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Petite cuisine du diable

S'il y a une chose qu'on ne peut reprocher à Marion Mazauric, l'éditrice du Diable Vauvert, c'est de ne pas suivre ses auteurs. Et Poppy Z. Brite, Mazauric, elle aime. Ainsi, après l'avoir abondamment publiée chez J'ai Lu (trois romans et une anthologie, tout de même), elle poursuit Au Diable avec un recueil de nouvelles en 2000 (Self made man), un recueil d'essais et un court roman en 2002 (Coupable et Plastic Jesus), et enfin ce nouveau recueil de nouvelles, Petite cuisine du diable (troisième recueil publié en France, puisque Denoël publia, en 1997, Les Contes de la fée verte dans la collection « Présences »).

C'est en 1994 que le lecteur français découvre Poppy Z. Brite. Âmes perdues, premier roman de l'auteur, publié chez Albin Michel (avant d'être repris chez J'ai Lu), est un événement. Et déjà, tout ou presque de l'œuvre de Poppy Z. Brite est là : son univers goth peuplé de vampires, d'adolescents perdus aux préférences sexuelles fluctuantes, le rock, les bayous, le sexe et la mort, la drogue, un romantisme noir limite puéril aux échos rimbaldiens. Tout est là, oui, et c'est bien le problème car depuis, Brite n'a cessé ou presque de travailler ce même sillon avec des livres plus ou moins réussis, jamais mauvais, certes, mais parfumés aux mêmes relents d'humus noirs et pourrissants. Et Brite de le réaliser cruellement en avouant, dans la préface du présent recueil, avoir traversé une période de « lassitude d'écrivain », une dépression, quoi, une remise en question. Alors ?

Petite cuisine du diable présente treize nouvelles qui, toutes, gravitent plus ou moins autour de la Nouvelle-Orléans. Bon. Rien de neuf jusque-là, cette ville de Louisiane ayant toujours été au cœur de l'œuvre de Brite. Quant aux personnages, ils sont tous ou presque, et quelle qu'en soit la raison, des marginaux. Rien de neuf ici non plus : nous sommes toujours chez la Brite du Corps exquis. Pourtant, là ou les choses changent, c'est clairement dans la disparition du fatras trash/goth/tatoo/piercing auquel nous étions habitués chez l'auteur. Ainsi, au fil des textes proposés, c'est une géographie de la Nouvelle-Orléans toute en nuances qui s'esquisse, une peinture sensible, impressionniste, fantastique parfois (mais pas systématiquement), riche de saveurs (gastronomiques avant tout), humaine enfin, et ô combien… Si Petite cuisine du diable ne contient pas de chefs-d'œuvre, il n'y a non plus, en définitive, rien à jeter. Chaque texte est constitutif d'un ensemble qui nous dit que finalement, la magie est dans le cœur des hommes, une magie, noire ou blanche, que certains lieux sont prompts à faire éclore : la Nouvelle-Orléans étant, à suivre Brite, incontestablement l'un d'eux.

Petite cuisine du diable, livre hommage à la Nouvelle-Orléans, n'est pas une révolution ; plutôt le fruit d'une réflexion d'un auteur sur son travail, sans doute l'amorce d'un tournant dans une œuvre qui se libère d'une quincaillerie pesante. Poppy Brite n'a pas vieilli, non, elle a simplement grandi. Tant mieux.

La peau froide

Vous voici perdu sur un îlot sans nom, minuscule virgule au beau milieu de l'Atlantique Sud. Un an. Imaginez un peu. Un an à assumer les fonctions de climatologue. Sur l'île, une cabane : la vôtre. Et un phare. Occupé par un personnage taciturne et enfermé dans un mutisme apparemment inébranlable. Est-il fou ? Et au loin le bateau qui s'éloigne, que vous ne reverrez plus avant douze longs mois. Peut-être. Et la nuit tombe vite sous ces latitudes boréales. Et le froid. Et avec les ténèbres, les monstres. Des créatures surgies du fond de l'océan, sveltes, élancées, glaciales… Et visiblement affamées… Maintenant, il faut survivre.

Un huis clos. Deux hommes entourés de monstres marins. À moins que les monstres ne soient les hommes eux-mêmes. Sartre n'est pas si loin. Conrad non plus, bien sûr, ni Lovecraft, dont on ne peut oublier tout au long du livre l'image obsédante de ses Profonds monstrueux.

La Peau froide est le premier roman d'Albert Sanchez Pinol, anthropologue de quarante ans à peine. Un premier roman aussi froid que les monstres qu'il décrit, servi par une écriture serrée, maîtrisée, qui met en œuvre des figures romanesques d'une force rare et un personnage de Batis trouble et inoubliable, manière d'Achab melvillien sur son bateau île, possédé et possédant, qui a abandonné tout ou presque de sa nature d'homme dans l'unique but de survivre — à moins que sa nature d'homme ne se révèle finalement dans cet abandon même… Ouf ! Voici un livre qui, une fois refermé, n'en finit pas d'infuser ; on reste sous le coup de cette cruauté implacable, de ces scènes d'attaques où les monstres, nuit après nuit, se ruent par centaines, par milliers, à l'assaut du phare, de ces ambiances de terreur pure, ces constats sans appel sur la nature humaine, ces rapports ambigus entre les deux personnages, duo qui se fait trio en la personne d'un monstre féminin et muet d'une sensualité malsaine, bref, de son âpreté, de sa profondeur. Rapport à l'autre, rapport à soi, pulsions animales, solitude, amour, réflexion miroir sur la civilisation… Un livre marquant, sans doute, dense (250 pages et tout est dit, enfin ! — nous sommes ici bien loin de ces fantasy sans fin et pleines et de rien), un livre à lire, bien sûr, un très bon livre, quoi, dont on se gardera ici d'en dévoiler davantage tant il mérite d'être découvert.

Identification des schémas

Cayce Pollard est un chasseur de cool. Cette jeune femme est employée par des trusts internationaux pour prendre le pouls de la rue, anticiper les tendances, reconnaître avant les autres un schéma. Cette empathie symbolique se double d'une allergie aux marques. Cayce, depuis l'enfance, ne supporte pas les logos, au point de faire dégriffer ses vêtements et de lutter contre l'omniprésence des icônes par la récitation d'un mantra personnel : « Il a pris un canard en pleine tête à deux cent cinquante nœuds. » Une formulation insensée, qui annule le surcroît de sens, mais ne lui permet pas d'oublier la tragédie mondiodiffusée du 11 septembre. À nouveau un excès de voir, qui, paradoxalement, a vu son père disparaître. Cayce, dont l'activité professionnelle exige l'immersion dans la foule, compense ces contacts forcés par une vie affective distante. Ses proches sont lointains, toujours en voyage, et pour le reste elle n'entretient que des amitiés virtuelles sur les forums consacrés au Film. Cent trente-quatre fragments diffusés sur le net, que l'on peut accoler, diviser, remonter, ou prendre isolément. Nul ne sait s'ils forment un tout ou un tas, un agrégat plastique et polysémique ou une continuité narrative. Mais une chose est sûre, le Film est une authentique révolution dans la stratégie promotionnelle. C'est pourquoi Hubertus Bigend, fondateur de Blue Ant, s'intéresse au phénomène. Aussi engage-t-il Cayce qui bénéficiera de fonds illimités jusqu'à ce qu'elle identifie l'origine du schéma.
« Le ciel est un grand dôme gris strié de condensation effilochée », nous dit William Gibson page 18, façon d'en finir avec le célèbre : « Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service », qui ouvrait Neuromancien. Car évoquer le cyberpunk serait ici une erreur, la meilleure façon de louper le roman. Par définition, on ne devient prophète qu'a posteriori, une fois les prédictions réalisées. De manière fort habile, William Gibson a, lors d'une récente interview, écarté le débat en affirmant qu'il n'avait pas prévu le succès des téléphones portables. Un simple détail qui lui permet d'abandonner l'étiquette de visionnaire cyberpunk. Tout comme son héroïne, Gibson dégriffe le costume que d'autres lui ont taillé. Identification des schémas renonce à l'anticipation au bénéfice du constat. Le passé n'est plus, ou à peine, enseveli sous les commentaires et la reprise. Ainsi, Cayce porte-t-elle une copie d'ancien blouson militaire, et ne supporte que les logos réinventés par des cultures étrangères, subsistant sans lien à la référence. Quant à l'avenir, il est définitivement hors de portée : « Bien sûr, nous n'avons pas la moindre idée de ce que les habitants de notre futur seront. En ce sens, nous n'avons aucun futur. Pas comme nos grands-parents en avaient un, ou pensaient en avoir un. Les futurs culturels entièrement imaginables sont un luxe révolu. » Le Film, et ses montages compossibles, a ainsi valeur de métaphore. On peut multiplier les récits sur l'avenir, en risquant de le figer dans une narration1. Honnête aveu de la part de Gibson, qui entérine l'échec du cyberpunk. No future, donc. Cet état des lieux prend la forme d'une présence pleine au réel, sans distance ni délai. Tout est donné en vrac, ici et maintenant. Gibson délimite un champ d'apparition des phénomènes où chaque état du sujet est facteur d'inquiétude. Le temps est instable, par le simple fait des fuseaux horaires. L'espace perd tout repère à force d'être arpenté. No map for these territories, pourrait-on dire en reprenant le titre du documentaire consacré en 2000 à William Gibson. Le corps lui-même est privé de son intégrité, dans une société en lutte perpétuelle qui fait de la violence physique un recours par défaut. Cette incapacité à agir sur le donné oblige à une réception passive. Les accros du Film sont dépendants des images, Cayce Pollard absorbe les tendances, et les flirts de Magda, contrepoint de l'héroïne, assimilent les logos par diffusion pandémique. Une passivité assumée par Gibson qui préfère Ebay ou Google à la quincaillerie des néologismes cyberpunks. La perception panique de Cayce oblitère Neuromancien et son Case aux désordres neurologiques, simplement parce qu'il n'est pas besoin d'accumuler les prévisions quand la réalité est déjà saturée. De ce point de vue, Gibson retient une leçon déjà apprise par J. G. Ballard. Il suffit de faire sauter le plus petit point d'ancrage pour retrouver le chaos des faits. Les repères quotidiens, distribués autrement, n'ont plus pour fonction de rassurer. Cette perte du confort a son avantage, puisqu'elle autorise de nouveaux déchiffrements. Partiels, partiaux, et qui n'ont pas pour but d'épuiser le sens, car le réel est largement excédentaire. Tout discours sur le monde apparaît donc comme périssable. C'est pourquoi Identification des schémas est un grand livre, à déguster maintenant.

Notes :
1. Comme en témoignent les expériences scénaristiques de Gibson à Hollywood. Toutes se sont soldées par la réduction des innovations cyberpunk à une simple succession d'effets, dépourvus de contenu. [NDLA.].

Le pire est avenir

No future.

Il y aura bientôt 30 ans… Et les ex-punks aigris se retrouvent aux enterrements d'anciens combattants d'une guerre perdue sans même avoir eu lieu.

Avant même que Maïa Mazaurette ne goûte au douteux privilège de venir au monde, des Lords Of The New Church, en veine prophétique, chantaient « Army chic in high fashion stores » car la rébellion est devenue un marché porteur dont on profite tout en la neutralisant. Et voilà que Le pire est avenir. CQFD.

L'avenir, c'est la vieillesse. Une vieillesse en quête d'éternelle jeunesse, définitivement incapable de laisser la place à des jeunes de moins en moins jeunes. Une vieillesse qui détient tous les pouvoirs et tous les avoirs. Une vieillesse qui joue d'injonctions paradoxales taxant d'immaturité une jeunesse qu'elle confine dans une infantilisante irresponsabilité. Que les héritages se transmettent de mourrant à vieillards…

Maïa Mazaurette envisage la révolte aussi radicale qu'insensée des jeunes contre les vieux. Le livre a le mérite de poser le problème d'une gérontocratie où les jeunes ne se voient proposer que l'entretien de vieillards acariâtres mais friqués — les sans-le-sou, on débranche — pour des salaires à ce point dérisoires qu'ils ne leur procurent pas même l'indépendance sociale…

Deux snipers. L'Immortel et Silence. Deux points de vue. Deux trames plus digressives que narratives. Un journal intime d'ado à deux voix alternées, parsemé de quelques lettres d'une vieille. Entre les deux, un jeu de fascination, d'amour et de mort. Un journal à la fin prédéterminée. Un compte à rebours. Celui des jours qu'il reste à la révolte des jeunes avant l'éradication. No future.

L'histoire ? Celle d'une révolution. Non, d'une révolte, d'une rébellion. De l'idéalisme nihiliste naïf au cynique pragmatisme contre-révolutionnaire. De la Bastille à Napoléon. Du passé faisons table rase pour que l'avenir soit à son image. On assiste ainsi à la renaissance, sur le terreau d'un nihilisme individualiste, d'une structure militaire dans toute sa stalinienne splendeur. Parce que voilà, la mort à 25 ans, l'age de notre auteur, c'est très punk mais suicidaire. Shoot them up, c'est très fun ; flinguer les vieux, très œdipien mais très irréaliste sans ADM. Or, bien entendu, ça ne traîne pas dans toutes les mains… Tant l'Immortel que Silence perçoivent la menace pour leur individualisme que représente l'ascension de l'Armée, mais l'inéluctabilité du processus leur échappe, d'autant qu'il est largement le fait de vieux infiltrés. Ils ne comprennent pas qu'un conflit tend à restaurer la stabilité en opérant au besoin le transfert du pouvoir. Que la conquête de celui-ci, fût-il dérisoire et éphémère, implique la lutte pour sa pérennisation. D'où Cronstadt et la répression de Trotski qui sera à son tour liquidé au Mexique sur ordre de Staline, La Nuit des Longs Couteaux ou la Terreur, Danton, Robespierre… De plus, le pouvoir a une vocation collective et une vision d'avenir, une perspective historique. Son essence même fait tant de l'individualisme que du nihilisme des concepts qui lui sont irréductiblement antagonistes. Les jeunes du roman mènent leur guerre comme un jeu vidéo, ils tirent du vieux comme un Baron Rouge comptabilisait ses victoires. Ils sont davantage dans un illogisme d'impulsion criminelle collective que dans une stratégie logique. Les conflits sexuels et générationnels sont apparus parce qu'ils ont perdu leur critère d'absurdité. Des « armes » sont mises au point qui permettent de voir le mâle et le jeune comme inutiles, dépassés. Par armes, il n'est pas nécessaire de concevoir celles imaginées par Michael Cordy dans Le Projet conscience (Robert Laffont) et qui auraient été bien utiles aux jeunes du roman de Mazaurette. Simplement, on peut croire que la reproduction pourra se passer totalement des mâles et que l'immortalité est envisageable. La S-F traite le plus souvent l'immortalité par le biais d'une renonciation à la progéniture, mais si, comme dans le roman de Sterling, Le Feu sacré (Presses de la Cité, « Rendez-vous ailleurs »), l'héroïne retrouve avec la jeunesse la libido de ses vingt ans, le problème se posera. Et le but de l'immortalité n'est pas une éternité sur le grabat !

Avec Le Pire est avenir, Maïa Mazaurette décoche un livre coup de poing. D'une incorrection politique telle qu'on peine à l'imaginer féministe. Elle livre un roman violent mais pensé ; à 180 degrés de la bien-pensance, aux antipodes de la mièvrerie. De la littérature, quoi ! Peut-être pas la meilleure, mais de la vraie. De la salutaire qui fait tourner les neurones comme des totons et décape les cervelles de la guimauve qui les englue. Seul bémol : la fin, banale. L'écrasement pur et simple sous les bombes d'une poche de résistance avec massacre et reddition. Rien d'une Némésis implacable impliquant un compte à rebours fatal. À défaut de le résoudre, Mazaurette pose le problème. Ce roman où la problématique prend le dessus tant sur la stylistique que sur la narration, s'apparente par là à la feue S-F politique de la fin des années 70, et cette fois, le pire n'est pas à lire. Véritable mine d'épigrammes pour romanciers et essayistes, voilà enfin un vrai roman de S-F, un roman plein d'idées comme on aimerait pouvoir en lire plus souvent.

Roma Æterna

À presque soixante-dix ans, et après avoir donné à la S-F bon nombre de ses pierres d'angle (de L'Oreille interne à Les Monades urbaines en passant par Les Ailes de la nuit ou Trips), un auteur consacré comme Robert Silverberg pourrait sans problème se reposer sur ses lauriers et aligner les ouvrages mineurs. Personne ne lui en tiendrait rigueur.

Seulement voilà. Pour notre plus grand bonheur, notre auteur n'a jamais préféré aller au plus simple et au plus facile. Et, en bon Grand Maître, il continue de poser des questions extravagantes qui changent la manière dont ses lecteurs peuvent ensuite voir le monde autour d'eux.

Cette fois-ci, la question qu'il se pose est du genre qui fonde l'uchronie ; c'est une question en « et si… ? ».

Et si rien n'était venu mettre un terme à l'Empire romain ?

Et si le Christ n'avait pas suscité l'apparition d'une religion conquérante, politiquement dominatrice, simplement parce que Christ il n'y avait pas eu ?

Et si, de son côté, un certain Mahomet était mort trop tôt pour que l'islam se développe ?

Roma Æterna explore mille cinq cents ans des conséquences d'une domination de l'Empire romain sur le monde entier. Si, de loin en loin, le lecteur aperçoit des personnages connus comme Marc-Aurèle, Caligula, Trajan ou Auguste, entre autres, le récit fait adopter à qui le suit un point de vue d'historien à la fois fasciné par ce qu'il découvre en général et impliqué dans les évènements particuliers. De même, surgissent ici et là des choses familières : invention de l'imprimerie et de l'automobile, découverte de l'Amérique, utilisation de téléphones, d'ascenseurs…

Mais les objets et les faits « rassurants » parce que banals dans notre univers ordinaire ne servent qu'à rendre le dépaysement plus radical, et plus suspecte encore la banalité même de ces objets et faits. Avec une culture et une habileté de vieux sage, Silverberg nous entraîne dans une vertigineuse exploration de l'Histoire et du réel qui, après 400 pages de pur plaisir, laisse pantois et ravi.

On connaît des auteurs débutants qui se contenteraient de beaucoup moins.

Mission Alice

On aura célébré beaucoup d'auteurs décédés et beaucoup d'évènements plus ou moins remarquables en 2004. Mais curieusement, on aura aussi oublié de commémorer cette année un certain Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, père spirituel d'une certaine Alice qui erra jadis dans un certain pays des merveilles.

Evidemment, quarante-trois ans et demi après la disparition de René Lecardinal, douze après celle de Mélanie Kallère et mille deux cent onze mois après l'intronisation de Charles Bignoux, le souvenir de Lewis Carroll semble n'avoir que peu d'importance. On aurait pu faire une croix dessus sans difficulté.

Mais la S-F devait beaucoup à ce mathématicien amateur de fantaisies, de poèmes et de mots-valises. Sous la houlette de Richard Comballot, qui s'était déjà consacré à l'Angleterre en rendant hommage à Peter Pan dans une précédente anthologie chez le même éditeur, le genre s'est donc acquitté de sa dette envers Charles Dodgson en lui offrant un nouveau recueil.

Après une hilarante préface de l'humoriste André-François Ruaud, bien connu pour ses compliments au maître, on découvre donc une vingtaine de textes mêlant auteurs du genre et représentants d'une littérature « générale » moins coincés que leurs confrères. Mais si l'on retrouve avec joie les textes ordinaires d'écrivains classiques comme Andrevon, Walther ou Stolze, les adaptations à des audaces certifiées (celle de Sade chez Berthelot), les intrigues convenues où la délirante Alice s'adapte enfin à des univers plus ordinaires que celui de son éternelle enfance, on ne pourra que s'étonner de trouver, au bout du compte, après un chapelet d'histoires de bonne tenue, quelques malséantes fantaisies débridées — œuvres, il est vrai, de coutumiers du fait comme Barbéri, Vernay, Chateaureynaud ou Canal. Pour ces ultimes lectures, il est recommandé de s'accrocher et de laisser toute rationalité au vestiaire.

Reste un livre étonnant qu'on devra se procurer et qu'on pourra (je crois) décrypter sans risquer plus que son existence et classer (sans doute) dans sa bibliothèque sans détruire les autres ouvrages.

Le Bureau des atrocités

La S-F n'est pas très riche en livres drôles (on citera pour mémoire les œuvres de Robert Sheckley, Douglas Adams ou R. A. Lafferty) ; le lecteur de S-F n'est donc pas préparé du tout à affronter Le Bureau des atrocités, (double) roman cinglé qui donne en permanence l'impression qu'on est : 1°) dépassé par les évènements ; 2°) rendu plus intelligent ; 3°) pris pour un crétin à QI rampant ; 4°) invité à faire joujou dans la cour des adultes paranormaux, etc. etc.

Imaginez un service ultra-top-secret (la Laverie) chargé d'enquêter sur — et de s'opposer à — tous les phénomènes paranormaux indésirables, susceptibles par exemple de modifier la nature même de la réalité. Il peut s'agir, entre autres, d'une brigade survivante du IIIe Reich qui a tracé sur la Lune l'effigie de Hitler. Ou d'un groupe mystérieux qui sème des vaches en béton dans le Royaume-Uni…

Imaginez que notre héros, Bob Howard, spécialiste en informatique et accessoirement en créatures démoniaques, tombe amoureux d'une scientifique rousse et néanmoins américaine qui a commencé à publier une théorie capable de mettre sens dessus dessous notre univers spatio-temporel. Imaginez que les deux colocataires de notre héros, Pinky et le Cerveau, passent pas mal de temps à chercher comment faire une omelette sans casser les œufs (et y arrivent, non ?). Imaginez que certains supérieurs de notre héros s'acharnent à multiplier les formulaires nécessaires à l'obtention de matériel, le départ en mission, la prise d'initiative, le dialogue en privé… (Ne cherchez pas à rayer la mention inutile, il n'y en a pas.)

Tout ceci n'est que bagatelles…

Le Bureau des atrocités dépasse le stade de tout ce que vous pouvez imaginer dès la page deux, voire dès le paragraphe deux. Si vous désespériez de jamais voir un écrivain tenir compte à la fois de Jimi Hendrix et de Lovecraft, de Schwarzenegger, du 11 septembre, de Borges, de Saddam Hussein, et de tout ce qui constitue notre lamentable quotidien, réjouissez-vous : Charles Stross comble un vide immense et nous expédie dans un futur terriblement lointain et très, très proche, avec une feinte et hilarante désinvolture qui marque les grands livres et les auteurs remarquables…

Sympathies for the devil – redux

Chroniquer un livre de Thomas Day publié au Bélial n'est pas exactement une partie de plaisir, surtout quand ladite chronique est destinée à Bifrost. Mais passées les premières inquiétudes, force est de constater que Sympathies for the devil — Redux est un excellent cru. Le rédacteur peut donc continuer sa route sans crainte pour ses dents, ce qui fera économiser de l'argent à la sécurité sociale et contribuera à maintenir le climat de paix et de sérénité qui caractérise la S-F francophone en général et les patrons de Bifrost en particulier.

Réédition du premier recueil de nouvelles de Thomas Day, Sympathies for the devil — Redux reprend l'essentiel de ses caractéristiques, avec quelques petits changements (suppression de la préface, ajout de deux textes, élimination d'un autre, illustrations de Guillaume Sorel, etc.) dont on ne pourra guère mesurer l'importance faute d'avoir lu la chose à l'époque. Passons.

Composé de six textes globalement assez différents dans leur forme comme dans leur fond (malgré la thématique commune de la fin du monde, au sens le plus large), Sympathies for the devil — Redux est probablement la meilleure manière d'aborder l'œuvre d'un auteur jugé outrancier, ultra violent et brutal. À la lecture des nouvelles, il apparaît pourtant que cette fureur sanglante est souvent motivée par une saine tendresse pour le genre humain, cachée, certes, mais bien présente, doublée d'un humour cynique constant et déjanté.

C'est d'ailleurs ce qui séduit le plus chez Thomas Day : cette manière toute bordélique (en apparence seulement, la construction des textes étant imparable) de présenter un monde en ruine, amoral, violent, machiste, manifestement désespérant, mais jamais vraiment sérieux. Lire, par exemple, que « La Notion de génocide nécessaire » est un texte abouti et humaniste fait doucement rigoler. Très moyenne exploration de l'univers intime d'un mandaté Onusien, cette nouvelle est certes humaniste, mais globalement faible et peu crédible, peuplée de personnages sommaires, de philosophie existentielle de comptoir, le tout dans un vague éloge du nomadisme, sans que jamais le sujet ne décolle. Réflexion faite, ce constat n'est pas étonnant : à côté des autres textes du recueil, « La Notion de génocide nécessaire » est un îlot de santé mentale et de calme au milieu d'un océan d'humeurs moites et odorantes. Reste que Thomas Day est justement à l'aise avec les humeurs, et c'est dans ce registre qu'il offre le meilleur de lui-même. Ainsi, « L'Erreur », sublime nouvelle qui réconcilie Dick et Thierry Paulin, dans une rocambolesque histoire aussi polardeuse que camée, pour un résultat non seulement magnifique, mais essentiellement parfait dans l'esthétique de l'immonde (on se souvient de Mme Bovary qui dégueule ses tripes après absorption du poison, Flaubert ayant prouvé le premier que de l'horreur pouvait naître la beauté, du moins en littérature). Plus loin, « Le Démon aux yeux de lumière » démontre qu'efficacité narrative, inventivité délirante et intelligence stylistique peuvent s'allier à l'humour le plus vachard, pour un récit qui propose une vision radicalement nouvelle de nos bons vieux démons.

Inutile de résumer les six textes qui forment un recueil bien séduisant. Autant oublier « À l'heure du loup », passer directement aux autres et ricaner d'un air sardonique en bonne intelligence avec l'auteur. Oui, Sympathies for the devil — Redux est assurément un livre à lire, mais c'est surtout un livre à rire, antagonisme de façade pour une sincère inquiétude quant à l'état général du monde et de l'abominable somme de petites lâchetés qu'il implique.

Le Pouvoir

Publié en 1956 en pleine paranoïa anti-communiste, remanié légèrement dans les années 90 (après la Guerre du Golfe, notamment), Le Pouvoir est le premier roman de Robinson traduit en français. En attendant la publication prochaine de The Dark beyond the stars, exceptionnel space opera intimiste (ça existe, et c'est même très bon) qui fait office de chef-d'œuvre, le lecteur peut s'offrir un agréable détour par Le Pouvoir, texte mineur mais remarquablement bien ficelé.

Vrai thriller fantastique (d'ailleurs adapté au cinéma sous le titre La Guerre des cerveaux) qui se dévore en quelques heures, Le Pouvoir raconte la traque subie par un jeune employé de la Navy, dans une ambiance qui annonce déjà L'Echiquier du mal. Spécialiste de la résistance humaine en milieu hostile, Bill Tanner chapeaute un comité chargé d'étudier les capacités développées par certains (et pas les autres) pour survivre. Quels facteurs rendent un individu plus fort, plus rapide, plus agile, plus à même de réagir et d'orienter ses actes vers la solution idéale ? Pourquoi certains supportent mieux la douleur que d'autres ? Autant de questions auxquelles le comité cherche à répondre, via des expériences somme toute assez académiques. Mais l'exercice s'emballe quand l'un des membres du comité pète les plombs. Un surhomme serait infiltré dans ce petit cercle de spécialistes. Un surhomme capable d'imposer sa volonté aux autres. Un surhomme qui a le pouvoir. Un surhomme qui n'a d'ailleurs aucune envie de sympathiser avec les hommes normaux. D'ailleurs, qui aurait envie de discuter avec des insectes ?

Traqué par une créature clairement supérieure qui lui ruine sa vie, Tanner tente désespérément de mener sa propre enquête. Une enquête qui le mène dans l'Amérique profonde, dans un bled ou tout le monde se souvient d'une certaine personne, quelqu'un de tellement charismatique que les villageois sont prêts à mourir pour lui… Quelqu'un manifestement capable de modifier la perception qu'il offre de lui-même. Quelqu'un de très dangereux. Et méchant, avec ça… Pour le pauvre Tanner, la parano ne fait que commencer, ledit méchant n'aimant pas, mais alors pas du tout, qu'on se mêle de ses petites affaires et autres complots.

Remarquablement divertissant, très hollywoodien dans sa forme comme dans son fond, Le Pouvoir pourrait n'être qu'un roman banal s'il n'était dû à la très bonne plume de Frank M. Robinson. Avec un sens du rebondissement parfaitement maîtrisé, l'auteur nous fait vivre cette chasse à l'homme de l'intérieur, à mesure que les pièces du puzzle se mettent progressivement en place. Et si la fin est convenue (bien que sympathique, dans le genre coup de théâtre qui remet tout en balance… cliché, certes, mais imparable), Le Pouvoir reste un excellent roman de gare, idéal pour un voyage loin de nos grisailles quotidiennes. Le prototype même du texte efficace qui remplit impeccablement son contrat, ce qui est déjà beaucoup.

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