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Les critiques de Bifrost

Le Crépuscule des chimères

Le Crépuscule des chimères

Jacques BARBÉRI
FLAMMARION
308pp - 14,00 €

Bifrost n° 28

Critique parue en octobre 2002 dans Bifrost n° 28

Dans la famille Déjantée… je demande le fils !

Et mon rédacteur-en-chef préféré d'abattre la carte « Barbéri » et de me proposer du tac au tac de me pencher sur le dossier du susnommé, que l'on annonçait comme reprenant du service !

Le dossier…

Cinq ouvrages haut de gamme en « Présence du Futur » et une quarantaine de nouvelles brillantes publiées isolément : un parcours sans faute pour un auteur hors-norme, qui publia l'essentiel de son œuvre entre 1983 et 1993.

Après dix années de « semi-purgatoire » occupées à rédiger des scénarios pour la télévision et le cinéma, il était somme toute assez naturel de le voir un jour péter les plombs de frustration et s'en retourner — tel un Ruellan avec son Mémo, tel un Houssin avec son Temps du twist — à ses premières amours. L'écriture. La vraie. Qui consiste à tenir fermement — ici reprendre — les rênes de son imagination, que notre auteur compare volontiers à un cheval fou qu'il convient de dresser, à la mettre au service de soi-même — et non plus d'un réalisateur ou d'un producteur — , d'un univers personnel, pour tout donner à un lecteur que l'on devine là, réceptif, en attente : ses rêves, ses cauchemars, ses pulsions, son vécu, ses fantasmes, dans un feu d'artifice fictionnel qui se peut appeler roman.

De ce point de vue, force est de constater avec Le Crépuscule des chimères que notre auteur n'a rien perdu de ce qui faisait son charme, il y a dix ans, de sa complexité, de sa superbe, qu'il revient en pleine possession de ses moyens, avec en prime peut-être une tendance à davantage de clarté et, pour tout dire, d'efficacité. Comprenez-moi bien… Barbéri, pour son retour, n'a pas choisi de faire dans la demi-mesure, l'étriqué, le timoré, le tiède, ou dans l'abscons et l'illisible. Il frappe au contraire un grand coup, plantant sa fête foraine monstrueuse sans se poser de question, avec l'assurance procurée par la maturité, mais aussi l'envie d'y proposer des attractions susceptibles de séduire tous azimuts.

Le monde est un théâtre, écrivait Dominique Douay. Barbéri rectifie. Le monde est un asile de fous. Et il nous en propose une visite guidée en suivant la trajectoire d'Anjel Ebner, son « héros », qu'il n'aura de cesse de balader à travers des univers incertains, voués au chaos, à la destruction et à l'entropie.

Tout commence, si je puis dire, lorsque Daren, le frère jumeau d'Anjel, abat froidement leurs parents adoptifs, lui confiant : « Nous sommes d'une autre nature, d'une autre puissance, et nous ne pouvons rien faire d'autre que l'exprimer. » À ce moment-là, Daren bouclé en psychiatrie, Anjel remontant difficilement la pente et sombrant dans l'alcoolisme, on pourrait s'attendre à un roman navigant entre le noir et le fantastique bon teint comme les éditeurs nous en proposent régulièrement, en écho à un certain cinéma à sensation. Or si nous plongeons bien dans le fantastique, celui-ci n'a rien de « bon teint ». Tout y est glauque, malsain, et l'on se retrouve, avec Anjel, englués dans une toile laissant apparaître des accrocs. Et à travers eux une réalité qui ne ressemble pas à la nôtre. Alors… Anjel est-il le sujet d'hallucinations ou l'acteur involontaire d'un drame aux dimensions de l'univers ? Qui est Elena Bergman, condamnée à perpétuité pour actes terroristes et évadée du centre de détention situé sur l'îlot de Garampaga ? Que fabrique là-bas le Professeur Anton Ravon, archétype du savant fou, en triturant les cervelles de ses prisonniers-cobayes ? À force de jouer avec le feu du réel et de l'irréel, du créé et de l'incréé, ne risque-t-il pas de déclencher un conflit de nature cosmique engageant toutes les puissances qui nous gouvernent ? ! Et au milieu de ce vaste puzzle, quel est le rôle joué par Daren ?

Si cela pouvait encore avoir un sens, j'aurais envie de dire que nous passons du noir à la S-F, et de la S-F à la fantasy, et que Barbéri se joue avec naturel, spontanéité et fluidité, des genres et des étiquettes. Vous avez dit fusion ? Ce qui est certain, c'est que tout se déroule dans un brassage d'idées et de concepts qui décoiffent, de phrases qui font mouche, desquelles l'humour n'est pas absent, et l'on ressort de ce roman étourdi par tant de virtuosité. Car si j'écrivais plus haut qu'il était facilement accessible, j'omettais de préciser que son créateur, en lecteur attentif de Franz Kafka, de Philip K. Dick, de tous les théoriciens du réel, mais aussi des scientifiques les plus en pointe, n'avait pu s'empêcher, cette fois encore, de se frotter, et avec brio, à des thèmes qui ont fait de la S-F, comme le soulignait récemment Michel Houellebecq, la littérature majeure du vingtième siècle.

Si vous êtes plutôt portés vers les écrits de Dick, de Ballard ou de Priest, voire de Moorcock et de Brussolo… si vous ne craignez pas de griller quelques neurones en cours de route, en vous abandonnant aux visions de l'auteur… et si a fortiori vous avez aimé ses précédents romans, alors ce livre s'adresse à vous.

Il devrait normalement inaugurer une trilogie « farmerienne » qui, incontestablement, fera date.

Richard COMBALLOT

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