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Le Scarabée

Injustement méconnu en France, Richard Marsh (1857-1915), est un écrivain anglais à redécouvrir d'urgence. Excellente idée, donc, de rééditer Le Scarabée, un roman paru en 1897, mais d'une modernité étonnante, et qui fait de Richard Marsh un authentique précurseur du thriller fantastique contemporain.

En plein cœur de Londres, à la fin du XIXe siècle, une étrange créature apparaît. Venue d'Egypte antique, elle semble avoir traversé le temps pour accomplir une terrible vengeance. L'objet de toute sa haine est un certain Paul Lessingham, un jeune politicien, brillant orateur, promis à un grand avenir. Mais sous son apparence de citoyen irréprochable, Lessingham ne cache-t-il pas un lourd secret ? Tapie au fond d'une maison abandonnée, la créature dresse son plan d'attaque. Pour Paul Lessingham et son entourage, l'épouvante commence…

Et c'est parti pour 386 pages d'une course-poursuite haletante. Car Marsh est un écrivain pressé : une intrigue énergique, une écriture nerveuse, enlevée. Des chapitres courts, des rebondissements incessants. Tout est fait pour que lecteur, hypnotisé mais ravi, soit dans l'incapacité physique de lâcher ce livre avant d'en connaître la conclusion. Et de ce point de vue, Le Scarabée, malgré son grand âge, n'a rien à envier à certains thrillers fantastiques actuels. Mais Marsh n'est pas seulement un écrivain pressé, c'est un écrivain malin. Aussi construit-il son intrigue. Le roman se divise en quatre parties, et à chaque partie le narrateur change. Le procédé n'était pas nouveau à l'époque (Wilkie Collins, entre autres, l'a beaucoup utilisé), mais Richard Marsh le fait très intelligemment : les quatre récits successifs se complètent, s'enrichissent mutuellement, et les personnages du roman y gagnent en complexité. Il a aussi la bonne idée de faire que le narrateur de la quatrième et dernière partie soit un personnage nouveau, jusqu'alors totalement extérieur à l'action ; ce qui donne à son point de vue une distance bienvenue. Bonne idée, d'autant plus qu'il s'agit d'un détective privé. Résultat, cette dernière partie a un petit côté « enquête à la Sherlock Holmes » très excitant.

L'autre curiosité de ce roman, décidément plein de surprises, c'est le contenu sexuel très explicite de certaines scènes (et notamment celles où la créature apparaît pour la première fois). D'ailleurs, sous prétexte que cette créature se métamorphose à volonté, Richard Marsh s'amuse, tout au long du récit, à entretenir une certaine ambiguïté quant à l'identité sexuelle réelle de la créature. Mâle ? Femelle ? Difficile à dire… Dans l'Angleterre très puritaine de l'époque, il fallait oser ! Richard Marsh est donc aussi, à sa manière, un écrivain courageux.

Autant de raisons de se ruer sur cette réédition. En attendant — avis aux éditeurs — une édition française des autres romans fantastiques de Richard Marsh.

Chasseurs de chimères

De qui sommes-nous les enfants ?

Voilà une question à laquelle Serge Lehman répondait déjà, il y a presque dix ans, dans une anthologie-manifeste, publiée au Fleuve Noir et devenue depuis le symbole de l'émergence d'une nouvelle génération de la science-fiction française (SFF), de l'affirmation de son identité, Escales sur l'Horizon (cf. critique et interview in Bifrost n°8). Nous sommes « les enfants de Jules Verne », y affirmait-il. Ce n'était déjà pas rien de le rappeler, mais, comme aurait pu le lui reprocher Cyrano de Bergerac sous la plume d'Edmond Rostand, « c'est un peu court, jeune homme ; on pouvait dire bien des choses en somme. » C'est bien ce qu'il fait, aujourd'hui, dans la présentation de ses Chasseurs de Chimères. L'ouvrage est consacré à « l'âge d'or de la science-fiction française », dont nous avons, semble-t-il, laissé le souvenir se perdre, ou tout au moins s'altérer, jusqu'à le confondre avec ceux, plus récents, venus d'outre-Atlantique.

Serge Lehman, ainsi que J. H. Rosny Aîné lui-même l'avait fait en son temps, a jugé qu'il est temps de « prendre date », d'enfin permettre à nos grands-pères en Imaginaire de ne plus être « accusés de suivre ceux qui [les] suivent ». Cette vérité qui, jusque-là, nous était demeurée invisible, l'anthologiste nous met le nez dessus : il a existé une authentique science-fiction de langue française entre Jules Verne et René Barjavel. Dont acte. La SFF n'est pas la conséquence de l'essor de la S-F américaine née dans les pulps au cours des années trente et ayant conquis, par pollinisation, le marché français à partir des années cinquante. Même si les traductions de grands auteurs de l'âge d'or américain ont joué un rôle d'accélérateur, voire de dégrippant, nous ne sommes pas, au sens strict, les enfants de Lovecraft, de Heinlein, d'Asimov, de Van Vogt, de Dick, etc. Au mieux sommes-nous leurs collatéraux. Tous, nous faisons partie de la grande famille de ceux qui écrivent sur le monde en affectant de s'en éloigner, mais nos géniteurs sont bel et bien français et européens.

D'emblée, une crainte pourrait être formulée : cette démarche ne risque-t-elle pas de briser des liens très forts qui, des deux côtés de l'Atlantique, font cette richesse, cette transversalité, de la SF internationale ? La réponse vient d'elle-même : la quête d'une identité perdue n'implique pas le rejet de l'Autre, mais, au contraire, sa reconnaissance en tant qu'interlocuteur. Rendre hommage à ses ancêtres n'est pas faire œuvre de chauvinisme. Cette recherche généalogique à laquelle nous convie Serge Lehman est précisément le meilleur rempart contre d'éventuels réflexes nationalistes ou communautaristes qui proviendraient justement d'un sentiment de dilution de notre identité propre dans l'impérialisme culturel américain. Savoir qui nous sommes, c'est libérer l'expression de notre différence dans le grand concert de l'Imaginaire, sans pour autant en faire une exception menacée.

L'Âge qui Dort doit se réveiller

Si l'on en croit Serge Lehman et ses prédécesseurs (Versins, Van Herp, Lofficier, Baudou, pour n'en citer que quelques-uns), il n'y aurait donc pas de solution de continuité dans la production francophone entre Jules Verne et René Barjavel. Et, effectivement, c'est un pan entier d'histoire que l'on découvre : trois mille textes, dont les plus lisibles, à la fois en terme de style et de pertinence, viennent d'être réveillés par les soins de l'anthologiste. Tous ressortissent au domaine du « roman merveilleux-scientifique », selon l'expression de son premier grand théoricien, Maurice Renard.

Pour ce dernier, l'émergence de ce nouveau genre tient essentiellement à la tentative des auteurs français d'intégrer la science dans le roman. La plupart des auteurs n'entendaient faire qu'une expérience littéraire, le plus souvent ponctuelle. Pour autant, dans leur entreprise, ils ne sont pas restés isolés. De leurs échanges est né ce « roman merveilleux-scientifique » dont Maurice Renard énumère les différents instruments narratifs : « admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques (…) prêter certaines propriétés d'une [notion] à l'autre (…) appliquer des méthodes d'exploration scientifique à des objets, des êtres ou des phénomènes créés dans l'inconnu par des moyens rationnels d'analogie et de calcul, avec des présomptions logiques. »

Il s'agit bien, ici, de marier le formalisme du roman bourgeois le plus conventionnel à la rigueur froide du raisonnement scientifique. En somme, faire du feu avec de la glace. Maurice Renard, comme le relève à juste titre le préfacier, livre dans un article datant de 1909 (!) une analyse bien plus fine que la profession de foi, un peu naïve, qui sera celle de Hugo Gernsback quelques trente ans plus tard. Bien avant les Américains, il y fait l'éloge du « sense of wonder » et insiste sur sa compatibilité avec l'élégance littéraire qui, en France, au moins, doit caractériser le roman : « il nous découvre l'espace incommensurable à explorer en dehors de notre bien-être immédiat (…) Il brise notre habitude et nous transporte sur d'autres points de vue, hors de nous-mêmes ».

Cet appel à l'évasion, suivi d'un retour à la réalité, que l'on perçoit, dès lors, avec un regard neuf, constitue la quintessence de la S-F, comme chacun le sait. Nombreux ont été les théoriciens à la revendiquer, depuis Renard. Dans un article érudit, Jacques Goimard évoque le passage entre les « premier et second vraisemblables » que seule la science-fiction permet d'opérer (cf. Critique de la SF, Pocket « Agora »). Nous avions tort de croire que ce savoir-faire nous venait exclusivement des Américains, maîtres de l'émerveillement grand-angle. Nos « classiques », sur ce point, sont d'une déroutante modernité : le célèbre André Maurois, que l'on redécouvre ici comme l'un des maîtres de la manière française, ne le cède en rien à Lovecraft en terme d'accroche et de ressort dramatiques ; le méconnu Claude David pratique l'étrangeté avec l'aisance consommée d'un Van Vogt ; le rare Raoul Brémond livre une novella de pure hard science, assise sur un raisonnement que n'aurait pas renié un Greg Egan. Et ils sont nombreux ces grands-pères dont, petits-enfants indignes, nous avions laissé le legs prendre la poussière du grenier ou se corrompre dans l'humidité de la cave.

Et puis, dominant toutes ces photographies jaunies et émouvantes, il y a Rosny, bien sûr, notre « aîné » par excellence. Qui, parmi nous, avait réellement relu ses Xipéhuz ? Qui prenait la peine de se frotter à son œuvre, à sa Force mystérieuse, à ses Navigateurs de l'infini ? Qui se rappelle que cet illustre prédécesseur regardait déjà, en face, La Mort de la Terre ? Pourtant, l'un des plus importants prix de la SFF porte son nom. Mais nous en avions fait un symbole, oubliant l'auteur caché derrière. Une erreur que nous ne commettrons plus.

Puis, le témoin passe, avec une belle régularité, de 1863 à 1950, jusqu'à échoir à B. R. Bruss, qui incarne ce « réveil », quelque peu brutal, mais salutaire, de la famille française du « roman merveilleux-scientifique », provoqué par les voix tonitruantes, vives et irrévérencieuses, venues d'outre-Atlantique. Mais la manière américaine n'a pas ensemencé des terres incultes. Elle a simplement agi comme une bonne rincée, permettant aux arbres séculaires de donner de nouveaux fruits.

 

Hypermondes conservateurs

Régis Messac, autre homme-orchestre de cette « école » française qui n'a jamais réussi à se considérer comme telle, aurait pu donner corps à une vraie « communauté S-F » comme l'ont fait les pulps aux USA. Sa revue Les Hypermondes, avait toutes les qualités requises, dont certaines même que les revues américaines n'avaient pas. Il ne lui en a manqué qu'une : la pérennité. La guerre a brisé son élan. Là encore, l'équilibre entre l'ambition du propos, la volonté de mettre en perspective le discours scientifique, et le souci de divertir le lecteur est revendiqué dès le premier éditorial de Messac : « Ce sont des mondes hors du monde, à côté du monde, au-delà du monde, inventés, devinés ou entrevus par des hommes à la riche imagination de poètes. Il faut, pour les visiter, entreprendre les voyages imaginaires, les voyages impossibles ». La revue, dont le premier numéro date de 1935, aurait constitué un vivier pour les jeunes auteurs français, puisqu'elle appelle à découvrir, au-delà de Verne, Wells et Poe, « les étrangers que l'on n'a jamais songé à traduire et les Français qu'on ne songe pas à lire ». Il ne fait pas de doute qu'elle aurait même formé des auteurs « maison » qui, bien plus tôt que nous ne l'avons fait, aurait pu échanger d'égal à égal avec les ténors américains, peut-être même leur faire baisser les yeux, pour réfléchir à leur tour.

Pourtant, la guerre ne suffit pas à tout expliquer. Serge Lehman pointe du doigt les causes endogènes de l'échec de l'âge d'or à la française : celles-ci sont à la fois d'ordre formel et substantiel. Sur la forme, aucun auteur français, au contraire des chantres de l'imaginaire américain prompts à se doter des instruments idoines, Heinlein en tête, n'a cherché à adapter le style à la nouveauté du propos. Tous les français, essentiellement par souci de reconnaissance littéraire, se sont coulés dans le sacro-saint modèle du « roman bourgeois ». Ce que Jacques Baudou appelle le choix de « la voie lettrée », par opposition à « la voie populaire » qui fut celle des pulps. Ce dogmatisme formaliste est l'une des raisons fondamentales de leur échec, comme le souligne Daniel Drode, en stigmatisant, non sans humour, « le héros du roman d'anticipation [qui] se sert toujours du langage que lui a légué une époque perdue loin dans le passé ». Sur le fond, c'est l'absence d'un enthousiasme pour la Science et les potentialités nouvelles qu'elle apporte à l'Homme. Fruit amer de cette coupure pathologique typiquement française entre l'univers des sciences en prise directe avec le présent et celui de la littérature qui se veut intemporelle. Comme si les modifications quotidiennes de notre environnement technique ne méritaient pas la même attention que l'introspection de l'amoureux transi ou trompé. Tous les romans ou presque, comme le relève l'anthologiste, contiennent une morale conservatrice qui se traduit par la destruction finale de la « merveille scientifique » et la restauration de l'ordre tranquille de la société bourgeoise. Sur ce plan, les auteurs réunis ici partagent « le pessimisme foncier, la haine du peuple et le désir de manger à l'heure », quand leurs confrères anglo-saxons et américains, eux, pensent déjà la société d'après-demain. Pour le dire plus clairement encore, les français n'anticipent rien. Au contraire, ils refusent d'affronter le futur, quand bien même, ils en perçoivent, à l'instar de leurs pairs, l'inéluctabilité : du coup, ils se réfugient dans la « rétrofiction » et les mondes perdus, et laissent derrière eux un corpus réactionnaire, parfois nationaliste, voire xénophobe. Comme un cri de colère de se savoir condamnés, laissés en arrière, par le monde « des grandes organisations, des monstres froids, des dictatures aussi, où l'idéal humaniste du bourgeois n'a plus de place ni même de sens ». Au lieu de combattre, ils choisissent de fustiger. Et ce n'est pas, je le crois, la moindre des leçons que nous livre cette anthologie.

Saurons-nous abattre le mur du futur ?

D'une certaine manière, ces auteurs du « roman merveilleux-scientifique » français reflètent l'idéologie dominante de l'entre-deux guerres : tout en identifiant les prémices d'un nouveau chaos avec une saisissante clarté, ils refusent pourtant d'agir pour le conjurer. Ils se complaisent dans le thème de la catastrophe, riche d'une esthétique crépusculaire de nature à toucher les lecteurs au cœur. Rarement l'histoire de la S-F aura connu un tel contresens ontologique. Mais celui-ci fait écho au contexte littéraire et diplomatique : l'Europe des années trente, France en tête, traumatisée par la première guerre, ne peut se résoudre à intervenir en son sein avant qu'il ne soit trop tard. La science-fiction française est aussi pusillanime. L'une connaîtra l'occupation, l'autre mourra. Avant de renaître, langée de pulps et bercée par les super-héros américains au sourire éclatant.

Et c'est là où cette anthologie prend tout son sens historique. Certains traits de caractère de nos ancêtres en Imaginaire ne se retrouvent-ils pas dans la production française la plus récente ? Cette appréhension de l'avenir, ce pessimisme foncier, cet amour du noir, qui confine parfois au gothique et se mue souvent en catastrophisme, nous rappelle celui qui tonalise cette anthologie. Qu'il soit tissé d'une volonté marquée de réformation n'est pas un argument suffisant pour l'en démarquer. Il y a là comme un déterminisme contre lequel il ne faut pas nécessairement lutter, mais dont il faut avoir conscience.

Quant à la « rétrofiction » évoquée par Serge Lehman, comment ne pas y voir un écho dans le goût, voire la mode, très contemporain(e) des auteurs de SFF pour l'uchronie et le steampunk, sans même parler des fantasy, de plus en plus sophistiquées, puisant sans discernement dans les grandes figures de l'Histoire, depuis la gloire des Anciens rois jusqu'aux Lumières de la raison, en passant les Grandes Découvertes ? N'y a-t-il pas là, non seulement le souci d'une reconnaissance culturelle, mais aussi un rejet du futur trop sombre qui nous attend ? Avons-nous à nouveau si peur du monde qui vient, qu'il nous faille nous réfugier dans un passé réinventé ? Ou un futur antérieur auquel on ne prêterait guère que les artifices techniques, autant dire sa portion congrue, du futur réel ? Comme le relève Lehman, c'est exactement ce qu'a fait la bande-dessinée franco-belge des années 1940 (Edgar P. Jacobs en tête). Sommes-nous en train de renoncer à notre acuité anticipatrice au profit de la « retrocipation » ?

Si c'est le cas, nous ne sommes pas les seuls. La thématique, si contemporaine, de la Singularité, ce fameux « mur du Futur », est un révélateur puissant de l'esprit de l'époque. Il nous dissuade, voire nous interdit, la simple tentative d'appréhender l'après-demain avec pertinence. Mais, depuis quand risquer de se tromper est-il une raison suffisante pour ne pas essayer ? La S-F ne se confond pas avec la prospective, puisqu'elle est supposée nous parler du présent. L'erreur reste l'un de ses principaux ressorts narratifs. Elle ne doit donc pas être redoutée. Cette anthologie vient précisément au bon moment pour nous le rappeler. Ayant accompli notre « devoir de mémoire », nous pourrons dès lors repartir, sereins et en pleine possession de nos moyens créatifs, à la conquête des futuribles ? Ou les ignorer, mais par choix, non par démission.

En dernière limite, ce souci de sortir du ghetto, de redorer le blason littéraire de la science-fiction française, voire, à travers le rejet de la notion de genre qui ne serait donc qu'un greffon américain, d'insister sur son statut de littérature transversale, ou « transfiction » selon les propres termes de Francis Berthelot (Bibliothèque de l'Entre-Mondes, Folio « SF », cf. critique in Bifrost n°41), pourrait n'être que l'expression de la nostalgie d'un temps où l'on pouvait écrire de la S-F, sans forcément n'écrire que ça. Etre auteur, tout simplement, et goûter aux joies du mariage entre sciences et fictions ; puiser, en toute liberté, dans le meilleur des deux mondes.

La science-fiction française libérée !

En définitive, et ce n'est guère surprenant de la part de Serge Lehman, Chasseurs de Chimères est moins une anthologie qu'un Manifeste (j'assume la majuscule). Le corpus réuni, qui s'étend de 1863 à 1950, ne saurait véritablement prêter à contestation (il y a bien quelques absents, mais il y en a toujours). Ces « Hypermondes » nous retracent une HISTOIRE qui est la nôtre. Serge Lehman nous en dessine l'infrastructure, nous réconcilie avec notre identité culturelle.

Et celle-ci n'est ni une exception, ni une malédiction.

Voilà bien la leçon implicite que nous adressent, par-delà la tombe, ces Chasseurs de Chimères : nous devons avoir confiance en notre capacité d'inventer, thème après thème, enjeu après enjeu, découverte après découverte, la science-fiction d'expression française ; nous en avons la légitimité. Notre conscience historique est enfin rétablie. Plus rien ne nous empêche d'avancer… à la rencontre de nos propres chimères !

Cette anthologie constitue d'ores et déjà un document historique. J'estime comme un privilège le fait d'être contemporain de ce rappel, de cet appel. Peut-être sera-t-il rapidement oublié, mais, quelque part en aval dans le temps, il jouera son rôle. Comme celui de Renard et de Messac en leur temps. Il servira de balise identitaire, guidant ceux qui se reconnaîtront comme nos enfants. Ceux des singes et du furet, ceux des ombres et de l'aube radieuse, ceux du pollen et du big bang, ceux du sabre et de la trame, etc. Puissent-ils être légion…

JHB 07/05

Au fin fond des bois, retrouvez la suite des aventures de Francis Valéry sur son blog !

Elric et la porte des mondes

C'est à l'heure de l'édition en un volume unique du Cycle d'Elric (chez Omnibus) que paraît cette anthologie, non seulement cent pour cent francophone, mais qui plus est inédite, sous la férule de Richard Comballot, le tout agrémenté d'une présentation de Michael Moorcock himself. Une occasion dont le père d'Elric profite pour revenir sur son œuvre de fantasy en général et Elric en particulier, évoquer très largement sa future adaptation cinématographique (on y apprend notamment le goût de Moorcock pour le cinéma hexagonal) et expliquer pourquoi, en conclusion, il tourne a priori définitivement le dos à la fantasy — même si on s'autorisera quelques doutes sur ce « définitivement ».

Suivent les dix-neuf récits, dont deux rédigés à quatre mains, qui composent cette copieuse anthologie. Le niveau global va, à quelques exceptions prêtes, du vraiment bon à l'excellent. Passons donc sur la nouvelle peu convaincante et bâclée d'un Fabrice Colin englué dans le Multivers, et sur Jonas Lenn, imitateur poussif du souffle moorcockien, pour nous intéresser au meilleur. On peut d'emblée scinder l'anthologie en deux parties, avec d'un côté les orthodoxes, fidèles à Melniboné, et de l'autre les expérimentateurs, qui se lancent à l'assaut de l'œuvre de Moorcock, voire au-delà.

Du coté des orthodoxes, chapeau bas à Pierre Pevel. Expédiant Elric à la rencontre de la sage-femme qui l'a mis au monde, il restitue la violence et la barbarie de cet univers lointain avec une réalisme certain, et confirme par l'occasion tout le bien qu'on pensait de l'auteur des Ombres de Wielstadt (Pocket). Question barbarie, Richard Canal signe lui aussi l'une des réussites majeures du recueil — avec entre autres une fin à couper le souffle. Christian Vilà reste également dans l'orthodoxie du multivers, lançant notre prince albinos à la poursuite de… Jerry Cornelius, tandis que Daniel Walther, au meilleur de sa forme, nous livre l'une de ces histoires sombres, sensuelles et cruelles dont il a le secret. Passons maintenant aux hétérodoxes, avec un Xavier Mauméjean, fidèle à son parcours personnel, qui oppose Elric à des créatures bibliques dans une épique bataille vétérotestamentaire où Stormbringer se révèle une alliée précieuse. Ayerdhal signe un steampunk digne de Réouven dans le Londres glauque de Jack l'éventreur, où l'opposition entre Elric et Stormbringer prend un tour politique, ce qui ne surprend guère de la part de l'auteur des Chroniques d'un rêve enclavé (le Diable vauvert). Pierre Bordage, redoutable d'efficacité, projette Elric dans un monde qui n'est pas sans évoquer « L'Unique » de Claude Ecken (in Le Monde tous droits réservés — le Bélial', 2005), tandis que Johan Héliot expédie Elric aux origines du rock, avec une formidable guitare qui n'est autre, bien sûr, que Stormbringer.

Enfin, last but not least, on ne peut imaginer une anthologie de Richard Comballot sans la participation de quelques-uns des membres du défunt groupe Limite.

Commençons donc avec le beaucoup trop discret Jean-Pierre Vernay. Elric croise Gilles de Rais et quelques autres protagonistes du Chaos en notre monde, sans oublier de lorgner du côté de la Bible et de la sorcellerie. Comme toujours, l'écriture est superbement ciselée. Enfin, histoire de clore le recueil en toute beauté, tant sur le fond que sur la forme, parlons du feu d'artifice de Jacques Barbéri. Son texte, particulièrement audacieux et totalement maîtrisé, réussit la gageure d'établir une jonction entre le multivers moorcockien et l'univers développé par Barbéri dans son propre et dernier (mais aussi excellent !) roman, Le Crépuscule des chimères (Flammarion « Imagine » — 2002).

À l'instar de toute anthologie, il y a bien sûr quelques rares textes superflus. On passera outre pour se ruer sur ce volume d'un niveau global excellent, tout en saluant le courage éditorial : publier une anthologie francophone à l'heure actuelle, même centrée sur un personnage aussi porteur qu'Elric, c'est un acte de foi.

Le Secret du chant des baleines

« Il glissa et tomba dans l'énorme mollard de baleineux qu'un des mâles qui le poursuivaient avait craché à ses pieds. S'il avait pu respirer, il aurait pu crier à la tricherie, mais au lieu de ça il lutta pour se relever alors que deux mâles se rapprochaient de lui en souriant de toutes leurs dents en forme de poignard. « Oh, mon Dieu ! Ils vont me bouffer ! » pensa-t-il, puis il s'aperçut qu'ils venaient de dégainer leurs longs pénis roses et fonçaient sur lui, le pelvis en avant. « Oh, mon Dieu, pensa-t-il, ils vont m'enculer ! » »

Bienvenue chez Christopher Moore, l'écrivain dont les héros se font enculer par des trucs qui ressemblent à des baleines…

Nathan Quinn est un biologiste spécialisé dans le chant des baleines. Nathan Quinn bosse à Hawaï, et Nathan Quinn n'a pas de chance. Son ex-femme l'a quitté pour se mettre à la colle avec une nana après avoir été malencontreusement prise pour une baleine femelle par un mâle en rut ; sa principale source de financement est une vieille folle persuadée que les cétacés lui parlent ; ses collègues se foutent de lui en permanence et le prennent pour le dernier des loosers ; son assistant fume des pétards gros comme le bras et pense que les baleines chantent pour célébrer la grâce de Jah et conspuer Babylone ; sans parler du fait que son laboratoire vient d'être saccagé alors qu'il s'apprêtait à déchiffrer le chant de baleines. Oui, vraiment pas de chance. Jusqu'au jour où il se fait bel et bien boulotter par une baleine et qu'il passe brusquement du niveau 1, « j'ai vraiment pas de chance », au niveau 2, « je suis vraiment dans la mouise »…

Il faut lire Christopher Moore. Parce que ses romans sont drôles, décomplexés, épatants d'incorrection, d'une inventivité unique et d'une sensibilité rare (la tendresse de l'auteur pour ses personnages est palpable, notamment dans le présent bouquin). Chaque livre de Moore est un vrai moment de bonheur, un vent de liberté littéraire tout ce qu'il y a de salutaire. Et si Le Secret du chant des baleines n'est pas son meilleur livre (on n'atteint pas ici le brio déjanté du Lézard lubrique de Mélancholy Cove), il n'en reste pas moins une ode aussi vibrante qu'hilarante à la nature et à ceux qui s'efforcent de la préserver, doublé d'un roman de science-fiction hommage au Jules Verne de Vingt mille lieues sous les mers assez renversant. Du tout bon, en somme. Du Christopher Moore, quoi…

Le Roi des rats

Onze mois après la sortie des Scarifiés (même éditeur), et alors que nous arrive la réédition poche (Pocket) des deux volumes de Perdido Street Station, voici donc le nouveau China Miéville sous une couverture signée Alexis Lemoine du plus bel effet. Nouveau ? Pas tant que ça, en fait, puisque Le Roi des rats est le premier roman (publié en 1998 au Royaume des Sex Pistols) de celui que la presse anglo-saxonne ne cesse d'encenser dès qu'il aligne deux mots (comment ? comme Charles Stross ! ?), l'homme qui rafle les prix littéraires plus vite que la lumière. Difficile donc d'imaginer trouver ici la justification d'un tel engouement (sauf à espérer que le premier roman de Miéville soit plus abouti que les deux suivants, ce qui est toujours possible mais peu probable), ce qui ne signifie pas qu'on ne puisse s'attendre à un bon moment de lecture avec le présent bouquin.

Verdict ?

Après quelques jours passés sous la tente, dans la campagne du Suffolk, Saul retourne à Londres, dans la demeure familiale qu'il occupe avec son seul père, sa mère étant décédée en le mettant au monde. Parce que les relations entre le père et le fils n'ont pas l'air simple, parce qu'il est crevé et qu'il préfère éviter une confrontation qu'il imagine pénible, Saul regagne directement sa chambre en évitant de déranger son paternel, qui, visiblement planté devant la télé, ne l'entend pas rentrer. Après une nuit de plomb, c'est le brutal martèlement des flics à sa porte qui réveille Saul. Il est six heures du matin, son père vient d'être retrouvé à l'état de steak tartare sur le trottoir après un passage éclair à travers la fenêtre du salon… L'univers quotidien de Saul vient d'en prendre un sacré coup, et ce n'est que le premier. Ainsi, sitôt emprisonné, après s'être vu accusé du meurtre de son géniteur, Saul rencontre un drôle de type débarqué dans sa cellule sans que personne ne le remarque. Un type dont il ne parvient pas à distinguer le visage. Un type qui a tout du clochard faisandé. Un type qui pue comme une rue marseillaise après un mois de grève du service des éboueurs. Un type qui affirme à Saul qu'il est sorti du monde. Un type qui prétend qu'il peut aller où il veut, que rien ne peut le retenir. Un type qui affirme être un roi, le Roi des rats… Et le pire, c'est que c'est vrai ! L'initiation peut débuter. Saul va se transformer en arme, la seule à même de venir à bout du plus mortel des ennemis du Roi des rats — un certain joueur de flûte ayant fait un tabac quelques siècles plutôt en Allemagne…

On l'a dit : nous sommes en présence du premier roman de China Miéville. Point donc ici de Nouvelle-Crobuzon, cycle dans lequel s'inscrivent tous les romans de l'auteur depuis Le Roi des rats, à savoir Perdido Street Station et Les Scarifiés pour les titres disponibles en français (le troisième opus, Iron Concil, étant attendu pour 2008 au Fleuve Noir). Exit aussi ce mélange de science-fiction, de fantasy et de fantastique caractéristique du cycle précité : on se contentera d'une fantasy urbaine mâtinée d'horreur. Exit enfin Crobuzon elle-même, la monstrueuse mégalopole étant ici remplacée par Londres. Ainsi donc retrouve-t-on, dès son premier roman, la fascination qu'exerce sur Miéville l'environnement urbain. Et finalement, c'est là qu'achoppe Le Roi des rats. En effet, quoique les trois premiers livres de Miéville soient tous très différents, ils fonctionnent sur le même mode : une plongée initiatique au cœur du côté obscur d'une cité tentaculaire. Crobuzon pour Perdido…, Armada pour Les Scarifiés, Londres pour Le Roi des rats. Sauf que si Crobuzon et Armada fascinent, il en va différemment du Londres de Miéville.

Londres n'est pas Gotham (en dépit des nombreuses références à Batman qui émaillent le récit), pas plus que Miéville n'est Neil Gaiman. L'auteur aura beau faire, accumuler les descriptions, les ambiances, les couleurs, le Londres qu'il nous dépeint échoue a acquérir toute dimension mythique, au contraire de celui que Gaiman exposait avec une exceptionnelle réussite dans le non moins remarquable Neverwhere (Neil Gaiman signant là, lui aussi, son premier roman solo, un bouquin qui, comme celui de China Miéville, parut outre-Manche en 1998…).

Faut-il pour autant passer à côté du Roi des rats ? Pas nécessairement. Car en dépit de quelques longueurs agaçantes, de références et d'ambiances musicales destinées aux seuls amateurs de techno et de jungle, sans oublier une traduction française répétitive et peu inspirée, le livre n'en reste pas moins plaisant — principalement du fait du « méchant » de l'histoire, fort convaincant, et grâce à quelques scènes tout ce qu'il y a de spectaculaires. Voici en somme une réécriture moderne du Joueur de flûte d'Hamelin digne d'intérêt mais qui reste ce qu'elle est : un premier roman aux ambitions avouées mais inabouties.

La Légende des Frahmabores

Le planet opera est une variété du sous-genre space opera dont l'action est circonscrite à un unique monde. Dune, de Frank Herbert, en est le chef-d'œuvre incontesté, et on compte nombre d'ouvrages remarquables parmi lesquels on peut citer Parade nuptiale de Donald Kingsbury, Les Fils de la sorcière de Mary Gentle, la trilogie d'Helliconia de Brian W. Aldiss ou encore, dans l'œuvre d'une spécialiste, Ursula K. Le Guin, La Main gauche de la nuit et Les Dépossédés. Citons aussi Le Chant du Drille de Ayerdhal pour illustrer le domaine français. C'est à cette variété qui permet de produire une S-F à la fois ambitieuse et aventureuse qu'appartient Déloria. Le planet opera a occupé la place laissée vacante par le défunt récit d'exploration, après que Stanley et Livingstone se sont rejoints au beau milieu de l'Afrique. À défaut d'autres cultures inconnues pour nous tendre un miroir, il a fallu en imaginer. Permettant ainsi, par exemple, à Ursula Le Guin de prendre davantage de champ que la réalité n'en autorisait à Margaret Mead. Bien entendu, à l'autre bout du spectre, cette variété de récit peut, comme chez Jack Vance, n'offrir qu'un théâtre exotique et coloré à des aventures trépidantes. Déloria aurait pu confronter l'Occident à l'altérité, comme dans la trilogie Enfer, Purgatoire, Paradis de Mike Resnick, devenant le révélateur impitoyable de son impérialisme, Richard Canal ayant aussi beaucoup vécu en Afrique.

Depuis plusieurs siècles, l'humanité s'est installé sur Déloria et ça ne se passe pas trop mal — il faut bien dire que Déloria est davantage riche de mystères que de ressources minières. Les geyns — que l'on peut lire à la fois comme les « gens » et comme les indi« gènes » — semblent faire contre mauvaise fortune bon cœur face à la civilisation terrienne.

On suit trois lignes narratives. Sur la première, l'ambassadeur terrien Aymoric de Boismaison échappe de justesse à un attentat lors de l' « enterrement » d'un Geyn de l'ethnie Fu avec lequel il avait établi un embryon de communication, car de Boismaison, comme l'ensemble de la communauté terrienne, ne comprend strictement rien à la société Geyn.

La seconde ligne nous présente Unger Torhn, militaire de son état, et Gary Ulmerson, un chercheur qui étudie les Mornes, d'étranges et incompréhensibles artefacts répandus sur toute la planète. Là encore, malgré toute leur science, le mystère résiste aux Terriens.

Et enfin on suit Lynyk. Un Geyn qui, avec son frère Muizdi, a été investi d'une mission par un enfant qui a un très grand pouvoir en matière de mots. Car sur Déloria, les mots ont un pouvoir métaphysique. Un pouvoir qui va bien au-delà du pouvoir sémantique du langage, et bien au-delà, quoique d'une nature peut-être voisine, de celui des « modules étranges » de Dune. Prononcé dans les conditions idoines, un mot a un pouvoir réel sur l'univers physique. Abracadabra et la saleté s'en va ! C'est la formule magique dans un contexte typiquement S-F et sans substrat technologique. Les deux frères doivent chercher et ramener au Gymnase une femme, une diseuse de mot qui doit permettre de dire le Dernier Mot qui mettra fin au cycle en cours.

Et pour que le passage au cycle suivant ait lieu dans de bonnes conditions, il faut que les Terriens aient quittés Déloria. Sans quoi il se pourrait bien qu'ils dominent le cycle prochain et acquièrent le pouvoir des mots…

Ce roman est extrêmement proche de La Septième saison (Fleuve Noir « Anticipation », 1972), de Pierre Suragne (alias Pierre Pelot). La principale différence tient à ce que dans le livre de Suragne, c'est une entité planétaire globale qui rejetait l'envahisseur terrien. La nature n'a pas ce rôle actif dans le roman de Canal. Elle est dominée par une « magie » plus efficiente que la science terrienne, mais au bout du compte, les Terriens doivent quitter Déloria comme ils ont dû quitter Larkioss dans La Septième saison, la queue entre les jambes. Le roman de Canal est plus élaboré, moins punchy, mais vraiment proche.

Déloria est incontestablement un livre plaisant où nulle place n'est laissée à l'ennui. C'est un bon roman et, pourtant, c'est un roman terriblement frustrant. L'un des pires qui soient. Que les explications fassent simplement défaut ou échappent au lecteur à force de subtilité, quantité d'éléments restent inexpliqués, ne s'intègrent pas à une trame intelligible. Ainsi, on ne comprend pas pourquoi de Boismaison doit perdre la mémoire, ni comment sa prise de drogue influe sur l'intrigue. On en reste à conjecturer. Nous appelons mourants les gens à l'article de la mort, bien qu'ils soient encore vivants ; pour les Geyns, dès la naissance on est un mourant. Cette vision du monde renvoi à Cioran, plusieurs fois cité, mais n'explique nullement en quoi la curiosité des Terriens est inefficace sur Déloria. Au final, on ne sait même pas ce que sont les Frahmabores, ni quelle est leur légende. On comprend que les Geyns ont un rapport aux Mornes différent des Terriens pour qui ils ne restent que de terribles et insondables attracteurs. Quel lien y a-t-il entre les Mornes et le pouvoir métaphysique des mots sur Déloria ? Mystère encore. En suivant Gundersen, dans La Septième saison, les mystères des profondeurs de la terre finissaient par s'éclairer pour le lecteur comme pour le personnage. Ainsi la résolution, dans le bouquin de Suragne, pour succincte qu'elle soit, n'en était pas moins suffisante, et donc satisfaisante, ce qui n'est pas le cas de Déloria. Peu importe que les personnages comprennent ou non ce qui se passe si la lecture doit s'amorcer de cette façon — l'éclaircissement sera alors le moteur de lecture —, mais elle ne saurait se conclure sans que lecteur ait, lui, compris de quoi il ressortait. Or, on referme le livre dans la position même où on quitte de Boismaison. Peut-être est-ce un effet voulu par l'auteur, de laisser en fin de compte le lecteur dans une position identique à celle du personnage au terme du roman afin qu'il éprouve la frustration due à l'incompréhension d'une altérité qui lui échappe définitivement. Auquel cas, c'est très réussi.

Reste donc un livre bien agréable à lire et terriblement frustrant une fois lu.

Des ailes dans la nuit et autres nouvelles

Ce recueil de cinq textes fantastiques est la réédition désespérément attendue de celui paru voici 35 ans, du vivant de l'auteur, chez Christian Bourgois en 1971, sous le titre d'une des autres nouvelles : L'Opale entydre.

La préface de Jacques Bergier, qui avait recommandé ce recueil à Christian Bourgois, a disparu au profit d'une préface et d'une postface dues l'une et l'autre à la plume de Charles Moreau, qui est considéré comme faisant autorité en matière de Henneberg, ainsi qu'une bibliographie qui souligne la cruelle absence éditoriale de celle qui est peut-être, tout simplement, la plus grande dame du fantastique et de la science-fiction française.

De ces deux textes, on retiendra principalement que tout le crédit littéraire de l'œuvre est à mettre au compte de Nathalie — Charles, son mari, ne servant que de prête-nom plus crédible vis-à-vis du milieu éditorial des années 50. Ainsi, le couple Henneberg ne peut plus être considéré comme le pendant français (!) du couple américain C. L. Moore/H. Kuttner. Si Charles disparaît comme auteur, il n'en a pas moins nourri l'œuvre de son épouse de sa vie — de leurs vies — mouvementée au Proche-Orient et notamment au Liban et en Syrie.

Henneberg est un nom issu de la parenté aristocratique allemande de Charles, qu'il prendra comme nom de guerre à son engagement dans la Légion Etrangère française. Quant à Nathalie, qui serait plutôt née en 1910 qu'en 1917, à Batoumi en Géorgie, dans le Caucase, elle a quitté en 1920 sa Russie natale (pour n'y jamais retourner) avec ses parents et les réfugiés du général Wrangel, dernier Russe blanc à avoir résisté aux bolcheviques. Nathalie Novokovski gagne le Liban avec sa famille, où elle recevra une éducation religieuse qui la fera devenir catholique. Et c'est à Homs, en Syrie, qu'elle rencontre Charles Henneberg, avec qui elle se marie en 37. Puis survient la guerre. Elle sera au côté de son mari, à Palmyre, en 1941, lors d'un épisode aujourd'hui peu connu de la seconde Guerre mondiale qui vit les forces françaises de Vichy, très inférieures en nombre, résister âprement à l'armée britannique dans la ville assiégée. Episode qui lui inspirera La Forteresse perdue — jamais réédité depuis « Le Rayon fantastique » — comme l'exode de Wrangel lui inspirera La Plaie. Fin mai 1946, le couple quitte définitivement le Liban et le Proche-Orient pour la France. Il ne lui reste plus qu'à écrire… Ce que Nathalie fera avec un talent et une poésie flamboyante inégalée à ce jour dans l'imaginaire francophone.

Nathalie Henneberg avait souhaité que ce recueil soit sous-titré « le fantastique des années furieuses » ; Xavier Legrand-Ferronnière a enfin exaucé ce vœu près de 30 ans après que l'auteur nous ait quitté, une fois de plus sans retour. Ces années furieuses sont celles des deux conflits mondiaux qui ont ensanglanté le monde et tout particulièrement la Mitteleuropa qui sert de théâtre aux nouvelles du recueil. Un fantastique de belle facture, classique dans sa thématique, et empreint d'une poésie d'ombres et de chatoiements, jamais loin de la fantasmagorie et pourtant toujours au-delà, bien sûr. Nathalie Henneberg ose son fantastique, mais qu'elle ne l'édulcore nullement n'ôte rien à sa finesse, au point qu'il est bien difficile de préférer un texte à un autre.

L'ascendance russe blanche de Nathalie transparaît à chaque page, pour ne pas dire à chaque phrase, toutes empreintes d'une douloureuse nostalgie pour cette époque qui fut balayée par les deux raz de marée historiques que furent les conflits mondiaux. Ces cinq textes ne cessent de trahir et de sublimer la souffrance d'une perte irrévocable. Il y a une part de travail de deuil dans chacune de ces nouvelles, chacune de ces guerres mondiales ayant été pour Nathalie l'occasion de ruptures définitives — en 1920, dans les ultimes soubresauts de la Grande Guerre et de son corollaire russe, la Révolution d'Octobre, elle quitte sa Russie natale, et, en mai 1946, elle abandonne à jamais sa terre d'accueil, le Proche-Orient. Le personnage de « Louve d'argent », en abîme, se retrouve lui aussi coupé de ses racines : français en Finlande alors que sa famille vient d'être déportée par la Gestapo. Le titre de cette belle — et sombre — histoire de loups-garous nous montre l'intérêt, qui sera constant, de Nathalie pour l'héraldique et que l'on retrouvera au fil des textes. C'est une marque de cet ancien monde auquel elle tient et qui meurt. Tous les textes ici réunis mettent ainsi en scène l'aristocratie d'une Europe agonisante, de Sarajévo à Tréblinka en passant par la révolution bolchevique. Cette nostalgie aristocratique n'est sûrement pas la raison qui puisse pousser un monde de l'édition française de l'imaginaire, ancré à gauche, laïc et démocratique, à publier Nathalie Henneberg. Peut-être était-elle une vieille femme nostalgique, voire réactionnaire, appartenant à un monde qui n'était plus. Peut-être. Mais une écriture comme ça, ça mérite autre chose que l'oubli ! Outre les inédits mentionnés par Charles Moreau, La Forteresse perdue et La Rosée du soleil se morfondent depuis près de 50 ans dans l'attente d'une réédition, tout comme les nouvelles parues dans Mystère Magazine et bien d'autres, qui n'ont figuré que dans des supports rares, devenus introuvables.

Malgré une illustration de couverture peu inspirée et trop de coquilles pour un produit prétendant à ce niveau de qualité, il va falloir se jeter sur ce livre comme des morts de faim car ce n'est que la troisième réédition d'un ouvrage de Nathalie Henneberg — après La Plaie et Le Dieu foudroyé, en 99, chez l'Atalante — depuis son décès en 1977. Le prochain risque de ne pas paraître de sitôt, à moins que… De plus, l'ouvrage vaut aussi pour l'intéressant travail bio et bibliographique de Charles Moreau. Cet éclairage confère un relief et une profondeur supplémentaire à l'œuvre de Nathalie Henneberg, qui s'est nourrie à l'aune de sa vie réelle et de celle de son mari autant qu'à sa culture slave d'origine si propice à faire naître le fantastique.

Croiser des loups-garous en Finlande, des élémentaux à Vienne, des non morts en Pologne ou ailleurs, assister contraint et forcé à une messe noire, ça pourrait n'avoir l'air de rien, mais c'est riche de mots comme du Gene Wolfe et beau à lire, d'un verbe savoureux dont on se délecte quand bien même l'horreur de l'histoire nous étreint comme un maléfique python. Manquer Des ailes dans la nuit serait… oui, grossier.

Le Royaume blessé

On avance dans cette énorme geste d'heroic-fantasy comme dans l'aube de la narration ; une aube longue et parfaite, contenant toutes les couleurs de la nuit qui précède et du jour qui suivra : à la fois épique, théâtrale, précieuse, brutale, philosophique, fantastique ; mêlant les scènes d'actions, les dialogues enlevés, les récits dans le récit, les mises en abyme et trompe-l'œil, les descriptions précises de tueries et de passions. Un kaléidoscope de mots, de situations et de sensations, tantôt très doux, d'un lyrisme sec, et tantôt d'une violence extrême — souvent ambiguë. C'est un texte écrit avec le recul de quelques années de réflexion sur le genre, une tentative pour sublimer l'héritage des glorieux anciens (Tolkien peut-être, Leiber sans doute, Howard évidemment). Fantasy ? Pas vraiment. On n'y trouve aucune magie, point de dragon ni de quête ni d'anneau : mais une Antiquité et un Moyen-Âge réinventés, subtilement décalés (on reconnaît en filigrane le Saint Empire romain germanique, les clans celtes, l'épopée d'Alexandre…), un héros barbare, des conquêtes et des échecs, une inquiétante étrangeté, quelques fantômes. La filiation est donc évidente. Comme un Guy Gavriel Kay, Laurent Kloetzer flirte avec l'épopée, avec le roman picaresque ou historique, à la marge.

L'histoire, comme de juste, commence dans une taverne, à Koronia, colonie de l'empire Atlan. Un jeune homme assiste aux représentations de Kyle, le conteur errant, dont les récits échauffent un parterre en mal de héros et de rébellions. C'est que Koronia est une ville prise sur les territoires Keltes, et Kyle raconte l'histoire du plus fameux d'entre eux, Allander Ap'Callaghan, le rassembleur des clans, le Roi Rouge conquérant du monde. Mais Allander est mort et raviver son souvenir n'est pas au goût des autorités, si bien que Kyle est arrêté pour trouble de l'ordre public, laissant son auditeur privilégié avec une question en suspens : qu'est devenu Eylir, le cadet d'Allander ? Car, comme le dit le quatrième de couverture, on ne grandit pas dans l'ombre d'un géant sans être soi-même un jour poussé sur les chemins de l'aventure… Parce que cette destinée tourne pour lui à l'obsession, parce qu'un obscur désir le pousse à la restituer, le jeune homme va devenir le chroniqueur d'Eylir. Mais les règles du jeu sont biaisées : longtemps Eylir se dérobe, ce n'est que par des on-dit, des racontars, des témoignages de seconde main que le chroniqueur peut reconstituer, séquence après séquence, l'œuvre de sang et d'encre qu'est la vie du héros.

Donc, chacun de leur côté, le chroniqueur et le héros avancent dans l'inconnu, au milieu des ombres du passé, du futur : le premier à la recherche d'indices sur l'autre, et l'autre du destin glorieux qui lui a été promis — achever l'entreprise d'Allander, réunir ceux qui ont été séparés. À chacun sa trajectoire, ses épreuves de souffrance. Trajectoires qui se croisent, épreuves qui les mènent partout dans le haut royaume Kelte et au-delà : de Koronia aux sauvages terres pictes, des douceurs de Nymir à l'antique Harmorée, de la pierre de Fâll à la vallée des rois — où Eylir et son héritage seront confrontés — jusqu'au cœur de l'empire Atlan, en passant par les limbes où les morts rêvent et attendent… Tout un monde se révèle sous les pas d'Eylir Ap'Callaghan, tour à tour mercenaire, chef de guerre, bandit, mendiant ou roi. Amours et larmes. Grandeur, gloire et puis néant. De rêves en échecs, au bout des douleurs et des blessures, Eylir trouvera enfin son royaume parfait : un royaume blessé pour un roi blessé.

Si le roman vaut par son souffle épique, par la qualité de péripéties qui recyclent avec maestria les poncifs de l'heroic-fantasy, sa grande force, sa richesse tient avant tout aux personnages : des seconds rôles bien troussés, Eylir, bien sûr et sa grande ombre Allander, mais surtout, surtout, le chroniqueur — dont Kloetzer nous taira le nom presque jusqu'au bout.

C'est par le chroniqueur en effet que le roman s'ouvre à une dimension imprévue. Son credo : « J'ai plus voyagé en rêve qu'en vérité. Je veux trouver pour quoi vivre et pour quoi mourir, je voudrais comprendre pourquoi les autres vivent et meurent. J'aime qu'on me raconte des histoires et j'aime en raconter. » Et il nous raconte la sienne. S'emparant d'une figure un peu légendaire, d'un tourbillon, d'une action en marche, il en a exploré les diverses facettes avec tout son corps et toute son âme ; il a suivi le courant d'une aventure, il y a participé, il s'y est trouvé compromis, impliqué. Il a été meurtri, il a été passionné, il a souffert et vécu chaque instant l'histoire qu'il voulait écrire. Son enquête, l'écriture de ce récit dans le récit, basé sur des faits advenus et les témoignages des protagonistes de l'épopée, semble donc procéder d'une feinte. « Je leur ai tout jeté à la face, pour qu'ils s'abaissent devant ces choses qui les dépassaient. Je leur ai raconté mon Eylir. Celui-là, il m'appartenait, il était à moi. Mon Eylir. »

C'est que le rapport d'élection entre le périple d'Eylir et le chroniqueur se complique dès lors que celui-ci rencontre son héros, se met à le jalouser, à le détester, à le trahir, se sent attiré par lui (sexuellement ?), se voit aussi comme une sorte d'alter ego déchu : « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent […] Il est ma part de rêve, mes lambeaux d'autre monde, ma certitude qu'il existe des ciels si bleus qu'ils blessent les yeux et des amours qui valent de mourir pour eux […]. J'ai encore besoin de lui. Même maintenant, alors que toute cette histoire est terminée. C'est lui qui m'a forgé. »

Le fonctionnaire mondain alterne avec l'enfant aux chairs et aux émotions mutilées, le brillant phraseur dissimule un conteur grossier et ivrogne, l'ami désintéressé et l'artiste prêt à tout pour satisfaire son obsession échangent quotidiennement leurs masques et jouent sur une même scène aux éclairages trompeurs les rires et larmes de la sincérité. De paliers en paliers, on s'enfonce avec lui en eaux troubles, jusqu'aux fonds boueux ultimes dont on ne revient pas. À la fin, lorsqu'il soulève le masque du Maître — cette étrange ombre suiveuse abattue par la lame d'Eylir — ce n'est peut-être pas le visage d'Allander qu'il voit mais lui-même, représenté et aboli en monstre manigançant à coup de visions et de ruses un récit qui semble, à son tour, une défiguration de tous les principes romanesques. Si le roi ne peut mentir, si la parole du héros modèle le monde, le chroniqueur, lui, ment sans cesse pour extirper le vrai, à moins que le mensonge soit partie prenante d'une vérité immanente que seule la parole de l'écrivain aurait le don de révéler. Qui donc, du héros ou du chroniqueur, modèle le monde, alors ? À ce dernier, Lyciane, la femme d'Eylir, dit : « Eloigne-toi de mon mari. Fuis-le le plus possible. C'est parce qu'il y a des gens comme toi, pour croire qu'il est plus qu'un homme, qu'il se comporte comme s'il était plus qu'un homme. » Pas du tout, répond le chroniqueur, à moitié sûr de son fait, je ne pense pas qu'Eylir soit plus qu'un homme. Mais nous, nous savons qu'un rêve a conditionné l'épopée depuis le début ! « Je rêvais de lui longtemps avant que nos chemins ne se croisent. »

Le roman de Kloetzer évidemment procède, lui aussi, d'une feinte : le dénouement du texte, les péripéties, le point final suspendu à la mort d'Eylir (à laquelle le chroniqueur assiste), nous connaissons tout cela, nous avons déjà lu tout cela, ailleurs… et Kloetzer n'essaie jamais de placer des coups de théâtre là où tout est déjà joué : la chronologie des événements, l'obsession du chroniqueur, moitié dévoré par les ténèbres de cette épopée, moitié vampirisant la cervelle d'Eylir en lui promettant la vie éternelle dans les pages d'une Odyssée qu'il ne lira jamais. L'art est ici à double fond, naissant d'un rapport constant à la solitude et d'une tension fantastique, verticale, entre la crapulerie constitutive (qui tire vers le trou, et la tombe) et une injonction morale supérieure (qui aspire vers le ciel, et la gloire). Kafka disait en substance qu'écrire, c'était faire un bond hors du rang des menteurs et des assassins. Ce roman montre avec une belle acuité les points d'appui, les déséquilibres et la périlleuse voltige de ce bond rédempteur.

S'il faut conclure, disons simplement que Le Royaume blessé est une claque monumentale, la meilleure illustration qu'un genre décrié peut aussi accoucher d'une œuvre exigeante et de qualité. C'est simple : en français, dans le domaine, on n'a jamais rien lu de mieux ; on n'a pas lu grand-chose de mieux non plus parmi ses inspirateurs anglo-saxons, dont Kloetzer a su capter l'essence et qu'il a donc renouvelé magistralement. Un récit en manière d'hommage, mais encore l'aboutissement d'une histoire vieille d'un siècle, si on considère que l'heroic-fantasy est né avec Robert E. Howard. Souhaitons maintenant que le pari insensé de l'éditeur (750 pages de fantasy sans sorcier ni grand méchant, c'en est un) soit suivi par les lecteurs, pour offrir à ce roman la postérité qu'il mérite.

Minuscules flocons de neige depuis dix minutes

Alors voilà : le narrateur débarque à Los Angeles pour couvrir l'E3, la plus grosse convention de jeux vidéo du monde. L.A. : la Ville, là où il est né, où il va chercher un renouveau. L.A. : la non-ville, la fabrique à fictions, le royaume du faux, un décor remplis d'acteurs déchus, d'otakus névrosés, de hordes de jouets humains.

Comme une lente traversée du miroir (ou plutôt de l'écran), les premières pages annoncent la couleur : Minuscules flocons… sera un voyage initiatique au-delà du dicible, un roman sur la confusion du vrai et du faux, la dissolution du réel dans le virtuel (et inversement), l'immersion de la Kulture dans la Nature.

Dans un voyage initiatique, on trouve toujours un avant, un pendant, et un après.

Avant, il y a le narrateur, en phase de désincarnation accélérée, perdu dans un monde élargi à de multiples dimensions. Dimensions qui lui semblent autant de simulacres, d'illusions cathodiques, de parc à thèmes pour hommes régressés. Qui font qu'il se sent « l'objet d'un sinistre complot qu'on appelle réalité » ; lui-même participe de ce complot, « sa capacité à créer du faux [ayant dépassé] sa capacité à le détecter. » Raison pour quoi il espère secrètement un RESET terminal qui effacerait tous les artifices, tous les programmes ; il rêve d'un réenchantement du monde par le feu vitrificateur de la Bombe.

Pendant, il y a donc une sorte de croisade, de quête, ou d'enquête : lancé sur les traces de Vectracom, une société spécialisée dans le Jump, « le passage d'un monde virtuel à un autre, la complémentarité des univers, le transfert d'avatar », le narrateur en vient rapidement à oublier son but initial pour enchaîner des rencontres bizarres et des découvertes tordues. Qui était vraiment tonton Walt ? Quelles relations entretenait-il avec Tezuka, le papa d'Astroboy ? Quel était cet appareil volant non identifié aperçu dans la nuit du 25 février 1944 ? Quels enjeux poursuivent l'illuminé RAM et ses sbires, sectateurs d'un théâtre d'avant-garde nihiliste où on joue et rejoue en miniature le combat d'entités monstrueuses (Godzilla versus Goijira), la destruction de la civilisation ? Les extraterrestres ont-ils débarqué sur la Terre ? D'une réponse tronquée à l'autre, les errances du narrateur ne lui apportent (en fait de révélations) qu'un surcroît de confusion paranoïaque ainsi que des trips de plus en plus prégnants, de plus en plus cohérents. Il comprend néanmoins qu'il a un rôle à tenir dans cette histoire à dormir debout ; le décor halluciné de L.A. semble tout à coup dressé exprès pour lui et va devenir le lieu d'un passage, d'une transformation définitive. L'instrument de cette transformation, c'est la Grille. L'idée est qu'on ne peut plus appréhender le monde dans sa complexité, il nous faut des filtres. Pour le narrateur, la Grille permet d'abord de classifier le quotidien en chapitres pour ne pas perdre le fil de sa propre histoire ; puis d'encadrer, de quadriller, de décoder et enfin de sublimer la réalité, de renouer un lien entre les éléments isolés de cette norme mouvante, incertaine. Hollywood, les studios Disney de Burbanks et leur mystérieux souterrain, l'E3, et même le petit théâtre des horreurs, rien n'est là par hasard, car « il n'y a pas de hasard, l'ordre du monde est chaos ». Sur la carte des rues, piquée des petits points lumineux des néons, se superpose une autre réalité, une réalité immanente.

Et après ? De l'autre côté de l'écran, au cœur même de cet espace primordial, on meurt ou on renaît. Ici, le robot humain peut échapper au programme, reprendre les commandes, devenir « administrateur ». Mais l'autre côté est une matrice froide de flux, d'informations, de formes ; une réalité pour tout dire inhumaine, où seule peut se mouvoir la volonté démiurgique du narrateur, faux nouveau prophète d'une ère nouvelle : faux car dans ce roman nous sommes tous nos propres prophètes, il n'y a après tout que votre représentation de l'univers, vos règles, vos repères.

Le quatrième de couverture n'a retenu que les aspects les plus racoleurs du roman : Godzilla, TRON, Walt Disney, Tezuka, la secte, les ET, la nanotechnologie, le virtuel qui déborde et les pixels qui neigent. Mais le propos de Calvo est en fait bien plus abstrait — bien plus ambitieux aussi. Sa grande réussite tient à la façon dont la S-F est appréhendée, sous l'angle original de la culture, ou plutôt du symbole : en rapprochant les symboles culturels de l'imaginaire dominant sur Los Angeles, la pop musique, les jeux vidéo, les cartoons, les performers, la télé réalité, les ovnis, Hollywood, il tire quelques idées maîtresses visuellement très fortes (L.A. comme constellation, la Grille, les hélicoptères) qui nous valent des moments de fulgurances poétiques, de grâce mélancolique. Demeure cependant un sentiment d'inachèvement, de ratage partiel. Car Calvo est beaucoup moins convaincant sur plusieurs autres points.

Premier point : le style, encore trop abscons, verbeux, à la limite de l'illisible.

Second point : une structure mal maîtrisée, confuse.

Troisième point : l'introduction d'éléments qui n'apportent rien au récit (les complots, les extraterrestres, les nanomachines).

Quatrième point : des personnages sans relief et dont au final on comprend mal les motivations. Ainsi du narrateur : fustigeant le principe de pixellisation du monde, son obsession du contrôle tisse pourtant une grille de lecture qui finit par encadrer les possibles ; il circule sur ce dessin total, en dégage des lignes de fuite et les perspectives, cherche à comprendre puis se dépasse ; sauf qu'on a l'impression que tout est décidé d'avance, que sa trajectoire est téléguidée. Fatalement, on a du mal à croire au deus ex machina final et à l'illusion de liberté subséquente.

Cinquième point enfin : sous l'angle hardcore, c'est-à-dire scientifique et philosophique, le roman ne tient pas les promesses que l'entame avait laissées espérer. Certes, la réflexion que Calvo développe sur la structure imaginaire du monde, de nos mondes, ouvre des pistes vertigineuses. Il raconte avec habileté le glissement d'un réel qui absorbe peu à peu le sens de tout ce qui nous entoure et nous renvoie nos rêves à la tronche en barquette sous cellophane. Mais l'apogée de cette réflexion est vite atteinte, et le reste tourne à vide, le dernier chapitre enfonçant le clou, dans le mauvais sens du terme.

Le roman pose en fait deux questions, la deuxième découlant de la première. La première porte sur la représentation de la réalité, d'un réel élargi — notion qui d'ailleurs aurait mérité d'être éclaircie. Est-ce un programme ? Un artifice ? Une norme ? Peut-on la représenter autrement que par les moyens dont la nature et l'expérience nous ont dotés ? Et peut-on s'affranchir des sens, des outils qui permettent de la délimiter, des écrans, des réseaux, des cartes, des grilles ? Comment donc en circonscrire les multiples dimensions ? L'auteur tente une approche phénoménologique, se réclame d'une réalité fragmentée, fractale, en mouvement perpétuel, et qu'on ne peut saisir qu'en excédant les sens et en annihilant le sens, pour faire réapparaître le point de vue. Autrement dit, abolir la fiction pour faire resurgir une manière de Verbe (mais contrefait), un acte fondateur, créateur. Le corollaire de ce soudain éblouissement est d'être rattrapé par un sentiment d'absurdité. Dans la réalité immanente du roman, nous ne serions que ça : des fractales ; des flux ; de l'information ; 0 et 1, 1 et 0. Le Philosophe dit que la fiction protège du Vide, et que le Vide aspire naturellement à s'actualiser en fictions. C'est dans ce rapport que gît sans doute la véritable richesse du propos de Calvo, même s'il ne l'exploite pas assez : non pas la virtualisation du monde, mais sa totale mise en fiction. Il met dans la bouche d'un personnage cette phrase étrange : « La fiction ne guérit plus du réel, elle agonise et le réel la soigne. » Qu'est-ce que le réel cependant, sinon un gigantesque emboîtement de constructions intellectuelles, de concepts, en somme de fictions (dont Internet, les jeux vidéo, et même les fractales, les flux, ne sont que des facettes) ? Partant, une fiction peut-elle en soigner — ou en détruire — une autre ? Sans doute, car leur nature veut qu'elles s'influencent, s'interpénètrent. Elles se livrent une guerre invisible dont seules les vainqueurs sont immortalisés par notre culture, notre histoire. Comme les gens ou les civilisations, certaines triomphent, d'autres disparaissent. La seconde question que pose le roman est donc celle de la place de l'homme au milieu d'un tel enchevêtrement, puisque de plus en plus il devient un simple vecteur des fictions qu'il a créées, un relais. C'est le mythe éternel du créateur dépassé par ses créations : Frankenstein revisité ; Prométhée brûlé par les hommes à qui il a donné le feu. De tout temps, la technique ne cesse de poser des questions auxquelles la fiction apporte des réponses. Mais le monde systémique, hypercomplexe, dans lequel nous vivons, tend vers la prolifération des fictions (intimes ou globales), qui parasitent la capacité de réflexion de l'individu sans apporter aucune réponse. À la manière d'un virus, les fictions les plus aptes se propagent jusqu'à se convertir en norme ; de sorte que le sujet de Calvo aurait pu se résumer à cette alternative : imposer sa fiction ou se voir imposé des fictions. Peut-être faut-il y voir la véritable problématique d'un roman inégal mais passionnant, tendant au Réel un miroir chatoyant d'inquiétants reflets : pas seulement ceux d'un monde vendu au matérialisme (donc au diable), mais aussi d'un monde sans merveilleux, sans absolu. Nietzsche aurait dit : le monde d'après la mort de Dieu.

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