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Helstrid

Helstrid est une novella de SF de Christian Léourier. C’est aussi le nom de la planète très inhospitalière sur laquelle se déroule le récit. Une atmosphère saturée d’alcane, des vents approchant les 200 km/h, des températures inférieures à -150 °C, Helstrid a tout pour qu’on ne s’y pose pas. Mis à part des ressources minières ; voilà pourquoi la Compagnie l’exploite. C’est sur Helstrid que travaille Vic, avec quelques autres aux motivations variées — argent, goût de l’aventure, de la découverte, ou encore, dans le cas de Vic, la volonté de se refaire une vie après une rupture douloureuse. Car si les contractuels ne passent que peu d’années sur Helstrid, le voyage aller-retour — en hibernation — prend cinquante ans. Quand il reviendra sur Terre, Vic, enrichi, retrouvera un monde différent et un entourage vieilli ou décédé…

Pour l’instant en tout cas, Vic est sur Helstrid, et il doit assurer le ravitaillement d’un avant-poste qui en a grand besoin. C’est à bord du convoyeur Anne-Marie qu’il va s’élancer vers l’antenne N/2, accompagné par les convoyeurs automatiques Béatrice et Claudine. De fait, pour cette mission, Vic ne sert à rien, les trois IA des véhicules gèrent seules trajet et pilotage, la présence humaine n’est contrainte que par un protocole désuet. Durant la quarantaine d’heures prévue pour le voyage, Vic aura donc le temps de s’interroger sur le sens de la vie. Mais voilà que les incidents se multiplient, que la survie même de Vic devient douteuse, et que l’interrogation existentielle prend une tournure terriblement actuelle.

Ayant fui le souvenir d’une femme aimée qui l’a quitté sans explication, Vic réalise trop tard que, si loin qu’on aille, ce n’est jamais qu’avec soi qu’on part, et qu’à destination ne se trouve nul autre que soi-même. Arpentant le sol glacé d’un monde encore plus dangereux qu’il ne l’imaginait, Vic n’est pas un héros. Il n’est qu’un homme seul, perdu au milieu d’un enfer environnemental, un nobody contre qui une planète largement inconnue s’acharne, un solitaire forcé d’accorder sa confiance, jusqu’à lui confier sa vie, à une IA qui dit faire de sa sécurité sa priorité. Guide et planche de salut à la fois, Anne-Marie sait être une compagne compatissante durant ces quelques jours d’effroi. Amicale, prévenante, rassurante, conversant volontiers, elle disserte sur la conscience et la perception, jusqu’à prouver à Vic qu’entre son moi numérique et celui, biologique, de son passager, les différences sont moindres qu’il ne le croit. Sur la fin, alors que tout est encore en balance, Vic fera preuve de dignité et de courage, des caractéristiques humaines qui contrastent avec la rationalité tranquille de l’IA.

Lisant Helstrid, le lecteur passera plus de cent pages en compagnie du couple improbable formé par Vic et Anne-Marie. Et il en sortira éprouvé, car Vic est un personnage que sa détresse rend attachant, au point qu’on tremble pour lui quand le danger arrive. L’homme et l’IA vont de Charybde en Scylla, la tension ne cesse de monter jusqu’à l’insupportable, on se croirait parfois dans Le Salaire de la peur.

Léourier raconte ici une très belle histoire pleine de tension et d’humanité — une sorte de Vieil homme et la mer de l’espace. Il offre une de ces histoires old school qui mettent le focus sur l’homme face à l’adversité, qui l’obligent à se mettre au clair avec ce qu’il est, qui oublient pour un temps société et politique. Une histoire reposante, en somme, par la simplicité de ses enjeux, et en même temps terriblement « impliquant » par l’énormité de ceux-ci — pour le héros menacé du récit comme pour le lecteur qui prend fait et cause pour lui au point que sa tension artérielle augmente au rythme du sien. Must-read.

Voir l'espace

Dans ce livre riche en illustrations, Elsa De Smet nous propose une approche originale de l’astronomie et de l’astronautique à travers la mise en image de ces disciplines pour leur diffusion vers le grand public. Son travail commence à la fin du XIXe siècle, quand émergea l’idée d’une science pour tous, avec d’ardents promoteurs comme l’astronome François Arago, auquel succèdera Camille Flammarion. Les sciences s’allièrent alors aux arts pour mettre ces récits en image, avec une volonté didactique et de divertissement. Cette iconographie fut notamment réutilisée par Jules Verne, qui est sans nul doute l’un des premiers à intégrer les sciences dans un roman. La même chose se produisit en Allemagne, pays de plusieurs des pères fondateurs de l’astronautique, où l’iconographie chercha aussi à montrer les réalisations pratiques du progrès technique. Cette abondante production d’images a bien sûr accompagné l’aventure spatiale. Mais, si tout le monde connaît l’œil de la Lune transpercé par l’obus du Voyage dans la Lune de Georges Méliès (1902) ou le pas-de-deux des Dupont dans les aventures lunaires de Tintin (Hergé, 1954), peu d’entre nous connaissent les origines culturelles de ces images et les histoires qui les relient. L’auteure analyse donc toute l’iconographie de la culture populaire, des astronomies populaires européennes aux pulps américains, pour comprendre comment, et par quelles voies, ces images sont devenues si efficaces et si souvent reprises. L’auteure montre aussi qu’elles sont les témoins privilégiés de l’histoire des sciences et des techniques ainsi que de la communication à leur propos : pour scénariser les promesses d’un futur dans l’espace, les images sont d’autant plus précises que les techniques d’observation le sont. Des premiers dessins de la Lune par Galilée aux photographies prises depuis le sol de notre satellite par les astronautes de la mission Apollo 11, on suit la façon dont ces images ont été absorbées par l’imaginaire collectif, ainsi que l’émergence du space art et de ses liens étroits avec les sciences. Au croisement de l’histoire culturelle, de l’histoire de l’art et de l’histoire des sciences, l’ouvrage d’Elsa De Smet, érudit mais restant accessible, est tout à fait recommandable.

L'Ours et le Rossignol

Inspiré de contes russes, L’Ours et le rossignol, opus initial d’une trilogie, est aussi le premier roman de son autrice, Katherine Arden. Il emmène le lecteur au Nord de la Russie médiévale, ou plutôt la Rus’, puisque, à cette époque, la Russie n’existait pas. Les Rus’, peuple scandinave à l’origine, étaient dirigés par des knèzes, des nobles rivaux, dont l’allégeance allait aux seigneurs mongols. Le peuple vient de se convertir au christianisme sans avoir complètement oublié ses anciennes croyances. Il continue à honorer les domovoï, ces esprits protecteurs des maisons, et à craindre les créatures qui hantent les lacs et les forêts.

Le tsar, deux fois veuf et tombé sous le charme d’une belle inconnue à qui l’on prête le pouvoir de parler aux animaux et que les évêques ne tardent pas à qualifier de sorcière, est obligé d’éloigner de Moscou leur seul enfant, une fille. Marina épouse donc un boyard de la Rus’ septentrionale, Piotr Vladimirovitch. De cette union heureuse naissent quatre enfants, enjoués et résistants. Marina tombe à nouveau enceinte, d’une fille qui sera, selon elle, comme sa mère. Elle meurt en mettant au monde Vassilissa en novembre. Dounia, sa servante, élève les enfants et les régale de contes au coin du feu les soirs d’hiver. Sur l’insistance du tsar, maître des intrigues de la cour, Piotr se remarie avec Anna Ivanovna, une dévote qui, elle aussi, voit les esprits. Loin de considérer cette particularité comme un don, elle espère que sa piété et les offices du père Konstantin la guériront de sa différence. En marâtre identique à celles des contes, elle prend en grippe la petite Vassia, bien décidée à grandir aussi libre que ses frères, et réfractaire à toute contrainte. Ses pouvoirs attirent rapidement l’attention de Morozko, le roi de l’hiver qui lutte contre le réveil de son frère maléfique Medved.

Katherine Arden parvient à recréer l’ambiance des contes et légendes slaves et à faire vivre un bestiaire fantastique aussi fascinant que dangereux. Elle immerge son lecteur dans le folklore russe, sa poésie et les interminables hivers de ses contrées les plus reculées. Roman d’apprentissage centré sur la jeunesse de Vassia, qui, entourée d’une famille bienveillante et tolérante, se construit en opposition à la norme donnant aux femmes un rôle des plus restreints (épouse, mère et femme au foyer), L’Ours et le rossignol propose aussi le récit de la transformation d’un monde et d’un conflit entre la foi chrétienne et la magie ancestrale. Cette société en plein basculement s’en trouve fragilisée, ce qui permet le réveil de redoutables forces immémoriales. Si le récit n’est pas parfait — il souffre d’un manque de rythme dans son premier tiers —, il reste impressionnant de maîtrise, surtout si l’on considère qu’il s’agit là d’un premier roman. Il offre aussi une fin satisfaisante qui permet d’attendre sereinement la sortie de la suite, The Girl in the Tower, traduite par Jacques Collin et annoncée pour août 2019.

Libère-toi, Cyborg

En 1984, Donna Haraway publie un essai d’une quarantaine de pages intitulé Manifeste cyborg dans lequel elle réinterprète la figure du cyborg, hybridation entre l’organique (un être de chair) et la machine (inerte) comme outil de lutte contre le patriarcat et ses mécanismes oppressifs. Savoir où commence l’humain, où finit la machine, déterminer si l’hybridation est éthique ou pas dans une perspective post-humaniste n’intéresse pas Haraway. Ses cyborgs, en transgressant les frontières acceptées comme naturelles et les antagonismes artificiels qu’elles créent (humain vs animal par exemple) permettent de dépasser les problématiques de sexe et de genre, les constructions sociales des races et de libérer les femmes. L’autrice s’appuie sur la biologie, l’histoire, les sciences, mais aussi sur la littérature de SF américaine et notamment sur une liste de livres de SF féministes écrits par Joanna Russ, Samuel R. Delany, John Varley, James Tiptree Jr., Octavia Butler, Monique Wittig et Vonda McIntyre. Elle ne les choisit pas à titre d’illustration. Haraway considère ces auteurs comme des storytellers qui « explorent ce que veut dire être incarné dans des mondes de haute technologie », et, par extension, comme des théoriciens des cyborgs. L’essai de Donna Haraway, dense, n’est pas facilement accessible. Sa compréhension nécessite une bonne culture scientifique, littéraire, historique. Dans Libère-toi, Cyborg, ïan Larue — pseudonyme en forme de contribution à la lutte non-binaire de Anne Larue — analyse en profondeur le Manifeste… ainsi que la liste des œuvres de SF proposée par Donna Haraway. Cet essai est salutaire à plus d’un titre. Il contextualise, explicite et décode le Manifeste…, en plus de le remettre en lumière. Il permet aussi de comprendre l’impact de ce dernier sur le féminisme. En proposant son concept de cyborg qui s’affranchit de la dualité homme/ femme, Donna Haraway s’inscrit à contre-courant du féminisme traditionnel naturaliste et essentialiste de son époque. Sa critique du féminisme ouvre de nouvelles perspectives et appelle à l’action. Et le travail de ïan Larue sur la liste H montre les apports de la SF des années 70 au féminisme. Libère-toi, Cyborg va cependant plus loin. Il prolonge la réflexion, établit de nouvelles connexions avec les figures de la sorcière, de la déesse ou du vampire, et réactualise le concept de cyborg en prenant en compte les évolutions de nos sociétés et en s’appuyant sur des œuvres récentes comme celles de Sabrina Calvo ou de la performeuse Marion Laval-Jeantet. Avec érudition et humour, ïan Larue pousse le lecteur à questionner ses certitudes. Elle met en perspective le phénomène d’invisibilisation des femmes, avec l’exemple récent de l’informatique, manie l’écriture inclusive et les néologismes avec pour objectif de « dégenrer » la langue française. Et enfin, elle nous propose un féminisme inclusif, intersectionnel et queer dans lequel l’Imaginaire et la SF deviennent de puissantes armes au service de l’émancipation de celles et ceux qui ne correspondent pas à la norme dominante imposée et érigée en réel. Une lecture très recommandable.

La Voie Verne

Non, Jules Verne n’est pas mort ! Enfin, pas encore. Même dans cet avenir inventé par Jacques Martel, aseptisé au nom de notre santé ou de celle de la planète. Même dans cette société surveillée par de petits fonctionnaires médiocres se réfugiant derrière les réglementations européennes, sûrs de leur bon droit malgré leur insignifiance. Les Nains, comme le narrateur les appelle à longueur de pages. Même dans ce monde bouleversé par l’irruption d’un ver informatique d’une redoutable efficacité, vorace, heureusement stoppé par l’abondance de pornographie présente dans le Halo (un lointain descendant du Web) avant d’avoir tout détruit. Mais quand même, que de pertes ! Dont l’œuvre intégrale de Jules Verne (eh oui, le ver avait commencé à manger les données à partir de la dernière lettre de l’alphabet).

Et John Erns, le narrateur, doit retrouver ces textes. Pourquoi ? Le lecteur l’apprend peu à peu. Tout comme il comprend que cet homme n’est pas venu uniquement pour trouver un emploi : devenir majordome chez Madame Dumont-Lieber, la châtelaine du Haut-Cervent, est un simple prétexte. Mais la rencontre avec le petit fils de sa patronne, Gabriel, un jeune garçon autiste trouvant refuge dans un monde virtuel, va tout changer pour lui. Comme celle de Kurts, patron du seul bar du village proche du château, ancien pirate informatique aux idées anarchistes et au savoureux franc-parler teinté de termes anglo-saxons.

Roman à la structure parfois un peu lâche, La Voie Verne sait maintenir malgré tout l’intérêt jusqu’à un dénouement épique. Il faut cependant s’accrocher lors des monologues du narrateur, frustrants souvent car décousus et ne tenant pas toujours leurs promesses. Lors, aussi, des dialogues parfois un peu artificiels tenus à longueurs de pages par des personnages heureusement hauts en couleurs. À travers eux, l’auteur semble vouloir partager avec nous sa conception du monde. Son refus d’une bureaucratie envahissante, sourde et stupide, source de frustrations, de renoncements et d’une non-vie bien peu souhaitable : au nom de notre bien à tous, on rend l’existence de chacun morne et sans intérêt, on interdit à tous des plaisirs pourtant nécessaires à l’enthousiasme, à la passion. Et en particulier celui de la lecture de vrais livres en papier. Car pour protéger les arbres, et la planète à travers eux, le papier est réservé à l’administration. Les romans et nouvelles sont rejetés dans les limbes informatiques. De toute façon, on lit de moins en moins : le Halo rend les histoires tellement plus vivantes !

Les sympathies de l’auteur vont à l’évidence vers ses personnages refusant l’ordre stérile du monde et vivant dans le regret d’un passé enviable. Enviable par certains côtés seulement. Car Jacques Martel ne tient pas non plus un discours tranché et réac. Son narrateur confirme et regrette, par exemple, la violence du traitement fait aux femmes lors des siècles précédents. Il utilise également l’outil numérique pour ses divertissements, pour ses projets. Mais essentiellement pour tenter de retrouver des valeurs selon lui disparues : l’optimisme d’un Jules Verne dans la science et dans l’être humain. La croyance en un demain meilleur, en un avenir lumineux…

En cela, La Voie Verne mérite notre attention. Une réflexion, même un peu foutraque, parfois naïve, sur notre société, notre rapport au monde et aux autres, portée par une intrigue accrocheuse et des moments de poésie. C’est déjà ça.

Prise de tête

Prenez du football américain, associez-le à la fête du cheval d’Octobre des Romains de l’Antiquité (pour rappel, lors de cette cérémonie, deux clans se disputaient une tête de cheval fraichement tranchée qu’il fallait porter, malgré les coups des adversaires, jusqu’à un lieu déterminé) et vous voilà grosso modo avec l’hilketa, un sport plein de promesses… Mais comme il est devenu peu acceptable d’arracher des têtes ou d’autres membres à des êtres vivants lors d’une rencontre sportive, dans ce futur imaginé par John Scalzi, les participants sont en fait des cispés. Des androïdes plus ou moins anthropomorphes pilotés à distance par des hadens, ces personnes victimes d’un syndrome les condamnant à l’enfermement dans leur corps immobile (Philippe Boulier l’explique fort bien dans sa critique du premier volume, Les Enfermés). Le but de l’hilketa est simple : arracher la tête d’un cispé adverse tiré au sort et l’envoyer derrière la ligne de but. Violence, frissons et spectacle garantis ! Mais lors d’une rencontre amicale, un joueur s’écroule. Son pilote humain est mort. Accident ou meurtre ?

Pour le découvrir, on fait appel au duo de choc découvert dans Les Enfermés : les deux agents du FBI Chris Shane et Leslie Vann. Le premier, rappelons-le, est un haden (riche, et heureusement, car il détruit un nombre incroyable de cispés par roman !). La seconde, un flic comme on en croise souvent : efficace, mais pas commode. Vraiment pas. Leur enquête va les entrainer dans les coulisses pas forcément ragoutantes d’un sport en pleine expansion.

On l’a compris, John Scalzi renoue donc ici avec les recettes ayant fait le succès du premier opus paru en 2014 outre-Atlantique : deux personnages attachants, dont on découvre peu à peu la vie et le passé. Leslie Vann, un brin laissée de côté dans Les Enfermés au profit de Chris Shane, y gagne en épaisseur — on découvre notamment en partie la raison de son caractère peu amène. Mais aussi une intrigue solide, bien implantée dans le monde actuel. Car, si on est dans un récit futuriste, la société décrite ressemble comme deux gouttes d’eau à la nôtre. Et l’auteur se fait un vif plaisir de dénoncer les vraies raisons de l’intérêt de beaucoup pour le sport : l’argent. La vie des joueurs et de leurs proches compte bien peu face aux sommes mises en jeu. Enfin, et c’est la grande force de cet auteur, la fluidité et l’efficacité de ses dialogues. Les chapitres s’enchainent, l’action avance, les personnages se dévoilent essentiellement sous forme d’échanges verbaux. Une arme à double tranchant, cependant : un roman si rapide à lire prend le risque d’être oublié tout aussi vite…

Une propension que la production récente de John Scalzi accuse un peu trop : une bonne idée, un traitement sympathique, mais un fond qu’on qualifiera de… léger. La faute au contrat signé avec son éditeur Tor Books : 13 romans (dont 10 pour adultes) à fournir en 10 ans ? En tout cas est-on en droit d’espérer un soupçon d’exigence retrouvée : Scalzi flirte avec le statut de tâcheron, un faiseur distrayant mais superficiel. En attendant de voir, pas question de bouder notre plaisir avec cette lecture sans prise de tête.

Hors sol

Le réchauffement climatique a gagné. Et il n’y est pas allé par quatre chemins. La Terre est dévastée par des températures extrêmes. Ses habitants, peu à peu, sont morts : chaleur excessive (augmentée par l’usage intensif des climatisations), maladies dévastatrices, conflits inévitables. Avant l’extinction définitive de l’Humanité, les Jeux Intercellules sont lancés. Des candidats (peu, très peu) sont choisis, sur des critères forcément discutables. Le vaisseau décolle : c’est le Ravissement. Mais le rêve s’arrête rapidement. Le vaisseau, faute de carburant, s’immobilise avant de quitter notre orbite. Certains survivants, regroupés par affinités, sont alors disséminés, via des nacelles suspendues, dans l’atmosphère terrestre, constituant un vaste cercle. Ainsi vivront-il là, dans l’attente d’un hypothétique nouveau départ vers les étoiles. Sans imaginer pouvoir un jour retourner sur cette Terre, devenue par trop inhospitalière.

Ces informations nous sont parvenues en 2018 grâce à un phénomène plus ou moins expliqué. Un hasard étrange et peu vraisemblable a permis d’accéder à un vaste dossier informatique. À l’intérieur, un instantané d’un certain jour de janvier 2103 : des dizaines de textes divers et variés offrant une vue parcellaire de cet avenir aérien dépressif. On découvre des extraits de journal intime, des échanges de messages, des poèmes, des publicités, des articles de journaux. Bref, un vaste panorama d’une journée dans les airs. D’une journée dans cette société figée.

Pierre Alferi voulait, dans ce roman, éviter le déroulement linéaire des récits : voir les mêmes personnages évoluer d’une action à une autre, d’un début à une fin. Son désir était de proposer une vision globale d’un instant T : comme une série de nouvelles se déroulant au même moment, avec des protagonistes différents, seulement liés par leur société, leur cadre de vie. Cela donne un objet protéiforme, intéressant mais déstabilisant, hypnotisant mais parfois lassant. La mosaïque est néanmoins assez variée pour captiver le lecteur. On passe en effet d’un poème contemplatif à un échange à propos des différents types de pornos à la mode, de la révélation d’un vieux secret de famille à la conversation d’un père et de sa fille, version texto. En plus, malgré la volonté de ne pas offrir d’action dans le sens traditionnel du terme, l’auteur révèle tout de même progressivement, au fil des chapitres, des morceaux d’image de cet étrange reliquat d’humanité et du monde où il vit. On comprend mieux, au fur et à mesure des pages, comment ils en sont arrivés là. Pourquoi certains choix ont été faits. Pourquoi nos descendants vivent ainsi réunis en petits groupes liés par une même passion, au moins au début, dans des boites métalliques suspendues dans les airs, rongés par une attente poisseuse et déprimante.

Reste que la structure de Hors sol s’avère un peu trop lâche pour tenir le lecteur en haleine tout au long de ses 364 pages. Le manque de but nuit à l’empathie, à l’envie d’en découvrir davantage. Pas impossible, néanmoins, de se laisse hypnotiser par le rythme lent et contemplatif de ces vies, par le travail sur la langue, les nombreux jeux sur les sonorités (Pierre Alferi semble d’ailleurs parfois préférer une belle allitération à la clarté d’une phrase, une paronomase osée à la facilité de la lecture). On voyage non sans délice dans cet avenir brinquebalant, inquiétant, fascinant. Une expérience, sans doute. À tenter, pourquoi pas.

Outresable

L’auteur de la trilogie à succès « Silo » est de retour en français avec Outresable, fixup de cinq nouvelles autopubliées entre 2013 et 2014, et réunies en 2014 sous le titre original Sand.

Hugh Howey emmène à nouveau le lecteur vers un futur indéterminé dans une dystopie monochrome et post-apocalyptique. La géographie du roman est celle du Colorado actuel, quelque part entre Denver et Colorado Springs. Les ruines de l’ancien monde sont désormais recouvertes de centaines de mètres de sable, et le nouveau est un désert de dunes dans lequel tentent de survivre quelques milliers de personnes au sein de bidonvilles éphémères. Malgré les hauts murs dressés pour retarder l’inexorable, le sable avance et engloutit. Les seules ressources sont les souvenirs du passé enseveli que des plongeurs tentent de remonter au péril de leur vie. Tout est bon à prendre : matériaux, câbles, ustensiles d’une civilisation perdue. Pour cela, ils s’équipent de combinaisons, tressées de fils électriques, qui leur permettent d’influer sur la fluidité du sable. Une paire de palmes, une bouteille d’oxygène, des lunettes et un foulard sur le nez, et hop !, on descend à des centaines de mètres sous les dunes… puis on remonte. Quoi ? Ce n’est que de la SF, on peut bien écrire n’importe quoi sous couvert de suspension de l’incrédulité, non ?

Outresable raconte le combat d’une famille. Papa s’est tiré il y a des années, maman tient le bordel du coin, les deux grands sont plongeurs et les deux petits aimeraient le devenir. On peut momentanément se laisser prendre au jeu dans la première nouvelle, qui raconte la découverte de la mythique Denvar sous quelque 500 mètres de sable. C’est Palmer, le cadet de la famille, qui l’a trouvée pour le compte de types peu recommandables. Mais rapidement le roman s’enfonce dans une mer d’improbabilités qui l’engloutit. On apprend que les méchants ne s’intéressent pas aux richesses qui se cachent sous le désert mais veulent juste en déloger sa population, sans qu’on sache vraiment bien pourquoi, que le désert ne s’étend pas partout mais seulement là, que l’origine de ce sable qu’on pensait cataclysmique, réchauffement climatique ou conflit global, est en fait bien plus ridicule que ça, qu’au-delà il existe une ville peuplée de gens qui n’en ont rien à battre du peuple du désert, voire en ignorent complètement l’existence, et que d’autre part il est justifié de tuer une bonne centaine de milliers de personnes parce que « désormais, ils ne s’en foutront plus ».

On peut lire Outresable au premier degré et on en retient un roman de SF très moyen, un univers qui aurait pu être immersif mais ne tient pas la route, des personnages peu travaillés et des aberrations trop nombreuses pour porter le récit. Ou on peut le lire comme une allégorie, mais alors la conclusion expéditive laisse un sentiment si nauséeux qu’on se dit que Hugh Howey s’est laissé prendre dans des sables mouvants.

Twin Peaks, 90210

C’est une nouvelle fois la fiction qui devient le révélateur de certains aspects de la société dans Twin Peaks 90210, à travers un autre parcours halluciné dans la jungle des coïncidences et des liens hasardeux. La quête devient ici enquête, celle qui tente de mettre à jour les relations entre deux séries télévisées bien distinctes, Twin Peaks de David Lynch et Beverly Hills, 90210, d’Aaron Spelling, présentées concomitamment sur deux chaînes différentes. Les correspondances sont à ce point troublantes qu’elles ne peuvent être dues au hasard. Quels sont les liens qui les unissent ? Pourquoi Sheryl, dans Beverly Hills 90210, porte-t-elle le prénom de l’actrice qui incarne Laura Palmer dans Twin Peaks et con-somme-t-elle une boisson bleue une semaine avant que les protagonistes ne boivent à leur tour un cocktail de même couleur ? C’est autour de la théorie du complot qu’est bâti cet essai. Léo Henry livre les détails de l’enquête qu’il a menée : on croise Jacques Mucchielli et Pacôme Thiellement, connaisseurs de l’œuvre de Lynch, Erwann Perchoc, « le numéro un et demi du Bélial’ », qui lui conseille de cartographier les embranchements des deux séries, et même le scénariste et réalisateur Darren Star, créateur de Beverly Hills 90210, croisé à New York. L’accumulation de détails donne à l’ensemble un indéniable effet de réel. Léo Henry s’amuse beaucoup à établir des liens convaincants en jouant sur tous les registres. Il y a du « Tlön Uqbar Orbis Tertius » de Borges dans cette construction hallucinante, mais c’est davantage au crazy wall, la mosaïque de photos et références tissés de liens par l’enquêteur obstiné que songe l’auteur. Cette mise au jour d’une réalité cachée est un fantasme emblématique de nos sociétés surinformées, qui cherche à donner du sens à une masse de données étouffante. La vérité est ailleurs, assurément inaccessible, et renvoie davantage à l’enquêteur qu’au monde qu’il s’emploie à décrypter. C’est de ce que l’auteur cherche à nous persuader, avec une habile pirouette finale. Fascinant de bout en bout, une fiction en forme d’essai, à moins que ce ne soit l’inverse, d’une grande intelligente.

En deux courts textes (avec L'Autre Côté), Léo Henry réaffirme ce qu’en Bifrosty, on sait depuis un moment déjà : il est à ce jour l’un des plus passionnants auteurs d’Imaginaire qui soit.

L'Autre Côté

L’ancrage est dans un univers imaginaire, la Cité-État de Kok Tepa d’apparence médiévale, la ville où on mange ses morts, quelque part en Ouzbékistan, gouvernée par des Moines qui vivent à l’écart de la basse ville, une mosaïque de castes miséreuses. Mais il y a des drones, des motos taxis, des aérostats et des ascenseurs ; les moines sont préservés de la maladie qui rôde, douloureuse, mortelle, atroce, par des médicaments venus de l’autre bout du monde. Rostam, ami d’enfance de Timur à présent Moine promu à l’immortalité, est un passeur qui aide ceux qui choisissent l’exil, premier maillon d’une filière pour atteindre l’Outre-Mer. Quand sa fille est frappée par la maladie, ses relations ne lui permettent pas d’obtenir des médicaments et sa femme le convainc de la faire soigner à l’étranger… Le passeur devient un immigré et découvre l’envers du décor, ses contacts peu fiables qui achèvent de détrousser les victimes, les dures conditions d’un périple dans des 4×4 ou des bus brinquebalant, les séjours dans des lieux interlopes ou des lieux de rétention. Les lieux imaginaires, dont la toponymie est empruntée à l’Ouzbékistan, à l’Afghanistan, au Tadjikistan, sans renvoyer à un itinéraire précis, ne font que renforcer l’impression de vacuité, la dissolution du temps et de l’espace qui achève de dissiper le but dans la fragilité d’un rêve sans consistance.

Seuls quelques chapitres portent un titre, comme des fragments de mémoire d’une errance où rien de saillant n’émerge, hormis les trahisons, les coups bas, les dangers. Les phrases courtes, les descriptions minimalistes et mornes durant les longues attentes, hachées dans les moments d’action, achèvent de donner de la situation un sentiment de désolation où se désagrègent les personnalités. La scène de l’incendie dans le centre de rétention est exemplaire, faite d’images fugitives, vision fragmentée dont le sens échappe, un puzzle que l’urgence laisse épars. La description stroboscopique de l’immigration, la perte de repères, donne à vivre de l’intérieur l’éprouvant parcours de ceux qui cherchent un monde meilleur.

Un récit basé sur des faits réels, décrivant un itinéraire, des intervenants et des organismes renvoyant à l’actualité, n’aurait pas eu pareil impact.

En deux courts textes (l'autre étant Twin Peaks, 90210), Léo Henry réaffirme ce qu’en Bifrosty, on sait depuis un moment déjà : il est à ce jour l’un des plus passionnants auteurs d’Imaginaire qui soit.

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