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Cela aussi sera réinventé

De quoi sera fait le monde d’après ? Telle fut la question que certains (trop ?) agitèrent à l’envi (ad nauseam ?) durant le temps dit du confinement. Et que, sans doute, d’aucuns continuent à se poser au moment où paraît cette centième livraison de Bifrost… À l’intention de celles et ceux toujours taraudés par pareille interrogation, l’on se permettra de conseiller plus que vivement la lecture de Cela aussi sera réinventé de Christophe Carpentier. Ce neuvième roman de celui qui fut finaliste du Grand Prix de l’Imaginaire avec Le Mur de Planck a certes été écrit avant notre âge pandémique. Et s’il est question d’une catastrophe dans le dystopique Cela aussi sera réinventé, celle-ci n’est pas sanitaire mais environnementale. Le roman dépeint une Terre en butte à des perturbations anthropiques d’une intensité telle que l’on est passé du réchauffement à « l’Accablement Climatique ». Parmi les dévastatrices manifestations de ce dernier, le livre campe avec une implacable précision une Europe balayée par des nuées de criquets congolais et autres « sauterelles mexicaines […] dévorant non seulement les feuilles mais les branches les plus tendres de toutes les espèces d’arbres existantes ». Des fléaux entomologi-
ques qui feraient (presque) pâle figure aux côtés de celui pareillement biblique des « Vents Obscurcissants » noyant le Vieux Continent sous des tempêtes de sable « prélevé par millions de tonnes sur les dunes des déserts […] selon un processus d’aspiration conique inédit ». Des calamités auxquelles il s’agirait encore d’adjoindre des séismes avoisinant les 10 sur l’échelle de Richter (engloutissant au passage une centrale nucléaire), et autre « Abomination merveilleuse du Monde Vengeur » jaillie des eaux d’une Méditerranée comme mue par une conscience propre et vengeresse. Face à ce qui semble constituer l’ultime et apocalyptique étape de l’anthropocène, certains des protagonistes de Cela aussi sera réinventé s’en font les auxiliaires zélés. Comme ces « groupes de mercenaires ou [ces] cohortes de migrants climatiques qui ont réhabilité le cannibalisme comme moyen de survie. » D’autres s’efforcent au contraire d’enrayer l’Armaggedon : on les nomme les « nomades décontextualisés ». Ainsi que le suggère la tonalité deleuzienne de cette appellation, le rempart que ceux-ci se proposent de dresser contre la catastrophe en cours n’est pas tant matériel qu’intellectuel. Les tenants de « la D.N. » – ou Décontextualisation Nomade – s’appuient certes sur une innovation technologique pour réaliser un développement authentiquement durable : la « Vergiss Nuklear », une batterie elle-même nomade, permettant la production individuelle d’une énergie non polluante. Mais si l’invention teinte le roman de hard science, c’est avant tout dans le champ de la fiction spéculative qu’il s’inscrit. Forgée à l’orée du désastre par « Claire Kraft, l’instigatrice oubliée, puis France Stein, l’héritière inspirée », la D.N. propose un corpus d’« idéaux de substitution », dessinant une « vision de rechange qui un jour permettra une réconciliation entre le biologique et l’éthique. » Se faisant l’historiographe de cette pensée née en réaction au désastre, Christophe Carpentier en retrace les différentes étapes du devenir, depuis son émergence groupusculaire jusqu’à son universel triomphe deux siècles plus tard, à l’ère « d’après la Fin du Monde Évitée ». Cette fascinante métamorphose d’une intuition individuelle en norme planétaire est restituée avec une exactitude inflexible, doublée d’une ironie aussi subtile que constante. Car c’est une réinvention des plus ambigües que propose la D.N. À l’humanité, sans doute salvatrice, mais à un prix qu’on se gardera de dévoiler aux futurs lecteurs et lectrices… En ce moment pandémique qui est le nôtre, où les esprits s’échauffent – les uns sous l’effet de l’angoisse existentielle, les autres sous celui de la frénésie idéologique –, Cela aussi sera réinventé s’affirme donc comme un imparable moyen de garder la tête froide…

Les Agents sentimentaux de l’empire volyen

[Critique commune à Les Agents sentimentaux de l’empire volyen et L’Invention du représentant de la planète 8]

Avec les publications de L’Invention du représentant de la Planète 8 et des Agents sentimentaux de l’Empire volyen, La Volte propose désormais l’intégrale de « Canopus dans Argo : Archives », cet ample cycle de science-fiction créé par Doris Lessing comptant cinq volumes. Participant du même imaginaire que celui des trois romans précédents (cf. Shikasta, Les Mariages entre les zones trois, quatre et cinq,et Les Expériences siriennes), L’Invention… et Les Agents… dépeignent à leur tour un univers essentiellement dominé par deux planètes : Canopus et Sirius. Toutes deux fortes de formidables acquis scientifiques leur permettant de se jouer du temps et de l’espace, elles ont imposé aux milliers de mondes les entourant une domination démiurgique.

Parfois même, ces astres impérialistes ont engendré ex-nihilo certaines des nations qui leur sont soumises, à l’instar de celle de la Planète 8, fruit de la puissance canopéenne. Ayant pour protagoniste et narrateur Doeg, l’un des « indigènes » de la Planète 8, L’Invention… adopte, à l’instar des Mariages entre les Zones Trois, Quatre et Cinq (cf. Bifrost n°92), le point de vue des dominés. Assumant la charge de « Représentant » – sont ainsi désignés les dirigeants sur la Planète 8 –, Doeg porte un regard d’abord empreint de confiance sur ceux à qui son « espèce devait sa présence sur ce monde ». Doeg et les siens ne sont-ils pas redevables à Canopus de former « un peuple grand et agile, au corps fin et solide, affublé d’une peau brune, d’yeux noirs et de longs cheveux raides et ténébreux » ? Soit une harmonieuse beauté à laquelle s’accorde celle de leur planète qu’ornent, entre autres splendeurs, « les innombrables bleus du ciel, les verts infinis de la végétation, les rouges et bruns de [la] terre, les montagnes luisantes de pyrites et de quartz ».

Mais advient un jour un accident sidéral qui bouleverse l’heureux équilibre de la Planète 8. Son climat idéalement tempéré laisse place aux rigueurs croissantes d’un hiver sans fin. Un monde nouveau que l’écriture de Doris Lessing continue à dépeindre de manière évocatrice, discrètement poétique, mais sur un mode désormais tragique : « Tout était blanc, blanc, blanc, blanc autour de nous, et bientôt les cieux s’emplirent de neige – et la blancheur était une horreur, une torture ». Un temps aidés par Canopus à s’adapter, Doeg et son peuple sont bientôt abandonnés par leur « étoile maternante ». Dès lors, leur lutte de plus en plus désespérée pour la survie revêt les douloureuses allures d’une ascèse, au sens le plus spirituel du terme… Car si L’Invention… imagine d’abord avec une force certaine les mutations environnementales et anthropologiques induites par cette « époque de la Glace », son récit se teinte ensuite de mysticisme, jusqu’à en faire son seul propos. Peut-être inspirées par le soufisme dont Doris Lessing était une familière, les longues considérations de Doeg sur l’origine de la conscience ou son destin dans l’au-delà paraîtront sans doute excessivement ardues à certains lecteurs. Et peut-être auront-ils quelque difficulté à goûter le roman jusqu’à son terme. Tel fut, en tous cas, celui de l’auteur de ces lignes qui suggérera donc de ne pas aborder « Canopus dans Argo : Archives » avec cette Invention… semi-réussie car parfois par trop sibylline…

De même, on déconseillera la lecture des Agents… à celles et ceux qui veulent s’initier à l’univers de « Canopus ». Plus (pire ?) encore, on ne le recommandera pas même aux amateurs et amatrices du cycle de Doris Lessing. Cette fable politique – le ton en est aussi ironique que celui de L’Invention… est grave – sur la puissance délétère de l’idéologie amusera, peut-être, celles et ceux qu’intéresse pareille question. À condition, toutefois, de maîtriser le (trop) dense tissu de références historiques tapies dans les discours tenant lieu de narration à une (trop) grande partie du roman. Quant aux fans d’imaginaire science-fictionnel, il est à craindre que l’elliptique évocation de quelques allers-retours interplanétaires ne suffise pas à les combler…

Trop théorique, pas assez romanesque, Les Agents… n’est cependant que l’unique volume dispensable de « Canopus dans Argo : Archives ». Une saga dont les autres tomes font la démonstration toujours stimulante, souvent même splendidement passionnante, de la capacité de la SF à interroger – entre autres thèmes – le rapport à l’autre sous ses formes les plus diverses…

Les Tentacules

Comme son titre l’indique, Les Tentacules peut être pris par plusieurs bouts. C’est un entrelacs d’histoires, de vies croisées et de temporalités dont la vue d’ensemble et la saveur ne se révèlent finalement que dans les dernières pages. Au tout début, nous avons Alcide, jeune femme au passé de prostituée faisant le ménage chez une vieille prêtresse de la Santéria et attendant d’avoir assez d’argent pour prendre un médicament miracle qui lui permettra enfin d’avoir un corps d’homme. Nous avons aussi Argénis, artiste raté en plein divorce travaillant dans un call-center et confronté aux moqueries de ses collègues. Bien que vivant tous deux en République dominicaine, ils n’y sont pas en même temps. Alcide débute l’histoire en 2027 sur une île ravagée par la pollution et où règne une technologie ultra-développée. Argénis, lui, y vit dans les années 2000 et va se voir enfin proposer une résidence artistique à la hauteur de son talent. Et pourtant, leurs destins vont se croiser, s’entremêler d’un corps à l’autre, d’une époque à l’autre.

Ce qui pourrait paraître jusqu’à mi-parcours comme un roman d’anticipation s’oriente alors vers un roman fantastique où la santéria, adaptation caribéenne du vaudou africain, et les religions indigènes de l’île, s’entremêlent pour tenter de changer le destin sombre de la République dominicaine. À moins que l’amour ne bouscule tout… Inutile de chercher dans ce roman une quelconque linéarité. Le mieux qu’on puisse faire ici est de se laisser porter par les mots, goûter l’envoutement de certaines scènes, l’écœurement de certaines autres, et rester aussi fluide dans son esprit qu’Alcide l’est dans son corps. On découvrira alors chez ces personnage une énergie stupéfiante, un appétit de vie malgré les doutes, la pauvreté, l’identité sexuelle, l’environnement à bout de souffle. On aimera ou on détestera, mais nul ne restera indifférent.

I. AM

Avoir une bonne connaissance d’un sujet ne suffit pas pour faire un bon roman. Loin de là. Grégory Aimar en apporte la preuve avec I. AM qui, sous couvert de fiction, cache mal un réquisitoire contre le transhumanisme en général et les travaux de Google et sa maison-mère Alphabet. Le tout avec un style faisant passer Gérard de Villiers et ses « SAS » pour de la prose raffinée. Pourtant, l’idée de base est intéressante. Son personnage principal, rentier visiblement affligé de dépression et d’alcoolisme chronique, décide un jour de se greffer une interface neurale, I.AM, qui va le lier à MAIA, une intelligence artificielle ayant la mainmise sur Internet et l’ensemble des objets qui y sont connectés. Il rejoint alors la tribu des anthropotechs, se coupant ainsi de ses rares proches. Et si la nouvelle réalité n’était pas aussi rose que ce que lui laissaient miroiter les publicités ? Et quelle réalité ? Celle de son corps physique se robotisant de plus en plus ou celle qu’il connaît au sein de MAIA ?

Sur le fond, l’autrice de ces lignes est bien gênée, car globalement en accord avec le point de vue de l’auteur concernant les risques potentiels du transhumanisme. Notamment, elle a bien conscience que la façon dont la recherche est menée à ce sujet par Google, Neuralink d’Elon Musk et d’autres, ne tient pas assez compte des risques élémentaires, communs à tout élément connectés : le piratage, l’infection et la corruption des données. Sans parler des biais de perception dans les systèmes technologiques actuels liés au manque de diversité tant des équipes que des sujets fournissant les échantillons.

Mais sur la forme… I. AM est indigeste. Écrit à la première personne, le livre met le lecteur dans la peau de Damian, qui n’est pas le narrateur le plus sympathique qui soit. Vain, misogyne, ne pensant qu’à son petit plaisir personnel, il ne donne ni envie de le suivre, ni de comprendre son évolution. D’autant que le texte se permet des considérations pseudo-philosophiques ou mystiques dignes d’une soirée arrosée entre étudiants de première année, et se perd en digressions techniques et notes de bas de page inutiles. Le tout enrobé dans une fétichisation malsaine d’une certaine frange de la culture japonaise, qui rend au final la lecture de ce I. AM franchement pénible.

Apprendre, si par bonheur

Ne vous laissez pas avoir par le nom de l’autrice, ni par le titre de ce court roman. Si vous avez adoré la science-fiction résolument optimiste de L’Espace d’un an et de ses suites, ce nouveau Becky Chambers risque de désagréablement vous surprendre par son côté mélancolique et sans illusion. Encore une fois, Becky Chambers lève les yeux vers le ciel et nous livre une autre facette de l’exploration spatiale. Dans Apprendre, si par bonheur, nous suivons la des-tinée de quatre scientifiques embarqués dans un même vaisseau pour explorer les différentes planètes d’un autre système solaire. Du hopepunk dont elle est l’une des porte-drapeaux, Becky Chambers va garder l’idée que l’exploration spatiale dans son univers ne dépend ni des États, ni de grandes corporations, mais de la bonne volonté de tous. L’humanité dans son ensemble, via un gigantesque effort de crowdfunding perpétuel, va financer non seulement la recherche nécessaire au développement d’une technologie spatiale, mais également la formation des différents scientifiques choisis pour partir en mission. Elle en garde également l’idée que plutôt que d’essayer de terraformer les mondes, c’est aux humains de s’adapter. À chaque planète visitée, le métabolisme et l’apparence des humains change pour se conformer aux besoins des lieux : gravité plus élevée, éloignement du soleil plus important.

Plus que ces considérations techniques, ce qui intéresse Becky Chambers ce sont les relations interpersonnelles. À travers sa narratrice, à la fois pilote du vaisseau et assistante pour les autres scientifiques, elle montre les évolutions psychologiques aussi bien lors de son passé (la formation, la tournée d’adieu avant de partir) que durant le voyage avec les conséquences psychologiques de l’enfermement, des adaptations subis par les corps, et de l’éloignement à la fois physique et temporel des donneurs d’ordre. Quand la Terre ne répond plus, et qu’il est impossible de savoir si l’espèce humaine y vit encore, quel choix devront-ils faire ? Rebrousser chemin et tenter d’aider d’éventuels survivants ou continuer à avancer pour en apprendre plus sur l’univers ?

D’une grande beauté et d’une finesse à l’avenant en matière de psychologie, Apprendre, si par bonheur s’avère aussi, contrairement à ce qu’indique son titre, d’une infinie tristesse.

Soroé, reine des atlantes

Voici un texte à l’histoire curieuse : publié pour la première fois en 1904 sous le titre Les Atlantes – aventures des temps légendaires, puis oublié du grand public avant d’être révisé en 1941 par P.-B. Gheusi. Cette version définitive, jamais publiée, bénéficie chez Callidor d’une belle édition incluant des illustrations originales mais aussi celles d’origine dans un cahier final proposant aussi une postface de Brian Stableford.

Le mythe platonicien justifiait la disparition de la puissante île par un cataclysme lié à l’orgueil des Atlantes : les auteurs de ce roman s’inscrivent dans cette tradition et font d’Atlantis une civilisation antique à mi-distance des deux mondes, l’Ancien et le Nouveau. La monarchie traditionnelle y repose sur un mythe fondateur évoquant les épopées méditerranéennes ; une théocratie basée sur un nouveau culte réclamant toujours plus de sacrifices humains l’a supplantée dans un passé trop récent pour avoir tout à fait pris l’ascendant. Soroé est donc l’histoire contrariée d’un changement de culte : hésitant semble-t-il entre des divinités abstraites (à l’image de celles des anciens Grecs) et des pratiques peu anodines voire fanatiques (telles que celles des anciens Mésoaméricains), les Atlantes donnent l’impression d’être au fond incertains de leur propre identité. Cujus regio, ejus religio : à la fracture religieuse se superpose une rivalité politique non encore soldée entre la dynastie légitime et le nouveau système, qui s’illustre par le conflit entre la princesse Soroé d’une part et la magicienne Yerra d’autre part, que l’irruption de nomades venus d’Europe – et dont le chef Argall porte, non par hasard, le même nom que le fondateur mythique de la dynastie atlante – vient en effet exacerber.

Dans leur soin mis à offrir un contexte religieux à même de justifier le résumé clinique de Platon, les auteurs n’oublient pas de construire une intrigue d’aventures faisant la part belle à ce qu’il convient d’appeler de la fantasy… La reine Yerra conserve son rang par ses pratiques occultes et ses philtres ; Argall doit son statut parmi les Atlantes à un glaive magique ; Soroé n’est pas choisie par le destin pour sa seule beauté mais aussi pour sa profonde dignité, y compris devant la mort. D’une certaine façon, il semble que Soroé – Reine des Atlantes fasse le pont entre les imaginaires d’autrefois et ceux de maintenant : en Soroé, le lecteur pourra reconnaître aussi bien Yseut que Leia Organa ; en Argall, aussi bien Tirant le Blanc qu’Aragorn ; en Yerra, aussi bien Circé que Mélisandre… L’Histoire de cette Atlantide se confond avec ses mythes, mais ceux-ci possèdent une substance palpable avec laquelle il n’est pas prudent de jouer, comme les protagonistes vont le découvrir à leurs dépens. Même le cataclysme final possède un intérêt historique : si la géologie moderne et la tectonique des plaques réfutent toute hypothèse d’une île-continent engloutie au beau milieu de l’Atlantique, son expression sous la plume de Gheusi et Lomon ressemble à s’y méprendre à un effondrement digne de la théorie des géosynclinaux alors en vogue, et son déclencheur n’est autre que la médiocrité humaine !

À ce titre, l’objet livré par Callidor mérite en tant que tel toute l’attention des amateurs d’imaginaires anciens – d’autant plus que la version non révisée, dans le même temps, est disponible chez ArchéoSF pour ceux qui désireraient en faire la comparaison – comme celle des atlantomanes acharnés : même les faiblesses de Soroé – Reine des Atlantes font sens, et contribuent à l’intérêt de l’ensemble…

La Guerre du pavot

À en croire l’éditeur, le premier roman de la jeune autrice sino-américaine Rebecca F. Kuang (le premier d’une trilogie ?) se trouverait à mi-chemin entre « Harry Potter » et le grimdark – le genre de grand écart facial qui rendrait Jean-Claude Van Damme jaloux.

Pourtant, il y a bel et bien de cela dans l’épopée de Rin, orpheline de guerre élevée (exploitée…) par des trafiquants d’opium, et qui échappe à un mariage forcé en réussissant contre toute attente le concours lui permettant d’intégrer l’académie militaire de Sinegard, la plus prestigieuse de l’empire de Nikara. Là, elle passe par toutes les cases du roman initiatique potteresque, en condensé – avec les clichés associés : rivalités estudiantines, profs favorables et hostiles, leçons de sagesse par un mentor excentrique qui lui révèle la réalité du shamanisme, dans un empire qui prétend que rien de la sorte n’existe. Tandis que plane toujours et partout l’ombre d’un passé encore récent qui ne demande qu’à être exhumé.

Et donc la guerre reprend entre l’empire et la Fédération de Mugen, petit archipel rival en forme d’arc – ce qui ne surprend absolument personne. Rin, associée à une unité hors cadre d’assassins dotés de pouvoirs magiques, une unité regardée de haut par les légions plus conventionnelles de l’empire, découvre bientôt combien la guerre est horrible – et cela ira de mal en pis jusqu’à la conclusion du roman, en une succession d’épisodes tous plus nauséeux (mais efficaces) les uns que les autres.

La jeune autrice ne brille sans doute pas par le style (et on regrettera que la traduction soit saturée d’anglicismes sonnant faux et nuisant à l’immersion : cool, loser, leader, etc.), mais elle sait raconter une histoire. On s’attache à Rin, avec ses défauts, et le roman se lit tout seul, de manière très fluide et palpitante. Les épisodes les plus horribles sont aussi probablement les plus brillants, qui nouent véritablement le ventre – ce qui, mine de rien, n’est pas si facile.

Pourtant, La Guerre du pavot a quelque chose de troublant, une dimension qui parlera plus ou moins aux lecteurs selon leur expérience personnelle. En effet, tout dans cet univers est incroyablement transparent dans son caractère allégorique. Qu’importe la carte en tête d’ouvrage, nous savons que nous avons ici la Chine, là le Japon. Les noms maquillés n’y changent pas grand-chose – quand seulement ils sont maquillés, et ça n’est pas toujours le cas : des modèles antiques Bodhidharma et Sunzi aux symboles plus contemporains que sont le Barrage des Quatre Gorges ou ce directeur d’un ersatz d’Unité 731 (un peu anachronique, d’ailleurs ?), qui s’appelle tout bonnement Shiro… Tout ou presque fait référence, pas tant aux guerres de l’Opium, en dépit du titre, qu’aux deux guerres sino-japonaises, et surtout à la seconde, avec son cortège d’atrocités commises par l’armée nippone, incluant le Massacre de Nankin (scène véritablement insoutenable) et les « femmes de réconfort ». On peut se demander à quoi bon écrire un roman de fantasy, dans ces circonstances… On peut aussi admettre un certain malaise, pas seulement devant le récit de ces atrocités, mais aussi devant l’optique très manichéenne du roman, dans lequel les « Japonais » sont systématiquement répugnants. À vrai dire, la principale exception à ce procédé général d’un univers outrancièrement décalqué du nôtre, est l’implication desdits « Japonais » dans l’équivalent local des guerres de l’Opium, là où les Occidentaux (les « Hespériens »…) n’en sont pas seulement exemptés, mais sont même décrits comme des sauveurs (?!) : dans notre monde, c’est peu dire que les choses se sont passées diffé-remment… Que la principale divergence par rapport à notre histoire mondiale porte précisément sur ce point, et charge encore la barque contre les haïssables « Japonais », a de quoi laisser perplexe – au mieux. Sans doute la conclusion (terrifiante) du roman n’est-elle pas présentée comme une victoire morale – et Rin y a quelque chose d’un Anakin Skywalker qui achève de décevoir dans la douleur son Obi-Wan Kenobi… Mais, disons-le : si vous voulez lire un récit de SFFF subtil et intelligent portant sur les atrocités commises par l’armée japonaise dans les années 1930 et 1940, lisez plutôt L’Homme qui mit fin à l’histoire, l’excellente novella de Ken Liu (Le Bélial’). La Guerre du pavot se lit bien et n’est pas sans atouts, mais ce roman ne brille vraiment pas par la nuance… au point où c’en est parfois inquiétant.

Mais peut-être était-ce le propos, après tout ; et peut-être la suite des opérations nous éclairera-t-elle davantage sur que ce voulait faire R. F. Kuang au juste dans ce premier opus. Potentiellement une autrice à suivre, après ce coup d’essai qui fonctionne plutôt bien, mais on réservera encore son jugement global de l’entreprise et de sa pertinence pendant quelque temps.

Une cité en flammes

Les remerciements d’Une cité en flammes nous apprennent qu’Olangar – Bans et barricades, lisible comme un roman isolé, avait été envisagé comme tel avant que son succès critique ne rende l’écriture d’une suite incontournable. Mieux encore, la fin de ce tome 2 montre sans conteste qu’un troisième tome est prévu.

Ce roman garde toutes les qualités de son prédécesseur (intrigue intéressante, personnages bien construits et attachants, monde original – et qui continue à s’étoffer –, style agréable, fluide et immersif) tout en atténuant les points de crispation pour certains types de lecteurs, comme la longueur (contrairement au tome 1, il ne compte qu’un seul volume, et les scènes dispensables ont été évacuées pour ne laisser que les plus significatives, à quelques exceptions près, telle cette histoire d’amour qui ne s’imposait sans doute pas) et surtout le côté militant : si Une cité en flammes reste un livre engagé, il sera plus digeste pour les lecteurs ne partageant pas les convictions de l’auteur. Le combat syndical incarné par les nains d’Olangar reste présent, et est même épaulé par les avancées (écoles, dispensaires, protection sociale, etc.) qu’Evyna met en place dans sa province, mais il est moins mis en avant que dans Bans et barricades. L’aspect enquête est toujours là, surtout dans la première moitié du livre, où plusieurs personnages du tome 1 cherchent à déterminer l’origine d’événements étranges : le recrutement massif de mercenaires orcs par un humain (ces races étant ennemies), des attentats incendiaires, la pollution génératrice de maladie et de mort frappant le fleuve traversant les territoires elfes. Et tous voient leurs pistes converger vers le même endroit : la zone économique franche de Lorkhil, une de ces enclaves de non-droit (du travail) où le gouvernement a laissé carte blanche aux corporations et aux banques (exemptées de taxes) dans le but de faire baisser à tout prix un chômage endémique. Dans la seconde moitié, un aspect militaire qu’on n’attendait pas forcément dans un cycle aussi engagé à gauche occupe le devant de la scène, conjugué à une thématique géostratégique et coloniale intéressante. Les scènes d’action sont convaincantes, le rythme bien géré, le scénario ménage son lot de surprises, et la longue fin est très réussie, dans un genre « Et si le cauchemar politique de certains se réalisait ? » que ne renierait pas Houellebecq.

Si Bans et barricades était un solide roman d’une forme novatrice de fantasy post-médiévale et engagée sur les thématiques sociales et écologiques, sa suite se révèle plus réussie encore, car plus dense, plus nerveuse et avec un meilleur équilibre entre les aspects militants et les autres. Plus aucune raison, en somme, de s’en dispenser !

L’Espace entre les guerres

L’espace entre les guerres est un recueil réunissant deux romans respectivement parus en 1998 et 2000, Dans la gueule du dragon et Une porte sur l’éther. S’inscrivant dans l’univers des Portes de Vangk commun à d’autres textes de l’auteur, ils mettent en scène son seul héros récurrent, Jarid Moray, qui refera une apparition dans Lum’en. Il correspond au trope du médiateur, mi-diplomate, mi-enquêteur, envoyé par le gouvernement (ici diverses corporations interstellaires) quand la situation locale devient explosive (on retrouve le même type de protagoniste chez Serge Lehman ou Adam Troy-Castro, par exemple). Il est la dernière étape avant une intervention militaire : la conciliation coûte moins cher que la guerre !

Dans la gueule du dragon se passe sur une protoplanète qui n’est qu’un océan de lave radioactive où seul un îlot rocheux, le Berg, forme une graine de continent, que la technologie humaine empêche d’être dissous. Jarid y est expédié par la Semeru, la multimondiale titulaire de la concession (qui ne sert que de vitrine technologique pour les actionnaires et les concurrents, son utilité économique étant nulle), afin d’enquêter sur le meurtre des deux précédents gouverneurs, alors que le nouveau entame une violente répression, cherche à imposer des lois d’exception et à exacerber les tensions, tandis que les factions politiques locales (des utopistes aux non-violents en passant par les radicaux meurtriers) se déchirent. Une porte sur l’éther met en scène un cadre encore plus extraordinaire, deux planètes partageant la même orbite, reliées par un Big Dumb Object, l’Axis, d’origine extraterrestre et formé de diamant, ayant pour but de permettre le complexe cycle de vie d’une céréale au potentiel nutritif hors-norme et au goût inimitable. L’une des planètes, aux mains d’une junte militaire nationaliste et intolérante, responsable d’un génocide ayant contraint certains groupes à l’exode dans l’Axis, fait entendre des bruits de bottes pour effacer ses crimes passés en conquérant ce dernier et renégocier à la dure le partage des profits, encaissés en premier lieu par le monde jumeau. Les habitants de la structure, divisés entre des groupes aussi divers que des primitivistes, des posthumains et des fanatiques religieux, vont se retrouver pris au piège. La mission de Moray, pour le compte d’une autre multiplanétaire, la DemeTer, sera de désamorcer la crise.

Genefort est un des rares auteurs français de hard SF, et un maître du planet opera. Dès lors, on ne sera pas étonné s’il brille dans ces deux domaines, les environnements décrits dans les deux romans étant à la fois scientifiquement crédibles, générateurs de tonnes de sense of wonder et peut-être surtout ne se contentant pas d’être des décors, si fascinants soient-ils, mais de solides germes pour les intrigues des romans concernés. On émettra cependant un léger bémol sur des difficultés à visualiser les structures internes de l’Axis, sur un protagoniste en grande partie passif et sur des fins abruptes. On remarquera cependant que mêler une solide hard SF et un fond thématique soft SF faisant la part belle aux problèmes de société, à l’idéologie et aux factions politiques (sans compter l’aspect ethno-SF d’Une porte sur l’éther), traités sans prosélytisme ni lourdeur, n’est pas donné à tout le monde. L’auteur dénonce la répression gouvernementale des mouvements sociaux, le militarisme, les juntes, les génocides et les tentatives d’en effacer les traces de l’histoire, les exodes forcés, le fanatisme religieux, et dans les deux cas, met en avant l’aspiration du peuple à s’appartenir à soi-même.

L’espace entre les guerres est un recueil totalement recommandable pour qui cherche un planet opera hard SF haut de gamme n’oubliant jamais l’humain dans son équation.

Les Abysses

« Chacun de nous finit toujours par se poser ces questions : qui suis-je ? D’où est-ce que je viens ? Quelle est la raison de tout cela ? Que signifie “être” ? Qu’est-ce qui existait avant moi, qu’est-ce qui existera après moi ? Sans réponse, il n’y a qu’un trou ; là où devrait se trouver une histoire, il n’y a qu’un trou, qui prend la forme d’une nostalgie infinie. Nous sommes vides. »

Telle est la façon de vivre des Wajinrus, un peuple sous-marin habitant dans les abysses. Leur histoire, si difficile, fuit leurs mémoires, et ils vivent dans l’instant présent, en groupe, uni par les courants marins. Depuis des décennies, seul l’un ou l’une d’eux a pour fonction de se souvenir, pour tous, et de leur rappeler, lors d’une cérémonie annuelle, d’où ils ou elles viennent, puis d’effacer de nouveau les informations. Car comment supporter la terrible vérité ? Les Wajinrus sont les enfants des femmes enceintes jetées par-dessus bord lors des terribles voyages de la traite des esclaves depuis l’Afrique. Nés dans l’océan après la mort de leurs mères, les bébés n’ont jamais respiré l’air, et ont été accueillis par les flots, protégés parfois par des baleines, devenant à leur tour des créatures marines.

Yetu est l’historienne actuelle des Wajinrus, celle qui porte la mémoire collective, et elle ne vit que dans la souffrance. Traversée en permanence par les « souvenances », ces moments de vie de ses ancêtres, elle fait de moins en moins la distinction entre son être propre et le groupe, entre le passé et le présent.

Lors de la nouvelle cérémonie annuelle du Don de Mémoire, la douleur devient si intolérable que Yetu s’enfuit, non sans avoir laissé tous ses souvenirs à son peuple. Remontant à la surface, elle se réfugie dans une petite crique, isolée de tous. Oubliant que son peuple peut déclencher de terribles tempêtes, s’il se perd dans la mémoire…

Avec Les Abysses, Rivers Solomon propose une troisième interprétation d’un mythe afrofuturiste créé par le duo techno Drexciya dans les années 1990 à Detroit, et repris en 2017 par le groupe de hip-hop clipping. dans le single « The Deep » (nommé au Prix Hugo en 2018). Au-delà d’un partage artistique passionnant (évoqué dans la postface de clipping.), ce roman donne à lire une histoire troublante, très émouvante, et qui engage à la réflexion.

Le texte est dansant, navigant entre l’histoire intime d’un peuple, et l’Histoire avec un grand H, cette fois écrite par les victimes. Le style ondule entre les genres, dans un beau travail de traduction et d’adaptation, qui rend finement le they neutre, ou le y’all de la version originale, si difficiles à exprimer en français, et si chers à l’autrice, qui les utilise ici pour jouer avec les frontières de la perte d’identité. L’écriture et les images évoquées sont sensuelles, au sens premier du terme, car Yetu ressent les souvenirs physiquement, et la moindre onde, liquide ou sonore, le moindre toucher, la torture. Difficile de ne pas comprendre cette fuite, face à l’atroce réalité qu’elle vit chaque jour. Dans cette culture, qui préfère le collectif à l’individuel, et qui n’hésite pas, paradoxalement, à isoler sans s’en rendre compte l’une des siennes, et à la marginaliser encore plus dans son (in)existence au service des autres, l’absence d’histoire est aussi problématique que la souffrance viscérale et immédiate provoquée par le rappel du passé traumatique. Magnifique parabole tant de l’histoire noire que de la quête d’identité individuelle et collective, d’une richesse qui invite aux relectures, Les Abysses laisse un souvenir qui, lui, ne s’effacera pas de sitôt.

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