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Kirinya

[Critique commune à ChagaKirinya et "Tendeléo".]

Après l’Irlande et avant les pays émergents (Inde, Brésil, Turquie), la science-fiction de Ian McDonald s’était intéressée à l’Afrique avec deux épais romans, Chaga et KirinyaChaga commence lorsque, en ce début de XXIe siècle, le système solaire est victime d’une invasion extraterrestre ayant vraisemblablement commencé du côté de Saturne, lorsqu’une substance noirâtre a recouvert Japet et lorsque Hypérion a disparu. Quelques temps plus tard, c’est l’hémisphère Sud de notre planète qui est victime d’un bombardement : des astéroïdes s’écrasent et libèrent une substance qui transforme l’environnement en un mélange évoquant des récifs coralliens et la jungle tropicale. « Des choses ressemblant à d’autres choses. Rien qui parût une chose en soi. » Un paysage radicalement étranger, extraterrestre. L’un de ces astéroïdes s’est écrasé au sommet du Kilimandjaro. Dévalant les flancs du volcan à raison de cinquante mètres par jour, la substance, que l’on surnomme le Chaga (d’après le nom d’une tribu africaine), a commencé son expansion. Une expansion inexorable car rien ne semble pouvoir arrêter ce fléau, ni le feu ni l’acide… Rien. Tout au long de sa lente avancée, les populations partent en exode.

Chaga raconte l’histoire de Gaby McAslan, jeune et ambitieuse journaliste envoyée à Nairobi par la chaîne SkyNet pour couvrir l’évènement et la gestion de la crise par l’UNECTA, l’autorité onusienne censée gérer les mouvements de population et tenter de contenir le Chaga. Tenter aussi de comprendre cette substance protéiforme, voir s’il est possible d’en tirer des applications. Dans le même temps, à la place du satellite Hypérion apparaît un Big Dumb Object de même masse, mais considérablement plus flexible et qui se recompose à mesure qu’il dérive vers la Terre, jusqu’à se transformer en un immense cylindre creux, divisé en plusieurs chambres, prêt à accueillir… quoi ? qui ? Les créateurs du Chaga ?

Kirinya se déroule une quinzaine d’années après les événements narrés dans Chaga. Gaby Mc-Aslan et sa fille Selena vivent tranquillement dans une communauté d’artistes au sein du Chaga, mais les effets de l’invasion n’en finissent pas de se faire sentir : les divisions nationales ont cessé d’exister et l’Afrique s’est recomposée. Reste à faire valoir ses droits auprès des puissances occidentales. La mère et la fille vont se battre pour faire entendre les voix africaines, Gaby avec sa notoriété de journaliste, Selena au sein de multiples groupements armés. Toutes deux suivront peu à peu des chemins divergents.

Grossièrement résumé, la série « Chaga », c’est The Blob en Afrique, avec un zeste de Rama. Tous les éléments sont réunis pour en faire des romans-catastrophe emplis de bruit et de fureur, mais Ian McDonald déjoue les attentes et centre Chaga sur les péripéties amoureuses de Gaby McAslan et Kirinya sur l’aspect politique de l’invasion. Sense of wonder et sentiments d’horreur sont bel et bien là, mais atténués — ce que l’on pourra regretter. Le protéiforme Chaga demeure en marge, informe menace bien moins dangereuse que les humains et notamment les puissances occidentales, résolues à ne pas laisser échapper une seule miette de pouvoir. Malgré la relative ancienneté des romans (Chaga date de près de vingt ans), l’analyse que fait McDonald de la situation africaine ne semble hélas guère avoir vieilli. Il n’est sûrement pas anodin que cette invasion alien, qui recompose et recrée la nature, débute dans la zone géographique considérée comme le berceau de l’humanité. Et si c’est là une nouvelle colonisation de l’Afrique, au moins don-ne-t-elle une chance à ses habitants.

Il en reste néanmoins que Chaga et Kirinya semblent former une série de transition entre la trilogie irlandaise (Roi du matin, reine du jourHeart, Hands and Voices et Sacrifice of Fools) et la séquence du « Nouvel Ordre Mondial » (les romans indien, brésilien, turc). Si l’essentiel des enjeux concerne l’Afrique, les protagonistes, eux, sont occidentaux — Gaby McAslan vient d’Irlande du Nord. Une trilogie africaine inachevée, donc, et que Ian McDonald ne semble pas pressé de terminer. Si ces deux romans sont tout à fait dignes d’intérêt, ils souffrent néanmoins de longueurs et ne parviennent pas toujours à passionner. Tout à l’inverse de « Tendeléo ». Petit bijou, cette novella montre que Ian McDonald excelle dans la forme médiane. Publiée dans la non moins excellente anthologie Faux rêveur (qui, accessoirement, comporte de très bons textes de Stephen Baxter, Kim Newman ou encore James Lovegrove), « Tendeléo » prend le contre-pied de Chaga et Kirinya et donne la parole à une Kenyane (la Tendeléo du titre), dont l’existence, jusqu’alors heureuse, va être bouleversée par l’arrivée du Chaga à proximité de son village. Des camps de réfugiés de Nairobi jusqu’à Manchester, Tendeléo va être ballottée par des forces qui la dépassent jusqu’au cœur du Chaga.

En attendant de voir peut-être Chaga et Kirinya traduits un jour sous nos latitudes, on conseillera sans réserve la lecture de « Tendeléo », formidable introduction/spin-off à la saga du « Chaga », cette variation intelligente sur le thème éculé de l’invasion extraterrestre.

 

 

Chaga

[Critique commune à Chaga, Kirinya et "Tendeléo".]

Après l’Irlande et avant les pays émergents (Inde, Brésil, Turquie), la science-fiction de Ian McDonald s’était intéressée à l’Afrique avec deux épais romans, Chaga et Kirinya. Chaga commence lorsque, en ce début de XXIe siècle, le système solaire est victime d’une invasion extraterrestre ayant vraisemblablement commencé du côté de Saturne, lorsqu’une substance noirâtre a recouvert Japet et lorsque Hypérion a disparu. Quelques temps plus tard, c’est l’hémisphère Sud de notre planète qui est victime d’un bombardement : des astéroïdes s’écrasent et libèrent une substance qui transforme l’environnement en un mélange évoquant des récifs coralliens et la jungle tropicale. « Des choses ressemblant à d’autres choses. Rien qui parût une chose en soi. » Un paysage radicalement étranger, extraterrestre. L’un de ces astéroïdes s’est écrasé au sommet du Kilimandjaro. Dévalant les flancs du volcan à raison de cinquante mètres par jour, la substance, que l’on surnomme le Chaga (d’après le nom d’une tribu africaine), a commencé son expansion. Une expansion inexorable car rien ne semble pouvoir arrêter ce fléau, ni le feu ni l’acide… Rien. Tout au long de sa lente avancée, les populations partent en exode.

Chaga raconte l’histoire de Gaby McAslan, jeune et ambitieuse journaliste envoyée à Nairobi par la chaîne SkyNet pour couvrir l’évènement et la gestion de la crise par l’UNECTA, l’autorité onusienne censée gérer les mouvements de population et tenter de contenir le Chaga. Tenter aussi de comprendre cette substance protéiforme, voir s’il est possible d’en tirer des applications. Dans le même temps, à la place du satellite Hypérion apparaît un Big Dumb Object de même masse, mais considérablement plus flexible et qui se recompose à mesure qu’il dérive vers la Terre, jusqu’à se transformer en un immense cylindre creux, divisé en plusieurs chambres, prêt à accueillir… quoi ? qui ? Les créateurs du Chaga ?

Kirinya se déroule une quinzaine d’années après les événements narrés dans Chaga. Gaby Mc-Aslan et sa fille Selena vivent tranquillement dans une communauté d’artistes au sein du Chaga, mais les effets de l’invasion n’en finissent pas de se faire sentir : les divisions nationales ont cessé d’exister et l’Afrique s’est recomposée. Reste à faire valoir ses droits auprès des puissances occidentales. La mère et la fille vont se battre pour faire entendre les voix africaines, Gaby avec sa notoriété de journaliste, Selena au sein de multiples groupements armés. Toutes deux suivront peu à peu des chemins divergents.

Grossièrement résumé, la série « Chaga », c’est The Blob en Afrique, avec un zeste de Rama. Tous les éléments sont réunis pour en faire des romans-catastrophe emplis de bruit et de fureur, mais Ian McDonald déjoue les attentes et centre Chaga sur les péripéties amoureuses de Gaby McAslan et Kirinya sur l’aspect politique de l’invasion. Sense of wonder et sentiments d’horreur sont bel et bien là, mais atténués — ce que l’on pourra regretter. Le protéiforme Chaga demeure en marge, informe menace bien moins dangereuse que les humains et notamment les puissances occidentales, résolues à ne pas laisser échapper une seule miette de pouvoir. Malgré la relative ancienneté des romans (Chaga date de près de vingt ans), l’analyse que fait McDonald de la situation africaine ne semble hélas guère avoir vieilli. Il n’est sûrement pas anodin que cette invasion alien, qui recompose et recrée la nature, débute dans la zone géographique considérée comme le berceau de l’humanité. Et si c’est là une nouvelle colonisation de l’Afrique, au moins don-ne-t-elle une chance à ses habitants.

Il en reste néanmoins que Chaga et Kirinya semblent former une série de transition entre la trilogie irlandaise (Roi du matin, reine du jour, Heart, Hands and Voices et Sacrifice of Fools) et la séquence du « Nouvel Ordre Mondial » (les romans indien, brésilien, turc). Si l’essentiel des enjeux concerne l’Afrique, les protagonistes, eux, sont occidentaux — Gaby McAslan vient d’Irlande du Nord. Une trilogie africaine inachevée, donc, et que Ian McDonald ne semble pas pressé de terminer. Si ces deux romans sont tout à fait dignes d’intérêt, ils souffrent néanmoins de longueurs et ne parviennent pas toujours à passionner. Tout à l’inverse de « Tendeléo ». Petit bijou, cette novella montre que Ian McDonald excelle dans la forme médiane. Publiée dans la non moins excellente anthologie Faux rêveur (qui, accessoirement, comporte de très bons textes de Stephen Baxter, Kim Newman ou encore James Lovegrove), « Tendeléo » prend le contre-pied de Chaga et Kirinya et donne la parole à une Kenyane (la Tendeléo du titre), dont l’existence, jusqu’alors heureuse, va être bouleversée par l’arrivée du Chaga à proximité de son village. Des camps de réfugiés de Nairobi jusqu’à Manchester, Tendeléo va être ballottée par des forces qui la dépassent jusqu’au cœur du Chaga.

En attendant de voir peut-être Chaga et Kirinya traduits un jour sous nos latitudes, on conseillera sans réserve la lecture de « Tendeléo », formidable introduction/spin-off à la saga du « Chaga », cette variation intelligente sur le thème éculé de l’invasion extraterrestre.

Nécroville

En découvrant le moyen de ressusciter les morts, Adam Tesler a offert à l’humanité une immortalité assortie de conditions drastiques : à moins d’avoir eu, vivant, les moyens de s’offrir sa résurrection, chaque mort doit à la communauté des vivants autant d’années de travail que nécessaire pour rembourser son « traitement »… De fait, la Tesler-Thanos corporada règne sur les vivants comme sur les morts. Ces derniers, dénués de droits, parqués chaque nuit dans des nécrovilles forcément surpeuplées, ont inventé une société nouvelle, décomplexée et exubérante, à la mesure de leurs corps artificiels aux capacités étonnantes.

Ce premier novembre 2063, alors que les vaisseaux des Morts-Libres, qui dans les profondeurs de l’espace ont su se libérer de l’assujettissement imposé par la Tesler-Thanos, entament ce qui pourrait bien être l’offensive décisive contre les forces terrestres, cinq amis doivent se retrouver au Terminal Café de Saint-Jean, la plus grande des nécrovilles, pour célébrer le carnaval de la Nuit des Morts. Mais au cours de cette nuit où tout pourrait bien basculer pour l’ensemble de l’humanité, chacun trouvera au contact des morts bien plus que la fête exotique escomptée. Car dans le monde de Nécroville, la peur de la mort n’a pas disparu, elle a juste changé de nature. Dans cette société où les morts poussent jusqu’à l’absurde les comportements de l’occident contemporain, chaque récit, par son style et son thème, dépeint une conception différente de la vie et du rapport à la mort, dans un cadre où la technologie a rendu ces notions au mieux confuses…

Santiago, neurochimiste ayant élevé la création de drogues nouvelles au rang d’art, désormais insensible à ses propres substances, cherche un dérivatif à ce handicap en côtoyant la mort. Trinidad, terrorisée à l’idée de rencontrer dans la nécroville son ancien amour, surmonte peurs et souvenirs et découvre ce qu’il est advenu des vieilles religions — comme toujours chez Ian McDonald, les mutations sociales s’accompagnent de mutations radicales de la spiritualité. Camaguey, condamné à très court terme et responsable de la Grande Mort — définitive — de son amante, cherche à admettre sa propre mort annoncée. Toussaint, le fils d’Adam Tesler, refuse son héritage et tourne lui aussi autour de sa mort en remodelant sa chair ; pris en otage, il va mener des terroristes au cœur de la corporada, révélant ainsi les enjeux dystopiques de cet avenir nanotechnologique. Yo-Yo, enfin, cyber-avocate déchue du barreau, accepte d’enquêter pour le compte d’une morte sur son assassinat ; ses démêlés avec des puissances qui la dépassent offrent à l’auteur l’occasion d’un polar dans la grande tradition cyberpunk, et jettent une lumière crue sur la réalité sociale d’un système poussé au bord de la rupture.

Malheureusement, si l’auteur développe brillamment les réflexions autour de la mort qui sous-tendent l’essentiel des fils narratifs, il ne parvient jamais vraiment à mener de front ces cinq récits. Les relations entre ces personnages pourtant fouillés et crédibles ne sont jamais clairement établies, et à trop vouloir brouiller les pistes pour rendre compte de la complexité du monde des nécrovilles, McDonald perd souvent son lecteur entre les péripéties des destins de héros auxquels il est bien difficile de s’attacher malgré leur profonde humanité.

Trop touffu et exubérant sous un humour omniprésent, souffrant d’une structure mal maîtrisée, Nécroville recèle cependant suffisamment de lucidité, de trouvailles savoureuses, d’images ou d’idées fortes pour permettre à ce monde fascinant d’échapper à l’oubli. Mais il rend toutefois mieux compte du potentiel de Ian McDonald que de son extraordinaire talent.

Hearts, hands and voices

Hearts, Hands and Voices est un roman qui, dès ses premières lignes, vous plonge dans un univers radicalement autre, un futur lointain dans lequel, pour paraphraser Clarke, la technologie est à ce point avancée qu’à nos yeux elle est indiscernable de la magie. Un monde dans lequel tout semble possible, où biologie et technologie s’entremêlent sans cesse pour donner naissance à des visions sidérantes : maisons ou véhicules vivants, arbres recueillant les mânes des anciens, anges et autres créatures plus difficilement identifiables, le roman ne cesse de donner vie à de telles images.

L’histoire quant à elle est beaucoup plus classique : c’est celle de Mathembe et de sa famille. Mathembe est une jeune muette, non pas à cause d’une quelconque déficience physique, mais parce qu’elle a choisi de ne pas parler. Elle a développé d’autres méthodes de communication avec ses proches, en particulier son grand-père, décédé depuis un an mais qui vit toujours au sein de l’Arbre Ancestral de son village, et Hradu, son frère, jeune activiste dont les sympathies pour un groupe de rebelles à l’ordre établi vont bientôt se retourner contre sa famille.

Si la technologie en usage dans cet univers a des siècles d’avance sur la nôtre, le modèle social qu’on y découvre apparaît en revanche totalement archaïque. La religion occupe une place prépondérante dans cette société, et même dans le paisible village où vit la famille de Mathembe, il existe une séparation nette entre Confessors d’un côté et Proclaimers de l’autre, séparation d’autant plus stricte que l’appartenance d’un individu à une confession ou à l’autre induit également ses convictions politiques : les premiers sont nationalistes, les seconds soutiennent les forces impériales. Et rien ni personne ne semble pouvoir ou vouloir remettre en question cet ordre des choses.

Hearts, Hands and Voices raconte la lente prise de conscience de Mathembe des lois qui régissent le monde dans lequel elle vit. Jetée sur les routes avec ses proches à la suite d’une attaque terroriste, ballottée de camp de réfugiés en mégalopole exubérante, son champ de vision va s’élargir au fil de ses rencontres, lui permettant de se défaire progressivement du carcan idéologique qu’elle porte depuis sa naissance. Le portrait que fait Ian McDonald de cette Terre future est celui d’une humanité tétanisée par la révolution technologique qui l’a frappée, incapable d’inventer une nouvelle façon de vivre, et qui s’est recroquevillée derrière une carapace de certitudes et de convictions confortables. Dans ce contexte, Mathembe apparaît comme la porteuse d’un espoir de voir enfin ce vieux monde disparaître au profit d’un nouveau.

D’une richesse inouïe, tant du point de vue de l’écriture que de l’univers qu’il décrit, Hearts, Hands and Voices ne souffre que d’une intrigue qui, à force de digressions et d’apartés, se délite quelque peu dans sa seconde moitié. Cela n’en reste pas moins une expérience étourdissante, l’un des plus beaux et des plus dépaysant voyages que la science-fiction a pu offrir à ses lecteurs. 

Roi du matin, Reine du jour

L’Irlande, ses mythes, sa magie, ses mystères. Trois générations : 1913, 1930, fin des années 80. Trois destins de femmes, Emily Desmond, Jessica Caldwell et Enye MacColl, unies par un terrible secret. Le roman débute avec la novella « Craigdarragh » et le destin de la jeune Emily Desmond. Pour cette entrée en matière, Ian McDonald a fait le choix de la forme épistolaire. La nouvelle est fragmentée par les points de vue des différents protagonistes, au travers de lettres, coupures de presse, extraits de journaux intimes… Début du XXe siècle, le Dr Edward Garret Desmond, astro-nome, croit découvrir dans le passage de la comète Bell des extraterrestres en provenance d’Altaïr. Malgré l’opposition de la haute société scientifique qui le ridiculise, et porté par sa croyance d’avoir fait la plus grande découverte de tous les temps, Desmond va tout mettre en œuvre pour communiquer avec le vaisseau, au point de dilapider la fortune familiale. Sa femme, Caroline, riche héritière et maîtresse de maison, ne vit que pour ses poèmes. Sa fille, Emily, jeune adolescente en pleine puberté, délaissée par ses parents, se détache peu à peu de la réalité au contact du petit peuple, de la Chasse sauvage, des léprechauns, des fées grégaires et autres créatures. Mythe ? Réalité ? Fantasme ? Une narration de l’isolement et de la perdition. La destinée d’Emily est au cœur du roman. On retrouve ici une référence à l’affaire des fées de Cottingley et aux articles de Sir Arthur Conan Doyle dans sa veine spiritualiste. La deuxième nouvelle, « Le Front des mythes », relate l’histoire de Jessica, jeune mythomane dublinoise pleine d’ironie. Elle est la fille cachée d’Emily. En quête d’identité, entourée de son père adoptif, de son psychanalyste et de deux mystérieux compères buveurs de thé, nous la suivrons à la recherche de ses origines, entre Dublin et les terres de Craigdarragh. Enfin, le dernier texte, « Shekinah », est plus proche de l’esprit manga. Nous plongeons dans le Dublin de la fin des années 80, aux côtés de Enye MacColl. Publicitaire le jour, elle s’arme de ses katanas la nuit et se shoote à coup de « doses de réalité » pour combattre les incarnations de créatures mythiques qu’elle est la seule à voir. Son combat devra passer par l’apprentissage de la voie divine pour aboutir. Il y a une forme d’espièglerie et de jubilation dans l’écriture de McDonald tant il construit, déconstruit et reconstruit les genres qu’il aborde. Le fantastique, la fantasy, la SF/manga. Une écriture tout en rupture. Un exercice de style plein de maîtrise pour une œuvre de jeunesse mais aussi une analyse critique des mondes imaginaires décrits par ses prédécesseurs à l’approche plus classique. D’aucuns trouveront la manœuvre un peu arrogante, narcissique et futile, d’autres se délecteront de cette prétention affichée avec beaucoup d’habileté et de savoir-faire, déjà. Car oui, avec cette œuvre, Ian McDonald a pris sa place. Mais bien plus encore que cette méta-écriture, il y a avant tout une histoire riche, une œuvre exigeante, une intrigue fine et complexe, des personnages troublants et puissants qui marquent votre imaginaire. C’est aussi un hommage poignant et objectif à l’Irlande, à son histoire, à sa construction. Le fruit d’une confrontation sublimée entre mythe et réalité. Comme une sorte d’Irish crossroads. Ian McDonald est un conteur exceptionnel et nous livre ici un livre rare et indispensable à tout fan qui se respecte. Fin de la propagande !

[Lire aussi la chronique d'Olivier Legendre dans le Bifrost n° 54]

Desolation Road

Roman initial de l’auteur, Desolation Road, publié en 1988, obtint l’année suivante le prix Locus du meilleur premier roman, et fut également nominé au prix Arthur C. Clarke. Débuts en fanfare, donc, présages d’une carrière riche en récompenses de toutes sortes.

Le décor de Desolation Road, c’est tout d’abord un « désert de sable » et de « pierre rouge ». On aura reconnu la planète Mars, même si le terme ne semble jamais utilisé (à une exception près, mais chut !). Une planète Mars en cours de terraformation, mais sur des zones ponctuelles reliées par des voies de chemin de fer, curieux mélange de technologie très avancée et de vestiges du passé. Subsistent ainsi d’immenses étendues désertiques, loin de toute vie, aussi est-ce dans un coin bien perdu que le docteur Alimantado, entraîné par un mystérieux êtrevert (le little green man de la SF old-school), établit son domicile. Il faut dire que l’êtrevert l’a mené à une carcasse d’Orphe, un robot/ intelligence artificielle qui va lui fournir les premiers éléments pour implanter sa colonie, colonie qu’il baptise, non sans ironie, Desolation Road. Avec les rails qui finissent par passer par ce hameau perdu arrivent quelques colons, chacun s’installant pour des raisons diverses : il y a là Peternoster Jericho, figure du crime qui tente d’échapper à des tueurs ; Rajandra Das, un clochard doté du don merveilleux de remettre en marche toute machine d’une simple caresse ; une pilote d’avion ; trois clones ; une fille assez laide mais capable d’emmagasiner la beauté pour l’irradier d’un seul coup… Constituée de personnages plus picaresques les uns que les autres, la petite communauté va prendre forme et se côtoyer, se structurer, manière d’utopie minuscule dans un décor de western. Car si les problèmes existent — relations de voisinage orageuses, triangle amoureux digne du vaudeville le plus effréné… —, les colons trouvent ici leur compte dans une existence préservée de l’agitation des métropoles martiennes. Néanmoins, il ne sera pas possible aux membres de la communauté de vivre l’expérience plus longtemps : une terrible menace (mais si invraisemblable, statistiquement parlant, que l’on en rirait presque) pèse en effet sur Desolation Road. Ni une ni deux, le docteur Alimantado décide de créer une machine à voyager dans le temps pour retourner dans le passé et éliminer le danger. La collectivité, perdant ainsi son point d’ancrage et de cohésion, ne tarde pas à imploser, l’essentiel de ses habitants quittant alors Desolation Road pour renouer avec les grandes cités martiennes et le capitalisme autocentré qui les anime. Certains sauront y trouver leur voie, devenant le Plus Grand Joueur de Billard du Monde ou une figure de la résistance à la colonisation par la Terre, ou encore gravissant les échelons d’une grande entreprise par la seule force de la délation…

Difficile de résumer ce roman, car il y a là beaucoup de choses : des personnages truculents, aussi improbables qu’attachants qui s’entrecroisent constamment, et un condensé des thèmes de la SF (Mars, terraformation, robots, clones, voyage dans le temps, steampunk…), convoqués comme si le lecteur se trouvait sur des montagnes russes : à chaque virage, on ne sait dans quelle direction McDonald va nous entraîner, quelle thématique emblématique du genre il va choisir. C’est donc avec une vraie jubilation que l’on découvre cet improbable kaléidoscope, marqué par son ambiance toute particulière, à mi-chemin entre la poésie du Bradbury des Chroniques martiennes et la rigueur scientifique du Robinson de la « Trilogie Martienne » (publiée après Desolation Road). La gageure à laquelle se confrontait l’auteur consistait à essayer de garder une cohérence à un tel déferlement de motifs variés ; pari réussi, on a beau être brinquebalé de part et d’autre, toute scène qui semble déconnectée du reste de l’intrigue trouvera écho quelques péripéties plus tard.

Mélange invraisemblable de SF échevelée, de satire sociale, de vaudeville et de western, brillant d’inventivité, Desolation Road marquait donc les grands débuts de Ian McDonald, et augurait du meilleur pour la suite de sa carrière. On conseille donc vivement ; le lecteur comblé pourra poursuivre la découverte de cet univers par la lecture de quelques-unes des nouvelles d’Etat de rêve, et on osera espérer qu’un jour prochain un éditeur décide de traduire Ares Express (2001), roman semble-t-il de la même eau que ce renversant Desolation Road.

État de rêve

L’une des plus redoutables épreuves qu’un livre puisse avoir à affronter reste celle de la relecture. Les années passent et l’on conserve un souvenir plus ou moins précis, plus ou moins diffus de l’ouvrage. Un bon souvenir généralement si l’envie nous viens de le relire.

Depuis longtemps déjà j’envisageais la relecture d’Etat de rêve, persuadé d’y trouver au moins un texte digne de figurer dans mon panthéon personnel. Un, mais lequel ? A priori, des favoris tenaient la corde : « La Roue de Ste Catherine » et « L’Ile des morts », notamment.

Le souvenir assez vif que je gardais de « Rêves impériaux » était celui d’un bon texte, mais pas mon préféré. Sa thématique rappelait « Les Anges du Cancer » de Norman Spinrad ; cela dit, une génération étant passée, le psychédélisme l’était tout autant. Restait un texte d’une belle facture néoclassique, proche de John Varley où l’on assistait à des combats spatiaux virtuels, à une lutte contre une maladie psychosomatique engendrée par un violent traumatisme.

Je n’avais par contre aucun souvenir des « Scènes d’un théâtre d’ombres » et je suis resté fasciné, pris par l’ambiance, plutôt morbide au demeurant, de cette sombre histoire de vengeance et d’impossibles amours perdues dans une Venise future. Sérénissime à jamais. Du coup, la barre se voyait placé très haut, vraiment très haut. J’écrivais la même chose quoique pour de forts différentes raisons à propos de Tau zéro de Poul Anderson : Ian McDonald donne là la forme la plus aboutie et peut-être ultime d’un standard.

Mais à ce moment-là, je n’avais pas encore relu « Christian ». Une autre ambiance, une autre histoire. Toujours morbide, toujours des amours vouées à un inexorable échec. « Christian » nous rapproche d’un de mes auteurs préféré : Keith Roberts. Les cerfs-volants font évidemment penser à Survol, mais on pense ici bien davantage à Becky et au Bateau Blanc. « Christian » passe presque la barre fixée par les « Scènes d’un théâtre d’ombres ». Presque seulement.

« Roi du matin, reine du jour » brassait les souvenirs de la nouvelle et ceux du roman publié plus récemment en « Lunes d’encre », chez Denoël. Quand la science positiviste et matérialiste radicale du XIXe siècle croise l’elferie de la plus belle eau sous les signes conjugués de Freud et Yeats. Encore un texte superbe mais qui, à l’instar de « Rêves impériaux », n’emporte pas mes suffrages.

Et voici que maintenant s’avance la plus grande des grandes, la fabuleuse Catherine de Tharsis, du moins dans ma mémoire… L’un des textes dont je garde le souvenir le plus précis et qui n’a ni pâli ni pâti de la relecture. Toute évocation de Sainte Catherine d’Alexandrie, l’une des femmes, l’un des humains, les plus importants à avoir vécu, à l’origine de tout le respect et l’estime que l’on doit à l’intelligence, mérite que l’on s’y attarde. La nouvelle de McDonald ne le cède en rien à l’œuvre éponyme de David Byrne (musique) et Twyla Tharp (chorégraphie). La numérisation de l’esprit apparaît comme un excellent moyen d’atteindre la pureté, une alternative très acceptable au suicide et la possibilité d’échapper à un monde rendu invivable à force de corruption. Sainte Catherine étant la protectrice de nombre de corporations, pourquoi ne deviendrait-elle pas celle des colons martiens ? Ici, la survie de l’esprit n’est pas perçue avec le même caractère morbide que dans les autres textes abordant ce concept.

« Portrait inachevé du Roi de la Douleur, par van Gogh » est l’un des textes les plus faibles du recueil, bien qu’il soit peut-être le plus moderne quant à sa thématique que l’on retrouve dans des livres plus récents tels que Darwinia de Wilson, Le Filet d’Indra d’Aguilera, ou Palimpseste de Charles Stross. Sur ce background de numérisation du monde, Ian McDonald nous brosse, avec une belle économie de moyens, les portraits du peintre et de cette utopie où s’impose le besoin d’un roi de la douleur. Cette nouvelle, qui aurait pu briller comme un phare à n’importe quel sommaire, se voit ici éclipsée par ses plus resplendissantes voisines comme une étoile de classe B le serait dans un amas où domineraient celles de classe O.

D’après Ian Watson, la chose la plus importante que nous apportera la nanotechnologie sera l’immortalité : ce que McDonald met en scène dans « L’Ile des morts », certainement le texte dont je gardais le souvenir le plus clair (et la premier récit jamais publié par l’auteur). Mais les morts vivent entre eux, dans leur monde virtuel, et ne goûtent plus guère la compagnie des vivants qu’ils côtoient un jour l’an dans des corps d’emprunt. La technologie mise en œuvre contrarie davantage le travail du deuil qu’elle n’y contribue. Ce texte où l’ambiance est morbide à souhait se révèle proche des « Scènes d’un théâtre d’ombres », mais cette nouvelle que j’estimais la meilleure m’apparaît désormais légèrement en retrait.

« Radio Marrakech », qui aurait pu s’intituler « Both Ends Burning », est certainement la nouvelle où la morbidité s’affirme avec le plus de force et dont la scène finale rappelle furieusement celle de « Christian ». Nouvelle histoire d’amour non pas impossible cette fois, mais tragique, qui flotte quelque part entre « Rêves impériaux » et « L’Ile des morts ». Le thème de l’accroissement des perceptions déployé par van Vogt et amplifié par la génération suivante reçoit ici un traitement à la fois résolument moderne et typique de la manière de l’auteur. La fabuleuse amplification des perceptions grâce à une drogue hormonale qui transforme un humain en Ultras à un prix, très lourd à acquitter. Probablement le texte le plus sombre de ce recueil, nouvelle dont la richesse et l’originalité rappellent celles de George R. R. Martin.

Sans conteste, « En des cités singulières » est, et de loin, le texte le plus faible du recueil. Sorte de fable où des voyageurs se racontent leurs voyages en divers lieux étranges, autant de facettes d’une même réalité, chacun d’eux n’ayant prêté attention qu’à un aspect différent.

Avec « Vivaldi », on revient à un très bon texte aux accents varleyens mais avec cette quasi-omniprésence de la mort qui caractérise McDonald. Comme « L’Ile des morts », « Vivaldi » est un texte sur le deuil. L’acceptation de la mort que l’on croise de manière récurrente au fil du recueil peut se voir comme l’expression d’une certaine foi chrétienne, McDonald ne paraissant guère croire à l’efficacité des moyens offerts par la technologie de circonvenir la Camarde.

Etat de rêve est un recueil d’une qualité rare ; on ne peut imaginer meilleure porte d’entrée à l’œuvre de Ian McDonald.

Singulier Pluriel

Sous nos latitudes, on connaît Lucas Moreno autant pour avoir été à l’initiative du podcast Utopod (de 2007 à 2011) que pour ses nouvelles, dont deux du présent ouvrage sont à l’origine parues dans Bifrost. Premier recueil de Lucas Moreno, Singulier pluriel rassemble neuf récits, soit la quasi-totalité de l’œuvre écrite de cet auteur rare, et se divise en deux parties, l’une à tonalité fantastique, l’autre franchement science-fictive. Voyons cela de plus près.

Dans la première partie, aux textes à l’ambiance menaçante, nombre de pièges guettent les protagonistes. Les prédateurs sont partout : dans la communauté qui vous entoure, voire sur le palier d’en face. Qu’on se le tienne pour dit dans l’inquiétante nouvelle qui donne son titre au recueil : si vos voisins sont des puits de connaissance, rap-pelez-vous qu’un puits est toujours avide… « Le meilleur’ ville dou monde », c’est Angel-sur-Coffrane, petite bourgade suisse trop bien tranquille et dont l’un des habitants va comprendre, à ses dépens, le secret. Un piège. Tout comme ce village perdu dans les montagnes du Bhou-tan dans « Shacham ». « Dellamorte Del-lamore » (dont le titre fait référence à un film d’horreur du même nom) raconte l’histoire d’un type dont l’épouse ne cesse de revenir — problème : elle est déjà décédée plusieurs fois. Quant à cet autre problème, celui de l’inspecteur de police dans « Comme au premier jour », il s’agit de l’évaporation littérale d’un cadavre — un problème moindre, ceci dit, que l’insupportable suspect de ce crime…

Dans la seconde partie, c’est la réalité elle-même qui se dérobe. Dans « L’Autre moi », un homme, cobaye d’une psychiatrie d’un nouveau genre, replonge dans sa traumatique enfance : une nouvelle qui n’est pas sans rappeler le formidable L’Autre côté du rêve d’Ursula Le Guin. « Demain les eidolies », parue dans le Bifrost 55, lorgne du côté de Philip K. Dick et évoque une nouvelle discipline artistique, le « mouvement maïeutique de surface », ou l’art de dévoiler la structure de l’univers.

Les deux dernières nouvelles du recueil décrivent des paradis : piégés, forcément. La planète de « Trouver les mots » est un véritable havre de paix, mais les colons humains perdent peu à peu leurs connaissances et, pire, l’usage de la parole — sauf le conteur, qui s’enferme dans le mutisme. Dans « P V » (parue dans le n°49 de Bifrost), le protagoniste, sorte de nouvel Adam vivant dans ce qui semble un Eden, ne parvient pas à se satisfaire de ce qui lui est offert et cherche la connaissance.

Au final, on tient avec Singulier pluriel un recueil de bonne tenue, très homogène dans la qualité et les thématiques (celle de l’identité notamment), et avec une deuxième partie des plus remarquables. Rien à y jeter ; quelques textes (« Sha-cham » ou « Comme au premier jour ») font cependant pâle figure en regard de réussites comme « Demain les eidolies » ou « Dellamorte Dellamore ». Deux regrets : la présence d’aucun inédit au sommaire, et la difficulté qu’il y a à se procurer ce recueil en librairie (pour les modalités, se rendre sur le site de Lucas Moreno). Dans tous les cas, Singulier pluriel donne envie de lire davantage de nouvelles (ou, soyons fou, un roman ?) de notre auteur. Au boulot, monsieur Moreno !

La Cité sans nom

Patrice Lajoye continue sa promotion de la littérature fantastique et de science-fiction de langue russe en nous proposant cette fois-ci, au sein de la collection « Baskerville », un recueil consacré au prince Vladimir Odoievski, qui cumula les fonctions au sein de l’Empire. Touche-à-tout, peu de domaines lui ont échappé : il se passionna pour les sciences, dures et moins dures, pour Bach et Beethoven, et bien évidemment pour la littérature, en fondant une revue. Il écrivait aussi beaucoup, fictions comme essais, et dans tous les genres. Patrice Lajoye a voulu nous donner un aperçu assez exhaustif de l’œuvre de l’écrivain russe, aussi a-t-il choisi de retenir l’intégralité des nouvelles de l’auteur traduites en français au XIXe siècle, quand bien même certains textes ne relèvent absolument pas des littératures de genre — ou ne sont pas au niveau des textes majeurs — en les complétant de quelques textes inédits. On passera donc ici rapidement sur les contes moraux, récits d’édification pour la jeunesse qui feront sourire tout lecteur du XXIe siècle par leur aspect désuet, ainsi que sur les contes exotiques, même si l’histoire de la rencontre entre quatre sourds est assez hilarante. Simplement soulignera-t-on combien la forme du conte semble prisée par Odoievski, canevas narratif qu’il utilise aussi dans ses nouvelles fantastiques dont on va parler ici.

Si les traductions des textes fantastiques ont quelque peu vieilli, ce cachet rétro leur sied plutôt bien, et on aura de fait plaisir à déguster les premiers récits. Cela commence fort classiquement par une histoire de fantôme, dont l’intérêt réside dans une chute à tiroirs assez originale ; dans « Opere del cavaliere Gian-Batista Piranesi », nous faisons la rencontre d’un architecte tyrannisé par ses ouvrages ; un envoûtement d’un genre bien particulier. Odoievski sait également se montrer cruel, comme dans « L’Hôte de bois », ou dans cet autre texte consacré à la quête de l’accord ultime par un Beethoven vieillissant. Il est intéressant de noter que ces deux derniers textes sont inspirés de citations de Goethe et Hoffmann, inspirations évidentes du jeune Odoievski, même si ce dernier tentera par la suite de nier l’influence de l’auteur de L’Elixir du Diable. Le conseiller de collège Ivan Bogdanovitch Otnochene, quant à lui, aime tant jouer aux cartes qu’il devrait se méfier… un conte auquel l’engouement actuel pour le poker confère un vrai vernis de modernité. Cipriano est un poète à l’inspiration fulgurante, mais qui éprouve les pires difficultés à coucher par écrit ses envolées ; fait-il bien de passer un pacte avec un médecin nommé Ségélius ? Enfin, Mikhaïl Platonovitch se retire à la campagne ; il est enchanté lorsqu’il fait la connaissance des jeunes filles de la maison d’à côté…

Il ressort de ces nouvelles, malgré l’aspect désuet de la traduction et en dépit d’une forme assez classique — jusque dans l’échange épistolaire de « La Sylphide » —, une certaine modernité. Convoquant différents personnages ou thématiques emblématiques du fantastique du XIXe siècle (le fantôme, le pacte avec le diable, l’envoûtement…), Odoievski y injecte à chaque fois sa petite touche d’originalité (et souvent, de cruauté) pour dépasser le classicisme de son matériau. A la lecture de ces contes, très variés, on n’a aucune peine à croire, comme le dit l’anthologiste, que l’auteur ait eu une influence durable sur le fantastique de son pays.

Reste que le morceau de choix de ce recueil demeure sa partie centrale, intitulée « Utopies et anti-utopies », qui propose deux textes courts et l’ébauche d’un roman. Si la première nouvelle, le récit de ce qui pourrait advenir si une comète venait à s’écraser sur la Terre, s’avère assez anecdotique, il n’en est rien des deux textes suivants. Dont L’An 4338, roman inachevé (l’auteur s’est illustré sur la forme courte pour l’essentiel, ne finissant qu’un roman, Les Nuits russes) qui, sur une quarantaine de pages, se permet d’être prémonitoire à propos de bien des sujets (aérostats privés ; système de climatisation globale permettant de vaincre le froid russe ; réseau de télégraphie par lequel les riches communiquent sur leur vie dans ses moindres détails, préfigurant le réseau Internet, voire même les blogs...). On aurait aimé qu’Odoievski finisse ce roman, laissé à l’état de notes ; le livre aurait alors sans mal trouvé sa place auprès de ces nombreux romans anciens qui se plaisaient à imaginer l’avenir de la société… Enfin, le troisième texte a aussi valeur prophétique : dans « La Cité sans nom », nouvelle savoureuse et sarcastique, un homme narre grandeur et décadence d’une société ayant érigé le profit en valeur nationale… En ces temps de crise du partage, voilà qui n’est pas sans éveiller un semblant d’écho…

Au final, Patrice Lajoye, qui traduit avec sa femme Viktoriya les textes inédits, réussit son pari : nous présenter un auteur d’importance dont peu pouvaient se targuer jusque-là de le connaître réellement, tant son rapport avec l’édition française fut épisodique. Auteur protéiforme, Vladimir Odoievski aborde ainsi avec un égal bonheur le fantastique et la science-fiction, et ceux qui en redemandent pourront toujours se mettre sous la dent quelques contes moraux ou exotiques, dont certains se révèlent savoureux. Un excellent ouvrage.

Métaphysique du vampire

Fin janvier 1968. Navarre, vampire âgé de plusieurs siècles et qui œuvre pour le Vatican sous le nom de code « Raphaël », est contacté par le père jésuite Ignacio en vue d’une prochaine mission. Navarre doit en effet se rendre à Rio afin de ramener vivant le nazi Kelten pour le livrer au Mossad, commanditaire de l’opération. Sur place, le vampire découvrira des congénères à la chevelure platine, une entité vaudou toute-puissante dénommée familièrement « Sac de Patates », et un lot de gadgets wicca. Le tout servi par nombre de péripéties qui changeront son devenir.

Etrange roman que celui-ci et c’est rien de le dire. Dédié à Roland C. Wagner et Serge Leh-an, précisément en référence à un fil de discussion d’un forum où Jeanne-A. Debats a son rond de serviette, le texte revendique complètement sa dimension fanique, construction foutraque et syntaxe au frein à main (sans rétrograder) inclus. Des passages à la gouaille alternent avec des éléments surécrits, les répétitions abondent, notamment « gérer » et « je saisis », l’usage de la virgule est assez aléatoire, et enfin les poncifs pullulent sans que l’on sache si c’est du second degré  : « sa figure sublime se tord dans un rictus hideux » ; « mes dents crispées à se rompre » ; « ses cheveux d’or pâle étalés sur l’oreiller ». Certaines expressions et situations nous laissent toutefois penser que l’auteur s’amuse, façon Jean Dujardin dans les deux parodies d’OSS 117 : « Par ici m’sieurs, dames ! » ; « c’est à partir de là que ça devient coton ». Le héros se rend à Rio forcément au moment du carnaval, fait un tour dans les inévitables favelas, et son aide s’appelle nécessairement Joao. Soit un dépaysement digne de la série Docteur Caraïbe avec Louis Velle (chanson du générique interprétée par Herbert Léonard), où l’on côtoie le Vatican toujours aussi calculateur, et les nazis qui peinent à sortir de leur rôle d’enflures. Ajoutons un hommage à Teilhard de Chardin (page 73), et un autre à Joseph Altairac (pp. 96 et 97). Deux anachronismes flagrants (la désignation « string » pour un maillot n’existe pas à l’époque, et de même une référence à Le Bon, la brute et le truand en 1968). Quelques incohérences (par exemple Sandoval ne reconnaît pas la date de naissance d’Hitler page 95, mais il connaît sa date de décès page 107) et pas trop de coquilles. Une bonne conduite de l’action sur cinquante pages, un rythme parfaitement mené sur près d’un tiers du roman tout de même, avec l’intrusion de Sandoval et de Raphaël dans la villa émaillée de trouvailles originales. Un choix narratif qui assume à fond les ballons le manque d’originalité en venant après le Mastication de Jean-Luc Bizien et Petits arrangements avec l’éternité d’Eric Holstein, au point que l’on pourrait parler de copie carbone. Bref, on obtient un texte où, intentionnellement, l’auteur abandonne toute prétention d’écrivain pour servir au mieux une tradition populaire, celle de Les Blondes aiment les bastos et de Passe-moi le beurre ! (d’un autre côté, Ad Astra sonne comme un nom de margarine) ou de n’importe quel roman de gare. S’agit-il d’un mauvais livre ? Assurément oui, mais voulu comme tel. On se perd alors dans les couches de sens, et c’est bien là que réside la part métaphysique du projet. Le roman est réussi parce qu’il est mauvais, sa médiocrité volontaire était une condition de sa réussite.

Enfin, dernier point qui parachève la plaisanterie : 13 euros pour un livre format poche qui fait cent soixante pages, à quoi s’ajoute un entretien de dix pages d’un auteur dont on sait par ailleurs tout pour peu que l’on traînasse sur le ouèbe. 

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