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La Terre bleue de nos souvenirs

Le premier tome de la trilogie « Les Enfants de Poséidon » fait l’effet d’une madeleine de Proust. Du genre à briser une étagère avec ses cinq cents pages bien tassées. La Terre bleue de nos souvenirs réveille en effet une ribambelle de réminiscences relevant d’une science-fiction progressiste, un brin naïve, tournée vers l’exploration des étoiles, découverte de civilisation extraterrestre comprise. De quoi faire retomber illico le quadragénaire à l’époque de l’âge d’or, quatorze ans en gros… Encore faut-il supporter plus d’une centaine de pages au rythme mollasson. Passé ce cap ennuyeux, Alastair Reynolds nous convie à un périple à travers le système solaire, de la Terre à la ceinture de Kuiper, via la Lune, Phobos et Mars. Un jeu de piste pendant lequel se dévoile la géopolitique du XXIIe siècle et des secrets de famille.

Ayant surmonté les périls qui la menacent, bouleversement du climat, guerres des ressources et mouvements migratoires chaotiques, bref, après avoir conjuré son penchant pour l’autodestruction, l’humanité se développe désormais paisiblement sous l’égide du Mécanisme, un Big Brother débonnaire, du genre à prescrire une séance de psy après avoir dispensé sa fessée au contrevenant. Si le caractère potentiellement oppressif du système ouvre un boulevard à d’éventuels développements romanesques, il ne figure pas au rang des préoccupations de l’auteur britannique qui préfère l’évacuer au profit de sa marotte : l’exploration spatiale. La criminalité et la violence étant ravalées au rang de comportements en voie de disparition, les Etats se sont dilués dans une sorte de gouvernance mondiale terrestre et aquatique. Existent-ils encore ? On ne sait pas. Tout au plus apprend-on que l’Afrique, l’Inde et la Chine sont désormais à l’avant-garde et que transhumanisme et panspermie figurent parmi les options d’évolution défendues par une frange non négligeable de l’humanité. Dans ce monde hyperconnecté, où il est possible de projeter son esprit dans un avatar mécanique, mais où on se méfie des intelligences artificielles, les ressources de l’espace proche irriguent une économie dominée par les transnationales comme celle de la famille Akinya. La mort d’Eunice, l’aïeule de la famille, fait resurgir des secrets que ses héritiers avaient choisi d’ignorer depuis la réclusion volontaire de leur grand-mère sur une station spatiale isolée. Elle fournit l’argument de départ au présent volume.

Comme Stephen Baxter, Alastair Reynolds est convaincu que l’avenir de l’humanité passe par l’espace. Cette conviction sous-tend l’ensemble de La Terre bleue de nos souvenirs, où l’auteur recycle les thématiques classiques du genre. Car on a bien l’impression qu’il écrit l’œil dans le rétroviseur, tant les images évoquées suscitent comme un air de déjà-vu. En dépit de quelques moments forts, on pense notamment au passage dans l’Evolvarium martien, l’intrigue traîne en longueur sans que rien ne vienne la relancer, ni les caractères falots — une belle galerie de têtes à claques, pour parler poliment —, ni les ressorts émoussés d’une science-fiction à l’ancienne, ni enfin les péripéties d’une histoire finalement très convenue et prévisible.

Aussi, en l’attente du deuxième volet de la trilogie intitulé On the Steel Breeze, réservons notre jugement, même si Alastair Reynolds semble se contenter ici d’une science-fiction au premier degré, sans aucune prise de risque. Une science-fiction où l’imagination se révèle percluse de nostalgie.

Echopraxie

Daniel Brück est un « souche ». Autrement dit, un fossile sur une planète où l’Homo sapiens s’éteint peu à peu au profit d’une posthumanité génétiquement et technologiquement améliorée. Vivant à l’écart du monde, il collecte des échantillons de vie sauvage dans le désert de l’Oregon, pour oublier sa responsabilité indirecte dans une catastrophe médicale majeure. Une tâche aussi vaine qu’inutile au sein d’une écologie où ne subsiste pas un seul brin d’ADN indemne de toute pollution génétique. De manière fortuite, il se retrouve plongé au milieu d’un conflit entre une vampire et des moines ayant recâblé leur cerveau pour atteindre, par la transe mystique et l’interconnexion, un niveau supérieur de connaissance. Le voilà embarqué dans un long voyage vers Icare, la station solaire pourvoyeuse d’énergie, en compagnie d’un pilote obsédé par la vengeance, un militaire en deuil et une ribambelle de monstres, humains zombifiés, esprit de ruche et vampire, à la rencontre d’une entité extraterrestre qui pourrait bien constituer la menace ultime pour l’humanité.

Echopraxie renoue avec l’univers de Vision aveugle. Quinze années après l’expédition du Thésée, Peter Watts reprend les mêmes recettes pour broder un huis clos paranoïaque, entrelardé de spéculations vertigineuses, exposées parfois de manière trop didactique. Et, une nouvelle fois, le résultat se montre époustouflant, même si l’écriture aride ne facilite pas l’accès à ce futur étrange et complexe. L’auteur canadien pousse au renversement des paradigmes. Il passe les concepts d’identité, de conscience, d’intelligence à la moulinette des neurosciences, multipliant les hypothèses et les théories hardies. Sous sa plume, le libre-arbitre devient une illusion, Dieu un virus et l’univers une simulation livrée à elle-même. Ses nombreuses spéculations fournissent matière à réflexion et discussion, enrichissant l’esprit d’idées et d’images stimulantes.

Mais, si le futur de Peter Watts se montre fertile en théories ébouriffantes, il n’a cependant pas l’apparence d’une douce utopie. C’est un monde malade, en phase terminale, en proie à un chaos total où la science n’est finalement qu’une forme de foi plus efficace, et où le salut de l’humain passe par une nécessaire adaptation, quitte à abandonner sa façon de penser.

Ardu, fascinant, intelligent, Echopraxie se conquiert de haute lutte, parfois au détriment du simple plaisir de lecture. Mais l’effort en vaut la chandelle. Assurément.

Le Démon de l’île solitaire

Traduit pour la première fois dans nos contrées, Le Démon de l’île solitaire vient étoffer la bibliographie d’Edogawa Ranpo, jusque-là exclusivement disponible aux éditions Picquier (louées soient-elles), si l’on fait abstraction de quelques adaptations en bande dessinée. Né en 1894 et mort en 1965, le bonhomme n’usurpe pas sa réputation de père du roman policier japonais, genre qu’il a contribué à populariser dans son pays. Comme l’homophonie de son pseudonyme le révèle, Edogawa Ranpo a lu et apprécié Edgar Allan Poe. De manière générale, il semble avoir aussi beaucoup lu des auteurs tels que Gaston Leroux, Maurice Leblanc ou Conan Doyle, auxquels il emprunte la manière, le récit court et le feuilleton, et les thématiques criminelles teintées d’un fantastique volontiers macabre. Ce goût pour le mauvais genre et le frisson se retrouve aisément dans une grande partie de son œuvre. Cependant, s’il ne cache pas la source de son inspiration, acquittant son tribut aux maîtres occidentaux du suspense, l’auteur japonais ne se contente pas de les imiter. Il confère à ses histoires une dimension transgressive indéniable, mettant en scène les zones d’ombre de la psyché humaine dans ses manifestations les plus monstrueuses. Père du mouvement « ero guro nansensu » combinant l’érotisme à des éléments grotesques, son œuvre a inspiré une postérité inventive. On pense ici notamment au mangaka Suehiro Maruo qui, après avoir signé plusieurs adaptations des textes de Ranpo, prête son crayon pour illustrer la couverture du présent roman.

Avec Le Démon de l’île solitaire, Edogawa Ranpo dévoile des trésors de perversité. Confession d’un homme amené à raconter l’expérience abominable vécue dans sa jeunesse, le récit débute sous les auspices du roman à énigme. Dans la plus pure tradition du récit d’enquête, Minoura, le narrateur, prend ainsi un luxe de précaution pour exposer sa version d’une histoire puisant son origine dans deux crimes inexplicables, l’un commis en chambre close et l’autre sur une plage bondée. Si le récit s’apparente au départ à une enquête frappée par le deuil, il ne tarde pas à prendre les chemins de traverse du fantastique. Minoura reçoit en effet le soutien d’un ami, médecin homosexuel pratiquant la vivisection durant ses heures perdues, avec lequel il a entretenu des relations pour le moins ambiguës durant ses études. Le roman prend alors la tournure d’un récit macabre, peuplé de freaks et hanté par un mal indicible, où l’angoisse se teinte d’érotisme et d’une touche de sadisme. Avec habileté, Edogawa Ranpo fait monter la tension sans jamais verser dans le ridicule. Il distille les informations, tissant une toile habile dans laquelle le lecteur se laisse prendre, non sans une certaine jubilation. Et si le style peut paraître un tantinet désuet, il n’atténue en rien le caractère vénéneux de l’atmosphère et la répulsion provoquée par une galerie de personnages dignes de figurer à l’affiche d’un carnaval de l’horreur.

Bref, quatre-vingt-cinq ans après sa parution Le Démon de l’île solitaire n’a rien perdu de son caractère malsain et de sa puissance d’évocation. Remercions encore une fois les nouvelles éditions Wombat de cette découverte, et précipitons-nous sur le reste de l’œuvre d’Edogawa Ranpo ; d’autres perles noires nous y attendent.

Une pluie sans fin

Impossible de commencer cette chronique sans dire aux lecteurs potentiels un mot de la quatrième de couv’. Mad Max 2 ? Je ne comprends pas cette référence (ou je ne la comprends que trop, hélas). La Route ? Pourquoi pas. Mais l’écriture n’a rien à voir, a fortiori pour moi qui ai détesté le laconisme de McCarthy. Reste Faulkner et sa southern-lit. Là oui. Sûrement.

Futur proche. USA, précisément la Gulf Coast. Le changement climatique a fait de tout le sud de l’Amérique une zone de passage d’ouragans de plus en plus violents et rapprochés. Lassé de perdre un combat sans fin contre les eaux, le gouvernement fédéral a décidé d’évacuer les Etats du Sud, largement inondés, puis de tracer une Limite en dessous de laquelle il n’exerce plus aucune autorité. Des millions sont partis vers une vie de réfugiés dans le nord du pays, les plus chanceux y ont de la famille. Restent quelque illuminés, losers, aventuriers, menant une vie difficile et souvent courte en fouillant dans les ruines pour tenter de survivre. Cohen, seul contre toute raison dans la maison qui aurait dû abriter une vie heureuse avec sa défunte femme et leur fille à naitre, est de ceux-là. Bloqué en pleine névrose. Une rencontre douloureuse avec une « communauté » organisée autour d’un fou violent qui se prend pour Noé va l’obliger à sortir de sa torpeur. Il conduira alors, en Moïse post-apocalyptique et fortuit, un petit groupe de survivants vers la Terre Promise d’au-delà de la Limite. Un Exode pénible et dangereux au cours duquel il retrouvera une part de son humanité.

La littérature post-apo’ a le vent en poupe aujourd’hui. Au vu du réchauffement à venir, difficile de ne pas le comprendre. Dans ce qui est devenu un genre à part entière où le meilleur côtoie souvent le pire, Une pluie sans fin apparaît comme une très bonne surprise. Farris Smith décrit fort bien les lentes pérégrinations de Cohen et des siens, odyssée qui s’apparente à un chemin de croix moderne dans ce monde inondé et ruiné qui était, il n’y a pas si longtemps, le nôtre. Il construit finement des personnages dont le passé et les épreuves fondent la richesse, en équilibre instable entre ce qui fut (perdu pour l’essentiel), ce qui est, et ce qui sera peut-être. Il le fait en usant d’une écriture riche et complexe, qui suggère avant de décrire, saute sans transition d’une scène dialogique à l’autre, et utilise souvent des techniques proches du « courant de conscience ».

Une pluie sans fin est un premier roman dur, riche, très écrit, souvent hypnotique, éminemment recommandable.

La Montagne sans nom

La maison d’édition indépendante Le Passager Clandestin est une toute petite maison radicale, engagée et militante contre une certaine forme insatisfaisante du monde. Au milieu des non fictions, on y trouve la collection « Dyschroniques », qui remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF. Nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques, ces dix-huit textes à ce jour livrent la perception du monde qu’avaient ces auteurs d’un temps aujourd’hui révolu. Et si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF.

On notera que chaque ouvrage a fait l’objet d’un joli travail d’édition, chaque texte étant suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. Une bien jolie collection, donc.

Commençons par la courte nouvelle de Robert Sheckley, La Montagne sans nom. On y voit une équipe de « travaux publics » chargée de remodeler une planète pour la rendre confortable à coloniser — sur Terre, on dirait « viabiliser une parcelle ». Mais les indigènes, dont il est clair qu’ils devront dégager, posent problème. Et pas seulement les indigènes, hélas pour la multi planétaire exploitante. Petit texte très (trop ?) classique dans la forme, abordant autant la question de la colonisation étrangère que celle, interne aux USA, dont les amérindiens firent les frais, il pose aussi de premières interrogations environnementales, et questionne la certitude occidentale d’une Création donnée par Dieu à l’Homme pour en user à sa guise. Le traitement, du fait de la brièveté et de la prévisibilité du texte, est néanmoins anecdotique. J’arrête ici pour ne pas écrire une chronique plus longue que la nouvelle.

Première publication de La Montagne sans nom aux USA en 1955.

Faute de temps

La maison d’édition indépendante Le Passager Clandestin est une toute petite maison radicale, engagée et militante contre une certaine forme insatisfaisante du monde. Au milieu des non fictions, on y trouve la collection « Dyschroniques », qui remet à l’honneur des textes anciens de grands noms de la SF. Nouvelles ou novellas posant en leur temps les questions environnementales, politiques, sociales, ou économiques, ces dix-huit textes à ce jour livrent la perception du monde qu’avaient ces auteurs d’un temps aujourd’hui révolu. Et si certaines questions semblent moins d’actualité, d’autres, en revanche, sont devenues brûlantes et illustrent, hélas, la pertinence des craintes exprimées par les auteurs de SF.

On notera que chaque ouvrage a fait l’objet d’un joli travail d’édition, chaque texte étant suivi d’une biographie/bibliographie de l’auteur, d’un bref historique des parutions VO/VF, d’éléments de contexte, ainsi que de suggestions de lectures ou visionnages connexes. Une bien jolie collection, donc.

Faute de temps est une novella de Brunner, qui s’illustrera ensuite en écrivant le sidérant Tous à Zanzibar, point de départ de la « Tétralogie noire ». Faute de temps se passe ici et maintenant. Alors qu’assailli de terrifiants cauchemars récurrents, le docteur Harrow tente de dormir, un coup de sonnette aussi nocturne qu’inopportun fait entrer dans sa vie un SDF bien singulier. Mutique, presque nu, l’homme semble porteur d’une maladie très rare dont, surprenante coïncidence, le fils d’Harrow est mort récemment. Seuls effets personnels, un couteau ébréché et un os de phalange. Transporté à l’hôpital où Harrow exerce, le SDF à l’identité inconnue constitue un mystère qui ne fait que s’épaissir au fur et à mesure des investigations le concernant. Qui est cet homme ? D’où vient-il ? Comment peut-il être atteint d’une maladie très rare qui tue ceux qui en souffrent bien avant l’âge adulte ? Et quelle est cette étrange langue qui semble être la sienne ? Ces questions vont tourner en boucle dans l’esprit fragile d’Harrow, jusqu’à en occuper la totalité. Au fil son enquête, de faits étranges en liens peu cohérents, Harrow comprend et doit admettre l’incroyable vérité ; Holmes ne disait-il pas : « lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité » ? Cette vérité (non, ce n’est pas un alien), si incroyable que personne n’en voudra, poussera Harrow aux portes de la folie, et les lui fera clairement franchir aux yeux de son entourage. Lanceur d’alerte qu’on n’écoute pas, Harrow est, cinq ans avant Les Envahisseurs, un tragique David Vincent. La surdité volontaire de l’humanité est aussi coriace que navrante.

Vraiment intrigant, assez long pour assurer une montée dramatique, logiquement cohérent, le texte plonge au cœur de l’obsession de Max Harrow et déroute assez le lecteur pour la lui faire partager. Il aurait fait un excellent épisode de The Twilight Zone, il en a le format et la saveur (mais, voir dessous). Je n’en dis pas plus pour ne pas spoiler l’histoire et je conseille vivement à d’éventuels lecteurs d’en apprendre le moins possible sur Faute de temps avant de le commencer.

Première publication de Faute de temps en 1963, et adaptation télé par la BBC en 1965, série Out of the Unknown S01E10.

Les Veilleurs

Le titre original de cet ouvrage, The Best of Connie Willis, est on ne peut plus clair, et ça ne mégotte pas : les neuf nouvelles qui le composent (initialement publiées entre 1982 et 2007) ont toutes été primées. Hugo, Nebula, Locus comme s’il en pleuvait. C’est dire la valeur sûre que représente l’ensemble — quand bien même, en ces temps troublés, ces récompenses ne possèdent peut-être plus l’aura d’antan —, qui offre qui plus est une vue assez large du talent considérable de cette auteure peu prolifique, mais ô combien efficace.

Commençons donc par le récit qui donne pour partie son titre au recueil : « Les Veilleurs du feu ». Cette histoire de voyage temporel est à l’origine des deux grands romans de 2010, parus par ici chez Bragelonne en 2012 et 2013, Black-Out et All Clear et désormais disponibles en poche chez J’ai Lu. Dans ce texte, les historiens peuvent voyager dans le temps pour se confronter, en principe, à leur période de prédilection. C’est ainsi que le narrateur se retrouve plongé en plein Blitz, à Londres, avec les défenseurs de Saint-Paul. Or, il le sait, cet édifice sera détruit par les bombardements… Ecrit sous forme de journal, ce texte est sans appel : Connie Willis excelle à peindre les sentiments de ses personnages, et semble rien moins qu’habitée par son sujet tant elle restitue avec minutie le contexte historique dans lequel s’inscrit son récit. Des qualités d’empathie et de précision qui traversent l’ensemble des nouvelles ici proposées. « Les Vents de Marble Arch » est à ce titre exemplaire. Avec encore le Blitz en guise de toile de fond, pour cette évocation douce-amère des traces laissées par le passé dans notre vie quotidienne à travers le souffle du métro londonien — une histoire tout en touches subtiles.

Comme tout bon auteur de SF, Connie Willis dépeint souvent l’avenir pour interroger le présent. Regard nostalgique dans « Le Dernier des Winnebago » : par un parallèle surprenant, Willis peint un monde où les chiens ont disparu, suite à une épidémie, tout comme les camping-cars, interdits dans la plupart des Etats américains. « Même Sa Majesté », nouvelle pleine d’humour, se moque gentiment des modes de retour à la nature et aux bienfaits de l’ancien temps (ici, la « joie » d’avoir à nouveau ses règles alors qu’un médicament est parvenu à les supprimer, avec les douleurs et embarras afférents) et questionne avec finesse l’influence de la société sur la condition féminine.

Car dérision et légèreté figurent aussi dans l’éventail des talents de Connie Willis. « Tous assis par terre » raconte l’« invasion » de la Terre par des extraterrestres silencieux et boudeurs. Loin des Independence Day et autres attaques massives de notre pauvre planète, cette nouvelle observe avec détachement les comportements caricaturaux de certains êtres humains, à commencer par les extrémistes religieux. « Au Rialto » n’épargne pas la manie des conventions scientifiques et autres réunions de pairs dont les Etats-Unis sont le théâtre permanent. Humour toujours avec « Infiltration », enquête rondement menée sur les arnaques des faux médiums, où le réel côtoie le fantastique. Une frontière, celle du surnaturel, que Connie Willis n’hésite pas à franchir dans « Morts sur le Nil », incursion réussie au royaume des morts.

On l’aura compris, Les Veilleurs constitue une entrée idéale dans l’univers de Connie Willis, plus accessible, peut-être, que les longs (mais réussis) Black-Out et All Clear. D’autant que les textes qui accompagnent chaque nouvelle sont éclairants et offrent l’image d’un écrivain réfléchi, lucide sur son travail et l’influence de ses « maîtres » (Heinlein, Haldeman, Silverberg), engagée dans la vie publique. Enfin, en guise de bonus, l’éditeur nous offre trois discours, prononcés (ou non), une autre facette de l’auteure du Grand Livre distinguée par le Science Fiction Hall of Fame. Une réussite, assurément, dont on ne pourra faire l’économie.

Origines

Vous qui n’avez lu aucun des deux premiers volumes de « QuanTika », passez votre chemin. Ou sautez quelques lignes pour ne pas trop déflorer le sujet. Car Origines commence exactement là où L’Ouvreur des chemins nous avait laissés : quelques personnages avaient réussi à échapper à la Milice et au cataclysme menaçant Gemma en fonçant vers le Grand Arc, cet artefact resté mystérieux et inexpugnable jusqu’ici. On les retrouve à l’intérieur, dans un monde aux antipodes de la planète de glace. La chaleur y règne en maîtresse, à laquelle s’ajoute une gravité plus importante. Nos aventuriers involontaires vont éprouver bien des difficultés dans l’exploration de ce lieu tant convoité. D’autant que les inimitiés, voire les haines, parcourant le groupe iront s’exacerbant. Et pour couronner le tout, les explorateurs vont se retrouver séparés, seuls ou par deux ou trois face aux dangers du Grand Arc et à ceux, plus grands encore, de l’étape suivante : Timkhâ, le monde de Tokalinan.

Dans Origines, les questions posées par les tomes précédents vont enfin trouver des réponses. Nous allons enfin pénétrer ce vaisseau gigantesque et découvrir la raison de sa présence autour de Gemma. Même si, pour tout savoir, il faudra patienter deux longues parties (le roman est divisé en trois, de taille plus ou moins égales). C’est là le défaut principal d’Origines. Les dangers affrontés par Maya, Stanislas, Kya, Haziel, Ambre et les autres sont un peu répétitifs. Et le monde évoqué n’est pas d’une grande originalité : de grosses bêbêtes aux multiples pattes et grandes dents ; une nature hostile, surtout pour des personnes habituées à un monde de glace, mais pas si étonnante que cela pour nous. On patiente donc en rongeant son frein. Mais il faut tenir. Le jeu en vaut la chandelle, car le final est réussi : accélération des péripéties, affrontements entre les rivaux éternels, exacerbation des sentiments. Tout y est pour nous satisfaire (et nous faire regretter d’autant les errements précédents).

Si le thème de l’artefact, objet de toutes les convoitises, ne peut que faire penser à L’Anneau-monde de Larry Niven, ou au plus réussi Rendez-vous avec Rama d’Arthur C. Clarke, Laurence Suhner a choisi une toute autre direction. Le cœur des enjeux demeure bien évidemment les mystères renfermés par le Grand Arc. Mais pour l’auteure, ce n’est qu’un moyen supplémentaire d’amener ses personnages, et avec eux les lecteurs, vers la résolution finale. Et aussi, surtout, souder davantage encore le couple Ambre/Tokalinan. Ces deux êtres issus de races différentes constituent bel et bien le centre de la trilogie, portent véritablement, par l’alchimie qui les lie, par leurs tentatives de communication et de compréhension l’un de l’autre, l’œuvre toute entière et l’ensemble de son univers. Les autres personnages gravitent autour d’eux, plus ou moins présents, plus ou moins forts, plus ou moins émouvants. Mais ils apportent avant tout un peu de légèreté, un souffle bienvenu, tant la tension du lien entre Ambre et Tokalinan est forte et exigeante pour le lecteur.

Ultime tome de la trilogie, Origines, en dépit de quelques longueurs, termine en beauté ce qui constitue un bel objet de SF en langue française. Le mysticisme y côtoie la hard science, l’envoûtement de la musique accompagne l’exotisme des Timkhans. Aussi ne boudons pas notre plaisir. Un voyage d’une telle force à travers les mondes, au plus profond des passions humaines et extra-humaines, ne se refuse pas. Et si vous n’êtes pas convaincu, écoutez donc Christopher Priest (tout de même !) qui en signe la préface : « Ce n’est pas seulement un monde ou un système stellaire qui se dévoilent dans ces pages remarquables, mais un univers tout entier. »

La Grande route du Nord

A Newcastle-upon-Tyne, en ce dimanche 13 janvier 2143, l’inspecteur Sidney Hurst est appelé pour un crime : un cadavre a été repêché dans le fleuve… Arrivé sur place, il découvre le corps d’un North, un des multiples clones de Kane North, patriarche d’une immense et très puissante famille. Autrement dit, les complications politiques ne vont pas manquer de survenir… D’autant que malgré les moyens phénoménaux mis en œuvre grâce à la technologie des maillages (des capteurs insérés dans toute la ville, enfin, presque…) et à la fortune des North, la police n’a aucune idée du mobile ni du nom du coupable. On va donc faire appel à Angela Tramelo, condamnée vingt ans auparavant pour le meurtre d’un autre North. Malgré les preuves contre elle, Angela avait toujours clamé son innocence et expliqué que l’assassin était un monstre d’une espèce inconnue. S’ensuit donc une expédition sur St Libra, d’où cette créature proviendrait.

Pour ceux qui connaissent Peter F. Hamilton, l’auteur de l’immense (par la taille et la qualité) « Aube de la nuit », ce qui revient souvent, c’est le nombre de pages. Car cet auteur britannique est un adepte des romans-fleuves. La Grande route du Nord, lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2015 (enfin, le T.2 du diptyque), est donc plutôt court par rapport à ses récentes productions. Mais cela représente tout de même près de 1400 pages en format poche écrites avec une police de caractère nécessitant un bon éclai-rage. Aussi la question est-elle légitime : cela vaut-il la peine de se lancer dans la lecture de ces pavés ? La réponse est clairement oui. Même si ce n’est pas le meil-leur de cet écrivain, La Grande route du Nord possède la richesse des univers propres à Hamilton. En début d’ouvrage, on trouve la classique chronologie, qui nous donne une idée des puissances en jeu et des avancées technologiques mises en œuvre — les portails entre les différents systèmes solaires ou le clonage, réservé à l’élite —, mais aussi du contexte : l’humanité est en guerre contre les Zanths, des extraterrestres capables d’annihiler toute vie sur une planète en quelques jours et qui rigolent moyennement. Bref, on a là du solide, une toile de fond crédible pour l’intrigue.

Si ce roman commence comme un polar futuriste, il se double vite d’un récit d’aventure. Pendant que l’inspecteur Sidney Hurst poursuit ses investigations, le colonel Elston dirige une expédition gigantesque sur St Libra, réservoir de carburant vital pour la civilisation humaine. Nous voilà avec deux histoires pour le prix d’une. Qui s’avèrent aussi prenantes l’une que l’autre : l’enquête est menée tambour battant quand elle n’est pas bridée par les luttes de pouvoir ou d’influence. Peter F. Hamilton mêle avec brio les progrès de la science aux schémas classiques de l’investigation policière. De son côté, la recherche de l’extraterrestre sur un monde inconnu ravira les amateurs d’expédition militaire (et lassera ceux qui se moquent de connaître le nom de l’avion de transport utilisé, son poids et le type de ses moteurs). On est d’ailleurs plus proche, dans ces passages, de Heinlein que de Baxter, même si la fin est un peu moins manichéenne.

La Grande route du Nord mérite donc amplement son prix et offre une occasion de franchir le pas à ceux qui hésitent encore à lire cet auteur. Si la taille vous fait peur, vous reste alors à sauter sur Manhattan à l’envers, recueil de nouvelles paru en 2013 chez Bragelonne. Quoiqu’il en soit, il serait dommage de passer à côté de cet auteur de SF important qui joue à fond la carte du divertissement haut de gamme : vous n’avez désormais plus aucune excuse.

Revival

Années 60, dans une petite bourgade du Maine, s'installe un nouveau pasteur, jeune, dynamique, aux méthodes pédagogiques ensorcelantes basées sur sa passion, l'électricité, « une des portes que Dieu a ouvertes vers l’infini ». Il fascine plus particulièrement Jamie Morton, le narrateur, un enfant d’une famille nombreuse qui est le premier habitant de la commune à l’avoir rencontré. Si le Révérend Charles Jacobs sort assez rapidement de sa vie à la suite d’un scandale, il ne l’aura pas moins marqué par son charisme et ses talents, quand bien même la guérison miraculeuse qu’il réalise ne re-posait, de son propre aveu, que sur un effet placebo. On suit Jamie dans ses émois adolescents, ses éveils artistiques, en même temps qu’il narre le destin des autres membres de la famille.

Devenu guitariste professionnel dans des groupes se produisant à travers le pays, il se retrouve à la quarantaine au bout du rouleau, alcoolique et drogué. Sa route croise à nouveau celle de Charles Jacobs, qui le soigne et le sèvre. Une renaissance due à ses miracles électriques. Mais jusqu’où ira le sauveur ? S’il n'agit pas toujours d’une manière très orthodoxe, il est difficile de s’en offusquer, quand bien même son apparent désintéressement ressemble à de la manipulation. Quand bien même ses cobayes connaissent des troubles inquiétants, qu’il dit temporaires.

Divers thèmes se répondent et se chevauchent à travers ce roman étalé sur cinquante ans, autour du sens de la vie et de la question de l’au-delà. De ce point de vue, la religion apparaît comme une carotte et un bâton, qui aide à vivre ceux qui n’ont pas la force d’y parvenir seuls. Ce n’est cependant pas celle-ci, ni ses plus coupables représentants qui sont au centre du récit, malgré la discrète mention de l’église shilohiste du Maine (toujours en activité, mais moins radicale que du temps de son fondateur, Franck Weston Sandford, à l’édifiant parcours). Si les prédicateurs sont assimilés à des bonimenteurs de foire qui contentent les crédules avec une habile rhétorique et quelques tours de passe-passe, on quitte rapidement la dimension religieuse pour celle du fanatisme, de la manipulation psychologique, enfin de la démiurgie du savant hanté par un grand œuvre, peu préoccupé du sort de ses cobayes.

Science-fiction et fantastique se mêlent dans ce récit où il est aussi bien question de traités alchimiques réels et fictifs que de l’omniprésence de l'électricité dans la nature. Le XVIIIe siècle y voyait la source de la vie, affirmation ici confortée par les avancées de la science et les applications de la fée électricité. Ce n’est pas pour rien que le révérend Charles Jacobs a baptisé un de ses procédés photoélectriques L'Echelle de Jacob. L'argument de Frankenstein est ici resservi à la sauce Tesla.

C'est précisément un hommage aux grands maîtres du fantastique que rend ici Stephen King, Mary Shelley et Le Grand dieu Pan d’Arthur Machen au premier chef, mais aussi Lovecraft, Bloch, ainsi que d'autres non cités en dédicace, identifiables dans le texte. De même, il jalonne le récit de références à ses propres écrits, de Shining à Joyland, comme si la trajectoire de Jamie Morton épousait la sienne. L'expérience musicale de Jamie est en tout cas celle de King, guitariste dans les Rock Bottom Remainders, le groupe qui réunit les plus grandes stars de la littérature populaire pour des concerts à but caritatif (dont Matt Groening, l’un des créateurs des Simpsons).

Si le roman se lit d'une traite, il inquiète sans effrayer. Stephen King prend bien pour cadre l’horreur classique, mais la scène finale frise le grand-guignol — ce qui marche pour Carrie est en décalage avec le récit d’une vie par un narrateur en quête de sérénité : difficile de maintenir une tension sur une si longue période ! Reste que la curiosité de regarder de l’autre côté garantit un suspense constant. Et qu’en revanche, la vision très noire de la conclusion étonne et se révèle bien plus glaçante que le récit lui-même. Au final, un bon King, qu’on devine un cran inférieur aux attentes qu’il suscite.

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