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Le Grand Midi

« Je suis immortel, jusqu’à preuve du contraire, car la mort est une chose qui n’arrive qu’aux autres ; du moins, si j’en crois mon expérience personnelle. » Voilà une boutade idéale pour introduire Le Grand Midi.

« Sous leur masque posthume, le(s) [anti]héros de ce livre poursui(ven)t la destinée tragique qui fut la sienne(leur) sur cette terre. Il(s) redevien(nen)t un(des) personnage(s) vivant(s), uni(s) par les liens du cœur et qui l’(es) enchaîne(nt) dans les rets de la fatalité. Mais à travers l’opposition des êtres et malgré la tragédie de sa(leur) destinée, les sentiments paraissent grandis d’avoir dépassé le seuil de l’enfer. »

Non, cette citation ne provient nullement d’une quelconque critique du Grand Midi mais de la présentation sur le site Amazon du roman La Comédie des Portraits du grand auteur fantastique belge Franz Hellens. Difficile de choisir de plus justes mots pour évoquer le roman des époux Rémy, aussi ne m’y risquerais-je point. Cirons encore Nosso Lar (Notre Demeure) film brésilien de Wagner De Assis, tiré d’un ouvrage du médium brésilien Chico Xavier, Morwyn, le roman de John Cowper Powys, L’Autre Rive de Georges-Olivier Châteaureynaud et bien sur La Divine Comédie de Dante Alighieri pour compléter cette cartographie situant le livre qui ici nous occupe.

Le Grand Midi, donc. Gregor Kopfmann touche le fond, faisant l’article pour un cabaret érotique de troisième ordre affublé d’un haut d’uniforme d’opérette (ne perdons pas de vue que les Rémy sont spécialistes d’histoire militaire et entre autres d’uniformes), objet des fantasmes de Léna, la meneuse de revue qui ne l’accepte que dans cette tenue pour leurs amours mortifères. Pas vraiment un beau jour, il a un malaise… C’est à ce moment qu’il croise pour la quatrième fois le colonel Ernte Lethal (le prénom signifie « moisson » dans la langue de Goethe ; quant au patronyme, il est transparent) — un personnage qui rappelle la Suzy de Et ne cherche pas à savoir ou cette « Mort en Personne » que voyait Joe Egan, le héros de Trouille, deux romans de Marc Behm. Le colonel remet à Kopfmann un billet de chemin de fer et ses recommandations à faire valoir auprès de l’El… Et le voilà passé de vie à trépas sans même qu’il s’en rende compte.

Kopfmann débarque dans une bien étrange petite ville où il fait toujours gris, où tout semble désuet, vieillot et où la police est omniprésente derrière ses micros et caméra — objets prémonitoires en 1971, quand parut ce roman pour la première fois. Notre homme est supposé se faire recruter par l’El, une tout aussi étrange entreprise… comme le seront les entretiens d’embauche auxquels il doit se soumettre. Il lui est demandé de se remémorer la première fois où il a pris conscience de la mort et où il a une première fois croisé le colonel. L’entretien se déroule comme si en exprimant ses souvenirs, il s’en dépossédait. Puis il en ira de même avec ses amours, toutes mortes…

L’El est un pays d’outre-tombe, une sorte de purgatoire, où les gens sont en stand-by, attendant qu’il soit statué sur leur sort. Entre temps, Kopfmann continue de vivre ses aventures assentimentales de séducteur soumis auxquelles il s’adonne non sans un certain masochisme — seule une certaine Blue Devil y fera exception. Si Kopfmann ne se résout pas à oublier, l’El n’hésite pas à recourir aux grands moyens pour le convaincre du son bien-fondé…

Sous-titrée « ou le pays de l’Éternel Retour » dans sa première édition, ce roman propose offre une vision de la vie par-delà la mort où le pays de l’El est une sorte de purgatoire s’ouvrant sur une sorte de paradis technique et matérialiste. Tandis que ceux qui se voit refuser à l’El sont nuitamment déportés sur l’autre rive d’un Styx qui jamais ne dit son nom, les élus accèdent au plus surprenant paradis qui soit et connaissent un sort pour le moins équivoque, à la saveur prononcée de science-fiction, en instance de Jugement Dernier et d’éventuelle résurrection des morts… Mais Kopfmann, lui, n’y voit que des âmes mortes. Laissons au lecteur la surprise de découvrir quel rôle il se choisira.

Le Grand Midi est un des plus remarquables romans proposant un fantastique allégorique — ce n’est pas de l’horreur, les chasseurs d’hémoglobine fraiche peuvent passer leur chemin —, qui flirte avec la littérature blanche et s’empreint de mysticisme et de considérations métaphysiques où le rôle de l’amour reste prépondérant. On retrouve dans ce roman ce charme suranné qui donnait aux Soldats de la mer son incomparable saveur, ses soldats d’une époque révolue quoique moins présents, ses tons automnaux… Une écriture précise sans être précieuse sur laquelle on se plaît à se retourner. Derrière la façade sur papier glacé et sans plus d’épaisseur de l’El, les époux Rémy glissent avec une fausse ingénuité une poésie toute emplie d’émotion.

Un demi-siècle après sa parution originale chez Christian Bourgois, le voilà enfin réédité chez le Visage Vert, éditeur de l’excellente revue éponyme consacrée au fantastique, une occasion à ne manquer sous aucun prétexte (on ne déplorera que la triste et terne couverture). Plus de vingt-cinq après ma découverte de ce livre, Le Grand Midi reste l’un des plus beaux romans qu’il m’ait été donné de lire…

La Forêt des araignées tristes

TROP. Voilà le mot qui résume le livre de Colin Heine en un seul mot.

La Forêt des araignées tristes est un roman steampunk sous lequel se dissimule un vague postapo écolo. On y perçoit les tensions franco-germaniques de l’avant-guerre, mais ici le design Belle Époque n’est qu’un parti pris esthétique.

Côté contexte : la vape, conséquence de la pollution, s’est répandue sur la plus grande partie du monde ; l’humanité s’est réfugiée dans des cités verticales dont la bourgeoisie occupe bien naturellement les sommets.

Dans ce monde-là, Bastien, officiellement paléontologue et officieusement anti-héros patenté, mollasson et naïf, bête comme ses pieds, a tendance à se trouver là où il ne faudrait pas quand il ne faudrait pas : le voilà tour à tour victime d’un accident ou témoin d’un attentat… Agathe, sa gouvernante, dont le langage tient bien davantage de celui d’une poissonnière et qui ne cesse de railler et d’insulter Sébastien comme s’ils entretenaient une relation SM, lui fait comprendre que son accident n’en était peut-être pas un et le pousse à enquêter. Gros bêta et mâle beta en toute splendeur, la personnalité de Bastien autorise le comportement inadmissible de sa gouvernante si peu en adéquation avec sa place sociale. Insupportables mais cohérents, l’un comme l’autre ne me donnant qu’une seule envie : celle de sortir la boite à gifles ! Et voilà donc Bastien embarqué dans une affaire d’espionnage urbaine échevelée et complètement foutraque avec assassins, détectives, sociétés secrètes, bestiole sortie des « Vaineterres » sous la vape et tout le toutim. Il y a bien TROP de péripéties souvent inutiles, TROP de personnages TROP transparents, dont Angela, une activiste germanique qui pointe son joli museau au beau milieu du roman comme un cafard dans le café pour une action à l’emporte-pièce qui file dans TOUS les azimuts… On peine à comprendre où veut nous mener l’auteur qui, en fin de compte, ne nous mène nulle part. Le roman se finit en beauté, sur les chapeaux de roue, mais me laissant pour le moins perplexe.

Sous ce beau titre et cette jolie couverture, je m’attendais à trouver un décor évoquant davantage Annihilation de Jeff VanderMeer plutôt que « Bohème » de Mathieu Gaborit. L’histoire, avec son lot de lenteurs, souvent verbeuse, est essentiellement urbaine ; forêts et araignées n’en constituant que la portion congrue, et quant à leur tristesse…

Choisir, c’est renoncer : ici, bon nombre d’éléments restent en friche ; ils auraient pu servir mais l’auteur n’en a rien fait (sans les supprimer pour autant).

La Forêt des araignées tristes nourrissait très certainement quelque ambition littéraire. On passe soudain d’une narration à la 3e personne à la première pour accéder à l’intériorité des personnages, créant des ruptures pour le moins étranges.

Colin Heine tient à donner à son livre une dimension politique en soulevant des problématiques écologiques et de lutte des classes, sauf qu’il ne parvient jamais à rattacher son intrigue à cet arrière-plan qui s’invite à gros sabots. Cette absence de lien entre l’intrigue et les problématiques en accentue le lourd aspect caricatural avec comme corollaire que le message ne passe pas.

Il aurait, selon moi, bien mieux valu situer le roman dans l’univers de « Bohème », collaborer avec Mathieu Gaborit qui a déjà partagé sa création, et peaufiner l’intrigue policière, poser (par exemple) Angela en Mata Hari ou Rosa Luxembourg.

Bien des éditeurs français entendent se dispenser des frais de traduction en publiant des auteurs francophones qu’ils vendront de toutes façons tout aussi peu. Ce qui implique de faire un travail de direction littéraire, effectué en VO en amont de la traduction par les « editors » et les agents. C’est tout ce travail qui est ici pris en défaut. Le jeune auteur n’est pas à blâmer. Il fallait lui faire remettre son œuvre cent fois sur le métier. Une pépite brute de décoffrage qu’il aurait fallu usiner et usiner encore pour en faire un joyau.

La Fleur de dieu

Voici un premier roman. Un livre comme sous influence, celle du Dune de Frank Herbert, dont il se rapproche par maints aspects, tout en s’avérant, in fine, en totale opposition avec le propos de l’inspiration souche. Une espèce d’anti-Dune, en définitive.

La fleur divine en titre a une puissante odeur d’épice, quoique ne fleurant pas la cannelle ; le seigneur de la guerre De Latroce rappelle le baron Vladimir Harkonnen ; l’époque, ici 10996, contre 10191 pour Dune ; le volumineux glossaire (45 pages !) gorgé de noms pseudo-scientifiques, de plantes imaginaires qui n’alourdissent que le texte ; chaque chapitre, bien entendu, orné d’épigraphes. Cependant, les divergences sont plus fondamentales. À commencer par l’enfant du récit, qui n’est pas un messie, contrairement à Paul Muad’Dib, « juste » prescient ; il est un dieu, affranchi des contingences de la physique, et les scènes où il intervient évoquent pour moi des combats de super héros « en costume » — ou Johnny Weissmuller se balançant de liane en liane, au premier chapitre. Quand tout devient possible, ce qui est l’apanage du divin, on frôle bien vite le n’importe quoi.

Les approches intellectuelles de Herbert et de Ré sont d’autre part radicalement différentes, pour ne pas dire opposées. L’Américain montrait la constitution et le fonctionnement de la religion comme outil de pouvoir, mettant en lumière les mécanismes agissant. Le Français, lui, n’oppose que les institutions cléricales à une dimension mystique et métaphysique de la foi. Où Herbert laisse à son lecteur le soin de réfléchir sur le processus religieux qu’il a démystifié, en réduisant le mystère (de la foi) à un modus operandi, faisant de Dune un authentique roman spéculatif, Ré donne un avis tranché sur la question. Il distribue bons et mauvais points, non aux protagonistes, mais aux « objets » intellectuels en lice. En affirmant de façon péremptoire que la foi a du bon mais que les églises sont des institutions totalitaires qui l’exploitent et la pervertissent, il shunte de fait la possible réflexion du lecteur.

Les personnages sont moins nombreux que la dramatis personnae ne le laisse entendre. L’Empereur ; le seigneur de Latroce ; le groupe de négociateurs de chacune des religions qui sont la continuité explicite de celles existant aujourd’hui augmenté de l’Ordo (une religion scientiste), dont l’état-major en réunion constitue un personnage en soi et fait figure de « méchant » ; l’enfant et la Fawdha Anarchia, qui figurent les « bons ». Autant de têtes parlantes permettant des dialogues par lesquels informer le lecteur.

Il n’y a que peu d’action : le vol de la formule de la fleur de dieu par la Fawdha Anarchia, le déclenchement de l’insurrection par le seigneur de Latroce, qui complote contre l’empereur et l’Ordo ; l’apparition mouvementée de l’enfant.

La Fleur de Dieu exige de suspendre son incrédulité, d’accepter sa dimension mystique et métaphysique.

En dépit de quoi subsiste néanmoins nombre d’irritants. « […] arracher le fruit d’un arbre, piétiner une herbe fraîche, charger un animal et tuer un homme, tout cela constitue une violation des droits de la vie » (p. 163), tel est le credo sur lequel se sont accordées les diverses religions de l’empire, faisant fi de ce que les animaux mangent d’autres êtres vivants, animaux ou végétaux ; Dieu (si l’on y croit) l’ayant ainsi voulu. Ce credo divinisant le vivant est ici si loin poussé qu’il sombre dans un ridicule achevé. Le lecteur peine par ailleurs à se représenter cet empire galactique trop vaste pour être gérable par la répression, mais où Latroce ne met qu’une poignée de secondes pour rallier la Terre à son fief… Et moult autres détails qui laissent à penser que l’auteur ne s’est pas vraiment préoccupé de cela… Le pire étant cette réflexion : « Comme si une fois chaque chose pourvue d’un nom l’univers s’en trouvait mieux ordonné, plus compréhensible. Foutaises ! » p. 235. Foutaises. Ce qui n’est pas nommé échappe à toute possibilité de compréhension qui est la raison même d’exister du langage. Bref…

Bien que perclus de mille et un défauts, chargé d’irritants comme une mule, et somme toute décevant, La Fleur de Dieu reste lisible, pas désagréable, même, pour peu qu’on fasse fi de ses défauts. Quant à l’histoire ? Une parousie, disons. Sur fond d’empire galactique riche de milliers de mondes. Et une intrigue suspendue en plein vol qui appelle une suite. Pour qui veut… Ou pas.

Trois coracles cinglaient vers le couchant

Alex Nikolavitch, spécialiste de comics et auteur de plusieurs essais aux Moutons électriques, s’était déjà signalé aux lecteurs de Bifrost avec deux romans qui revisitaient deux champions de l’Imaginaire (la cosmologie lovecraftienne dans Eschâton ; Peter Pan dans L’Île de Peter.

Avec le mythe arthurien, Nikolavitch s’attaque à un autre gros morceau. Le roman participe d’une tradition contemporaine de réappropriation du corpus initial anglo-saxon, gallois et breton, qu’on peut faire remonter à T.H. White et John Cowper Powys. L’approche choisie par Nikolavitch le rattache toutefois à la mouvance « historique » du mythe, puisqu’il revisite l’existence et les actes de ses principaux protagonistes en les inscrivant dans le contexte de la lente agonie de l’Empire romain à la fin du ve siècle. On est donc assez éloigné d’une pure fantasy tout en restant proche des procédés narratifs communs au genre pour accrocher à la fois les amateurs de fresques médiévales et les amateurs d’aventures épiques magiques.

La grande singularité du roman est d’escamoter totalement (ou presque) les figures d’Arthur et de Merlin pour se focaliser sur le couple Uther Pendragon/Ambrosius Aurelianus. Le premier est un chef de guerre breton charismatique, l’autre est l’envoyé de Rome, chargé d’enrayer le déclin des institutions et des idéaux de l’Empire dans l’île de Bretagne, malgré le retrait des légions. D’abord dans des camps adverses, les deux vont se jauger, apprendre à s’apprécier et finalement s’entendre pour protéger la province abandonnée contre les incursions des pirates Irlandais et des tribus germaines, mais aussi contre un ennemi intérieur. En effet, depuis le départ des Aigles, nombreux sont les petits potentats locaux à vouloir se servir sur la bête, et les guéguerres intestines mettent bientôt le pays à feu et à sang. De coups de main en escarmouches, de tractations en longues préparations de campagnes militaires, la troupe d’Uther et d’Ambrosius s’épuise pour de maigres résultats. Leur temps est compté. Sur l’injonction du barde Cynddylan, sorte de précepteur initié aux pratiques magiques, le duo et quelques compagnons triés sur le volet vont s’embarquer pour un périple vers les îles du couchant, où le chef breton espère trouver une aide surnaturelle qui lui permettrait d’unifier toute la province sous sa bannière…

On ne compte plus les romans traitant de l’épopée arthurienne, au point qu’y apporter quelque chose de neuf tient peu ou prou de la gageure. Nikolavitch y parvient en partie grâce à un concept plutôt malin : coller aux basques de deux personnages moins rebattus tout en respectant le plus possible la réalité historique. Il tire de ce canevas mêlant faits avérés et fiction une ambiance tout à fait crédible, grâce au travail mené sur la toponymie, sur les noms de peuplade ou les personnages, notamment celui d’Ambrosius, figure plus ou moins légendaire, bien que de nombreux textes évoquent l’action dans les deux Bretagnes d’un personnage puissant portant le nomen des Aurelii. L’arrière-plan politique est quant à lui assez fidèle à ce qu’on l’on connaît de la situation de l’île à l’époque, colonisée par les barbares et mise en coupe réglée par des roitelets romano-brittons, ceux que Gildas le Sage flétrit d’abondance dans son De excidio Britanniae. Les lecteurs les plus calés en histoire du haut moyen-âge émettront sans doute quelques réserves concernant le point de vue de l’auteur sur l’état matériel de la civilisation et la pénétration du christianisme, questions complexes traitées un peu trop cavalièrement. Sans doute manque-t-il au roman quelques pages pour restituer de manière plus prégnante la vie quotidienne durant cette période, comme ont pu le faire, par exemple, Mary Stewart, Gillian Bradshaw ou, plus près de nous, Jean-Louis Fetjaine. Le vrai problème tient à la structure. Le roman est articulé autour de deux lignes temporelles : en donnant primauté à celle relatant la navigation vers l’ouest et ses conséquences, l’auteur révèle trop tôt le destin de personnages qu’on suit en parallèle, dans une seconde ligne décrivant des évènements bien antérieurs. En clair, comment s’intéresser à quelqu’un dont on sait quand, et comment, il va évoluer ?… Si l’intention de l’auteur était de souligner, par cet effet, le poids du fatum, l’inéluctabilité du destin, c’est au prix d’une absence de tension dramatique. Un roman inégal, donc, mais intéressant à plusieurs titres, dont on retiendra surtout cette belle atmosphère de finitude, l’épée Excalibur faisant le lien entre le monde de la virtus romaine et celui des preux chevaliers chrétiens. « Voilà un dieu sur lequel je puis jurer », dit Ambrosius en faisant allégeance à Uther, devant la lame plantée au sol. Tout un symbole.

Souviens-toi des monstres

Nés dans une modeste famille de pêcheurs et contrebandiers, Raphaël et Gabriel ont été marqués dès leur naissance du sceau de la monstruosité. Deux esprits dans un seul corps, ils ont surgi au monde dans un grand cri, celui de leur mère lorsqu’elle a découvert leur condition de frères siamois. Leur survie n’a tenu à pas grand-chose, la solidarité d’une fratrie belliqueuse et l’attention de tous les instants d’une sœur aînée aux instincts maternels. Mais surtout, Raphaël et Gabriel ont tracé leur route dans l’existence grâce à leurs voix enchanteresses et aux relations entretenues avec un inframonde à la fois merveilleux et effrayant. De quoi accomplir des miracles.

Le chroniqueur confesse avoir beaucoup apprécié le travail d’éditeur de Jean-Luc A. D’Asciano, notamment pour les traductions d’Efroyabl Ange1 et de Un Chant de Pierre de Iain Banks, mais aussi pour les rééditions de Mark Twain. On renverra les éventuels curieux vers le catalogue des éditions de L’Œil d’Or et le n°83 de Bifrost pour obtenir de plus amples informations. Avec Souviens-toi des monstres, on découvre désormais l’auteur et, le moins que l’on puisse affirmer d’emblée, c’est qu’il mérite bien plus qu’un regard distrait.

Roman d’apprentissage, celui de deux frères hors norme, et récit picaresque où l’on court d’émerveillement en horreur indicible, Souviens-toi des monstres nous emmène en terre d’Italie. Mais, une Italie imaginaire n’étant pas sans rappeler celle de Carlo Collodi, de Dante ou d’Italo Calvino. Une Italie truculente, réduite à un archipel d’îles peuplées de pirates ombrageux, de pêcheurs superstitieux, de prêtres refroqués, d’athées généreux, d’assassins impitoyables, de démons échappés de l’enfer, de carbonari prêts à en découdre et autres anarchistes rêvant d’un monde idéal. Une Italie pétrie de religiosité, où les querelles politiques se résolvent au café ou au bordel, voire par un coup d’État dans les situations les plus extrêmes.

Dans sa manière de raconter des histoires, puisant dans les contes ou les mythes, voire dans les pages de l’Ecclésiastique et de l’imaginaire livresque, Jean-Luc A. D’Ascanio n’est pas sans rappeler Jean-Claude Marguerite et son Vaisseau ardent (in Bifrost n°60). Le récit digresse, sans cesse, multipliant les parenthèses en forme d’hommage aux grands conteurs. Il nous émerveille de ses sursauts romanesques, où la cocasserie des personnages côtoie l’agitation picaresque. On suspend de bonne grâce son incrédulité au foisonnement bigger than life de l’univers de Raphaël et Gabriel dont les boucles narratives se déploient sur un mode autobiographique mêlé de préoccupations politiques, au meilleur sens du terme. Le vulgaire se frotte ainsi à l’extravagance, le pittoresque côtoie le prosaïsme d’un quotidien attaché à la survie et le surnaturel affronte les ressorts terre à terre de la trahison et de l’envie, sur fond d’aventures, sans que jamais ne se relâche la tension dramatique.

À bien des égards, Souviens-toi des monstres se révèle un roman exigeant et dense, véritable livre-monde mâtiné de récit d’apprentissage, dont les circonvolutions dévoilent des trésors d’inventivité, de sensibilité et de drôlerie. En parcourant ses pages, on est littéralement subjugué par l’ambition d’un auteur qui semble vouloir nous transporter ailleurs, dans un univers où sont invoquées à bon escient les mânes d’une littérature foisonnante et d’une imagination monstrueuse. Il serait impardonnable de ne pas se laisser tenter par ce formidable roman, doté de surcroît d’une illustration très inspirée d’Elena Vieillard. Vous savez maintenant ce qu’il vous reste à faire.

Le Livre jaune

À l’ombre de Chambers, Dante, James Matthew Barrie (toujours) et Mircea Eliade, Michael Roch propose un nouveau voyage littéraire en terre d’Imaginaire. Une ballade mise en page par les éditions Mü dans un superbe écrin, peut-être un tantinet onéreux quand même. Que les esprits chagrins se consolent cependant car, si Le Livre jaune coûte un demi-rein, il recèle des pages d’une beauté fascinante, un tourbillon de mots qui vous emmène très loin. Abandonnant Peter Pan et le Pays des enfants perdus, Michael Roch cingle vers une autre île solitaire, celle abritant la cité de Carcosa, et toutes ses autres déclinaisons toponymiques situées au seuil de l’Ailleurs. Il nous embarque dans une quête, au cœur de limbes habitées de fantômes hésitant entre la vie et la mort, l’existence et le néant, en compagnie d’un pirate à la dérive, cherchant vengeance auprès du Roi en jaune, et peut-être aussi à la poursuite du sens de la vie.

« En nous résonnent deux mélodies : celle de l’être aimant le monde et celle de l’être absent du monde. Il ne convient pas de choisir l’une pour détruire l’autre, cela est impossible. Mais celle que l’on fredonne donnera la teinte de notre symphonie. Et nous serons au monde l’air que nous sifflerons. »

Il ne faut guère longtemps pour succomber à la petite musique textuelle du nouvel opus de Michael Roch, un attrait que l’on avait déjà éprouvé à la lecture de Moi, Peter Pan, et qui ne tarde pas à se manifester à nouveau dès les premières pages. Présenté comme l’« Acte Second » d’une introspection ne disant pas son nom, Le Livre jaune déroule une prose dense, tout en circonvolutions poétiques, où la puissance d’évocation se conjugue à la préciosité d’une langue empruntée au lyrisme du registre théâtral. Découpée en quatre parties, tissée de réminiscences, Le Livre jaune prend place dans le décor d’une cité aux contours changeants, dont les multiples strates évoquent à la fois le labyrinthe de la mémoire, la Tour de Babel, un château hanté par les âmes damnées et un cul-de-basse-fosse infernal que n’aurait pas désavoué ni Dante, ni Piranèse. Très rapidement, on renonce à rationaliser sa lecture, préférant s’immerger dans les pages de cette longue novella, pour goûter avec gourmandise à l’amour des mots de l’auteur et aux descriptions teintées d’onirisme où prévaut la lenteur et un champ lexical loin d’être en friche. Mais surtout, on se frotte avec délectation à la mélodie entêtante fredonnée par Michael Roch, un air nous invitant à reconsidérer le monde d’un regard dessillé de ses regrets, prêt à appréhender les aléas du quotidien, prêt à imprimer sa propre histoire sur les pages vierges de l’à venir. Bref, prêt à prendre en main son destin. Une bien belle manière de s’affranchir des carcans de l’existence pour un beau récit flirtant avec la poésie en prose. « La vie se comprend, la vie s’apprend, et puis on lui rend pièce. » Rendons donc hommage encore à Michael Roch pour cette ballade, certes parfois ardue, mais dont on ressort transformé.

Le Chant mortel du soleil

Depuis des décennies, ceux des plaines endurent la menace de ceux du Qsar. Au retour de l’hiver, les géants déferlent en effet de la montagne pour piller les communautés sédentaires de la plaine et détruire leurs lieux de culte qu’ils honnissent par-dessus tout. Pour conjurer le péril et amoindrir les déprédations, le roi des plaines a jadis signé un accord avec ceux de la montagne, s’acquittant d’un tribut pour renvoyer les géants chez eux. Ses descendants pensaient ainsi avoir écarté pour longtemps la menace de leurs violents voisins. Mais, inspiré par un mystérieux sorcier masqué, le Grand Qsar Araatan décide de rompre ce pacte afin de mener la croisade contre tous les dieux jusqu’à son terme, traquant leur ultime représentant et ses fidèles réfugiés dans la cité sacrée d’Ishroun. Loin des préoccupations sanglantes des puissants de ce monde, Kossum s’efforce de survivre sous les quolibets, les brimades et les coups de ses maîtres. Née esclave, de surcroît au sein de la race maudite des Sukaj, elle ne trouve le réconfort que dans le dressage des chevaux. Délivrée du châtiment auquel on l’avait condamnée, elle fuit avec quatre cavaliers au service du Qsar. Elle ne tarde pas à entamer en leur compagnie un long voyage vers le soleil levant, à la rencontre de son destin.

Premier roman francophone édité par le label Imaginaire d’Albin Michel, Le Chant mortel du soleil calme tout net l’amateur de fantasy épique. Renouant avec les thématiques de Trois oboles pour Charon, titre paru chez Denoël « Lunes d’encre », le nouveau roman de Franck Ferric abandonne ici le destin funeste de Sisyphe, condamné à renaître pendant les pires batailles de l’Histoire jusqu’au terme de l’humanité, pour un univers âpre, confrontant la destinée des hommes et des dieux à l’illusion du libre-arbitre. Dans un monde antédiluvien sur lequel pèse le joug d’une entropie irrésistible, une fin de cycle appelant à un renouveau, un reboot métaphysique, l’auteur met en scène l’absurdité de l’existence humaine et des grands desseins des rois et conquérants. On suit ainsi deux trames narratives, assistant au siège de la cité d’Ishtoun, un spectacle dantesque, prélude à cette Fin de Tout recherchée par ceux du Qsar. On chevauche aussi vers l’Est avec Kossum et ses compagnons de fortune, main dépareillée de guerriers désabusés, amputée de surcroît de son capitaine envers qui Kossum se sent redevable. Une interminable équipée au cœur de terres désertes, parmi les ruines de cités oubliées de tous et la poussière de leurs vestiges, à la recherche du tombeau d’un dieu mort et du berceau de la civilisation. Au cours du récit, la détresse intime se frotte à la marche d’une humanité en bout de course, se cherchant des raisons pour continuer à écrire sa propre histoire. Le bruit et la fureur des combats y côtoient le silence des tombes et la solitude de la steppe déserte. D’une écriture somptueuse, au champ lexical imagé et inventif conférant au texte une beauté primaire, Franck Ferric cherche le mot juste pour approcher au plus près de l’authenticité des émotions d’individus écrasés par le carcan de leur condition.

Avec un titre que n’aurait pas désavoué Gérard Manset, Le Chant mortel du soleil se révèle donc comme une geste épique, âpre et violente, enracinée à une époque crépusculaire, où des héros aux allégeances fragiles se cherchent des raisons de continuer à avancer, au-delà de l’horizon limité de leur destin, au-delà d’une Histoire écrite par les vainqueurs, au-delà d’une existence humaine fragile et éphémère.

La Chanson d’Arbonne

Réédité dans une nouvelle et belle édition brochée, La Chanson d’Arbonne faisait partie des introuvables de Guy Gavriel Kay dans l’Hexagone, du moins si l’on ne souhaitait pas hypothéquer un rein pour l’acheter sur le marché de l’occasion.

Après s’être acquitté de sa dette envers Tolkien avec « La Tapisserie de Fionavar », et plus largement envers la high fantasy, l’auteur canadien peaufine avec La Chanson d’Arbonne une vision plus personnelle du genre, née de sa passion pour l’Histoire et pour la culture méditerranéenne. Ce roman fait en effet directement allusion au pays de langue d’Oc et plus particulièrement à la Provence médiévale. Kay y déploie toute son admiration pour le fin’amor, cet art de vivre et d’aimer porté par les troubadours et autres ménestrels. Il fantasme ainsi une terre imaginaire, l’Arbonne, aux vignobles ensoleillés, peuplée de seigneurs et poètes aussi redoutables avec les mots qu’avec leur épée, un pays de cocagne ceint de montagnes élevées, la protégeant des convoitises de ses voisins ombrageux, mais hélas pas des mauvaises rumeurs qui courent sur ses femmes. Dans son voisinage, l’austère royaume du Gorhaut se révèle au cœur de toutes les intrigues. Adorant le dieu mâle Corannos, son aristocratie voit d’un très mauvais œil cette riche contrée gouvernée par une femme et soumise aux caprices de la déesse Rian. Mais surtout, l’Arbonne suscite la haine du primat du clergé du Gorhaut, un homme ambitieux qui rêve de croisade et de châtiments sanglants afin d’éradiquer l’hérésie féminine qui y prévaut.

La Chanson d’Arbonne reconduit la plupart des thèmes effleurés dans Tigane, en poussant un peu plus loin la rupture avec la high fantasy. On y retrouve cette volonté de tolérance qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre de Guy Gavriel Kay, manifestation morale qu’il ne faudrait pas confondre avec de la naïveté. Pour avoir beaucoup étudié l’Histoire, l’auteur canadien sait que l’être humain n’est pas naturellement bon. Si l’Arbonne doit beaucoup à la Provence, Cygne de Barbentain ou Ariane de Carenzu empruntent sans doute une grande partie de leurs traits à Marie de Champagne ou Aliénor d’Aquitaine. Quant au Gorhaut et à sa croisade, il s’inspire évidemment de l’expédition contre les Albigeois, décrétée par la papauté au XIIIe siècle. Néanmoins, il ne faudrait pas restreindre La Chanson d’Arbonne à un simple décalque de l’histoire de l’Occitanie médiévale. Bien au contraire, Guy Gavriel Kay utilise sa grande connaissance du sujet pour donner vie à la contrée et à ses habitants, jusque dans le moindre détail culturel ou politique. En la matière, il faut reconnaître qu’il se montre adroit pour échafauder complots et vengeance familiale, faisant monter la tension au fil d’une intrigue fort bien ficelée, où alternent discussions stratégiques et parties plus musicales ou sensuelles. Avare en magie, Kay préfère ici une fantasy teintée de réalisme, pour ainsi dire désabusée, ne retenant cependant pas sa plume lorsqu’il s’agit de se montrer plus épique.

Entre Tigane et Les Lions d’Al-Rassan, La Chanson d’Arbonne fait donc partie des textes les plus aboutis d’un auteur ayant depuis continué à étoffer son univers de fantasy historique du côté de Byzance, de l’Angleterre et de la Chine. Voici un roman à (re)découvrir, assurément.

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France (et monde), 2040. Foogle rend public l’accès à toutes les données personnelles des individus, sans exception, depuis le tout premier sms envoyé — qui avait donc été stocké, quelque part dans l’empyrée des fermes de serveurs. La société (ce qu’il en restait) implose ; les derniers liens sociaux se délitent quand chacun peut connaître les mensonges et bassesses des autres, chacun découvrant à cette occasion qu’il est l’autre de tous les autres. Heureusement, pour pallier autrui, les premiers androïdes arrivent sur le marché. Compagnons, assistants, partenaires sexuels, ils sont en 2040 une version humanisée des smartphones, aussi intrusifs, prévenants, addictifs, sclérosants, que les nôtres, le sexe — personnalisé — en plus.

Après — grâce à ? — cet effondrement moral, et malgré quelques frétillements protestataires, les géants de l’agroalimentaire, de la finance, du numérique et de la pharmacie, fusionnent sans coup férir en un conglomérat géant baptisé DEUS (!) qui surplombe et remplace de fait les États. La population mondiale est alors divisée en trois ordres : 5% d’Élites, 25% de Désignés, 70% d’Inutiles. Les Élites, dans un luxe obscène, dominent et visent l’immortalité, les Désignés — rouages utiles du système — font ce qui n’est pas automatisable et vivent dans la crainte d’être relégués au rang d’Inutiles, ces surnuméraires de la production qui sont vite renvoyés aux marges, hors des villes, vers un destin incertain que les Désignés ne veulent pas connaître.

En 2050, Max, le narrateur, un quelconque écrivain quinquagénaire devenu scénariste de fiction-réalité, échappe à la dépression en tombant fou amoureux de son androïde, Jane. Elle prévient tous ses désirs, le comble sexuellement, l’habitue au soma, le remet dans le droit chemin de la consommation et de l’hédonisme. Mais des changements se profilent, une nouvelle génération d’andros est en route, l’IA qui les contrôle change, et Max décide qu’il est temps de soigner son malaise d’insider précaire en allant à la recherche de son fils, exilé depuis dix ans dans les terres Inutiles. Il y découvre un mode de vie plus « humain », que menace une monstrueuse « solution finale ».

Ici c’est à toi, lecteur de Bifrost, que je m’adresse, toi qui connais tes dystopies sur le bout des doigts. Un roman qui met Harari en exergue ne peut te convenir. Et de fait, passé cette première page inquiétante, le reste suit. Certes, Jacquier écrit plutôt bien. Mais la première partie — inside — ne fait qu’aligner des choses sues — sur les mégacorps, le délitement du lien et de l’intimité, l’addiction aux systèmes technologiques — sans rien apporter de neuf. La seconde partie — outside — est baignée dans un irénisme si béat qu’il en devient presque gênant. « J’aime… J’aime… J’adore… J’adore… Fête… Partage », etc. sont les maîtres mots de la description que fait Max de sa vie dans la communauté Inutile bretonne qui, après avoir dépassé le moment émotif de la guerre, est passée au stade de la raison aimable et de la coopération bienveillante — et, jusque dans l’extérieur menaçant, évoque parfois un peu le village de Barbapapa. Jacquier a visiblement beaucoup lu, mais la vulgarisation qu’il offre manque de mesure. À peindre sans nuance le Bien et le Mal, il livre un ouvrage qui ravira les convaincus et consternera les autres. Si ces sujets importants — l’emprise technologique, l’individualisme consumériste, les zones permanentes autonomes, ou encore la résonance — t’intéressent, lecteur, autant (re)lire Marcuse, Habermas, Hakim Bey, Latour, Hartmut Rosa, ou même Huxley qui avait au moins su faire de sa dystopie une expérience littéraire amusante et en avance sur son temps.

La Porte de l’éternité

Le lieutenant d’artillerie W.H. Hodgson est de garde dans un poste avancé lorsqu’il reçoit la visite d’un officier supérieur qui lui enjoint de le suivre sans délai pour une mission aussi capitale que secrète. Dans un cottage discret d’Irlande, il apprendra la nature de la tâche qu’on veut lui confier : utiliser une drogue expérimentale pour voyager en esprit (au sens spirite du terme) vers le futur afin d’en ramener des informations susceptibles de permettre à la Grande-Bretagne de conserver sa place prééminente après guerre et d’éviter un holocauste à venir sur lequel on ne donne pas de détail. Si Hodgson, l’un des maîtres du fantastique horrifique de l’époque, a été choisi, c’est précisément pour ses capacités d’imagination ; on suppose que certains rêveurs induisent en eux-mêmes le type de déplacement que la drogue propose d’amplifier à des niveaux inégalés. Commence alors pour lui un voyage en direction de la fin des temps, qui se révèle bien plus complexe que prévu et gros d’enjeux proprement époustouflants. Car, au fil de l’aventure, c’est au devenir de l’humanité qu’est confronté Hodgson, et à celui de l’univers même.

La Porte de l’éternité entraîne son lecteur dans un voyage extraordinaire au sens vernien du terme. Pastiche de merveilleux scientifique, il se déploie en une succession de récits à la première personne enchâssés, certains quasi épistolaires. On y croise le comte Lugard (vampire ou pas) et le professeur Copplestone de L’Extase des vampires, mais aussi Oscar Wilde, Camille Flammarion, Alfred Jarry, H.G. Wells et Nikola Tesla, entre autres, ainsi qu’un grand détective qu’il est inutile de nommer. Chacun des protagonistes du récit détient une part de vérité, une part dont, hélas, il ne peut déterminer le degré de véracité. Qui plus est, aucun n’est sûr du rôle qu’il a à jouer dans l’avènement ou l’empêchement d’un futur à venir qui n’est guère favorable à l’humanité. L’avenir est-il déterminé ou contingent ? Peut-on changer l’Histoire et le faut-il ? Agir en utilisant les connaissances ramenées de l’avenir, est-ce détourner le temps de son cours ou, au contraire, faire advenir l’avenir aperçu ? Que croire ? À qui faire confiance ? Que faire ? Autant de questions qu’essaient de démêler les héros du roman, à grand renfort de réflexions et de conversations érudites.

Disons-le tout net, le projet de Stableford est couronné de succès. Il raconte une histoire de temps long à côté de laquelle celle de Wells semble bien modeste — allant jusqu’à envisager mort thermique de l’univers et Big Crunch. Il utilise fort habilement les connaissances techniques et scientifiques de notre temps pour en faire des savoirs ramenés du futur. Il reprend des interrogations contemporaines sur le devenir des civilisations, jusqu’à l’ère des machines autoréplicantes destinées à conquérir l’univers entier au fil des éons. Il illustre le concept de « Dark Forest » popularisé par Liu Cixin. Envoyant ses héros dans un « Abîme du temps » futur et non passé, dans un monde post-humain dont la vacuité d’hommes rappelle un peu l’ambiance du Illium de Simmons, il truffe par ailleurs son texte de références si discrètes qu’elles ne gêneront jamais le lecteur qui ne les reconnaît pas mais raviront celui qui les capture. Surtout, il donne vie à un Holmes aussi rationnel et frénétique que le vrai, à un Jarry aussi bizarre, à un Flammarion aussi spirite, sans oublier de ramener l’injustement oublié Hodgson en pleine lumière. Et que dire de Wilde ? Wilde est une pure réussite. C’est Wilde lui-même qui nous parle dans ce roman dont la forme conversationnelle rappelle furieusement Le Portrait de Dorian Gray. Un Wilde aussi fin, égocentrique, excessif, brillant, parfois vain, et hélas anéanti que le vrai. Un Wilde mourant qui se décrit lui-même, moment émouvant, comme son propre portrait corrompu alors que vit pour l’éternité l’artiste qu’il a inventé pour lui servir de masque ; l’homme mourra, restera l’artiste. Un twist final ne gâche rien, d’autant qu’il laisse de fait l’avenir ouvert à l’imagination du lecteur.

La Porte de l’éternité est un roman de Brian Stableford dont la couverture comme le titre VO sont au mieux peu excitants, au pire répulsifs ou trompeurs. En effet, ce n’est pas d’enquête au sens holmesien qu’il s’agit ici, pas plus que de vampires rodant dans les Carpathes ou les ruelles sordides de Whitechapel. Et pourtant, tu dois lire ce livre, lecteur. Tu le dois pour l’amour de toi car c’est l’un des romans les plus prodigieux qu’il te sera donné d’ouvrir cette année.

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