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Coraline

Votre enfant se plaint à longueur de temps ? Il couine en permanence qu’il préférerait avoir d’autres parents : une meilleure mère et un père plus gentil ? N’hésitez pas : remède de cheval ! Faites-lui lire Coraline, il va très vite changer les paroles de sa petite chanson.

Neil Gaiman n’a pas son pareil pour mettre en place le petit morceau de son imaginaire merveilleux, sans pour autant nous expliquer en long, en large et en travers un pourquoi du comment dans lequel le pauvre lecteur pourrait vite se noyer. Et c’est bien ! Dans Coraline, il y a un autre monde derrière la porte condamnée du salon des Jones. Voilà (ça c’est fait). Neil Gaiman intéressera plus le lecteur en transcrivant la découverte surprenante, et au final assez perturbante, de ce qu’il y a de l’autre côté du miroir de la porte qu’en l’endormant avec des explications aussi vaseuses qu’inutiles. N’est-ce pas, après tout, un procédé qu’il utilisa dans Neverwhere en 1996 et qu’il conservera, en 2014, dans L’Océan au bout du chemin ? Ses univers fantastiques et merveilleux, Neil Gaiman les instaure comme des règles, des hypothèses admises sans justification, et ceci le différencie avantageusement de beaucoup d’autres auteurs.

Autre constatation notable : les enfants des romans de Neil Gaiman explorent. Tout le temps. Coraline Jones vient d’emménager et ne cesse d’explorer sa maison, celles de ses voisins et voisines ou encore les terrains autour. L’importance de l’imagination des gamins est toujours mise en avant dans ses livres. Par contre, les adultes n’y réfléchissent pas, ne prennent même pas la peine d’écouter ce que leurs enfants essaient de leur dire. Pour eux, tout est rationnel et rien ne sort de l’ordinaire. Gaiman le dit lui-même : « Les adultes suivent les chemins, les enfants explorent. C’est-à-dire qu’ils cherchent absolument à comprendre, ils ne passeront pas à autre chose. » Lorsque Coraline se rend compte des coutumes et de ce que ses « autres parents » pensent être normal, elle cherche à comprendre. Elle décide alors de découvrir l’extérieur de cet autre monde qu’on lui dit « créé pour elle ». C’est grâce à cette imagination, à cette envie incontrôlable d’explorer que ses héros finissent par s’en sortir. Car chez Neil Gaiman, un peu comme chez Stephen King, les mômes font preuve de beaucoup de débrouillardise. Contrairement à pas mal d’adultes.

Coraline, court roman de 160 pages, est donc un livre incroyable et facile d’accès. Rangé côté « Jeunesse », il ne manquera pourtant pas de prendre aux tripes à certains moments ou de ciseler quelques sourires avec son ironie mordante. Une chose est certaine : on peut le lire et le relire avec le même plaisir grâce à ses différents niveaux de lecture, son histoire captivante et, surtout, l’écriture teintée de magie de Neil Gaiman.

Anansi Boys

Charles Nancy est un comptable londonien, timide et maladroit. Même s’il n’est plus vraiment gros, tout le monde l’appelle Gros Charlie parce que son père le surnommait ainsi et que cela lui est resté. Un jour, il reçoit un coup de fil en provenance de Floride. Son paternel vient de mourir et il est attendu pour les obsèques. Mais ce qu’il va apprendre de la bouche d’une vieille amie de son père a de quoi surprendre. En effet, celui-ci n’était autre que le dieu Anansi. De retour à Londres, sa vie se trouve bouleversée lorsqu’il découvre qu’il a un frère.

Annoncé comme la suite d’American Gods, le présent roman n’en est pas vraiment une. En effet, des personnages du premier opus, Neil Gaiman a choisi d’isoler un second rôle, Anansi, le dieu provenant d’Afrique de l’Ouest, dont la mort est annoncée dès les premières pages. En fait, le vrai protagoniste de ce roman n’est autre que son fils, Gros Charlie Nancy. À défaut de véritable suite, on dira plutôt que les deux livres partagent le même univers dans lequel les dieux antiques se sont incarnés dans une Amérique moderne.

Affublé d’un surnom qu’il déteste par un père qu’il déteste tout autant sans l’avoir jamais vraiment connu, Gros Charlie est un personnage attachant et drôle. Certes, on rit souvent à ses dépens. En bon héros burlesque, Gros Charlie est maladroit et a tendance à se mettre dans des situations qui le dépassent. La vie anodine qu’il mène est routinière au possible : boulot tranquille, petite amie normale et belle-mère acariâtre. Mais lorsqu’il se découvre un frère (oui, le titre ne ment pas), cette vie ordinaire se transforme vite en un véritable enfer. Il va lui falloir faire preuve d’une sacrée force de caractère pour se dépasser et enfin se révéler.

Comme à son habitude, Neil Gaiman déroule une histoire où des personnages simples se voient embarqués dans des aventures qui les dépassent, où le fantastique s’immisce petit à petit avant de devenir la réalité acceptée par tous, des protagonistes jusqu’au lecteur qui se délecte. La plume est toujours aussi belle, sans grandiloquence mais plutôt tout en netteté et en précision (rendue au cordeau par une traduction, une fois n’est pas coutume, signée Michel Pagel). Malheureusement, Anansi Boys ne tient à aucun moment la comparaison avec son prédécesseur, American Gods. Là où ce dernier avait une profondeur mythologique et proposait parfois une réflexion quasi-philosophique, Anansi Boys se contente d’être un récit certes sympathique, très bien écrit, mais au final vite oublié. Bref, une déception au regard des attentes suscitées par le brio d’American Gods.

Le lecteur curieux qui voudrait quand même lire toute la production littéraire de l’auteur anglais serait plus avisé d’espacer la lecture de ces deux ouvrages, en y intercalant, pourquoi pas, un autre de ses romans, comme Neverwhere ou De bons présages.

American Gods

Ombre vient de passer trois ans en prison pour un braquage qui a mal tourné. La veille de sa sortie officielle, le directeur le convoque pour lui apprendre qu’une remise de peine lui a été accordée. Dans l’avion qui le ramène chez lui, il rencontre un homme étrange qui se fait appeler Voyageur et lui propose un emploi d’assistant personnel. Ombre refuse, rétorquant que son meilleur ami a déjà du travail pour lui. Cependant, il apprend bientôt que ce dernier est décédé. De dépit, il finit par accepter la proposition du mystérieux Voyageur.

Si ce petit résumé du tout début de l’intrigue d’American Gods a de quoi dérouter, c’est qu’il pourrait très bien ne pas relever des genres dits de l’Imaginaire, être le début d’un roman noir ou même d’une histoire de littérature blanche. Pourtant, ayant raflé quasiment tous les prix en 2002 (Hugo, Nebula, Locus, etc.), on se doute qu’on ne va pas en rester là. En effet, très vite, les éléments fantastiques se mettent en place. Voyageur, arnaqueur à la petite semaine, va bientôt se révéler être bien plus que ça. Dans la version originale, ce personnage se nomme Wednesday (mercredi). Littéralement, cela signifie « le jour de Wotan ». Or, Wotan n’est autre qu’Odin, le dieu principal de la mythologie nordique. Ce que va alors découvrir le lecteur à travers les yeux d’Ombre, c’est que, depuis des siècles, le Nouveau Monde a accueilli sans le savoir tous les dieux antiques emportés avec eux par les migrants venus des quatre coins de la planète. On trouve dans ce roman aussi bien le Leprechaun du folklore irlandais que les dieux des mythologies slaves ou de l’Égypte ancienne, en passant par Anansi, le dieu-araignée d’Afrique de l’Ouest. C’est sous l’impulsion de Voyageur, qui tente de les unifier, que les anciens dieux se mettent à faire la guerre aux nouveaux, ceux de la vie moderne.

La richesse de ce roman vient avant tout de son double niveau d’intrigue. D’un côté, Voyageur, qui tente de fédérer ses collègues divins sous sa bannière belliciste, tandis que, de l’autre, Ombre semble vivre une vie tranquille dans une petite ville hors du temps, pétrifiée par la neige et le froid. Et si le premier niveau se révèle au final assez décevant, le second, qui est en fait la trame principale du roman, s’avère passionnant. Même si Ombre a tendance à subir les événements plutôt qu’à agir, sa quête initiatique tranquille va le mener bien au-delà de ce qu’il pouvait imaginer. Vibrant hommage aux États-Unis, comme Neverwhere se voulait une déclaration d’amour pour Londres, ce petit pavé de six cents pages se lit avec une facilité déconcertante. C’est tellement bon que la dernière page lue, le lecteur espère une suite. Elle s’intitule Anansi Boys.

Après maints déboires, l’adaptation d’American Gods va enfin voir le jour sous la forme d’une série télévisée. Il va falloir encore faire preuve de patience puisque la première diffusion sur le petit écran n’est pas prévue avant 2017…

Stardust

Dissipons d’emblée un malentendu possible : Stardust n’est pas de la fantasy, mais un conte de fées. Dissipons ensuite un deuxième malentendu possible : ce livre n’est pas pour les enfants, bien qu’il s’adresse aux adultes qui ont su garder leur jardin secret de merveilles et de surprises et de terreurs (et que les éditions du Diable Vauvert viennent de le rééditer dans leur collection « Young Adult »).

Tristran pourrait mener une vie tranquille à Mur, son village de l’Angleterre du XIXe siècle. Deux petits détails vont toutefois bousculer ce quotidien. Primo, il est amoureux de Victoria, son amie d’enfance, et il lui jure sur un coup de tête, pour prouver son sentiment, de lui rapporter l’étoile filante qu’ils ont vue passer dans le ciel. Secundo, Mur se situe à la lisière de Féérie – une notion venue tout droit, comme d’autres aspects de ce conte, de Lud-en-brume, dû à Hope Mirrlees, enfin traduit en français chez Callidor, un roman de 1926, classique de la fantasy anglaise (chroniqué dans notre précédente livraison) qui constitue sans aucun doute l’une des clés de l’imaginaire de notre auteur, lequel a souvent avoué sa dette –, et c’est là que l’astre a chu. Une fois franchie la frontière, le pouvoir de localisation qu’il se découvre et l’aide d’un vagabond qui lui offre un moyen de transport magique permettent à Tristran de vite retrouver l’étoile, ou plutôt la belle jeune femme que celle-ci est devenue dans sa chute. Il le sait, Mur est loin désormais, mais il tient, ou il croit tenir, à sa Victoria : rien ni personne ne l’empêchera d’accomplir sa quête ! Une vieille sorcière et les princes survivants d’un royaume de montagne ont toutefois des visées différentes sur son étoile. Quant à l’amour vrai, il se niche parfois là où on ne l’attendait pas…

Le plaisir que procure ce roman tient pour bonne part à ses rebondissements, qu’il paraît préférable de taire, d’autant que son adaptation cinématographique, plutôt réussie – notamment pour son casting, ses deux jeunes héros en tête –, néglige ou remplace certains d’entre eux. Surtout, les ruptures de ton donnent au voyage, une tarte à la crème de la fantasy moderne, des aspects funambulesques fort réjouissants. Bien sûr, rien de tout cela n’est original en soi, sauf que c’est voulu : l’auteur mélange, malaxe, pétrit sa pâte d’images, de mythes, et, comme dans ses scénarios de BD, il fait œuvre de création avec ce qui pourrait ne se limiter qu’à une compilation (certes séduisante).

Stardust est du tissu dont les contes sont faits, mais il est quelque chose de plus, quelque chose d’aussi salubre qu’épatant : un réenchantement du récit, voire du monde.

« Sans nos histoires, nous sommes incomplets. » (Neil Gaiman, 2000)

Neverwhere

Malgré tout le reste, l’univers regorge de bonnes surprises. Neverwhere, deuxième roman de Neil Gaiman (mais premier en solo), traîne dans ma pile à lire depuis 1998, année de sa première édition française. Il lui aura fallu attendre près de vingt ans, et la mise en route de ce numéro spécial de Bifrost pour atterrir dans mes mains après avoir bravé moult déménagements et autres nettoyages de printemps qui furent souvent fatals à certains de ses collègues de papier. Honnêtement, son sort ne peut découler que d’une loi mystérieuse, secrète et impérieuse de sélection naturelle, digne de celle de Darwin, mais appliquée aux ressortissants des bibliothèques, du moins de la mienne.

« Jeune homme, dit-il. Comprenez bien ceci : il existe deux Londres. Il y a le Londres d’En Haut – c’est là que vous viviez – et il y a le Londres d’En Bas – le Sous-Sol – qu’habitent ceux qui sont tombés dans les interstices de ce monde. Vous en faites désormais partie. Bonne nuit. »

Neverwhere est littéralement bluffant. Avec une histoire dont le résumé pourrait presque tenir sur le rebord d’un dé à coudre, Neil Gaiman compose un roman qui en met plein les mirettes tout au long de ses 380 pages, qu’on ne voit franchement pas passer. Doit-on ce résultat au soin particulier apporté aux personnages tour à tour archétypes et modèles réalistes ? à la maîtrise de la narration et notamment des rebonds et autres « coups de théâtre », sans doute héritée de l’expérience acquise par l’auteur en tant que scénariste de comics, ces bandes dessinées qui descendent en ligne directe des feuilletons du XIXe siècle ? À la gouaille érudite d’un auteur qui sait habilement mixer des références très variées, raconter comme Dickens, imaginer comme Barker et causer comme un Audiard version angliche ?

« Bon, il a fallu une tétrachiée de fric… (il observa une pause pour laisser l’expression produire son effet – si Arnold Stockton estimait qu’il s’agissaitd’une tétrachiée de fric, alors, pas de doute, c’était une tétrachiée de fric) (…) »

Ou serait-il possible qu’on soit irrémédiablement séduit par cette formidable lettre d’amour ouverte qu’offre Neil Gaiman à la ville de Londres, cette magnifique cité où la modernité côtoie la tradition avec un bonheur inégalé ? Ceux qui ont déjà arpenté la capitale anglaise seront frappés par la justesse des descriptions de Gaiman. Les autres décideront de mettre des sous de côté pour se payer l’Eurostar. Car l’un des tours les plus saisissants du magicien Gaiman est de communiquer sa passion et son enthousiasme comme nul autre.

L’aventure, dont on tâchera de préserver la fraîcheur, tourne autour d’une jeune fille appelée Porte dont le don est d’ouvrir les portes même aux endroits où elles ne se trouvent pas. En toute logique, Neverwhere est une excellente porte pour découvrir l’univers de Neil Gaiman et y rester le temps de quelques volumes.

Signal/bruit

À Londres, un réalisateur âgé de cinquante ans se meurt du cancer. Il a eu la palme d’or à Cannes pour un de ses précédents films : L’Enfer d’Hauptmann (dont on apprend dans le chapitre 11, en lisant les détails de l’affiche, qu’il est basé sur une histoire originale de… Neil Gaiman). L’homme se meurt, d’autant plus vite qu’il refuse qu’on le soigne (il est condamné, mais une forme de guérison alternative, passant paradoxalement par la mort, reste possible). Il agonise, donc… et, en même temps, il parle avec ses amis, travaille sur son nouveau film situé en l’an 999. Un film sur la peur de l’an mil(le), l’espoir d’un renouveau, les quatre cavaliers de l’Apocalypse, le kali yuga, le pape Sylvestre II qui bénit le monde à l’ombre d’une horloge qui ne sera pas inventée avant le XIVe siècle (sans doute l’horloge devra-t-elle laisser la place… à qui, à quoi ?).

Signal/bruit est un roman graphique (d’abord paru en épisodes), datant de 1992. Avant, Dave McKean et Neil Gaiman avaient signé le très bon Violent Cases (1987) et relancé en 1988 le personnage de l’Orchidée Noire, pour une mini-série (un run, comme on dit dans le monde des comics) de trois épisodes. Ici, pas d’enfant victime de violence paternelle, pas de super-héroïne à la force surnaturelle et aux phéromones irrésistibles, mais une réflexion vertigineuse, un rien borgésienne, sur la création. Gaiman ne tombe jamais dans le cryptique, la facilité d’une narration opaque, préférant l’oblique, regarder son sujet de tous les côtés, du haut, du bas, depuis le passé, depuis l’avenir, de la chair à la pellicule, de la pellicule à la chair. Cette profondeur peu commune pour un roman graphique du début des années 90 est servie par une mise en page inventive, extrêmement convaincante (bien qu’hétérogène), avec des planches de seize cases impressionnantes, des pleines pages, du texte habillé, des jeux typos, etc. Une fois encore, rien de gratuit : l’image est au service du texte qui est au service de l’image, si bien que, tels la poule et l’œuf, il est difficile de trancher qui, de l’image ou du texte, est venu en premier.

Signal/bruit est un album que l’on conseille vivement, mais avec toutefois deux petites réserves qui concernent l’édition française. Le refus de traduire les textes de la partie « Wipe out » « pour des raisons graphiques et par respect pour l’œuvre originale » est difficilement compréhensible (il n’était pas si dur que ça de refaire les typos). Quant à la fabrication, elle est « légère », le dos de mon exemplaire (pourtant neuf) s’est cassé dès la première lecture. Cette œuvre (nettement moins underground qu’on semble généralement le croire) mériterait sans problème une belle édition cartonnée.

De bons présages

Quand paraît ce livre, Terry Pratchett est un auteur déjà célèbre, une dizaine de tomes des « Annales du Disque-Monde » a paru. Pour Neil Gaiman, en revanche, il s’agit d’une première. S’il a déjà livré les premiers épisodes de Sandman et de Black Orchid, il n’a encore jamais publié de roman. Les deux auteurs se connaissent depuis 1985, ils décident donc d’écrire ce livre à quatre mains, faisant progresser l’intrigue à travers de longues conversations téléphoniques et une palanquée de disquettes (oui, oui, nous sommes à la fin des années 80, et le livre ne saurait le renier, car il est très marqué dans son esthétique – sans qu’on y trouve à redire). Pratchett a affirmé par la suite en avoir rédigé environ les deux tiers, et ce pour plusieurs raisons : la nécessité d’un seul responsable donnant l’unité de ton au roman, et le fait que Gaiman était par ailleurs très occupé par Sandman. Pour sa part, Gaiman indique qu’à la base, Pratchett a sans doute écrit plus de choses que lui, mais vu le nombre de fois où les textes ont été échangés, modifiés, complétés par l’un ou l’autre, il était ardu de dire à la fin qui avait écrit quoi. On ne saurait lui donner tort : à la lecture, il apparaît difficile de discerner les apports de chacun. Disons que le livre ressemble plus à du Pratchett parce qu’il est ouvertement humoristique, et que c’est un terrain de jeu plus habituel pour l’auteur des « Annales du Disque-Monde » que pour Gaiman.

Un ange, Aziraphale, qui gardait le Jardin d’Eden, et Rampa (Crowley, en VO), un démon qui dans sa précédente incarnation fut le serpent à l’origine de la tentation d’Ève, sont à présent parmi nous, et exercent la digne fonction de représentants du Bien et du Mal sur Terre. Quand, soudain, la nouvelle tombe : est venu le temps de l’Antéchrist, porteur de la Malédiction qui s’abattra sur le monde, le poussant à sa perte. Plus enclins à défendre leur intérêt personnel, qui leur dicte de ne rien changer, qu’à défendre les intérêts de leurs camps respectifs, l’un et l’autre vont tomber d’accord pour embrouiller la situation et procéder à l’échange du bébé Antéchrist avec un bébé normal. Quelques années plus tard, l’Antéchrist s’appelle ainsi Adam Young. Il a onze ans et mène une existence tout à fait ordinaire d’enfant britannique, même s’il utilise ses pouvoirs pour façonner le monde tel qu’il le conçoit, sans même s’en apercevoir. Ailleurs, Anathème Bidule tente de décrypter les prophéties d’Agnès Barge, son ancêtre d’il y a plusieurs siècles, une sorcière dont les prédictions étaient tellement obscures que depuis, ses descendants n’ont eu de cesse de les révéler. Le jour où Anathème rencontre Newton Pulsifer, un authentique chasseur de sorcières, elle va brusquement progresser dans sa compréhension des prophéties, qui se révéleront redoutablement visionnaires…

Ce résumé ne donne qu’une maigre idée de l’intrigue concoctée par les joyeux lurons. Des clins d’œil à foison : le titre anglais, Good Omens, fait ouvertement référence à The Omen (La Malédiction), de Richard Donner, mais on y trouve aussi des mentions de L’Exorciste et d’autres romans ou films apocalyptiques ; l’un des personnages les plus emblématiques de Pratchett y fait une apparition remarquée. Une intrigue éclatée qui vous emmène de droite à gauche, a priori de manière aléatoire, mais qui réussit toujours à retomber sur ses pieds, tout en ne vous laissant aucun moment de répit pour réfléchir à la cohérence globale de l’ensemble. Des personnages tous plus barrés les uns que les autres. Et des notes de bas de page qui prolongent l’humour omniprésent, pour ceux qui en redemanderaient. Il faut dire que Gaiman et Pratchett ont mis la barre haut : pas une scène qui ne soit détournée ou parodique, pas un protagoniste qui ne soit barge, pas une réplique qui ne fasse mouche… Certains trouveront peut-être cet amoncellement indigeste, mais gageons que l’immense majorité des lecteurs saura apprécier ces Bons présages pour ce qu’ils sont : un roman fun, écrit par deux auteurs en pleine fusion créatrice ; une œuvre d’une grande fraîcheur et d’une jubilation de tous les instants.

Les Enfants de Peakwood

Au rayon premier roman d’un illustre inconnu, penchons-nous sur le cas de Rod Marty. Publié donc par les éditions Scrinéo, l’auteur parisien se lance dans un genre qui se fait rare : le fantastique. L’action se passe dans une petite ville américaine du Montana, la fameuse Peakwood du titre, et parle d’un lugubre accident de bus scolaire qui aurait coûté la vie à plusieurs enfants et quelques adultes. Heureusement, le docteur Littlefeather n’est autre que le descendant d’un shaman indien local. Devant l’horreur de la situation, il décide de pratiquer un rituel pour ramener les victimes du drame à la vie et déjouer la mort. Le problème, c’est que la mort en question va rapidement venir reprendre ce qui lui appartient – et le lecteur de suivre les péripéties des habitants de Peakwood confrontés à d’étranges évènements (l’apparition spontanée de cicatrices et de blessures, le comportement violent de certaines personnes, ou encore la mystérieuse propagande qui envahit la ville…).

Rod Marty déroule une intrigue qui met bien trop longtemps à démarrer et prouve d’emblée sa désagréable tendance à tirer à la ligne. Des travers pour partie, toutefois, compensés par des personnages attachants. On se surprend, en définitive, à suivre sans déplaisir les différents acteurs de cette histoire fantastique, et le bouquin se transforme bientôt, de manière presque inattendue, en une espèce de page-turner que l’on avale somme toute assez vite malgré ses quelques 380 pages. Au sein d’une intrigue qui finit par décoller après les deux premiers chapitres, et d’une ambiance de mystère qui vire à l’horreur, Rod Marty parvient à recycler certains poncifs avec plus ou moins de bonheur, notamment une pseudo séance d’exorcisme saupoudrée de saveurs indiennes. Pris comme un divertissement pur et simple, Les Enfants de Peakwood joue son rôle et promet quelques belles heures à son lecteur. Point barre : on se gardera d’attendre quoi que ce soit d’autre de ce premier roman. Outre sa propension à rallonger la sauce, Rod Marty ne développe aucune thématique originale, se bornant, en définitive, à dresser une galerie de personnages attachants, on l’a dit, mais in fine caricaturaux. On peut d’ailleurs s’amuser à retrouver tous les poncifs d’une bonne série B à l’américaine : de l’homme qui renie ses origines mais finit par les embrasser à la pom-pom girl pas si stupide en passant par le parfait salaud battu par son non moins salaud de père ; un côté déjà-vu mais efficace qui résume à lui seul les qualités et défauts du bouquin. Si Rod Marty arrive à accélérer les choses tout en jouant avec son atmosphère, il montre aussi ses limites dans un style utilitaire dénué de caractère. Ce qui explique sans doute que le roman échoue à jamais sortir de son cadre de gentil divertissement et de melting-pot d’influences littéraires et cinématographiques. Sans être mauvais, Les Enfants de Peakwood n’arrive tout simplement pas à trouver de vraies thématiques fortes et à sortir de poncifs vus et revus des dizaines de fois ailleurs, et en bien mieux. Que ce soit du côté du deuil ou celui de la responsabilité, ce récit ne fait qu’enfoncer des portes ouvertes sans jamais surprendre. Les amateurs de récits fantastiques apprécieront sans doute, histoire de se délasser, les autres passeront leur tour.

Aux origines du rassemblement

Dans sa critique du premier tome de l’intégrale du « cycle de Lanmeur », Pierre-Paul Durastanti qualifiait l’auteur dudit cycle de « l’un des secrets les mieux gardés de la SF française. » (in Bifrost n° 65) Quatre ans plus tard, espérons que les choses ont changé pour Christian Léourier. Ce printemps 2016 voit la parution d’un roman de littérature blanche, Dur silence de la neige, chez les Moutons électriques, et d’un space opera, Sitrinjêta, aux éditions Critic. Un retour aux affaires bienvenu précédé, voici quelques mois, par la publication du quatrième volume de l’intégrale de « Lanmeur » – un quatrième volume entièrement inédit.

Le « cycle de Lanmeur », ce sont neuf romans dont certaines thématiques ne sont pas sans évoquer le « cycle de l’Ekumen » d’Ursula K. Le Guin – mais Léourier a sa propre voix. Situés dans un lointain futur indéterminé, ils s’articulent autour de la planète Lanmeur et de sa politique de Rassemblement : réunir au sein d’une même communauté les différentes humanités éparpillées sur différents mondes. Une idéologie du Rassemblement qui n’est peut-être pas aussi pure et désintéressée que Lanmeur voudrait bien le faire croire…

« Il entrait dans ma destinée de courir les chemins du monde, afin de rassembler ce qui était dispersé. »

La Terre de Promesse apportant une forme de dénouement au cycle, Christian Léourier s’est tourné vers le passé de la planète Lanmeur, afin de s’interroger sur ce qui a fondé sa politique de réunion panhumaine. D’où le titre du quatrième opus de cette intégrale, Aux Origines du Rassemblement, qui contient deux romans, Le Procès de Gwidlon et Le Testament d’Erwan, enchâssés au sein d’une nouvelle en trois parties, « La Mission de Mered Gadelinne ». Une structure particulière, qui se retrouve dans Le Procès de Gwidlon : ce premier roman alterne deux lignes narratives, l’une centrée sur le maître-scribe Gwidlon, dans l’attente de son jugement pour hérésie, l’autre sur les fragments de textes retraçant l’épopée de Thor. Rien à voir avec le dieu scandinave, il s’agit là d’un homme, exilé puis conquérant, qui, dans les temps anciens, a rassemblé le continent unique de Lanmeur sous une même autorité. Mais son message a été dévoyé, et Gwidlon espère rétablir la vérité au cours de son procès. Le roman touche à l’essence du mythe en présentant les différents textes fondateurs, parfois contradictoires, jamais entièrement fiables. L’occasion de questionner le rapport entre la foi et l’interprétation des écritures sacrées, sur fond d’épopée. Le Testament d’Erwan, sous une forme romanesque plus classique, raconte le parcours d’un autre scribe, des décennies après le procès de Gwidlon, afin de poursuivre l’œuvre unificatrice de Thor. Sur le continent unique de Lanmeur désormais règnent trois souveraines, et les luttes intestines entre patriciens, scribes et clercs minent la cohésion. Établir l’unité, voilà la mission d’Erwan. Guerrier malgré lui, le scribe va user tantôt de la force, tantôt de la rouerie, pour arriver à ses fins, qu’importent les moyens.

En définitive plus proche de la fantasy ou du roman historique que de la SF, Aux Origines du Rassemblement pourra surprendre, tant Léourier y déjoue les attentes. Bien que par endroit aride, voire longuet, Le Procès de Gwidlon est sans conteste le plus ambitieux des deux romans de l’intégrale (voire du cycle dans son entièreté), où notre auteur fait montre de toute sa maestria stylistique. Brillant. Le Testament d’Erwan, plus simple dans la forme, mais nullement simpliste dans le fond, semble pâlir en comparaison mais, plein de bruit et de fureur, emporte l’adhésion en fin de compte. À l’instar des précédents romans du cycle, Christian Léourier s’interroge avec intelligence sur ce qui fait les fondements d’une société. Une nouvelle pierre au « cycle de Lanmeur », monument de la SF francophone, pas moins indispensable que les précédentes.

Horrorstör

Qui, errant sans but dans les rangées d’un magasin Ikea, n’a jamais ressenti un sentiment de vacuité proche de l’horreur ? Pour Amy, l’horreur consiste à pointer tous les matins à l’Orsk de Cleveland, Ohio. Orsk, c’est un magasin de mobilier scandinave, copie carbone et concurrent direct d’Ikea. Et il y a quelque chose de pourri à l’Orsk de Cleveland : à chaque ouverture, on trouve des meubles souillés et des graffitis énigmatiques. Du vandalisme ? Des clients mécontents ? Pourtant, les caméras de surveillance n’enregistrent rien de particulier. Afin d’en avoir le cœur net, Basil, le gérant dévoué de la succursale, débauche Amy ainsi que Ruth Ann, l’employée modèle : le trio va passer une nuit dans le magasin. Bientôt, les voilà épaulés par deux autres employés, qui veulent tenter leur chance dans le domaine du reportage paranormal. Le fait que le magasin soit bâti sur les ruines d’une ancienne prison, un panoptique administré d’une main de fer par un gardien fou au XIXe siècle, aurait-il un lien avec les récentes déprédations ?

Sur la forme, Horrorstör est un sans-faute. La couverture et ses rabats pastichent joliment les codes d’un catalogue Ikea, avec une myriade de détournements qui se nichent dans les détails. Chaque chapitre du roman est introduit par la description d’un objet – du meuble au plus petit accessoire. Plus le récit avance, plus les objets en question deviennent menaçants, anachroniques, avec une ergonomie… particulière. Qu’on en juge : « Un pas lent et assuré ainsi qu’une posture bien droite sont fortement recommandés quand vous portez le masque à pointes de fer. “Jodlöpp” donnera à votre tête le poids nécessaire pour qu’elle reste courbée en signe de soumission permanente. Il est également muni d’une clochette qui ne manquera pas de prévenir votre entourage de votre présence. » Et l’aliénation ressentie par Amy dans Orsk est-elle plus horrible que celle des prisonniers du panoptique ? Sur le fond, Horrorstör nous offre des pistes de réflexions sur le travail – mot qui, comme on le sait, provient étymologiquement de tripalium, instrument de torture – sous la forme d’un roman d’horreur assez banal. Le lecteur ou spectateur de films d’épouvante se retrouvera en un terrain un peu trop balisé – à l’image d’un Ikea que l’on parcourt trop fréquemment. En effet, côté frisson, il faudra repasser, c’est à craindre : le trouillomètre reste assez plat, la faute à des personnages anodins et une intrigue sans surprise. L’intérêt réside davantage dans la description peu glamour du quotidien dans un Ikea — pardon, de ce genre de point de vente. Et dans le feuilletage du livre, décidément un bel objet. Espérons que Grady Hendrix alliera mieux fond et forme la prochaine fois.

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