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Nous avons toujours vécu au château

Nous avons toujours vécu au château est l’un des chefs-d’œuvre de Shirley Jackson, et son titre évoque par sa référence architecturale celui d’un autre sommet des littératures de l’imaginaire, Le Maître du Haut Château paru lui aussi en 1962. Placé, com­me l’« Opus Majus » de Philip K. Dick, sous le signe à la fois légendaire et gothique du château, le roman de Shirley Jackson partage encore avec lui une même relecture schizoïde du réel. Car c’est un univers entièrement filtré par le point de vue d’une protagoniste à la psyché troublée que concentre Nous avons toujours vécu au château. Le roman a pour narratrice cette « petite folle de Merricat », ainsi qu’est affectueusement surnommée par sa grande sœur Constance, celle qui, en réalité, se nomme Mary Katherine. Âgée de dix-huit ans, elle est, avec son aînée pas tout à fait trentenaire et leur vieil oncle Julian, l’un des derniers occupants de la « maison Blackwood ». Tapie au cœur d’un vaste domaine où l’on a laissé « les arbres etles fourrés et les petites fleurs pousser comme bon leur semblait », la vaste demeure domine un village d’une grise ruralité où Mer­ricat ne se rend pourtant qu’avec répugnance. Les courses hebdomadaires qu’elle doit y faire tiennent, en effet, du chemin de croix. La jeune fille y endure les re­marques perfides des adul­tes ainsi que les moqueries agressives des enfants, lui rappelant le destin étrange et tragique d’une famille dont elle est l’un des ultimes représentants…

Autant d’agressions qui forment la perturbante ouverture de Nous avons toujours vécu au château et qui, traitées sur un mode vé­riste, lui auraient sans doute donné des allures initiales de « Série noire » rurale. Mais, parce qu’ils sont restitués au travers du seul prisme de l’esprit hors-normes de Merricat, ces moments de harcèlement villageois campent plutôt un paysage littéraire sur lequel plane puissamment l’Ange du bizarre. La jeune fille dessine dans le bourg un étrange itinéraire, à la fois ludique et magique : « Quand je faisais les courses, je me livrais à un petit jeu, inspiré de ceux destinés aux enfants où des cases sont disposées en spirale sur un tableau. […] Si la journée était excellente, je faisais une offrande, un peu plus tard, sous la forme d’un bijou. » Mais lorsque le rituel ne fonctionne pas, que les incidents de harcèlement villageois se multiplient, son esprit s’emplit de visions de géhenne, lui représentant ses tourmenteurs « rongés de l’intérieur, recroquevillés par la douleur et poussant des cris affreux ». Une même tonalité sorcière préside à l’évocation par la singulière Merricat de la vie quotidienne dans la maison Blackwood. Constance, « princesse parmi les fées », semble par quelque magie ménagère capable de préserver le lustre de la vaste demeure Blackwood, tout en prodiguant à ses occupants une abondance culinaire discrè­tement miraculeuse. L’aînée de Merricat incarne ainsi une manière de fantastique domestique dont participe encore l’ « excentrique » oncle Julian. Unique survivant du drame qui a fauché la plupart des Blackwood, et dont il se fait l’historien obsessionnel depuis son fauteuil roulant, l’oncle a comme des allures baroques de ressuscité archiviste. D’une bienveillance enchan­teresse pour ses proches (y compris pour son chat Jonas qui aime à lui ra­conter « ses histoires »…), le regard de Merricat mé­tamorphose ceux qu’elle tient pour ses adversaires en autant d’esprits malins. Ainsi en va-t-il de Charles – un lointain cousin venu prendre possession de l’héritage Blackwood –, sous les traits banals du­quel Merricat débusque à la fois « un démon et un fantôme ». Et par qui adviendra la catastrophe précipitant la chute de la maison Blackwood…

D’une force entêtante, l’écriture trans­figure le prosaïque matériau d’une in­trigue criminelle en un fascinant conte moderne, érigeant au bout du compte Merricat et Constance en figures légendaires de l’ère du soupçon psychanalytique. Nous avons toujours vécu au château consacre ainsi Shirley Jackson comme l’une des maîtresses d’un imaginaire conçu comme un formidable outil pour déchirer le réel, en mettant à nu sa texture fondamentalement névrotique.

Le Cadran solaire

Paru aux États-Unis en 1958, mais édité en France seulement en 1995, Le Cadran solaire est l’antépénultième roman de Shirley Jackson. Précédant donc La Maison hantée (1959) et Nous avons toujours vécu au château (1962), Le Cadran solaire annonce nombre de leurs singulières obsessions, sans toutefois en égaler les fascinantes réus­sites…

À l’instar des deux chefs-d’œuvre de la romancière, Le Cadran solaire inscrit l’essentiel de son récit dans une vaste demeure bourgeoise et son considérable domaine attenant. Formant une sorte d’outre-lieu, la « maison […] se dressait sur une petite élévation de terrain et tout ce que l’on voyait de ses fenêtres appartenait à la famille Halloran. Les terres des Halloran étaient séparées du reste du monde par un mur de pierre qui les entourait complètement, de sorte que tout ce qui se trouvait à l’intérieur appartenait aux Halloran et tout ce qui était au dehors ne leur appartenait pas. » À l’abri de cet espace, sur lequel plane la manie obsidionale, vivent donc les derniers des Halloran et leurs affidés. La famille est dominée par Orianna, la seconde épouse de Richard Halloran, patri­arche déchu par l’âge et la maladie. Devenue matriarcale, la microsociété abritée par la maison Hallo­ran n’en demeure pas moins bourgeoisement hiérarchisée. Elle se partage entre les membres de la famille (Maryjane, la veuve du fraîchement décédé Lionel, le fils de Richard ; sa très jeune fille Fancy ; Fanny, la sœur célibataire de Richard) et un aréopage de domestiques parmi lesquels Miss Ogilvie, la gouvernante de Fancy, ainsi qu’Essex, dissimulant sous un improbable titre de bibliothécaire sa qualité de gigolo…

D’abord en proie à d’ordinaires et néanmoins vives tensions familiales comme sociales évoquant là encore La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château, le très petit monde des Halloran va être confronté à des problèmes d’une nature inédite suite à l’extraordinaire épiphanie de la fille de Richard. De retour d’une promenade matinale dans le domaine Halloran, Fanny déclare en effet avoir rencontré le spectre de son père. L’attendant à proximité du cadran solaire donnant son titre au roman, le défunt fondateur de la dynastie Halloran lui aurait alors révélé la fin prochaine du monde, précisant que seuls ses descendants et leurs fidèles y survivraient. À condition, cependant, que tous se retranchent dans la demeure le jour de la catastrophe. Immédiatement crue, la prophétie de la tante Fanny va métamorphoser la famille Halloran en une sorte de secte millénariste inédite, préparant avec un aplomb très bourgeois l’apocalypse et ses lendemains. Une poignée d’élus va ensuite se joindre à elle, parmi lesquels la jeune Gloria aux talents médiumniques. Talents qu’elle exerce à l’aide d’un miroir transformé en fenêtre ouverte sur le futur, nimbant les angoissantes révélations du spectre paternel d’une aura enchanteresse en décrivant le monde post-armageddon comme un éden verdoyant…

C’est un édifice romanesque à l’architecture narrative d’un éclectisme baroque que bâtit Shirley Jackson avec Le Cadran solaire. Le métissage entre « bons » et « mauvais » gen­res – le roman psychologique pour les uns, les histoires de fantôme et le conte apocalyptique pour les autres – annonce bien évidemment les originales matières de La Maison hantée et de Nous avons toujours vécu au châ­teau. Mais Le Cadran solaire convainc bien moins que ces derniers, prisonnier qu’il est d’une forme trop rigide pour susciter véritablement le trouble. Usant massivement du dialogue comme outil nar­ratif, le roman se mue peu à peu en une pièce de théâtre poussive, trop rarement entrecoupée par quel­ques épisodes d’une réelle puissance visionnaire. S’y ajoutent des références littéraires trop ostensibles (convoquant notamment Chaucer, Walpole ou Carroll) tirant Le Ca­dran solaire du côté d’une entreprise intertextuelle un peu lourde… Trop sage, trop théorique, le roman laisse ses lecteurs et lectrices au seuil de l’au-delà psychique et mystique où s’abîment ses personnages. Coup d’essai plutôt que coup de maître(sse), Le Cadran solaire peut in fine être appréhendé comme une marche – peut-être nécessaire à franchir – vers ces sommets jacksoniens que sont La Maison hantée et Nous avons toujours vécu au château.

La Maison hantée

Shirley Jackson aura eu pour titre de gloire d’avoir écrit le grand roman moderne d’horreur surnaturelle.

En général, me semble-t-il, l’horreur surnaturelle fonctionne mieux sur de courtes distances. Certes, on peut créer et soutenir une atmosphère d’horreur tout au long d’un roman, mais le caractère surnaturel fait peser une exigence supplémentaire sur l’incrédulité du lecteur moderne. La nouvelle ne laisse pas de place au débat ; en s’appuyant sur le style et sur l’atmosphère, elle noie le rationnel et oblige le lecteur (quand elle est réussie) à ingurgiter sa vision du monde dans un frisson, en une seule gorgée. Lorsque l’auteur parle de choses auxquelles (ostensiblement) nous ne croyons pas, vampires et fantômes par ex­emple, le lecteur accepte d’envisager une réalité différente et d’y croire le temps d’un roman. Cette suspension volontaire de son incrédulité lui permet d’apprécier le livre, mais, en même temps, elle amortit l’intensité de l’expérience : en un sens nous feignons de croire et, par conséquent, nous pouvons seulement feindre d’avoir peur.

Bien qu’elle ait écrit un ro­man qui traite de surnaturel dans le monde moderne et qu’elle se soit adressée à des lecteurs sophistiqués de « littérature générale » à la fin des années 1950, Shirley Jackson ne demandait aucun effort de crédulité particulier ; pas plus que n’en exigeait n’importe quel roman réaliste et psychologique de l’époque. Elle ne postulait au­cun vampire, aucun fantôme, aucune hiérarchie d’esprits malins ; simplement, l’existence de quelque chose qui dépasse notre monde matériel et tangible, et la connaissance de phénomènes psychiques qu’on a pu signaler dans la réalité. Elle écrivait un roman réaliste de caractère – ou plutôt de la désintégration d’un caractère, à mesure que la protagoniste, Eleanor Vance, subit la tension intolérable de la situation. Pourtant, il ne s’agit pas d’un « simple » roman psychologique ; le fait qu’il se déroule dans une maison hantée est absolument crucial. On ne peut pas attribuer les éléments surnaturels à des hallucinations ou aux signes de folie d’un « narrateur subjectif » – La Maison hantée est raconté à la troisième personne, d’une voix froide, élégante et totalement équilibrée ; le décor est un de ces archétypes de mauvais lieux, une maison à laquelle, dès le tout premier paragraphe, sont attribués une personnalité et le statut d’adversaire.

L’idée du roman est venue à Jackson en lisant par hasard le compte rendu des expériences d’un groupe de chasseurs de fantômes au XIXe siècle : « Je l’ai trouvé tellement passionnant que j’ai absolument voulu créer ma propre maison hantée et y placer mes propres personnages, pour voir ce que je pouvais susciter.(1) » Je connais ce genre d’envie, pour m’y être essayée moi-même ; le point de départ de Jackson me semble autrement plus stimulant que celui qu’affectionnait Jane Austen : «trois ou quatre familles dans un village de campagne(2) », et plus dépendant encore du génie de l’auteur pour en tirer un résultat qui mérite d’être lu.

En lisant pour la première fois La Maison hantée lorsque j’étais adolescente, je l’ai trouvé réellement effrayant, à ne pas pouvoir éteindre les lumières, et je l’ai aussitôt classé dans mon panthéon du « vraiment terrifiant », aux côtés de certaines nouvelles de M.R. James, Walter de la Mare et L.P. Har­tley. Comme ces écrivains, Jackson invoque moins la terreur par ce qu’elle dit que par ce qu’elle tait ; par suggestion, plutôt que par explication ; et, chose surprenante, par une absence notable de descriptions. À la différence des noms déjà cités, Jackson était un auteur contemporain. Sa prose ne comporte pas de fanfreluches victoriennes, d’ornementations fin de siècle. En relisant le livre il y a peu, j’ai été particulièrement et favorablement impressionnée par cette absence de descriptif ; je l’ai considérée comme un exemple de ce que Willa Cather appelait le « roman démeublé(3) ». Pour Cather, l’écrivain qui se veut artiste doit renoncer aux catalogues, aux explications, aux peintures minutieuses : s’il y a des « meubles », ils doivent être là pour leur pouvoir émotionnel et pour leur nécessité dans le déroulement de l’histoire. Les recommandations de Cather étaient à peu près contemporaines de la révolte de Hemingway, de Stein et d’autres modernistes contre les romans surchargés d’une précédente génération. Mon admiration accrue pour l’écriture de Jackson tient peut-être à un excédent de best-sellers modernes qui insistent pour décrire ad nauseam tous les détails de leur réalité, avant de permettre l’intrusion d’horreurs encore plus copieusement décrites. Il se trouve que je partage avec Henry James l’idée que l’ima­gination s’effraie davantage de terreurs invisibles que de tout ce que peut décrire un auteur. La Maison hantée de Shirley Jackson est le meilleur argument que je puisse trouver en faveur de cette théorie. Ce livre est une œuvre d’art. Et il reste une des histoires les plus terrifiantes que j’aie jamais lues.

 

Notes :

(1). « Experience and Fiction », conférence prononcée en 1958 et recueillie en volume dans Come Along With Me (1968).
(2). Lettre de Jane Austen à sa nièce le 9 septembre 1814.
(3). « The Novel Démeublé », essai de 1922 recueilli notamment dans On Writing (1949).

Cette critique est © Lisa Tuttle, 1988. Reproduite ici avec l’autorisation de son auteure, elle est initialement parue dans Horror : 100 Best Books, une anthologie d’essais dirigée par Stephen Jones et Kim Newman. Traduite de l’anglais par Patrick Marcel, que nous remercions ici pour nous avoir autorisé à utiliser ladite traduction, elle fut publiée en France une première fois dans Manticora n° 11, 1er trimestre 1993.

La Rédemption du temps

Quel statut pour la fan fiction ? Prospérant sur les mailles du réseau, elle peine à trouver sa légitimité une fois imprimée… Il y a quelques années, E. L. James s’est inspirée, avec Cinquante nuances de Grey, de la série « strong>Twilight » de Stephenie Meyer et y a insufflé un peu de sexe, avec le succès public (à défaut de critique) que l’on connaît. De manière plus intéressante, Chloé Delaume a proposé une approche originale avec La Nuit je suis Buffy Summers, un livre dont vous êtes le héros basé sur la fameuse série de Joss Whedon.

Comme beaucoup d’œuvre à succès, la trilogie du « Problème à trois corps » de Liu Cixin n’est pas étrangère à ce phénomène, et c’est ainsi qu’un fan chinois a publié en 2010, quelques semaines après la sortie du dernier volume, La Mort immortelle, un texte qui allait former la base du présent roman.

Le lecteur n’a pas lu la trilogie de Liu Cixin ? Pas de souci, La Rédemption du temps se charge de lui offrir un digest dans sa première partie, au travers du point de vue de Yun Tianming. Personnage secondaire de La Mort immortelle, Yun Tianming vit reclus sur la planète Saphir avec sa compagne AA. Le couple mène un quotidien paisible après les troubles racontés dans les trois volets de la trilogie originelle, quand l’humanité s’est opposée à une invasion extraterrestre a priori inarrêtable. L’un des moyens utilisés pour lutter contre l’ennemi trisolarien a été d’envoyer à ces derniers le cerveau congelé de Yun Tianming – alors un jeune homme atteint d’un cancer incurable –, dans une tentative désespérée de leur tendre un piège. Depuis, Yun Tianming va mieux et a récupéré un corps, merci pour lui. Alors que sa nouvelle vie touche à sa fin, notre protagoniste est contacté par une entité d’ordre quasi divin se faisant appeler l’Esprit, qui le charge de traquer l’Occulte. Cet ennemi insaisissable menace l’existence même de l’univers. Yun Tianming, ayant accédé à un stade d’existence supérieur, arpente ledit univers et, au fil de milliards d’années de quête, il apparaîtra que les choses ne sont (forcément) pas ce qu’elles paraissent.

Drôle de projet que cette prolongation d’une trilogie se suffisant à elle-même. Si les romans de Liu Cixin n’étaient pas dénués de défauts, au moins étaient-ils soutenus par des idées souvent vertigineuses. Ici, Baoshu peine à susciter le même vertige, surtout lorsque l’Esprit s’emmêle dans un charabia quasi-mystique pas du meilleur effet. Narrativement, les choix surprennent : le premier tiers du roman consiste en un résumé de la trilogie, le dernier s’avère flou et elliptique, l’ensemble étant desservi par des dialogues maladroits. Enfin, le clin d’œil conclusif bouclant la boucle était-il nécessaire ? Cette Rédemption du temps ne redorera pas le blason de la fan fiction, mais peut-être ce roman réjouira-t-il tout de même les inconditionnels du «  Problème à trois corps ». Pour notre part, on en doute.

Dehors, les hommes tombent

Un an après Sur Mars, Arnauld Pontier revient avec une autre novella, cette fois entièrement inédite. Délaissant la planète rouge, l’auteur choisit de rester sur notre monde mais dans un futur lointain. À ce titre, la couverture n’est pas sans rappeler la scène finale d’une certaine adaptation cinématographique d’un certain roman de Pierre Boulle. À défaut de singes (encore que), le décor reste le même : l’Hudson River, là où se dressait auparavant la Statue de la liberté. Un individu arrive à l’embouchure du fleuve. Il n’est pas humain : c’est un Semblant, autrement dit un de ces êtres artificiels créés par les hommes avant que ceux-ci se retournent contre eux. Désormais, des humains, il n’y en a plus un seul sur Terre – peut-être ailleurs, dans l’espace. Membre de l’United States Air (ou Android ?) Force, il parvient ici au terme d’un long périple, poussé par les échos d’une chanson datant d’un passé immémorial : «  Dehors les hommes tombent, comme des fétus de paille. » Bien qu’abandonnées, les ruines de New York ne manquent pas de dangers ou de surprises. Et peut-être, la possibilité d’un espoir.

Entre chaque chapitre s’intercalent d’étranges taches d’encre, qui, associées, forment un motif qui sera révélé à la dernière page. On aurait aimé ressentir pareille épiphanie à la lecture. Faisant la part belle à une langue ciselée, pas avare en mots rares, Arnauld Pontier propose une novella contemplative brassant les thématiques des robots, des armes autonomes et de la vie artificielle. Passé le début, le rythme ralentit, une bonne part du récit consistant en un flashback sur les temps passés. Si la balade n’est pas déplaisante – et de circonstance, en ce centenaire de la parution de la fameuse pièce R.U.R. de Karel Capek —, sûrement aurait-elle gagnée à être un brin plus substantielle.

Un long voyage

Claire Duvivier est, avec Estelle Durand, l’une des deux éditrices d’Asphalte, maison qui publie des livres du monde entier, avec une prédilection pour l’Amérique du Sud et pour les anthologies de nouvelles noires bâties autour d’une ville (Barcelone, Rome, Paris, Delhi…), mais qui a aussi fait paraître des romans du genre qui nous intéresse ici, notamment les plumes de l’argentin Leandro Ávalos Blacha ou de l’italien Tommaso Pincio. Aujourd’hui, Claire Duvivier passe de l’autre côté, et signe son premier roman au sein de la sympathique entreprise éditoriale cornaquée par le non moins sympathique David Meulemans.

Un long voyage , narré à la première personne par Liesse, démarre lorsque celui-ci est placé par sa mère, une îlienne incapable d’élever seule ses enfants après la mort de son mari pêcheur. Liesse est ainsi lié par un contrat de servage auprès de représentants de l’Empire qu’il accompagne à Tanitamo, une petite bourgade. Ses facultés d’adaptation, son intelligence instinctive, sa connaissance des îles vont faire de lui un précieux allié pour la jeune Malvine, fille de l’empereur et nouvelle régisseuse de l’Archipel. Liesse devient ainsi son second, et lorsque la jeune femme accède au plus haut statut de l’état suite au décès de son père, c’est tout naturellement qu’il l’accompagne à la capitale, Haute-Quaïma. Sans se douter que ce n’est que le début d’une extraordinaire aventure…

Le titre de ce livre, Un long voyage, est bien sûr à prendre au sens propre comme au figuré : nous sommes bel et bien en présence d’un roman d’apprentissage de la plus belle eau, Liesse et Malvine se construisant à mesure qu’ils explorent les facettes du monde. Le lecteur assiste aux événements aux premières loges via le choix d’un « je » narratif très immersif ; une narration subjective qui s’avère aussi, bien entendu, une astuce d’écriture, car pas mal de choses se passent hors de la vue et de la connaissance de Liesse, l’ignorance induite servant de moteur à la progression de l’intrigue et au développement des personnages. Du reste, l’ensemble des protagonistes sont particulièrement travaillés, étoffés par petites touches successives qui font tout autant pour leur construction qu’une longue et soporifique description.

Claire Duvivier a choisi de situer son roman dans un contexte imaginaire. Un univers simplissime de prime abord : un Empire qui tente tant bien que mal de survivre alors que ses frontières se font de plus en plus lâches. Une fantasy sans dragons, sans guerriers, au début sans réel ressort dramatique, mais qui parvient sans problème à maintenir l’intérêt grâce à des personnages remarquablement construits et un style évocateur. Une simplicité de surface, bien entendu, car le monde imaginée par l’autrice recèle bien des mystères – qui éclateront dans la seconde partie du roman, plus dramatique, et feront définitivement basculer Liesse et Malvine dans l’âge adulte.

On ne peut lire Un long voyage sans penser à Ursula Le Guin, celle de « Terremer ». Le livre de Duvivier partage en effet de nombreux points communs avec la saga de l’auteure américaine : l’apprentissage, le décor d’archipel, la volonté d’éviter le sensationnel et de sortir l’artillerie lourde de la fantasy, et enfin, surtout, la puissance d’évocation. Pour un premier roman, il est pire héritage, et sans lui faire l’indélicatesse de la comparer à Le Guin, d’autant plus qu’il n’est pas sûr qu’elle revienne un jour dans son monde de Haute-Quaïma, Claire Duvivier montre déjà une jolie maîtrise de la construction d’un monde imaginaire et du développement de personnages à l’épaisseur évidente. Une bien belle découverte à mettre au crédit des Forges de Vulcain, et une nouvelle auteure à suivre.

Le Livre de M

Futur proche : un homme perd tout à coup son ombre sur un marché en Inde. Les médias s’emparent de l’affaire, et il s’avère bientôt qu’outre son ombre, la mémoire du pauvre homme a également été endommagée ; de nombreux souvenirs lui manquent. Ce n’est que le début d’une pandémie qui va très vite – en quelques jours – se répandre partout dans le monde sans qu’on comprenne comment elle fonctionne ; s’agit-il d’une contamination, d’une malédiction, d’une expérience qui aurait mal tourné ? Shepherd n’en dira rien. Toujours est-il qu’après l’ombre, la mémoire s’enfuit par tranches. Le roman s’ouvre quelques semaines après le début des événements, alors que Max et Ory se sont réfugiés dans un hôtel après avoir assisté au mariage d’un couple d’amis où ils ont appris l’arrivée de la pandémie sur le sol américain. Or, Max a perdu son ombre, et les deux protagonistes vivent dans l’attente angoissée des premières pertes de mémoire. Incapable de se résoudre à ce que Max la voit dépérir, Ory, profitant de l’absence de son mari parti chercher de la nourriture, décide de s’enfuir. C’est durant sa fuite qu’elle entreprend de s’enregistrer, racontant tout ce qu’elle vit, ses rencontres avec des malades à divers stades. Dans le même temps, fou de douleur, Ory part à sa recherche, mais du mauvais côté… Le récit alterne alors la narration entre Max et Ory et deux autres personnages : Naz, une jeune iranienne venue aux États-Unis pour préparer les JO au tir à l’arc — talent utile dans ce monde apocalyptique –, et un homme sans nom amnésique suite à un accident de voiture que certains docteurs conduiront en Inde à la rencontre du patient zéro.

La force du roman tient à son matériau humain : en dressant le portrait de femmes et d’hommes minés par l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête, épée qui finira inéluctablement par s’abattre, Shepherd fait montre d’une belle empathie pour l’ensemble de ses protagonistes. Sains ou malades diversement atteints, chacun réagit à sa façon, fataliste ou refusant l’adversité, tentant de conserver un optimisme fragile face à l’absence de remède. Les personnages – nombreux – échappent tous à la caricature, et se redéfinissent progressivement par rapport à un constituant majeur de la condition humaine : la mémoire, mouvante, relative, finalement tout sauf acquise dans un contexte évoquant un Alzheimer généralisé. Les scènes — poignantes – de personnages qui comprennent qu’ils ont perdu quelque chose, sans savoir quoi au juste, contrebalancent ainsi une narration d’événements plus conventionnelle qui enfile un certain nombre de passages obligés du scénario d’apocalypse : luttes entre survivants, montée des croyances… Si sur cet aspect Shepherd s’avère moins convaincante, elle a néanmoins une très bonne idée : mâtiner sa pandémie de magie (ou de fantasy, appelez ça comme vous voulez). Ainsi, de temps en temps, de manière aléatoire et imprévisible, les oublis deviennent réalité : une personne oublie qu’un cerf a des bois sur la tête ? Les bois disparaissent et sont remplacés par une paire d’ailes spectrales. Dans d’autres villes, un incendie généralisé se déclare… Cette idée, si elle tient clairement lieu de deus ex machina, offre pourtant un surcroît d’intérêt, quand elle ne relance pas totalement celui-ci. Car il nous faut parler du principal défaut du livre : sa longueur. Sur près de six cent pages on suit Max, Ory, Naz et Celui Qui Rassemble ; c’est beaucoup trop, tant l’autrice peine à maintenir l’attention du lecteur de bout en bout. Raboté d’un tiers, ce livre aurait pu limiter les passages obligés de la chute du monde et conserver intacte la force des personnages, remarquable dès les premières lignes – la preuve du talent naissant de Peng Shepherd. Car oui, il s’agit d’un premier roman, et malgré ses défauts évidents, l’aisance globale de l’autrice impressionne. Reste donc une belle découverte, une nouvelle voix au fort potentiel et qu’on espère relire avant longtemps – en plus court.

La survie de Molly Southbourne

De la même manière que l’on peut envisager l’existence d’une vie extraterrestre, on doit admettre la possibilité qu’un lecteur de Bifrost ne connaisse pas Molly Southbourne. Cela reste toutefois moins probable que de pécho sous Covid-19 en confinement dans un hôtel Formule 1 réquisitionné pour l’occasion. Mais dans l’éventualité, puisque le présent ouvrage est une suite, rappelons ce qui s’est passé dans Les Meurtres de Molly Southbourne. Depuis son plus jeune âge, Molly génère au moindre saignement des répliques d’elle-même, les « molly », qui cherchent à la tuer. Ses parents lui ont prodigué une éducation spéciale basée sur l’art du combat et ces trois préceptes : « Ne saigne pas. Si tu te vois toi-même, cours. Une compresse, le feu, du détergent.  » Molly a dû se confronter à la vie et aux surprises qu’elle ménage…

Nous la retrouvons donc, sur fond toutefois de changement notable, bien que certaines constantes demeurent. Elle porte un numéro de téléphone tatoué sur le bras qui lui permet de contacter des nettoyeurs l’aidant en cas de crise. Après un grave incident psychotique, Molly vit avec la présence fantôme de ses « gynoïdes », ni clones ni sœurs. Elle va faire la rencontre de Tamara Koleosho, jeune femme d’origine yoruba qui partage la même spécificité : « Je suis comme vous. Quand je saigne, il y a des doubles qui poussent.  » À ceci près qu’elle vit en parfaite harmonie avec ses doubles. Tamara lui permettra de croiser Vitali Ignatiy Nikitovich et d’en apprendre davantage sur sa mère, et partant sur elle-même. Molly va alors devoir redistribuer les rares cartes dont elle dispose, et penser autrement ses alliances…

La Survie de Molly Southbourne a d’entrée l’intelligence de ne pas chercher à reproduire l’effet de surprise initial. Tout en conservant son thème, Thade Thompson en propose une variation, comme on le dirait en musique, qui non seulement ne déçoit pas le lecteur averti, mais conserve et amplifie son intérêt. Tamara apparaît ainsi comme le contrepoint de Molly, davantage préparée à sa condition par son origine yoruba. Rappelons qu’elle est également celle de l’auteur, et que ses particularités ethniques et culturelles la prédisposent à la question du double (cf. notre précédente critique). S’y ajoute une dimension psychiatrique qui enrichit l’ensemble. Sans compter les moments d’actions pures, tels l’exfiltration de Molly par les « tamara  » sous un déluge de balles, ou la transformation de James Down. N’en disons pas plus, sinon que Tade Thompson réussit une nouvelle fois à associer efficacité et réflexion.

D’un récit à l’autre, l’auteur déploie avec cohérence sa narration. En ce sens, on peut tenir le présent texte comme le segment central d’une intrigue en trois parties, qui appelle une résolution. Le moment venu, une reprise en un volume serait d’ailleurs appréciée.

Au terme des précédentes aventures de Molly, on devait admettre qu’il y avait dans l’Imaginaire un avant et un après Tade Thompson. La Survie de Molly Southbourne permet d’affiner : après Tade Thompson, il n’y a que Tade Thompson.

Images de la fin du monde

Poète et écrivain, Christophe Siébert a débuté en 2007 avec son roman J’ai peur (La Musardine). Il est aussi performeur, et lit ses textes accompagné de musiciens ou de vidéo. Et parlons-en, de ses textes : dans le registre noir et horrifique, ils font volontiers la part belle à la pornographie, l’auteur ayant régulièrement été publié chez La Musardine avant d’y diriger une collection ; globalement, on lui retrouve souvent accolé le qualificatif d’underground. Depuis 2019, il est publié au Diable Vauvert, son roman Métaphysique de la viande ayant obtenu le prix Sade.

Comme le dit son auteur, Images de la fin du monde est « une saga post-apocalyptique d’horreur sociale » destinée à s’étendre sur plusieurs tomes (en gros). L’intrigue se passe dans un futur proche — jusqu’en 2025 (hormis quelques flashbacks retraçant le vécu de certains des protagonistes), dans la ville de Mertvecgorod. Cette cité imaginaire est la capitale de la RIM (République Indépendante de Mertvecgorod, qui bénéficie en fin d’ouvrage de sa propre page Wikipédia), un endroit crasseux au possible qui s’étend autour d’une gigantesque décharge à ciel ouvert, la Zona, longue de plus de trente kilomètres, pareille à une énorme boursouflure malsaine symbolisant la décrépitude locale. On y croise de fait nombre de malfrats, de la petite frappe jusqu’au caïd de la pègre locale, des déshérités qui tentent de survivre, des activistes terroristes qui rêvent de renverser la société menée par des politiciens véreux… Les drones – nombreux – survolent et surveillent tout ce beau monde, tentant d’éviter que la cocotte n’explose. Jusqu’à ce que Nikolaï le Svatoj, sorte de gourou gay à la tête d’une milice néonazie qu’il a lui-même mise en place, réussisse à semer le chaos (encore plus), détruisant un échangeur autoroutier et mettant à jour un abîme d’horreur insondable…

Au regard du sous-titre de l’ouvrage, «  Chroniques de Mertvecgorod », nul ne sera surpris d’apprendre qu’il s’agit ici d’un kaléidoscope d’histoires personnelles (nouvelles déjà publiées sur divers supports, mais aussi inédites) qui, réunies, brossent le portrait d’un monde en décomposition. Volontiers trash, Siébert ne recule devant rien, allant jusqu’à proposer une violence assez gratuite pour mieux questionner son lecteur, comme dans « Viande humaine » ou la fin de la première partie de « La Danse de mort ». Mais ce qui peut passer pour de la gratuité aux yeux du lecteur n’est en fait qu’honnêteté de la part de l’auteur : la nature humaine est en effet le matériau premier de son travail, et il le manipule avec une évidente fascination pour ce qu’elle a de plus noir et de plus dérangeant, d’autant plus que son style direct, percutant et éminemment graphique, démultiplie la violence. Siébert souhaite provoquer des réactions chez son lecteur, et le bougre y parvient  : on ne sort pas indemne de cette lente descente, bien souvent en apnée nécessaire, dans les avanies de l’âme humaine ; gageons même qu’une partie du lectorat renoncera à finir l’ouvrage, tant celui-ci ne fait aucune concession. C’est pourtant là toute la force de ce volume, dans ce jusqu’au-boutisme inébranlable qui culmine dans une liste interminable de femmes victimes de violences et battues jusqu’à la mort – 16 pages d’une litanie d’initiales et de dates de naissance et de décès.

Ce roman a beau se dérouler sur les ruines fumantes de l’ex-URSS, la critique sociale concerne bien le monde global dans lequel nous vivons. Choisir un tel cadre permet à Siébert d’exacerber l’aspect satirique et le cynisme ambiant, mais la violence permanente, les états policiers, la mainmise des groupes financiers sur la politique, tout cela tend à devenir universel et ne saurait être réduit à une quelconque zone du planisphère, fut-elle imaginaire. Au passage, on signalera d’ailleurs une certaine parenté entre cette Mertvecgorod et la Yirminadigrad de Léo Henry et Jacques Mucchielli, autre cité fantasmée plein Est ; si le propos et les moyens mis en œuvre diffèrent dans les grandes largeurs, on y trouvera ici quelques réminiscences, notamment dans sa description de la misère sociale.

Fix-up coup de poing, Images de la fin du monde est donc la première des « Chroniques de Mertvecgorod », ville-dépotoir, creuset d’infamie dont les germes envahissent, insidieusement ou ouvertement, notre société moderne, avec Christophe Siébert en guise de guide trash. D’autres suivront, et si le voyage se révèle éprouvant, la force du propos fait qu’on y retournera sans hésiter. D’ici là, on ne manquera pas de consulter le blog de Mertvecgorod, qui propose de quoi prolonger cette exploration des bas-fonds de l’âme humaine

Kra

Dans un futur plus ou moins proche, cataclysmique, un homme veuf recueille dans son jardin une corneille à la joue blanche. Mais c’est tout autant elle qui l’a choisi, afin qu’il devienne le narrateur de ses propres récits. L’oiseau se nomme Dar Duchesnes, «  Du Chêne près de l’herbe », et est immortel. Elle est cette très vieille corneille qu’évoquent dans leurs mythes les Amérindiens, «  Corneille à l’origine des corneilles ». Dar Duchesnes accumule les morts qui sont oubliées au fur et à mesure, mais à chaque résurrection «  il retrouve un peu plus de lui-même que la fois précédente ». L’oiseau est le témoin des différents âges de l’humanité. Les débuts des deux-pattes qui progressivement évoluent en se dotant de compagnons, chiens et chevaux, mais aussi de constructions et de rituels. Le Moyen Âge dont les prêtres tiennent la corneille pour un oiseau noir de mauvaise augure, ce qui n’empêche pas Dar Duchesnes d’apprendre le sens de paroles nouvelles, « Foi. Prière. Saint. Paradis. Enfer » auprès d’un Frère dont il partage l’exil. La corneille ira avec les Saints par-delà l’océan, vers le grand pays qui se situe « côté bec ». Elle vivra avec les Amérindiens et sera proche d’Une-Oreille, solitaire recueilli comme lui. Puis arrivent les Blancs et s’ensuit la guerre et sa mécanisation, aussi bien des comportements que des engins de destruction. Mais au travers des époques se maintient une constante, la corneille est le passeur entre Kra royaume de son espèce, et Ymr royaume des humains. Moins des endroits qu’une double condition, « Ce pays-là, c’est lui qui vient à soi. On y va en restant où on est  », ils permettent le voyage dans le temps et l’espace, d’une partie d’un monde à l’autre, d’un monde à d’autres…

Ainsi que l’évoque Patrick Gyger dans sa belle préface, John Crowley a pâti chez nous d’une infortune littéraire, depuis l’édition inachevée d’Ægypt en 1996, et dix ans après avec la tentative de relance non concluante, la même année chez deux éditeurs, de L’Été Machine et Le Parlement des fées. Avec la publication de Kra, L’Atalante propose moins un retour qu’un rappel : John Crowley est l’un des plus ambitieux auteurs vivants de l’Imaginaire. Dans sa démarche et son exigence, le romancier est d’ailleurs comparable avec un autre grand oublié, John Gardner, dont Le Songe d’Agathon et Grendel entretiennent des affinités thématiques et formelles avec Ægypt et Kra.

Crowley dévide en un style envoûtant une réflexion sur la mort, avant tout celle des êtres aimés et la difficulté à leur survivre lorsqu’ils sont «  morts, archi-morts », formule qui revient régulièrement comme un claquement de bec. La mort qui est habituellement donnée comme horizon assuré, et que pourtant corneille et narrateur peinent à atteindre. Dans un entrelacs d’existence, Dar Duchesnes offre les cadavres des humains à son espèce afin qu’elle s’en nourrisse, lui assurant la vie, et ouvre aux humains le royaume des morts. Ce maillage de vies est aussi celui des deux narrateurs, humain racontant le parcours d’une corneille qui évoque le cheminement humain.

L’addition de narrateurs, et d’un lecteur supposé qui apparaît tardivement dans le récit, est également pour Crowley l’occasion d’interroger le pouvoir de dire, puisque « les mots sont plus grands que leurs sens et capables de vivre sans eux  ». La maîtrise des mots fait la conscience et renvoie au récit de la Genèse qui voit Adam devenir pleinement humain en nommant les êtres et les choses. Crowley revisite ce récit fondateur via un mythe amérindien. De même fait-il référence à l’Épopée de Gilgamesh et la perte de l’immortalité, le mythe d’Orphée lorsque Dar Duchesnes tente de ramener son aimée des Enfers, Esope et son bestiaire fabuleux, le Voyage du saint abbé Brendan qui emmène ici un jeune cuisinier de bord jusqu’en Amérique, ou encore la figure de Tirésias avec Toque de Renard, shaman ni homme ni femme.

Au livre II des Essais, Montaigne disait la difficulté à poser la question « Qu’est-ce que l’homme ? » puisqu’elle désigne aussi bien l’individu que l’espèce. De même est-il malaisé pour l’être humain d’être à la fois le sujet interrogeant et l’objet interrogé. Cette préoccupation profondément humaniste, John Crowley la fait sienne en permettant d’y répondre par notre alter-ego corneille.

À n’en pas douter, Kra s’impose déjà en classique.

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