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Les critiques de Bifrost

Nécroville

Nécroville

Ian MCDONALD
J'AI LU
442pp - 7,60 €

Bifrost n° 68

Critique parue en octobre 2012 dans Bifrost n° 68

En découvrant le moyen de ressusciter les morts, Adam Tesler a offert à l’humanité une immortalité assortie de conditions drastiques : à moins d’avoir eu, vivant, les moyens de s’offrir sa résurrection, chaque mort doit à la communauté des vivants autant d’années de travail que nécessaire pour rembourser son « traitement »… De fait, la Tesler-Thanos corporada règne sur les vivants comme sur les morts. Ces derniers, dénués de droits, parqués chaque nuit dans des nécrovilles forcément surpeuplées, ont inventé une société nouvelle, décomplexée et exubérante, à la mesure de leurs corps artificiels aux capacités étonnantes.

Ce premier novembre 2063, alors que les vaisseaux des Morts-Libres, qui dans les profondeurs de l’espace ont su se libérer de l’assujettissement imposé par la Tesler-Thanos, entament ce qui pourrait bien être l’offensive décisive contre les forces terrestres, cinq amis doivent se retrouver au Terminal Café de Saint-Jean, la plus grande des nécrovilles, pour célébrer le carnaval de la Nuit des Morts. Mais au cours de cette nuit où tout pourrait bien basculer pour l’ensemble de l’humanité, chacun trouvera au contact des morts bien plus que la fête exotique escomptée. Car dans le monde de Nécroville, la peur de la mort n’a pas disparu, elle a juste changé de nature. Dans cette société où les morts poussent jusqu’à l’absurde les comportements de l’occident contemporain, chaque récit, par son style et son thème, dépeint une conception différente de la vie et du rapport à la mort, dans un cadre où la technologie a rendu ces notions au mieux confuses…

Santiago, neurochimiste ayant élevé la création de drogues nouvelles au rang d’art, désormais insensible à ses propres substances, cherche un dérivatif à ce handicap en côtoyant la mort. Trinidad, terrorisée à l’idée de rencontrer dans la nécroville son ancien amour, surmonte peurs et souvenirs et découvre ce qu’il est advenu des vieilles religions — comme toujours chez Ian McDonald, les mutations sociales s’accompagnent de mutations radicales de la spiritualité. Camaguey, condamné à très court terme et responsable de la Grande Mort — définitive — de son amante, cherche à admettre sa propre mort annoncée. Toussaint, le fils d’Adam Tesler, refuse son héritage et tourne lui aussi autour de sa mort en remodelant sa chair ; pris en otage, il va mener des terroristes au cœur de la corporada, révélant ainsi les enjeux dystopiques de cet avenir nanotechnologique. Yo-Yo, enfin, cyber-avocate déchue du barreau, accepte d’enquêter pour le compte d’une morte sur son assassinat ; ses démêlés avec des puissances qui la dépassent offrent à l’auteur l’occasion d’un polar dans la grande tradition cyberpunk, et jettent une lumière crue sur la réalité sociale d’un système poussé au bord de la rupture.

Malheureusement, si l’auteur développe brillamment les réflexions autour de la mort qui sous-tendent l’essentiel des fils narratifs, il ne parvient jamais vraiment à mener de front ces cinq récits. Les relations entre ces personnages pourtant fouillés et crédibles ne sont jamais clairement établies, et à trop vouloir brouiller les pistes pour rendre compte de la complexité du monde des nécrovilles, McDonald perd souvent son lecteur entre les péripéties des destins de héros auxquels il est bien difficile de s’attacher malgré leur profonde humanité.

Trop touffu et exubérant sous un humour omniprésent, souffrant d’une structure mal maîtrisée, Nécroville recèle cependant suffisamment de lucidité, de trouvailles savoureuses, d’images ou d’idées fortes pour permettre à ce monde fascinant d’échapper à l’oubli. Mais il rend toutefois mieux compte du potentiel de Ian McDonald que de son extraordinaire talent.

Olivier LEGENDRE

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