciliter la vie (« Intrafolie », Raymond Iss). L’éventail des possibles est donc en grande partie couvert ici, et les huit nouvelles de ce court recueil ne passent d’ailleurs pas uniquement par les cases dystopies post-apocalyptiques ou post-apos dystopiques ; l’humour et l’absurde sont également au rendez-vous.

Ce côté hétéroclite est l’un des principaux intérêts de Virus, qui offre des histoires étonnantes ne donnant pas l’impression de constituer plusieurs variantes d’une seule et même réponse. Cependant, c’est également sa plus grande faiblesse. Le recueil, inégal, démarre trop fort avec un « H5N1 » qui aurait plutôt dû le clore, étant son récit le plus marquant, le plus traumatisant dans sa parfaite et sombre simplicité. Le reste nous fait passer par des montages russes émotionnelles qui ne sont pas adéquatement dosées, ce qui joue en défaveur de nouvelles pas assez mises en valeur. Prises individuellement, celles-ci sont loin d’être déplaisantes pour la plupart, certaines sont même plus qu’honorables. Mais elles forment un tout quelque peu décevant si lu dans l’ordre proposé.

L’ensemble reste cependant plaisant et propose quelques beaux morceaux qui, s’ils ne feront pas vraiment trembler les hypocondriaques, raviront les amateurs de virus originaux.

Nosfera2

Charles Manx est un homme qui aime tellement les enfants qu’il ne supporte pas qu’on les maltraite. Lancé dans une guerre sans fin contre les parents irresponsables et abusifs, il sauve leur progéniture et emmène les petits, libérés du terrible joug parental, dans un endroit joyeux où ils vivront éternellement heureux. Leur destination n’est autre que Christmasland, où chaque soir est une veille de Noël et chaque jour a son lot de cadeaux et de rires.

Non, attendez, il y a un problème. Recommençons…

Charles Manx est un vampire qui se nourrit de l’essence vitale des enfants. Il sillonne les USA au volant de sa Rolls Royce Wraith immatriculée « Nosfe-ra2 » et kidnappe quiconque de moins de douze ans croise sa route grâce à son acolyte musclé qui rêve de vivre à Christmasland. Sur le trajet vers ce pays inscrit aux marges de notre monde, Manx absorbe peu à peu l’innocence de ses victimes, qui deviendront des êtres cruels dénués de toute empathie, comme lui. Nul ne semble pouvoir arrêter cette créature démoniaque. Nul excepté une petite fille, Victoire, qui arrive à matérialiser un pont disparu la menant là où se trouve ce qu’elle cherche. Mais comment Vic pourrait-elle lutter contre le mal incarné ?

À travers une poignée de récits forts (Cornes, Le Livre de Poche) ou la série comics des « Locke & Key », Joe Hill a réussi à rapidement gagner le titre de (nouveau) maître de l’horreur (bon sang ne saurait mentir, puisque Joe Hill n’est autre que le fils d’un certain Stephen King). Nosfera2 vient, presque sans surprise, confirmer qu’il le mérite amplement. Alors que ce livre est une brique bien fournie, il se dévore en un rien de temps tellement le lâcher s’avère impossible une fois l’histoire commencée. C’est que tout y est : angoisses enfantines exploitées pour traumatiser les adultes, fantastique qui flirte avec le réel tout en nous éloignant lentement mais sûrement de celui-ci, et, surtout, héros attachants. C’est d’ailleurs là que réside très certainement le secret du succès de Joe Hill, sa capacité à croquer des personnages qui sont à la fois spéciaux et pourtant normaux. Avec en prime, cette fois-ci, le plaisir de trouver entre les pages de ce roman une héroïne tout ce qu’il y a de plus recommandable, d’autant qu’elle s’éloigne de la plupart des clichés du genre.

Au-delà de ses personnages, Nosfera2 possède d’autres atouts, notamment un rythme endiablé, même si l’histoire n’aurait pas souffert d’un léger coup de rabot. Et si l’on aurait pu espérer un peu plus d’audace de la part de Joe Hill dans le choix de son finale, on apprécie la manière dont il arrive, contre toute attente, à impliquer son lecteur dans des registres qu’il ignorait même avoir envie de lire.

Dès lors, si Nosfera2 ne renouvelle pas le genre du récit fantastique d’horreur, il offre une histoire solide et convaincante qui permet de passer un moment plus qu’agréable en sa compagnie ; ceux qui ont l’impression de ne plus trouver de bons romans d’horreur dans l’offre éditoriale actuelle savent ce qui leur reste à faire.

Morwenna

Morwenna aurait pu être une adolescente comme les autres, appréciant les sports d’équipe et rêvant du prince charmant pour échapper aux cours qui l’ennuient dans l’école privée qu’elle fréquente. Sauf que du haut de ses quinze ans, elle n’arrive pas à se fondre dans la masse. Peut-être est-ce à cause de sa passion dévorante pour la littérature en général, et la SF en particulier. Peut-être est-ce parce qu’elle a une jambe estropiée la forçant à se déplacer avec une canne, et ce suite à un accident qui a coûté la vie de sa sœur jumelle. Peut-être est-ce dû au fait d’avoir une sorcière (maléfique) pour mère, et de la magie dans les veines. Reste que Morwenna préfère parler aux fées et se perdre dans les univers peuplant ses livres préférés plutôt que de faire comme les autres. Ce qui ne l’empêche pas de rêver d’avoir des amis, un karass tel que décrit par Vonnegut dans Le Berceau du chat. Et d’en arriver à un peu forcer le destin pour que son souhait se réalise…

Pourquoi Jo Walton a-t-elle remporté une flopée de prix plus que recommandables (le Hugo, le Nebula et le British Fantasy Award, rien que ça…) pour un roman sur le mode du journal intime qui semble la simple histoire de l’éveil à la vie d’une adolescente meurtrie ? C’est qu’il y a bien davantage dans ce journal, journal qui sert également de carnet de lectures. En effet, Morwenna est avant tout une déclaration d’amour vibrante et passionnante à la science-fiction et à la fantasy. Et si le lecteur a lui-même dévoré ces (« mauvais ») genres lors de son adolescence, il ne pourra que s’attendrir en retrouvant ses questionnements et étonnements sous la plume de Morwenna, et de Jo Walton à travers elle. Car aussi bien le narrateur que l’auteur nous rappellent tout le plaisir que l’on peut avoir à lire les livres que l’on retrouve, par exemple, dans les pages de Bifrost.

Mais Morwenna n’est pas qu’un hommage à la SF (et surtout, à la SF des années 70), c’est également une histoire touchante, qui, pour naïve qu’elle puisse paraître, n’en reste pas moins intense. Jo Walton nous baigne ici dans un monde aux frontières du fantastique dans lequel on peut apercevoir du coin de l’œil le surnaturel qui affleure. Elle nous permet de rencontrer une héroïne atypique tellement elle s’éloigne de l’image que l’on essaie de nous imposer comme celle de l’adolescent moyen. Morwenna vit entre les pages de son journal et nous aide à retrouver nos souvenirs intimes d’un âge où tout semblait si important, si fondateur. On a presque envie de dire, en sortant de ce roman : « Morwenna, c’est moi » (et c’est certainement un peu le cas). Cette capacité à trouver un écho en nous, à nous parler, c’est la magie la plus forte de Jo Walton.

C’est pourquoi Morwenna a tant plu et plaira tant : ce n’est pas juste une histoire passionnante, ce n’est pas simplement un hommage à la SF, c’est tout cela et plus encore. C’est un livre qui, par ses diverses facettes, pourra parler au lecteur cherchant à être emporté ailleurs, comme à celui souhaitant retrouver et partager le plaisir d’aimer la SF(FF). C’est un récit qui nous invite à voir le monde autrement, une histoire qui raconte un peu de nous. C’est à découvrir, surtout.

L'Homme le plus doué du monde

En 1874, alors que Babbage est déjà mort avant de pouvoir donner vie à sa machine à différences, Edward Page Mitchell imagine ce qui sera le premier cyborg de la littérature dans « L’Homme le plus doué du monde ». Cet auteur écrira aussi sur une machine à voyager dans le temps (« The Clock That Went Backward », 1881), et sur un homme invisible (« The Cristal Man », 1881 également) avant même que Wells ne rende populaire les deux. Inutile donc de souligner à quel point nous sommes en présence d’un visionnaire.

Tout commence à Baden, lieu de villégiature visité par Fisher, un ami du narrateur. Suite à un malentendu, on prend celui-ci pour un médecin et on le mène auprès d’un baron russe qui éveillera sa curiosité… Et c’est déjà là qu’il faut arrêter la description de cette courte nouvelle dont il reste peu à découvrir quand on nous annonce d’emblée qu’il y sera question d’intelligence artificielle.

Pour tout dire, ce récit met quelque temps à démarrer et peine à captiver l’attention du lecteur, même si sa brièveté permet de ne pas trop lui tenir rigueur de son aridité. Cependant, ce n’est pas pour ses qualités littéraires qu’il nous intéressera, mais bien pour son rôle dans la construction des thématiques de base de la science-fiction ; d’où le caractère assez indispensable de sa lecture pour le curieux souhaitant revenir aux sources de la figure de l’homme-machine et des préoccupations philosophiques que son existence peut poser.

Toutefois, la dimension fondatrice du texte qu’il propose n’est pas le seul atout de ce tout petit livre particulièrement soigné. Sous une couverture veloutée se cachent également un portfolio de photos en rapport avec le thème de la nouvelle, ainsi qu’une postface rédigée par le traducteur, Jean-Noël Lafargue. Dommage qu’une attention similaire n’ait pas été portée au texte même, qui comporte un peu trop de coquilles pour qu’on puisse passer dessus sans ciller…

Au final, voici un récit certes moyen mais précurseur, et, de ce fait, assurément fréquentable pour qui s’intéresse à l’histoire de la science-fiction.

Delirium

Philippe Druillet est un fou, un barbare, un malade, un mal-né, quelqu’un qui aurait voulu naître prince ou mécène, mais qui est né fils de concierge. Non, pire : son père était une ordure de la pire espèce. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui. Victor Druillet était un fasciste, un vrai ; du temps de la guerre d’Espagne, il fut personnellement responsable de la capture de réfugiés républicains en France, qu’il renvoya chez Franco après les avoir torturés ; du temps de la collaboration, il dirigeait la Milice dans le Gers ; après le Débarquement, il est parti avec femme et enfant à Sigmaringen, où il s’est lié d’amitié avec Céline ; puis il s’est réfugié en Espagne, où on l’a accueilli à bras ouverts et où il a vécu jusqu’à sa mort. Sa veuve, condamnée à mort par contumace après la Libération, est revenue en France une fois amnistiée pour y vivoter misérablement, et ce n’est qu’à l’adolescence que le jeune Philippe a découvert la vérité sur les idoles que vénérait sa famille. Le choc fut rude.

Mais je ne vais pas vous raconter le livre ; vous n’avez qu’à le lire. Vous y découvrirez une confession bouleversante qui vous prendra aux tripes et vous permettra aussi, en filigrane, de mesurer le chemin parcouru en une cinquantaine d’années par ce qu’il faut bien appeler « notre » culture, celle de la SF, du fantastique, du bizarre, du marginal, de l’imaginaire. Il est tentant de faire le parallèle entre le destin de Druillet, qui de moins-que-rien est devenu artiste confirmé du seul fait de son acharnement au travail — et aussi de son immense ouverture d’esprit, il faut bien le dire, et de son absence totale de préjugés —, et le profond changement de statut de la BD, qui de loisir pour débiles est devenue une partie de la culture dominante.

À ce titre, les observations émaillant le texte sur les conditions de travail du dessinateur, sur la place de la BD dans la culture française des années 1950 et 1960, sont éloquentes. Jeune lecteur de Bifrost qui vas dévorer ce bouquin, tu croiras peut-être que Druillet exagère, qu’il en fait trop. Non. J’y étais ; il dit vrai. Mais on retiendra surtout de ce Delirium, qui mérite bien son sous-titre, « Autoportrait », le témoignage bouleversant d’un être blessé par la vie — « blessé » ? il a failli y passer, oui —, qui s’est abîmé dans plusieurs trous noirs et a toujours su en émerger, plus fort, plus généreux, plus sage. Un témoignage qui ne laisse pas indemne.

La Voie du dragon

Daniel Abraham est un habitué des pseudonymes. Lui qui publie ses romans de fantasy urbaine sous le nom de M. L. Hanover et cosigne ses space-operas James S. A. Corey (à paraître prochainement chez Actes Sud), le voici affublé d’une nouvelle identité, conçue tout spécialement pour la France : Daniel Hanover. L’échec commercial de sa précédente série au Fleuve Noir, la pourtant formidable « Cités de lumière », n’y est sans doute pas étranger. Mais après tout qu’importe le pseudo pourvu qu’on ait l’ivresse. Et de ce point de vue, ce premier tome s’avère fort prometteur.

À première vue, « La Dague et la fortune » se déroule dans un cadre plus classique que son prédécesseur, celui d’une fantasy médiévale où la magie n’occupe que peu de place, si ce n’est dans les légendes. Voilà des siècles que les derniers dragons ont disparu, et que treize races plus ou moins humaines d’apparence se partagent le bout de monde où se déroule l’action.

Le récit se focalise alternativement sur quatre personnages : Cithrin bel Sarcour, orpheline et pupille de la banque médéanne, qui, au moment où la ville de Vanaï semble sur le point d’être conquise par une cité rivale, reçoit pour mission de convoyer en toute discrétion une partie des richesses de la banque vers une autre de ses succursales ; Marcus Walter, autrefois glorieux combattant, qui accepte d’escorter Cithrin et va bientôt s’attacher à cette jeune femme qui lui rappelle ce qu’aurait pu devenir sa propre fille si elle n’avait pas été tuée dans des conditions tragiques bien des années plus tôt ; Geder Palliako, un jeune noble davantage intéressé par les livres anciens que par les prouesses sur les champs de bataille et qui, après une suite d’évènements dramatiques, va cesser d’être méprisé par ses pairs pour devenir l’un des hommes les plus puissants et les plus en vue du royaume ; enfin Dawson Kalliam, ami d’enfance et fidèle allié du roi Siméon, témoin direct des manigances qui se déroulent à la cour de ce dernier et menacent de déstabiliser toute la région.

Par bien des points, La Voie du dragon, premier volet de la série, a des allures de prologue. Le roman est relativement pauvre en action, Daniel Hanover consacrant l’essentiel de son attention à étoffer ces personnages, dont on devine sans mal qu’ils auront un rôle crucial à jouer dans la suite des évènements, et s’attache à dessiner par petites touches l’univers qui est le leur et qui, au terme de ce premier tome, n’aura révélé qu’une infime partie de ses mystères. La lenteur du récit n’est pas synonyme d’ennui pour autant, tant on s’attache aux protagonistes et à leurs mésaventures, qu’il s’agisse des recherches incessantes de Geder Palliako pour mettre à jour les vestiges d’une civilisation disparue, ou du jeu dangereux de Cithrin pour s’imposer dans un domaine où les requins abondent. Dans la façon dont Daniel Hanover mène son récit en collant au plus près de ses héros, il n’est pas interdit à la lecture de La Voie du dragon de penser au « Trône de Fer », et les lecteurs appréciant la saga de George R. R. Martin seraient bien avisés de se pencher sur cette série.

Odyssées

Décidément, les éditions Bragelonne aiment Arthur C. Clarke. Après avoir inscrit une partie de sa production romanesque au catalogue Milady, elles publient aujourd’hui Odyssées, un pavé de plus de mille pages réunissant l’intégralité de ses nouvelles, soit une centaine de textes parus sur une période de soixante ans.

Le premier intérêt d’un tel travail éditorial est de mettre en lumière l’évolution de l’auteur au fil du temps ainsi que les grandes tendances de son œuvre. La passion initiale de Clarke aura été la conquête de l’espace, qu’il n’a jamais cessé de mettre en scène, de la manière la plus variée et la plus réaliste possible. De la vie à bord d’une station spatiale à l’exploration des autres planètes du système solaire et au-delà, l’auteur s’est évertué à convaincre ses contemporains de la faisabilité d’un tel challenge, mais aussi de sa nécessité. Car au-delà des aspects techniques de cette conquête, elle pose la question de la place de l’homme dans l’univers. Et ce sont justement les questionnements métaphysiques de Clarke qui donnent naissance à ses meilleures nouvelles, parmi lesquelles « La Sentinelle », texte dont l’idée centrale sera reprise dans 2001, Odyssée de l’espace, ou « L’Eternel Retour », dont le récit se déroule sur des dizaines de millions d’années.

Dans le même ordre d’idées, la rencontre avec l’Autre occupe une place prépondérante dans l’œuvre d’Arthur C. Clarke, et il est rare qu’elle dégénère en conflit. Au contraire, l’écrivain n’a de cesse de mettre en scène la collaboration entre des espèces que tout oppose à priori, comme dans « Une Aube nouvelle » ou « Rencontre à l’Aube », pour ne citer que les plus connus. À l’inverse de toute une école de science-fiction dans les années 50, l’extraterrestre chez Clarke est bien plus volontiers une source de fascination, voire de beauté, que d’effroi.

Odyssées permet également de revenir aux sources de l’œuvre romanesque de l’auteur. Certaines nouvelles ont par la suite été directement incorporées au sein de romans, d’autres contiennent en germe les idées qu’il développera plus tard. Ainsi, bien avant de visiter Rama, ses personnages se retrouvaient face à des artefacts dont la conception défie l’entendement, qu’il s’agisse d’un gigantesque mur coupant un monde en deux (« Le Mur des ténèbres », 1949) ou d’une lune qui s’avère être un vaisseau spatial (« Jupiter Cinq », 1953).

Ceci dit, toutes les nouvelles au sommaire d’Odyssées ne sont pas bonnes. Un bon nombre d’entre elles ne sont au mieux qu’anecdotiques, notamment toutes celles prenant pour cadre le White Hart, ce pub où se réunissent écrivains et scientifiques pour se raconter d’improbables histoires d’inventions plus farfelues les unes que les autres. De même, parmi les textes qui étaient restés inédits jusqu’à ce jour, on cherchera en vain un chef-d’œuvre oublié. Le plus intéressant est sans doute « Le Continuum du fil », qui date de 1998 et qui reprend en la modernisant une idée que Clarke développait dans sa toute première nouvelle, parue soixante ans plus tôt, mais le crédit de ce récit revient avant tout à Stephen Baxter, qui le co-signe.

Au final, à la lecture de ces mille et quelques pages, il ressort et se confirme qu’Arthur C. Clarke ne figurait sans doute pas parmi les meilleurs nouvellistes du domaine, mais qu’il était et demeure encore aujourd’hui l’une des figures majeures de la science-fiction.

Le Casse du continuum

Une fois par an environ, la collection « Folio SF » nous fait encore la bonne surprise de publier une œuvre inédite, et cette année le créneau a été confié à Léo Henry, auteur décidemment très présent en ce début d’année, qui a profité de cette opportunité pour s’amuser avec les stéréotypes du genre, ou plutôt des genres, puisque Le Casse du continuum emprunte autant aux codes de la science-fiction d’aventure qu’à ceux du polar. Le cadre dans lequel se déroule ce récit n’a en effet rien d’original : un empire terrien qui s’étend aux quatre coins de la galaxie (dans laquelle on ne trouvera hélas pas la queue / le tentacule / l’appendice d’un extraterrestre), où l’opulence la plus insolente côtoie la misère la plus crasse, et où l’on se bat dans l’espace à grands coups de rayons laser. L’intrigue, quant à elle, relève du polar le plus classique : une équipe de sept individus, chacun étant le meilleur dans son domaine respectif (un cambrioleur, une mercenaire, une experte en explosifs, une call-girl, etc.) est réunie pour réaliser un coup a priori impossible : s’introduire dans le saint des saints, au cœur même de l’ordinateur qui gère les activités humaines à travers tout l’empire. Avec à la clé pour les différents protagonistes la promesse de voir tous leurs vœux exaucés, bien entendu.

Inutile donc de chercher la moindre idée novatrice dans ce roman, ni de pointer ses quelques invraisemblances, son intérêt se trouve ailleurs, en premier lieu dans le rythme effréné que Léo Henry donne à son récit d’un bout à l’autre. Pas le temps de s’ennuyer, péripéties, rebondissements, trahisons et retournements de situation s’enchaînent sans le moindre temps mort.

L’autre réussite du Casse du continuum, ce sont ses personnages, auxquels on s’attache assez vite, le romancier leur ayant donné ce qu’il faut d’épaisseur, voire, pour certains d’entre eux, d’étrangeté. C’est le cas en particulier de Kaboom, fillette dynamiteuse accompagnée d’un couple de parents-androïdes qui lui servent de couverture, ou du Rétrominot, un gamin dont la perception du temps pour le moins singulière va jeter ses compagnons (et occasionnellement le lecteur) dans un abyme de perplexité.

Alors certes, Le Casse… n’est sans doute pas ce que Léo Henry a écrit de mieux. Le roman n’a ni l’ambition ni l’originalité de ses précédentes œuvres. C’est un livre qui n’a d’autre prétention que de distraire, et qui y parvient on ne peut mieux, comme un épisode de Firefly écrit par Donald Westlake ; on aurait bien tort de bouder son plaisir.

Ça vient de paraître

Au-delà du gouffre

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 120
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