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Eux qui marchent comme les hommes

« Ici, sur Terre, vous avez donné à l'argent un symbole qu'aucun moyen monétaire n'a jamais reçu ailleurs. Vous en avez fait un pouvoir, une vertu. Ce qui fait qu'en sorte, le manque d'argent est une abjection et quelquefois même un crime. » (p. 166)

On peut juger de la « modernité » d'une œuvre à l'impression qu'elle procure quand on la lit plusieurs décennies après qu'elle a été conçue. Eux qui marchent comme les hommes est un roman certes daté par certains de ses caractères, mais son axe narratif principal reste, à l'aube de ce nouveau millénaire, d'une très grande force, d'une indéniable actualité.

Ce roman aborde le thème pour le moins classique de l'invasion de la Terre par les extraterrestres. Mais ceux-ci ont recours à une méthode subreptice d'une grande originalité pour conquérir la planète. Ils n'utilisent pas la force ou le contrôle psychique, ils ne copient pas les humains un à un comme chez Jack Finney. Non. Pour secrète qu'elle soit (mais ne s'agit-il pas ici de ce qu'on appelle le « secret » des affaires ?), ladite méthode se conforme strictement aux lois en usage sur la Terre ; voici une invasion on ne peut plus légale, située sur un terrain dont nous avons beaucoup entendu parler au cours des eighties et des nineties : celui de la guerre économique. L'arme des extraterrestres, c'est le capital, leur but la domination de la planète par la mise sous leur coupe de toute son économie…

L'idée est incontestablement ingénieuse sur le plan romanesque, mais Clifford D. Simak l'a exploitée dans une direction qu'on peut qualifier de critique, en soulignant de façon assez appuyée quelles en étaient les conséquences sur les terriens dépossédés et confrontés à une crise économique grave quoique larvée : homeless jetés sur les routes, chômage, destruction du tissu social, tout un cortège de situations dramatiques, comme celle, paradoxale, de ce vice-président d'une compagnie d'assurances, qui pèse 40 000 dollars par an, mais qui, ayant vendu sa maison à un prix inespéré, s'est retrouvé à la rue avec toute sa famille sans trouver à se loger… Avec le recul du temps, Une certaine odeur pourrait facilement être « récupéré » par les militants anti-mondialisation qui seraient en mesure d'y voir une charge métaphorique contre un capitalisme de plus en plus monopolistique.

Mais les qualités de ce roman ne se limitent pas, bien sûr, à cette dimension politique, ou du moins de critique sociale, extrêmement rare dans la science-fiction américaine des années 50.

La nature de ces machiavéliques extraterrestres mérite d'être examinée avec attention. « Ils pouvaient s'adapter à n'importe quoi, prendre n'importe quelle forme, ils étaient capables d'assimiler et d'utiliser n'importe quelle forme de pensée, de bouleverser à leur avantage n'importe quel système économique, politique ou social. Leur extrême souplesse d'adaptation, quelles que fussent les conditions extérieures, les rendait pratiquement maîtres de toutes les situations. […] Je me demandais si […] nous ne nous trouvions pas en présence d'un organisme géant capable de se diviser et de prendre toutes les formes qu'il voulait ? » (p. 203)

À l'aune de cette description, on mesure combien le « combat » entre les deux journalistes, Parker et Joy, qui ont flairé le scoop de l'invasion économique et les extraterrestres qui la mènent, est inégal ! Indubitablement, Une certaine odeur appartient à cette bonne vieille branche de la science-fiction paranoïaque : « ils » sont parmi nous, nous avons percé à jour leurs plans diaboliques, mais personne ne veut nous croire !

De ce schéma connu, Simak joue avec une distanciation toute bienvenue et beaucoup de virtuosité et d'humour. Démarré sur ce qui a toute l'apparence d'un cauchemar d'ivrogne, le récit ne débusque la conspiration extraterrestre qu'au terme d'une enquête journalistique dont les prémices, quoique insolites, ne laissaient envisager rien de tel. Et les deux héros reporters ont trop de bouteille, sont trop lucides pour se laisser gagner par l'affolement ou l'abattement quand la situation prend un tour résolument extraordinaire. Parker a même tout du tough guy, du dur à cuire de la tradition hardboiled, et l'auteur, qui connaissait visiblement bien l'univers du roman noir, a eu recours à toutes les recettes du thriller pour maintenir son intrigue dans une tension constante, un soupçon de folie et de délire en prime…Ce côté « polar » mâtiné de quatrième dimension fait une grande partie du charme nettement rétro d'Une certaine odeur.

Le dernier atout de ce succulent roman est une chute d'un humour ravageur et saugrenu. Si les Martiens de Wells étaient vaincus par le germe du rhume, les extraterrestres de Simak sont mis en échec par quelque chose de bien plus surprenant, quelque chose d'aussi extravagant que ridicule : une certaine odeur… Il est impossible en lisant ce roman aujourd'hui de ne pas faire le rapprochement avec le film de Tim Burton, Mars attacks. L'arme utilisée par Joy a un caractère tout aussi dérisoire, tout aussi satirique que la country music qui décime les Martiens dans l'œuvre de l'iconoclaste réalisateur américain.

Résumons. Un roman de science-fiction paranoïaque, qui renouvelle avec astuce (et plus) le thème de l'invasion extraterrestre, ouvertement pipé par une chute d'un humour « hénaurme » : un Simak de très grande cuvée.

Roughs Points Chauds

Découvrez les roughs de Manchu pour la couverture de Points Chauds, le prochain roman de Laurent Genefort, à paraître en mai 2012 !

Une lecture à deux têtes

Pas d'idées de cadeaux ? Le blog Bifrost est là pour vous aider (ou pas). Tout droit ressorti des archives du Bifrost n°8, le Cabinet de Curiosités vous propose une sélection de livres… curieux.

Critiques n°19

Les chroniques de livres du Bifrost n°19 sont à lire sur l'onglet Critiques ou sur la page du Bifrost en question !

Femme & imaginaire

Après un roman il y a quelques mois1, les éditions Oxalis — nouveaux venus sur la scène de la small-press — publient ici le premier volet d'une anthologie périodique, quadrimestrielle pour être précis. Cet opus regroupe huit nouvelles et un article autour du thème « femme et imaginaire », plus trois autres textes « hors thème ». Dou­ze récits plutôt brefs situés sur les trois continents du monde de l'imaginaire : fan­tastique, fantasy et SF.

Au sommaire (exclusivement francopho­ne), les inconnus côtoient les deux ou trois qui le sont moins. On sait le lecteur parfois réticent devant l'absence de « locomotive », on le sait aussi parfois trop frileux. ]e n'ai en l'occurrence trouvé aucun texte mauvais (encore que ]e ne me prononcerai pas sur la contribution de Léa Silhol que je n'ai pas réussi à lire, rebuté par son symbolisme trop hermétique à mon goût).

Aucun texte marquant non plus, il est vrai, de ceux dont on se souvient quelques mois après la lecture. Certains, pourtant, y arrivent presque. Ainsi « L'Affaire des saveurs oniriques », de Nicolas Cluzeau, dont l'héroïne et l'univers séduisants nous entraînent tambour battant dans une aven­ture qui a hélas tendance à s'embourber à mi-parcours. Ou « Un Rêve étrange » de Michelle Cendré, une histoire romantique de voyage dans le temps qui semble partir dans le cliché pour mieux nous passer les menottes, comme chantait Higelin. Ou encore « Le Prix du pardon » de Matthieu Walraet, au postulat de base d'une sédui­sante originalité. Ma préférence allant au « Manuscrit » de Philippe Heurtel, qui empoigne son lecteur et le mène sans aucune baisse de rythme jusqu'à une implacable conclusion.

Globalement, les auteurs manifestent un tel plaisir de raconter qu'il incite à l'indul­gence. On gardera de ce premier numéro le souvenir d'un moment de lecture somme toute relativement agréable.

Note :

1. Le médiocre Djet Glider de Serge A. Seguret.

Cherudek

Cette fois, c'est aux agissements d'une armée que l'on dit « tout droit sortie de l'Enfer » que Nicolas Eymerich va être confronté. Mais tandis qu'on le voit chevau­cher solitaire dans le Sud-Ouest de la France, du côté de Castres et d'Albi, trois jésuites, qui sont apparemment nos con­temporains, mènent une autre enquête, aux buts incertains, dans une étrange ville noyée de brume à la localisation spatio­temporelle imprécise II est également question — entre autres — d'entropie néga­tive, d'un univers à huit dimensions et de « plans inclinés » qui en relient les diffé­rentes parties, ainsi que d'un « temps zéro » où l'on peut créer de la matière en partant du temps : « Là où il n'y a pas de temps, il y a de la matière, et tout rêve est réalité ».

On l'aura compris, la cinquième aventure du personnage le plus méchant de la science-fiction européenne, voire mondiale, fait encore moins dans la sobriété imaginative que les précédentes. Après les psytrons de Dobbs et les orgones de Reich, Evangelisti est en effet aller pêcher aux marges de la culture scientifique la théorie de la relativité complexe, du français Jean-Émile Charon, censée unifier la relativité générale et la phy­sique quantique par l' « ajout » de quatre dimensions à celles que nous connaissons déjà. Cherudek exploite également l'idée que l'esprit est contenu dans les particules élémentaires — non seulement l'esprit, d'ailleurs, mais aussi la mémoire de l'espèce humaine et l'inconscient collectif cher à Jung. Toutes ces informations sont fournies au lecteur très tôt dans le roman, mais ce n'est bien entendu qu'à la fin qu'elles pren­nent tout leur sens, lorsque l'organisation cosmologique de l'univers décrit achève de se mettre en place avec l'éclaircissement inattendu de l'énigme pictographique du Temps Zéro.

Le plus étonnant est peut-être qu'Evangelisti se soit servi de cette base science-fictive solide et riche en potentialités pour construire une intrigue multiple qui doit en apparence bien plus au fantastique — notamment sud-américain — qu'à la SF pure et dure. Ainsi, la ville mystérieuse où les jésuites cherchent un « plan incliné » ou une « porte tournante » menant au Cherudek fonctionne sur une logique psy­chique, psychologique, voire psychanaly­tique, et non selon des principes rationnels. Il est vrai qu'elle se situe à la lisière de ce qui se révèle être le Purgatoire. Ou plutôt un purgatoire privé, Cherudek, où Nicolas Eymerich, inquisiteur du XIVe siècle, mène avec ses méthodes habituelles l'interroga­toire d'un hérétique de trois siècles son cadet ! L'essentiel de l'odyssée du terrible inquisiteur, qui voit défiler, outre les inévi­tables hérétiques, guerriers zombies, intoxication à l'ergot de seigle, cloches dépourvues de battant, apparitions divines, mystiques illuminés de tout poil et arrivée annoncée des légions infernales, relèverait plutôt quant à elle d'une fantasy médiévale particulièrement soucieuse de réalisme en ce qui concerne les conditions de vie de la population.

En effet, si Cherudek est, comme les autres aventures d'Eymerich, un roman d'horreur, les détails les plus atroces, les plus épouvantables, y sont en général aussi les plus authentiques. Il faut dire que la période choisie — en pleine Guerre de Cent Ans — ne se prête pas plus à la paix et à l'amour qu'à la douceur et a la gen­tillesse. On est loin des univers édulcorés de la fantasy issue de Tolkien et de Walt Disney ; ici, comme chez Glen Cook, la crasse, la maladie, la violence, la souffran­ce, la bêtise, l'ignorance, la haine — bref, toutes ces choses charmantes qui nous rappellent que nos ancêtres pas si loin­tains n'étaient vrai­ment que des sau­vages — sont mon­trées avec un souci constant de réalis­me, sans jamais se départir de cette froideur quelque peu clinique qui est l'une des caractéristiques d'Evangelisti — et qui oppose sa démarche à celle d'auteurs complaisants, comme par exemple Graham Masterton ou Serge Brussolo. L'importance, l'omniprésence de la religion, à laquelle on en appelle et que l'on n'hésite pas à mettre à toutes les sauces afin de justifier les pires exactions, n'est pas non plus oubliée, et tous ces éléments se conju­guent pour dessiner l'effrayante description d'une des périodes les plus noires de notre histoire.

Il va sans dire que cette attention accor­dée aux détails, jusque et y compris les plus infimes, renforce considérablement le roman. Même s'il ne fait pas oublier — heu­reusement — la ligne de narration consa­crée à la ville brumeuse du Temps Zéro, le background précis et détaillé de la partie située au XlVe siècle en compense néan­moins le flou et l'imprécision. Le soin ac­cordé à la documentation historique consti­tue dès lors le principal point d'ancrage offert au lecteur — et notamment au lecteur novice en matière de littératures de l'imagi­naire. En dépit des événements qui s'y déroulent, le Moyen Âge d'Eymerich pos­sède une crédibilité si forte que l'on sus­pend d'autant plus facilement son incrédu­lité dans le reste du livre. Ce principe n'a rien de nouveau, puisque Evangelisti l'a employé dès Nicolas Eymerich, inquisiteur, premier volume de la série, mais il avait été utilisé jusqu'à présent pour soute­nir des développements science-fictifs tels que cathares mutants ou anémie falciforme. Son application en vue de justifier un décor fantastico-onirique inspiré de Borges avec une pointe de Kafka constitue une première dans les aventures d'Eymerich — à moins, bien sûr, que l'on ne mette le Cherudek et ses dépendances sur le même plan que le lieu sans nom où votre tortionnaire favori interroge Wilhelm Reich dans Le Mystère de l'inquisiteur Eymerich… ou, mieux en­core, que l'endroit en question ne soit pré­cisément le Cherudek, hypothèse à laquelle j'aurais tendance à souscrire.

Enfin, ne serait-ce qu'en raison du rôle qu'y joue l'ergot de seigle, le roman possè­de une couleur psychédélique avouée, qui transparaît tout d'abord dans la ressem­blance de la grande réunion mystique qui a lieu près d'Albi autour d'une des fameuses cloches dépourvues de battant avec cer­taines images du film Woodstock — sauf qu'il n'y a personne pour sonner l'alerte au mauvais acide — , avant de contaminer rétroactivement toute l'intrigue lorsque se révèle enfin l'origine de l'étrange croix qui sert de plan à la ville brumeuse. Je n'irai pas jusqu'à dire que tout le livre est construit sur une hallucination récurrente, mais il est clair que celle-ci lui sert de leit­motiv visuel, sans doute parce que ce des­sin est aussi le fil conducteur du voyage de Nicolas Eymerich.

Ainsi que les lignes précédentes peuvent le suggérer, Cherudek constitue un parfait exemple de ce mélange des genres qui semble bien parti pour constituer l'un des fers de lance de la littérature populaire de demain. Sur une base de roman historique se développe une intrigue piochant tout à la fois dans le surnaturel et dans la matière dont sont faits les rêves et les cauchemars, avec comme d'habitude une résolution science-fictive tirée par les cheveux. C'était déjà plus ou moins le cocktail employé dans les précédents volumes, mais jamais il n'avait été aussi équilibré, aussi réussi — preuve que des thèmes, motifs et techniques issus de genres différents peuvent non seulement coexister dans un même ouvrage, mais également se renforcer. Et peu importe que Cherudek soit un roman historique qui dérape dans le délire, un livre fantastique où le surnaturel est rationa­lisé, un ouvrage de SF dont l'aspect psychanalytique vient faire éclater la logique ou une étude sur la schizophrénie dégui­sée sous forme romanesque. Ébouriffant.

Une porte sur l'éther

Imaginez deux planètes jumel­les, Favor et Dunaskite. Imagi­nez un tube arti­ficiel et creux de 126 000 kilomè­tres de long et 815 de diamètres empli d'air et dont les parois, qui n'excèdent pas six mètres d' épaisseur, sont constituées de diamant… Ce tube, l'Axis, « l'une des dix merveilles de l'univers », construit par une mystérieuse race extra­terrestre, relie Favor et Dunaskite. Imaginez maintenant une plante, l'ambrozia, elle aussi créée par les Vangk, ces fameux extraterrestres qui ont bâti l'Axis il y a 100 000 ans. Imaginez que Dunaskite abrite la variété mâle de cette plante, Favor son pen­dant femelle. Tous les quatre ans, « l'ambro­zia mâle libère des androgamètes, qui migrent vers Favor afin de féconder la plan­te femelle ». Cette migration s'effectue grâce à l'Axis qui, tel un cordon ombilical, est alors littéralement envahi par les nuées migratrices… L'ambrozia est la principale source de revenu des deux planètes et à fait la fortune de la DemeTer, la multimondiale qui l'exploite. Dans de telles conditions, on comprend combien les destins des mondes jumeaux sont liés, combien com­plexe est la situation réunissant trois peuples (car l'Axis est lui aussi habité) interdépendants à un point tel que la moindre des tensions peut prendre des proportions dramatiques. Aussi, quand les attentats se succèdent et que le spectre de la guerre ouverte menace de bouleverser le précaire équilibre, la DemeTer décide d'envoyer sur place Jarid Moray l'un de ses meilleurs agents, politicien hors pair qui a déjà fait preuve de l'étendue de ses capaci­tés de médiateur (voir Dans la gueule du dragon, même éditeur).

 Ainsi donc, le Genefort nouveau est arri­vé ! Et qu'il nous ait fallu l'attendre un peu plus que d'habitude rassure : voici le signe qu'il est désormais possible à l'auteur de publier moins et, donc, de peaufiner davan­tage. Et pas de doute : le résultat est là. Car si Une Porte sur l'éther n'est pas un chef-d'œuvre, il est évident que certaines des failles des précédents romans sont moins flagrantes, tandis que, bien sûr, les qualités habituelles des travaux de Genefort n'ont en rien disparu.

Une Porte sur l'éther frappe tout d'abord, et ça n'a rien de nouveau chez Genefort, par l'ampleur du cadre choisi. Car — comme d'habitude, est-on tenté d'écrire — l'auteur fait fort au niveau du décor, de l'environnement dans lequel l'histoire prend corps. Un postulat riche d'images évocatrices, un décor qui sent la grosse production en cinémascope. Bref, jusque là, rien d'anormal pour du Genefort. Idem dans le fait que, scientifiquement, tout cela respire la cohérence, la vraisemblan­ce. Genefort est un des rares (le seul ?) auteurs français sensibles aux manières de la hard-science. C'est là qu'est son origi­nalité et tout son intérêt. Et lorsqu'il a un doute, qu'il ne sait pas, il s'adresse à ceux qui savent… Gageons que les remercie­ments en fin d'ouvrage à Jean-Louis Trudel, auteur de hard-science (principalement), canadien et scientifique de profession, vont en ce sens.

Si Genefort nous a habitué aux remercie­ments à l'intention du monde scientifique en fin d'ouvrage, est ici remerciée une autre personne, également scientifique de forma­tion et tout aussi auteur de SF que le préci­té Jean-Louis Trudel, je veux parler de Jean-Claude Dunyach. Bien que scientifique, Dunyach n'en est pas pour autant auteur de hard-science. Ses écrits sont résolument tournés vers l'humain, ses personnages d'une grande finesse, d'une remarquable épaisseur… autant de caractéristiques qui font souvent défaut aux protagonistes mis en scènes par Genefort. Aussi, ces remerciements là n'ont pas manqués de m'intri­guer. Dès les premières pages d'Une Porte vers l'éther, le doute est levé : les contri­butions et conseils de Dunyach semblent évidents — ce qui m'a d'ailleurs été confir­mé par Genefort, ce dernier allant même jusqu'à parler de Dunyach comme d'un directeur d'ouvrage… Et le résultat est là. Le personnage de Jarid Moray qui man­quait singulièrement d'épaisseur dans Dans la gueule du dragon, acquiert ici une véritable dimension, un relief tout humain dans ses rapports avec le monde, les être qu'il rencontre, les liens qui le lient à son I.A., etc. Jusqu'à la construction narrative du roman qui met en œuvre, sans génie mais de façon efficace, une double ligne narrative. C'est certes encore assez froid, ça et là un tantinet mécanique, la résolution de l'histoire manque peut être de flamboyance, apparaît par trop abrupte… Mais quoi ? Tout ceci va incontestablement dans le bon sens — force est de souligner l'intelligence d'un auteur qui sait situer ses failles et travaille à les combler, Genefort signe ici un roman d'aventures hard-science dépaysant et nous offre un moment de lectu­re agréable. De quoi patienter en attendant Omale, un gros roman sur lequel l'auteur tra­vaille depuis un certain temps, et premier opus d'un cycle à paraître en « Millénaires » chez J'ai Lu.

Le dragon ne dort jamais

On se souvient encore avoir découvert Glen Cook avec l'extraordinaire trilogie La Compagnie Noire, une fantasy déclinée selon les modèles du roman noir. Notre auteur récidive ici en s'attaquant cette fois au space opera. Le ton hardboiled se res­sent moins ; l'effet s'en trouve amoindri. De fait, ce roman est beaucoup plus classique que l'était La Compagnie Noire. Ça n'en reste pas moins du space opera pur jus, du beau, du gros qui sort du tonneau…

L'Espace Canon est une énième mouture du l'empire galactique sur laquelle est superposé un réseau de communication que parcourt sans fin une invincible arma­da de vaisseaux assurant une paix conser­vatrice sur des mondes qui sont autant de fiefs féodaux — les ravageant au besoin. A l'extérieur, d'autres puissances aimeraient faire main basse sur l'Espace Canon, perçu comme sclérosé, ne serait-ce l'insurmon­table obstacle de la flotte. A l'intérieur, la noble maison Tregesser aimerait secouer le joug des vaisseaux et devenir calife à la place d'un calife éternellement absent de cet empire automatique. Mais qui ? Le père, la fille ou le petit fils ? Ou bien Lupo Provik, leur machiavélique éminence grise ? Encore leur faut-il jouer double jeu afin de ne point se faire doubler par leurs puissants alliés respirant du méthane. L'immortel guerrier kieu Kez Mafaele, dernier des Mohicans d'une race jadis vaincue par Canon, qui sait que les vaisseaux peuvent être défaits, est un atout maître qu'il se­rait bon pour tous d'avoir dans leur manche. Mais lui aussi joue sa propre partie contre les Belligérants du Ge­mma VII acharné à sa neutralisation. Ça complote et ça trahit à qui mieux mieux. Ça progresse de violentes escar­mouches en grandes batailles cosmiques…

Bien qu'il s'agisse là de space opera, on peut s'essayer à y traquer quelques traces spéculatives dans la structure sociale de Canon. Alors que l'immortalité est classifiée (réservée aux militaires), des nobles comme Tregesser s'en sont emparés à leurs propres fins. A côté de ça, on verra que la fracture sociale est telle que Jo Klass et AnyKaat, deux militaires armées, se trou­vant sur une planète Canon, sont dans l'in­capacité de rejoindre leur unité. Bien sûr, Canon et sa flotte sont une métaphore évi­dente des Etats-Unis, de l'Air Force et de l'U.S. Navy — du nouvel ordre mondial. De même, on pourra voir dans les alliés des Tregesser, les Hérault de Dieu, une méta­phore de l'Islam Wahabbite. Oui dit roman noir, dit amoral — quant aux personnages s'entend. Et donc politiquement incorrect. Tous des salauds, mais seulement des salauds ambigus, relatifs. Les rôles sont donnés et chacun est face à la fatalité de celui qui lui est échu.

Livre touffu et un peu confus par moment, notamment au début, Le Dragon ne dort jamais est une incontestable réussite dans le genre, celui du space opera sans réelles prétentions. Il ne sera bien sûr indispen­sable qu'aux seuls inconditionnels du domaine, mais les autres y trouveront un agréable divertissement et seraient bien bête de bouder leur plaisir. Voilà qui vaut bien Rupture dans le réel de Peter E Hamilton ou la Trilogie des Conquérants de Timothy Zahn. Une occasion de lire un bon space op'.

Lumière des jours enfuis

La technologie des trous de ver offre la possibilité de relier deux espaces très éloi­gnés l'un de l'autre. Si l'énergie qu'elle réclame ne permet pas encore de franchir des distances cosmi­ques, encore moins d'y expédier des humains, elle autorise par contre l'emploi de caméras capables de filmer ce qui se déroule à l'autre bout du monde. Tout le monde peut donc être espionné à son insu, et les journalistes ne s'en privent pas. Cette dé­couverte intervient au moment où un astéroï­de géant, Absinthe, contre lequel le monde est impuissant, annon­ce l'éradication prochaine de l'espèce hu­maine. Il n'y a plus de secret pour person­ne. Les révélations tant politiques que privées changent la donne.

Pire : la Camver permet de filmer le passé et de révéler les mensonges des siècles révolus, sur lesquels s'est bâtie la civilisation. Les hauts faits héroïques, la naissance du christianisme, la conquête des libertés sont autant de cinglantes désillusions quand la légende est démolie par la réalité des faits. L'impact de ces révélations, s'il génère des troubles dans un premier temps, finit par faire émerger une nouvelle humanité, plus humble et plus sin­cère, car n'ayant rien à cacher.

On songe aux Enfants d'Icare, où la venue d'extraterrestres est porteuse d'une nouvelle humanité. Sauf que dans le cas présent, l'apocalypse annoncée tue tout espoir dans l'œuf.

Les protagonistes de cette ultime aven­ture lui donnent le relief humain nécessaire : l'inventeur de la Camver, Hiram Patterson, richissime conquérant industriel illustrant les temps anciens, ses deux fils Bobby et David — le premier étant un clone que le magnat a cherché à configurer à son image aux moyens d'implants cervicaux, le second, fils d'un premier mariage, étant le réel inventeur de la Camver — , et une jour­naliste, Kate, aussi radicale que critique face à Hiram, qui s'éprendra de Bobby et lui rendra sa liberté, sont autant de per­sonnages attachants parce que bien cam­pés.

Une telle fresque narrant un changement radical de la société, malgré la justesse de certains comportements, n'est pas exemp­te de naïvetés ni d'erreurs de jugement qui prêtent à sourire, comme quand la jeune génération, se sachant espionnée par les invisibles Camvers, se promène nue et fait l'amour en public. A ces défauts s'ajoutent quelques lourdeurs stylistiques heureuse­ment éparses, probablement dues au souci de précision des auteurs, qui décrivent une personne affligée d'épithélium avec une figure « tavelée de multiples cratères de car­cinomes basocellulaires ».

Le propos des auteurs n'est cependant pas la peinture sociale dans une période de crise, même si elle occupe une large place — et l'on regrette d'ailleurs que la construc­tion du roman soit bancale sur ce point. Après avoir montré comment la civilisation s'est bâtie sur des mensonges, ils opèrent une poétique rétrospective à travers les âges, remontant le temps jusqu'à l'origine de l'homme puis des espèces qui lui ont donné naissance, pour démontrer que la vie de notre espèce n'est qu'un chanceux hasard, favorisée par de nombreux acci­dents antérieurs qui auraient pu générer des voies différentes. Cette perspective très humble donne, sur la fin, la véritable tonali­té du roman, qui oppose le principe de vie à l'univers, la tragédie de Sisyphe dépas­sant sa condition humaine pour devenir celle de toute vie qui n'a rien à « attendre de plus de l'univers qu'un coup de massue régulier sur la vie et l'esprit d'évolution parce que l'état d'équilibre du cosmos est véritablement la mort ».

Au final, un livre réussi, qui se perd par­fois dans les méandres de son sujet, vu son ampleur, et qui se veut, malgré tout, un message d'espoir, moins en faveur de l'hu­manité que de la vie.

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