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Le Poids de son regard

Michael Crawford fête l’enterrement de sa vie de garçon. Il est saoul, extrêmement saoul, tellement saoul qu’il s’amuse à passer son alliance au doigt d’une statue. Et le temps qu’il dessoûle, la statue a refermé sa main autour de l’anneau…

Oui, on croirait lire le début de « La Vénus d’Ille » de Mérimée. Mais là s’arrête la comparaison. Car la nouvelle de Mérimée se veut une histoire ambiguë, où l’horreur rode sans jamais se montrer, alors que Le Poids de son regard de Tim Powers bascule immédiatement dans la sauvagerie. Quand Michael Crawford se réveille, sa fiancée a été assassinée par sa rivale de pierre, une créature superbe, inhumaine et féroce : une Nephilim. Les Nephilims sont des vampires subtils, qui boivent l’âme autant que le sang et dont l’étreinte est un rêve d’opium.

Michael Crawford va fuir, hébété de terreur, à travers l’Angleterre, la Suisse et l’Italie. Il y croisera d’autres victimes des Nephilims. Certaines nous sont connues : elles ont pour nom Shelley, Byron et Keats. A ceux-là, les Nephilims ont fait don du Génie littéraire, en échange de la force vitale dont ils s’abreuvent.

Le contrat est-il équitable ? Il le serait peut-être, s’il ne s’agissait que de donner sa propre vie en échange d’une œuvre immortelle — et d’un intense plaisir charnel. Mais les Nephilims ont un défaut : une jalousie terrifiante. Qui s’allie à l’un d’eux doit s’attendre à voir mourir tout son entourage : parents, conjoint, amis — et enfants.

C’est sur cet amour-là, l’amour parental, que les Nephilims vont échouer. Aussi bien Byron et Shelley que Crawford se battront contre les Nephilims pour que vivent leurs enfants. L’allégorie est claire, qui oppose œuvre de l’esprit et œuvre de chair, création individuelle et transmission familiale, l’irrésistible attirance pour une solitude féconde s’opposant à l’écrasante responsabilité paternelle. « Dois-je renoncer à ma vie et à mon œuvre pour que vivent mes enfants ? » La réponse des héros de Tim Powers est franche et massive : « Oui. »

Le Poids de son regard est un livre fiévreux, embué par l’alcool. On boirait à moins : certaines pages s’ouvrent sur des visions de cauchemar. Il y a Shelley faisant danser le cadavre de son bébé devant un mauvais public (« Puisse ta fille mourir et être changée en une marionnette qui déplaira à un public de soldats autrichiens. ») ; Clara broyant son œil de verre entre ses dents puis embrassant Crawford, qui plonge sa langue dans une bouche emplie de tessons et de purée d’ail ; ce dîner atroce qui voit Crawford, Byron, Shelley et le peu qui reste de leur famille manger en silence tandis que, derrière les carreaux des grandes fenêtres, leurs enfants morts dansent en compagnie du cadavre hilare de Polidori.

Le poids de son regard est aussi un livre terriblement réaliste. Assommés par la peur, ses protagonistes trouvent leur équilibre au fond d’une bouteille, titubent, tombent, se blessent et en gardent des séquelles définitives. Borgnes et boiteux, ils reprennent leur longue lutte contre un ennemi qui n’a même pas le mérite du charme. Car, chose rarissime dans la longue histoire des histoires de vampire, l’esthétisme nous est épargné. Les Nephilims ne font pas envie ; ils ne suscitent pas l’amour mais l’addiction.

Mais Le poids de son regard est un livre qui va encore au-delà du réalisme : on peut le soupçonner d’être vrai. Il parle d’une époque où la poésie était une aventure dangereuse, urgente et terriblement anglaise : le début du XIXe siècle. Je me suis penchée sur ces années là et j’ai fait une découverte inquiétante : aussi outrée que paraisse la vie des Shelley ou des Byron vue par Powers, elle ne s’éloigne pas de la réalité d’un iota, ni d’un cadavre. Mary Shelley, enlevée et engrossée par Shelley à 17 ans, a mis au monde puis enterré sa première fille à 18 ans. A 19 ans, elle a mis au monde un fils nommé William et un livre nommé Frankenstein. A 20 ans, elle est devenue mère d’une petite Clara tandis que Byron, de son côté, devenait père d’une Allegra. Mary Shelley a enterré Clara à 21 ans et William à 22 ; à 25 ans, elle a finalement enterré son cinquième enfant mort-né et son époux Percy Shelley tandis que Byron enterrait Allegra, qu’il devait suivre dans la tombe deux ans plus tard. Powers n’a pas eu à chercher bien loin son histoire de sang et de larmes.

Tout au plus s’est-il permis des aménagements. Par exemple, il a remplacé l’effroyable chiasse qui a emporté la petite Clara par des convulsions, qui donnent lieu à une des scènes les plus intolérables du livre : Shelley regardant, de loin, son bébé se tordre dans les bras de sa femme.

Après avoir refermé Le poids de son regard, je suis parvenue à la conclusion que l’hypothèse « Nephilim », la possibilité qu’existe une puissance créative à la fois orgastique et destructrice, acharnée à broyer sous elle les fragiles affections humaines, n’est pas totalement absurde. Sinon, comment expliquer que de si grands poètes soient morts si jeunes, en ne laissant derrière eux qu’un seul enfant vivant et une œuvre immortelle ? C’est assez dire la force du livre de Tim Powers. Un livre écrasant, indispensable et terriblement anglais.

À deux pas du néant

Retour aux sources. Dans ce roman aussi absurde que sérieux, Tim Powers laisse derrière lui l'aridité du roman d'espionnage (Les Puissances de l'invisible) et revient à l'essence même du fantastique. Au menu, démons du folklore juif, agents du Mossad, sociétés secrètes, voyage dans le temps, Albert Einstein et… Charlie Chaplin himself. De quoi inquiéter. Mais en grand professionnel de l'écriture, Tim Powers n'oublie jamais son lecteur : chapitres habilement mêlés et peu avares en cliffhangers — sans toutefois tomber dans le procédé — , personnages travaillés, attachants et parfois touchants, scénario rocambolesque et autres joyeusetés se bousculent dans un roman qui menace de tomber dans le grotesque à chaque page, mais qui réussit la prouesse de rester crédible du début à la fin. Pourtant, le pari est risqué, mais Tim Powers possède un talent rare, celui de combler avec maestria les vides de l'Histoire. Aussi, quand il invente de toutes pièces une descendance illégitime à Albert Einstein, personne ne se pose de question. Et quand on apprend que le célèbre scientifique a fabriqué une sorte de machine à voyager dans le temps, quoi de plus normal ? Après tout, le monsieur s'y connaît en physique, pas vrai ? D'ailleurs, ça tombe bien, la chose ressemble plus aux dérives poétiques d'un Simon Morley qu'aux bielles bien huilées chères à H. G. Wells. Ici, on ne s'encombre pas d'explications alambiquées qui alourdiraient le récit. Place au mouvement, au rythme, et à l'histoire parallèle, la vraie, celle qu'on nous cache. À commencer par les mythes judaïques qui, hélas pour le genre humain, ont la pénible habitude d'exister pour de bon, même si leurs activités éminemment flippantes sont étroitement surveillées par le Mossad et une bande d'allumés millénaristes, membres actifs d'une société secrète immémoriale aux pouvoirs tout sauf folkloriques. On décèle ici un potentiel d'emmerdements à l'échelle cosmique, et heureuse coïncidence, Powers nous en donne pour notre argent en la personne de Frank Marrity, arrière-petit-fils (illégitime, donc) d'Einstein qui rend visite à sa grand-mère sans savoir dans quoi il vient de mettre le doigt. Car la dame a disparu corps et âme, et mauvaise surprise, on la soupçonne de posséder personnellement un morceau de la fameuse machine d'Einstein. D'où la surveillance de la maison. Par des gens qui n'ont aucun sens de l'humour et qui décident d'en savoir un peu plus sur Frank Marrity. Un Frank Marrity qui va faire tout ce qui est en son pouvoir pour protéger sa fille de la bande de fous furieux qui commencent à lui en vouloir sérieusement…

Trouvailles en tous genres (aveugles télépathes, explication étonnamment crédible des phénomènes paranormaux de type poltergeist, etc.), scénario millimétré, action généreuse maîtrisée du début à la fin, À deux pas du néant ne manque pas de charme. Tim Powers se déchaîne et le côté éminemment jubilatoire du résultat fonctionne dès les premières pages. On en ressort convaincu, mais incrédule. Par quel tour de magie l'auteur réussit-il à nous faire croire à son histoire ? Des démons ? Le Mossad ? Charlie Chaplin (on ne dévoilera pas son rôle ici) ? Albert Einstein ? Des voyages dans le temps ? Tout ça dans un seul roman ? Et pourtant… L'ensemble marche impeccablement, tout en s'offrant le luxe de rester sérieux. Bref, un joli numéro d'équilibriste qui réconcilie divertissement et intelligence. Difficile de bouder son plaisir.

Sur des mers plus ignorées

Début du XVIIIe siècle dans les Caraïbes. John Chandagnac, un saltimbanque marionnettiste fauché, fait voile à bord du Vociferous Carmichael en direction de Kingston. Ce port n'est cependant qu'une escale dans le voyage qui doit le mener à Haïti, où il se fait fort de dénoncer son oncle planteur aux autorités, afin de récupérer l'héritage que celui-ci a détourné. Sur le point d'arriver à destination, le Carmichael est abordé par une goélette de pirates qui s'emparent du navire, quasiment sans coup férir, grâce à la complicité de quelques sorciers cachés parmi ses passagers. Après un bref duel à l'épée, John blesse le capitaine pirate d'une botte inattendue. Il est alors obligé de choisir — telle est la loi des frères de la côte — entre la mort immédiate ou l'enrôlement dans l'équipage des forbans sous une nouvelle identité : Jack Shandy Ainsi débutent les tribulations d'un candide — sacrement débrouillard quand même — au pays des créoles, de la piraterie, du vaudou et d'un autre mythe rajeunissant.

Après l'intermède post-apocalyptique de son roman Le Palais du déviant, Sur des mers plus ignorées… marque le retour de Tim Powers à la fantaisie historique — improprement qualifiée de steampunk — à laquelle il s'est déjà adonné avec ses deux compères, K. W Jeter et surtout James Blaylock. On Stranger Tides [sur des marées plus étranges] — reprenons le titre anglais, plus approprié —, rythmé et facétieux, fait la démonstration, s'il en est encore besoin, du talent de conteur de l'auteur californien. L'intrigue elle-même ne casse pas trois pattes à un canard. Pourtant, à force de rebondissements farfelus, d'allusions documentées au vaudou et à la piraterie, Powers arrive à capter l'attention, voire l'adhésion du lecteur, tout en évitant soigneusement le risque d'écrire une histoire totalement grotesque.

On Stranger Tides délaisse donc le contexte edwardien, les légendes urbaines londoniennes et les dieux de l'Egypte, pour aborder l'univers tumultueux de la mer des Caraïbes, tout aussi riche en légendes et magie qu'animé historiquement. Il invoque — ce verbe convient idéalement au propos — un beau ramassis de canailles dont il ressuscite, avec un souci de vraisemblance, la fraternité rugueuse, la camaraderie chamailleuse et versatile. Au passage, signalons la participation — que l'on aurait souhaité plus franche — de la figure la plus emblématique de cette coterie de malfaiteurs : Edward Barbe noire Teach (nommé Thatch dans le livre, ce qui correspond à une orthographe possible de son patronyme).

Néanmoins, cantonner ce roman à une banale reconstitution historique, c'est se mettre le crochet dans l'œil jusqu'au moignon. Dans On Stranger Tides, la connaissance historique joue un rôle tout aussi important que les stéréotypes et la magie. Pour la seconde, Tim Powers use du folklore vaudou pour lui donner corps. Il fait des lwas, bocors, vévé, poisons, sortilèges et amulettes, des éléments narratifs qui participent aussi naturellement à l'atmosphère et au déroulement du récit, que les personnalités et événements issus de notre Histoire. On pense à plusieurs reprises à l'imagerie de l'attraction disneyenne Pirates des Caraïbes, voire même à celle du jeu Monkey Island's. Ce n'est évidemment pas du tout un hasard puisque Powers puise avec gourmandise aux mêmes sources ; celles de l'Histoire et de sa représentation mythifiée dans l'imaginaire collectif. Et puis, il y a peut-être aussi la volonté de déshabiller l'Histoire afin de la vêtir différemment, voire de l'embellir avec des artifices empruntés au fantastique et avec un humour délicieusement macabre. De toute manière, Tim Powers n'est pas avare lorsqu'il s'agit de dépenser son énergie pour amuser et s'amuser, comme en témoignent les citations en référence à sa propre œuvre qu'il insère au début de chaque partie : William Ashbless — dont un vers donne d'ailleurs son titre à la traduction française du roman — et Jack Shandy. Nulle cuistrerie dans cette démarche. Juste la volonté de brouiller davantage les frontières entre la réalité et la fiction. Juste la poursuite du jeu entamé, il y a longtemps, avec James Blaylock.

Bref, On Stranger Tides se révèle un récit fantaisiste joliment troussé ; un melting-pot à la gouaille réjouissante, sans doute pas un texte incontournable, mais au final nullement honteux non plus.

Les Voies d’Anubis

Tout amateur de S-F ou affilié se trouve un jour confronté à cette question, d'ailleurs souvent plus motivée par une politesse contrainte que par un réel intérêt : « Et toi… qu'est-ce que tu me conseillerais dans le genre ? »

Et invariablement, ma réponse est : « Les Voies d'Anubis, de Tim Powers. » Car ce qui m'importe en pareilles circonstances, c'est d'aller droit à l'essentiel du genre. C'est de faire toucher du doigt aux curieux ce qui en fait la spécificité : ce fameux sense of wonder. Et rarement un roman ne vous y a immergé aussi complètement.

Ce pavé, paru chez nous en 1983, va nous entraîner dans une spirale d'intrigues obscures qui se résoudront — pour le meilleur et pour le pire — dans un double paradoxe temporel d'une rare élégance.

Tout commence donc avec Brendan Doyle, spécialiste de la littérature anglaise du XIXe siècle, qui accepte l'offre insolite de J. Cochran Darrow. Ce milliardaire tyrannique et génial, atteint d'un mal presque incurable, a trouvé un moyen inédit de financer son traitement. Il va organiser des voyages dans le temps. Le « vol inaugural » doit avoir lieu à destination d'une morne soirée de 1810, dans une taverne londonienne où le grand Coleridge a donné une importante conférence. Doyle sera le guide de la poignée de riches touristes venus tenter l'expérience. Lui-même n'est pas un admirateur inconditionnel de Coleridge, et l'aspect moralement discutable de l'entreprise l'embarrasse. Toutefois, il sait qu'un autre auteur a assisté à cette conférence, un auteur pour lequel il nourrit un grand intérêt : l'énigmatique William Ashbless. C'est pour Doyle une occasion inespérée de dissiper un peu du mystère qui plane autour de ce poète américain, expatrié en Angleterre, et sur qui on ne sait quasi rien.

Pourtant, au soir dit, Ashbless ne se montre pas. Déçu, mais sa mission accomplie, Doyle se prépare à regagner son temps lorsqu'il est enlevé par une bande de bohémiens. Prisonnier de ce siècle qu'il connaît bien mais qui n'est pas le sien, perdu et sans but, il va entreprendre de partir à la recherche de son idole littéraire, sans savoir qu'il s'immisce dans une guerre secrète presque millénaire.

Prémices classiques, mais menées à train d'enfer. Presque évacuées, pour finalement nous plonger dans cette intrigue bourbeuse, où sociétés secrètes, cultes anciens et voyageurs temporels se livrent une bataille sans merci. Avec une évidente jubilation, Tim Powers réinvestit l'imaginaire de ce siècle victorien. Derrière la rigueur morale se cache l'abjection, la misère crasse et le terreau de croyances millénaires qui irriguent la société toute entière. C'est là, entre l'ignorance et les savoirs séculaires, que le personnage de Doyle va évoluer, et nous entraîner dans les rues qu'arpentent des catins qui s'allongent pour un verre de gin, des tire-laines et des tire-lames, mais aussi des bohémiens-pharaons, des gentlemen-thaumaturges et des hommes-loups. Tout ce monde se croisant dans un chaos fulminant, au centre duquel se retrouvent Doyle, en candide brinquebalé et l'insaisissable William Ashbless, qui entame ici un parcours littéraire à rebours passablement inédit dans la littérature américaine, comme l'explique parfaitement Xavier Mauméjean dans son article en fin du présent guide de lecture.

De cette soupe primordiale, Tim Powers tire un esprit du merveilleux. Avec un incontestable talent de conteur, il touche à l'essentiel même du genre, tout en posant les bases de son œuvre future. On y retrouve ses thématiques privilégiées : l'histoire secrète, le mysticisme — à défaut du religieux —, et la tentative de dessiner les contours de cette zone d'accrétion où superstitions et matérialisme se rencontrent pour influer sur notre monde. S'y met aussi en place la mécanique récurrente de son travail de romancier : investir une période historique porteuse d'images fortes, pour la relire entre les lignes. On sait depuis que la recette, pour fructueuse qu'elle soit, donnera des résultats inégaux, mais ici, dans Les Voies d'Anubis, elle offre le meilleur d'elle-même.

Alors qu'on ne s'y trompe pas ! Nous ne sommes pas en présence d'un roman steampunk. Plutôt le produit d'une rencontre improbable entre Charles Dickens et Alan Moore, et sur laquelle planerait l'ombre menaçante d'Aleister Crowley. J'ajoute que les amateurs avides de ne pas quitter trop vite cet univers fascinant, et qui seront assez persévérants pour partir à la chasse à l'incunable, pourront avec profit et bonheur en retrouver le parfum dans deux autres romans : Machines Infernales de K. W. Jeter, et le tout autant réussi Homunculus de James P. Blaylock. Le cousinage n'est pas fortuit, les trois auteurs étant amis de longue date, c'est à dessein qu'ils ont écrit sur un thème identique, se livrant même à une compétition amicale. Une compétition remportée toutefois, et haut la main, par Les Voies d'Anubis.

Sukran

Dernière livraison d'Andrevon en Folio « SF », Sukran avait rapporté à son auteur le Grand prix de la S-F française (ancêtre du GPI) en 1990. Que vaut ce roman dix-huit ans après ?

Eh bien il a excellemment vieilli. Peut-être s'est-il même bonifié avec le temps, comme un grand cru.

Roland est un démobilisé de la rapide débâcle de la croisade anti-islamique européenne. Revenu en France, il a rejoint les rangs des millions de chômeurs. Il vivote en chantant à la terrasse des rapid-foods de Marseille. Marseille, qui a d'ailleurs bien changé. Menacée par la montée des eaux, la ville est plus bigarrée que jamais — près de la moitié de la population y est d'origine maghrébine. Les frontières sociales, entre quartiers populaires et quartiers riches, y sont d'ailleurs plus visibles que jamais. C'est justement dans un de ces quartiers populaires que Roland va se faire remarquer par un certain Potemkine, jeune skinhead. Il va présenter notre démo à son patron, Eric Legueldre. Ce dernier est le richissime dirigeant de Nord/Sud, une société de technologie de pointe qui commerce sans complexe avec l'ennemi d'hier. D'abord embauché comme vigile, Roland va vite grimper les échelons. Et c'est en grimpant qu'il va comprendre certaines choses, à commencer par les sombres magouilles du boss…

Le roman se divise en trois parties, qui résument parfaitement la progression du livre. Leur titre explicite a d'ailleurs tendance à éventer le suspense. Les connaisseurs du polar y verront peut-être un clin d'œil au Nada de Jean-Patrick Manchette. Car en fait, il n'y a pas vraiment de suspense. Le lecteur est en avance sur Roland, et comprend bien vite l'enjeu du roman. Tout le plaisir réside à voir marcher la mécanique remarquablement huilée qu'Andrevon a soigneusement agencée dans Sukran. Le bougre sait d'ailleurs s'y prendre quand il faut relancer son roman. En effet, Roland découvre le fin mot des magouilles aux deux tiers du bouquin. La troisième partie, que l'on aborde en la pensant superflue, se révèle finalement la plus palpitante, la plus haletante, jusqu'à une fin parfaitement réussie.

Sukran est plutôt un mélange réussi d'anticipation, de roman d'espionnage et, surtout, de polar hard-boiled. Le coté thriller de la quatrième de couverture semble plutôt destiné à surfer sur la vague du genre qui déferle sur l'Hexagone. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la reconversion de notre star hexagonale de la fantasy dans le thriller. Henri Lœvenbruck, (las de Gallica ?) nous a torché écrit un thriller ésotérique avec autant de constance dans l'opportunisme l'opiniâtreté et la médiocrité le talent qu'on lui connaît.

On retrouve donc chez Andrevon la plupart des ingrédients d'un bon polar hard-boiled. Une écriture behavioriste, qui rejette toute psychologie. Un personnage principal relativement solitaire, confronté à la saloperie humaine. Il est assez lucide pour savoir qu'il n'y changera rien ou presque, mais il ne s'y résignera pas pour autant. Le coté anticipation est lui aussi très réussi. Outre la montée des eaux, le contexte diplomatique et militaire qu'il décrit correspond assez bien au monde délétère de l'après 11 septembre. À ceci près qu'il s'agit de l'Europe dans le roman. Mais peut-être avait-il en tête la crise de Suez ?

Roman majeur, servi par une écriture fluide et diablement prenante, Sukran est une très bonne pioche parmi les pépites que recèle encore le fonds « Présence du futur ». Souhaitons néanmoins ardemment que Folio « SF » mène une véritable politique de réédition d'Andrevon, sans se limiter aux plus connus. Car il y a pas mal de très bons bouquins parus autrefois en « Présence du futur » ou ailleurs qui gagneraient à être réédités. À commencer par ses meilleurs recueils de nouvelles… Sans oublier l'un de ses meilleurs romans, Le Désert du monde. Mais ne boudons pas pour autant notre plaisir, et fêtons comme il se doit cette réédition amplement méritée.

Péninsule

Il est des livres qui enchantent le lecteur, au point que l'on se demande encore comment ils ont pu disparaître des librairies. Péninsule de Michael Coney est assurément de ceux-là. Ce très bel objet regroupe un roman (Les Crocs et les griffes — longtemps disponible chez Pocket) et quatre nouvelles situées dans le même univers. Ajoutez à cela une préface inédite de Pierre Pelot, une présentation de l'auteur par Jean-Pierre Andrevon lui-même ainsi qu'une interview de Michael G. Coney et vous avez là l'un des livres incontournables de ce début 2008. Avec, cerise sur le gâteau, la très belle couverture de Sébastien Hayez.

Joe Sagar habite la Péninsule, riche enclave située au milieu de nulle part. Il y élève des slictes. La peau de ces reptiles sert à faire des bracelets et des habits. Elle a en effet l'étrange capacité de changer de couleur selon les émotions de celui qui la porte. Cette propriété intéresse beaucoup sa voisine Carioca Jones, une ex-star de cinéma. Elle lui commande une robe. Joe ne sera pas pour autant débordé. Il bosse en dilettante, l'essentiel du travail étant effectué par sa PDC.

PDC, comme pièce détachée corporelle. Ce sigle sinistre désigne un prisonnier qui a choisi de voir réduite sa peine d'un tiers. Pour se faire, il est confié à un homme libre dont il devient le serviteur. À ceci près qu'en cas d'accident, toute greffe d'organe, de membre ou autre sera prise sur la PDC. Pour les citoyens libres ne disposant pas d'une PDC, il y a la Banque d'organes. Elle fonctionne par les prélèvements faits sur des prisonniers, selon les besoins. Strictement encadrée par l'Etat, cette politique évite aux contribuables de payer pour que les prisonniers soient entretenus dans l'oisiveté. Pourquoi dès lors les honnêtes gens ne se risqueraient-ils pas aux sports extrêmes ? Les risques sont couverts par les PDC, alors peu importent les mutilations, les fractures ou les amputations. Il n'y a guère qu'une poignée de pétroleuses pour dénoncer ces pratiques que presque tout le monde accepte. Car nous ne sommes pas sur Shayol, qu'on se le dise. Il n'y a pas d'échappatoire ou de bons démiurges. Les hommes sont livrés à eux-mêmes, à leur sagesse comme à leur horreur.

Au-delà de l'anticipation, la S-F apparaît en background. La Péninsule est une oasis née d'un cataclysme, l'humanité a colonisé d'autres planètes (dont celle d'où viennent les slictes). Mais tout cela est simplement évoqué. La substantifique moelle, ce sont les relations entre Joe, Carioca et leurs PDC.

Cela vaut d'ailleurs aussi bien pour le roman que pour les quatre nouvelles. L'éditeur nous signale d'ailleurs que l'auteur n'a pas eu le temps de retravailler ces nouvelles, qui entrent parfois en contradiction avec le roman. Mais cela ne gâche absolument rien, bien au contraire. Les nouvelles apparaissent plutôt comme des fins alternatives façon DVD, ou des « alternate takes » façon CD.

On y découvre même une autre facette de Michael G. Coney (écrivain disparu, rappelons-le, en 2005). Il utilise en effet de façon redoutable l'ellipse et le laconisme. La chute de la deuxième nouvelle, « La Machine de cendrillon », en est la parfaite, remarquable et redoutable illustration.

Nouvelles comme roman, la noirceur y est totale, mais jamais grandiloquente. Bien au contraire. Elle est d'autant plus banale qu'elle en devient terriblement crédible. Le récent démantèlement par Interpol d'un trafic d'organes en Inde est là pour nous le rappeler.

Il est bien connu que nous aimons toujours chercher la petite bête. S'il faut vraiment en trouver une, on dira qu'il reste encore quelques coquilles. Mais rien de bien méchant : on sent que les Moutons sont sur la bonne voie en la matière.

En à peine quelques titres, cette « Bibliothèque voltaïque » s'annonce déjà incontournable. Car outre le bon goût littéraire, elle n'a pas peur de nous offrir des couvertures qui ont vraiment de la gueule. Ce qui nous change singulièrement des étrons chatoyants d'une Paternoster1.

Inutile de chercher plus longtemps le chaînon manquant entre la poésie du Ballard de Vermilion sands ou le Priest de L'Archipel du rêve et la noirceur de Thomas Disch ou Thierry Di Rollo. Vous l'avez sous les yeux : ne le ratez pas !

 

Notes :
À l'occasion, jetez un coup d'œil à la couverture de la réédition de Terremer. Et regardez bien sur quoi est juché le magicien [NDLA].

Tau Zéro Préco + Extrait

Tau Zéro, nouveau roman de Poul Anderson à paraître le 7 juin est disponible à la précommande en papier et numérique. Découvrez gratuitement la préface de Jean-Daniel Brèque et les premiers chapitres.

Les Tours de Samarante

Manuscrit arrivé par la poste dans la boîte aux lettres de la collection « Lunes d'encre », qu'on imagine chargée, Les Tours de Samarante est donc le premier roman d'un inconnu qui ne le restera pas longtemps : Norbert Merjagnan.

Oshagan, ultime rejeton d'une ancienne et puissante famille de Samarante, a passé une bonne partie de sa vie parmi les U'Fzull, peuple sauvage et prétendument barbare, afin d'échapper à une vendetta. Oshagan n'est pas content. Et il est sacrément armé. Et il revient à Samarante. Autant dire que ça va chier…

Triple A, jeune idéaliste élevé dans la fange des quartiers pauvres de Samarante, rêve d'escalader les tours de ladite cité. Un rêve de liberté qui va lui coûter son corps et le condamner à devenir l'un des yeux de la ville…

Cinabre est une préfigurée — entendez, une créature créée par biogénie. Elle possède un talent redoutable : une empathie extrême mêlée de précognition. Cinabre a un trouble passé. Et est traquée par une organisation secrète sensée avoir disparu depuis cinquante ans…

Naturellement, le destin de ces trois personnages est lié.

Autant l'affirmer d'emblée : Les Tours de Samarante, premier roman, premier volet d'une trilogie (à la fin de l'ouvrage, beaucoup semble encore à venir !), est un bouquin remarquable à plus d'un titre. Le livre se mérite, oui, parce que l'auteur fait l'économie de toute scène d'exposition. Aussi le lecteur se retrouve-t-il plongé dès la première page dans un univers futuriste (et pas qu'un peu !) extrêmement élaboré et, de fait, pour le moins déstabilisant. Ce premier choc mettra une centaine de pages à s'évacuer. Cent pages nécessaires pour s'installer dans l'histoire, mais qu'on mange néanmoins tant l'univers décrit fascine et la langue employée (redondante, au tout début, mais qui trouvera, elle, ses marques bien avant les cent premières pages) imprègne, implique. Merjagnan brosse ici une société future remarquablement élaborée au servir d'une histoire aventureuse à la brutalité sèche et sanguine. Franchement, on reste assez étonné devant la maîtrise et l'ambition de ce premier ouvrage. La science-fiction est une littérature de strates. Chaque auteur emprunte à ses prédécesseurs pour nourrir sa propre œuvre. Et Merjagnan a bien emprunté (on citera Gibson, du temps où il écrivait de bonnes histoires, Banks, sans doute, et aussi Herbert, une ambition stylistique qui n'est pas sans évoquer Harrison, un domaine S-F, le planet opera, qui inscrit notre auteur dans la lignée d'une Vance, etc.). De fait, Merjagnan n'invente rien. Il se contente de signer un roman de S-F passionnant, brillant de par sa construction, son background et sa langue, et c'est déjà énorme.

Voici donc, à l'heure ou la S-F semble ronronner à l'ombre d'une fantasy tentaculaire, une nouvelle qui devrait ravir tout lecteur de Bifrost normalement constitué : un nouvel auteur de S-F est né. Il est extrêmement doué. Et il écrit en français ! Voui m'dame ! Vous savez ce qu'il vous reste à faire…

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Février 2006. Hollis, ex chanteuse du cultissime groupe Curfew, est engagée par Philip Rausch, responsable du journal Node. Le magazine, qui ne compte pour l'instant aucune parution, souhaiterait publier un papier sur le locative art, tendance esthétique actuelle rendue possible par l'usage détourné du GPS. Via une galeriste française, Odile, la journaliste, va faire la rencontre d'Alberto. Par projections coordonnées sur des prises de vues réelles, l'artiste géohacker met en scène ses créations, aussi bien le décès de River Phoenix qu'un cimetière de soldats morts en Irak, qui se complète de croix à mesure que le chiffre des pertes augmente. Ou un mémorial dédié à Helmut Newton, version contemporaine du happening seventies figurant dans le film Les yeux de Laura Mars. Pour y parvenir, Alberto compte sur Bobby Chombo, un musicien dans son genre, sorte de producteur DJ qui injecte l'œuvre dans le monde, réalise les créations virtuelles, si tant est que cette phrase ait du sens.

Au fil de son enquête, Hollis va découvrir qu'elle travaille en réalité pour le compte de Blue Ant, une firme aussi puissante que discrète, déjà au cœur du roman Identification des schémas. Son créateur, le magnat belge Hubertus Hendrik Bigend, se targue d'avoir la capacité de toujours engager la bonne personne pour un projet donné. Ainsi en allait-il déjà de Cayce, « chasseur de cool » dans le roman précédent. Bigend souhaiterait retrouver la trace d'un mystérieux container repéré en août 2003 par la CIA lors d'une opération spéciale. Or Chombo parvient périodiquement à le localiser …

Autant le dire tout de suite, la lecture de Code source est pénible. Voici un livre dont on ne sait jamais s'il s'agit d'un roman qui prend la forme d'une notice de montage, ou d'un manuel parsemé de « dit-il ». Dans tous les cas, il sanctionne un échec, celui de n'avoir pas su s'approprier l'après Identification des schémas, qui parvenait brillamment à annuler le cyberpunk. Rattrapé par ses propres prédictions, William Gibson ne peut se résigner à devenir écrivain du réel comme n'importe quel romancier mainstream, et se force donc à continuer d'écrire sur le réel. Après nous avoir montré que nous étions acteurs du spectacle, l'auteur décide de nous faire visiter les coulisses. Gibson révèle ses trucs à la façon d'un illusionniste en fin de carrière, démonte ses effets comme on le ferait d'un meuble forcément tendance, juste pour nous convaincre qu'il est toujours à l'avant-garde, comme on le dirait d'un éclaireur qui ne cesserait de se retourner pour être sûr que le gros des troupes suit. « Je suis le meilleur, continuez de me vénérer par pitié ! » semble-t-il dire à ses lecteurs bobos et leurs enfants Übergeeks. S'en suit un délayage qui ne nous épargne aucun poncif, y compris des réflexions rances sur le mode : notre réel n'est peut-être qu'une modélisation. Avec un concept identique, la Grille comme texture virtuelle recouvrant le réel, David Calvo et son Minuscules flocons de neige… parvenait à un résultat plus convaincant. Pour Gibson, le cyberspace n'était qu'une « perspective, une façon de visualiser notre destination. Et avec la grille, on y est ». Parlant de la « plateforme virale » qu'étaient les extraits du Film au cœur d'Identification des schémas, Hubertus Bigend avoue s'en être servi pour vendre des chaussures. William Gibson casse son jouet, avec une lucidité innocente ou un cynisme désinvolte.

Cela, pour le fond. La forme est une caricature, un « Savoir créer hype » pour atelier d'écriture otaku. Les personnages secondaires se plantent devant la vitrine du styliste Yohji Yamamoto, tripotent un iPod ou tombent en arrêt devant les artefacts signés Philippe Starck. Il ne leur arrive rien ou toujours la même chose, ce qui a un goût de vieux depuis Georges Perec ou le Nouveau roman. Gibson étale son vernis culturel, « l'idéal platonique d'un petit tapis oriental était projeté depuis le plafond », qui remplace l'authentique savoir ou le met à mal. Platon ? Non, il a dit exactement le contraire dans La République, à savoir qu'une représentation est le contraire d'un « idéal ». Pires sont les métaphores enquillées par l'auteur qui parvient à un style boursouflé et académique, quincaillerie d'images outrées faites pour montrer comment on rend le présent bizarre : « vent sauvage et aléatoire », ou « une voiture de police passa dans son propre courant d'air… » ; sans parler du ridicule : « Le pistolet que Brown portait sous sa parka, comme un bandage herniaire exotique en résine composite… » La traduction poussive n'arrange rien, qui accumule les répétitions : « … Hollis vit les palmiers de Sunset danser follement, comme une troupe de danse mimant les derniers sursauts d'une peste futuriste ». Et encore mieux : « Elle sortit le Powerbook de son sac, le sortit de la veille et essaya de caler l'écran ouvert contre la vitre ».

La prochaine étape consisterait pour Gibson à ne plus écrire, dans cette veine du moins. Ce dont l'auteur semble avoir pris conscience puisqu'il n'est maintenant jamais aussi bon que dans ses interviews.

Un peu de ton sang

Tout nouveau livre de Theodore Sturgeon constitue un événement en soi. Ses deux grands romans, Les Plus qu'humains et Cristal qui songe, sont toujours disponibles depuis les années 50 et leur publication au « Rayon Fantastique », ensuite au « CLA » et depuis chez J'ai Lu où le second vient de se voir nanti d'une nouvelle illustration (bye bye Tibor Csernus — dommage). Ils ont enfin été repris dans le splendide volume des éditions Omnibus consacré à Sturgeon en 2005. Ses nouvelles ont été largement publiées au tournant des années 80 au Masque et chez Lattès, à l'instigation de Marianne Leconte à laquelle on doit aussi le « Livre d'or », ou à l'initiative de feu Alain Dorémieux, chez Casterman notamment. Depuis 1985 et la mort de Sturgeon, plus grand-chose. L'œuvre des novelistes peine à survivre à leur auteur. Citons Rafael A. Lafferty, Henry Kuttner ou Robert Sheckley, entre autres… Pour Sturgeon, trois recueils, dont l'excellent L'Homme qui a perdu la mer, ont été réédités aux Belles Lettres au tournant du siècle, malheureusement dans des présentations particulièrement affligeantes. Et enfin en 2005, on l'a dit, le volume chez Omnibus de près de 1200 pages qui reprend la quintessence de l'œuvre.

Ce nouveau livre prend donc place sous les couleurs blanche, rouge et noire, de la collection « Entailles » qui, sous une présentation inspirée, semble vouée à héberger les écrits noirs ou horrifiques de plumes connues pour leur science-fiction : Jack Vance (Méchant garçon) ; Joël Houssin (Mongol)… Sur la quatrième de couverture de ce nouveau Sturgeon, qui compte deux textes : « Un peu de ton sang » (« Some of your blood », 1961) et « Je répare tout » (« Bright segment », 1955) on peut lire : « [« Un peu de ton sang »] … publié pour la première fois en France, accompagné de la nouvelle inédite « Je répare tout »… » Alors que ni l'un ni l'autre ne sont inédits par chez nous. Si le premier semble n'avoir connu qu'une seule édition en 1965, dans Histoires à faire peur (Robert Laffont), l'autre est l'une des nouvelles les plus connues de Sturgeon, sous le titre « Parcelle Brillante », dans une traduction due à Alain Dorémieux que l'on peut lire dans l'anthologie Territoires de l'inquiétude (Casterman), Le Livre d'Or de Sturgeon (Pocket) et surtout dans le volume chez Omnibus de 2005, faisant ainsi justement partie des quelques textes disponibles de l'auteur ! Par contre, il s'agit bien d'une nouvelle traduction due à Véronique Dumont. Fallait-il vraiment republier cette nouvelle ? Et la retraduire ? Outre qu'il reste de vrais inédits (et beaucoup !), gageons que d'autres textes auraient davantage mérité un dépoussiérage qu'un de ceux traduits par Dorémieux. Certes, « Je répare tout » est un complément parfaitement approprié à « Un peu de ton sang »…

« Je répare tout » est l'histoire typiquement sturgeonienne du pauvre type difforme qui se tait mais a de l'or dans les mains et dont personne n'a, ne veut avoir besoin. Jusqu'au jour où il ramasse dans la rue une nana blessée à coup de rasoir, mourante, l'artère fémorale sectionnée. Il ne me semble pas crédible que l'on puisse survivre aussi longtemps que dans la nouvelle avec pareille blessure. Mais peu importe. Là n'est pas le problème. Quelqu'un a enfin besoin de lui…

« Un peu de ton sang » est plus remarquable. Il s'agit d'une novella épistolaire entre deux psychiatres cliniciens de l'Armée des Etats-Unis au sujet du cas nommé George Smith. Une enfance pauvre entre un ivrogne de père qui cogne sur sa femme, à défaut sur son môme, et une mère percluse de rhumatismes qui semble somatiser tous les malheurs du monde dont elle a été de toute façon largement pourvue. Et le gamin se réfugie dans les bois environnants, dans la chasse au petit gibier… Le Dr Al Williams voudrait que l'Armée se débarrasse du cas sans plus tarder tandis que le Dr Philip Outerbridge a l'intuition que le cas est plus difficile qu'il n'y paraît. Il recourt à diverses techniques que Sturgeon expose pour cerner la personnalité perturbée de son patient. Il lui fait tout d'abord rédiger une biographie puis passer des tests dont un Rorschach d'anthologie. Dans ces passages du roman qui s'apparentent à la littérature psychanalytique, aux études de cas freudiennes ou au Fragment d'une analyse de D. W. Winnicott, quoique Sturgeon aille à l'essentiel, on voit petit à petit poindre l'horreur. Par sa facture, ce court roman semble devoir se démarquer de l'empathie à laquelle l'auteur nous a habitué mais il n'en est rien. Au bout du compte, Sturgeon nous fait ressentir pour cet effrayant meurtrier non pas de la pitié, mais de la sympathie. On en vient à lui souhaiter du bien à lui et à la pauvre Anna, car c'est l'un près de l'autre que ces deux êtres ont trouvé le peu de bonheur que la vie leur a accordé. Depuis 1961, les assassins psychotiques de fiction se sont surpassés dans l'horreur. C'est à qui tuera le plus, le mieux… c'est la surenchère jusqu'à la nausée. Un vaste concours à qui sera le moins humain. À qui emportera la palme du dégoût… Sturgeon est à l'opposé de tout ça. George Smith n'est nullement une incarnation du mal mais celle du malheur. Il y a lieu de croire que la fatalité n'en a pas fini avec eux et qu'Anna ne le reverra pas de sitôt…

Ce court roman a été désigné en 1995 comme l'un des plus grands classiques du genre par l'association des écrivains d'horreur américains. Il est suivi d'une postface de l'un d'eux, Steve Rasnic Tem, qui souligne combien ce texte l'a marqué. Voilà une très bonne pioche — qui plus est, à un prix fort attrayant.

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