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La Volonté de se battre

Après le dilemme Nature contre Raison, et après la question de la place du Divin dans le monde, le troisième volume de «  Terra Ignota » s’intéresse à l’État, en tant qu’entité politique source de conflits, et partie prenante dans une guerre. Et plus exactement au Léviathan tel que théorisé par Thomas Hobbes au XVIIe siècle, cela alors que le monde du XXVe siècle dépeint par Ada Palmer et ses diverses Ruches sont au bord de la guerre suite aux événements rapportés dans Trop semblable à l’éclair et Sept Redditions.

Comme le précise le titre du présent roman, les Ruches ont toute la volonté de se battre, mais la guerre a été abolie depuis si longtemps qu’elles ignorent comment s’y prendre. À quelle condition peut-on ouvrir les hostilités ? Selon quelles règles ? Et les crimes commis dans le passé en sont-ils réellement ou sont-ils couverts par une légitime défense pensée au niveau du corps institué que constitue une Ruche, même vis-à-vis d’individus n’en faisant pas partie ? Une fois de plus, Mycroft Canner, narrateur de moins en moins fiable et victime d’hallucinations, prenant à partie un lecteur encore plus futuriste ou non, un philosophe anglais et un héros défunt, prend la plume pour faire le récit des derniers instants avant le conflit.

Avec ce troisième tome, Ada Palmer garde une trame philosophico-juridique forte, notamment dans le discours, aussi long que ceux de Fidel Castro, qu’adresse Caesar Maçon au Sénat à mi-parcours. L’autrice accélère fort heureusement le rythme de son histoire en privilégiant l’action sur les dialogues à fleuret moucheté. La mise en retrait des membres de la famille de La Trémoïlle contribue largement à ce changement de ton. Elle permet également de mettre en lumière de nouveaux personnages tant à l’intérieur des Ruches qu’à la frange, chez les criminels ou parmi ceux qui, vivant dans les réserves, n’acceptent pas le cadre des Ruches. À condition d’accepter les deus ex machina que sont JEDD Maçon et Achille, ou du moins de surseoir à statuer sur l’incongruité qu’ils représentent, le ton de La Volonté de se battre est bien plus résolument futuriste que les deux précédents. Peut-être parce que la Ruche la plus exotique à nos yeux du xxie siècle, celle des Utopistes, y est bien plus présente avec ses animU fabuleux et ses manteaux-écrans. Peut-être également parce qu’on s’éloigne des salons et autres boudoirs de discussion pour voir enfin les paysages de la Terre pensée par l’autrice avec des effets spectaculaires, que l’on visite le territoire des droit-noir ou l’enceinte des Jeux olympiques en Antarctique. Ada Palmer signe donc ici un roman plus classique, mais plus palpitant que Sept Redditions, galop final avant la conclusion, Peut-être les étoiles, attendue l’an prochain et prévue pour être déployée en deux volumes. Un monument.

Mother Code

Le postulat de départ de Mother Code, très proche de la série Raised by Wolves, est intéressant. Des robots peuvent-ils mettre au monde et élever des enfants tout en faisant que lesdits enfants restent humains ? De plus, même si Carole Stivers a dû l’écrire avant la pandémie actuelle, l’autrice, biochimiste de formation, imagine un monde où les États-Unis perdent le contrôle d’une arme biologique lâchée en Afghanistan qui détruit le monde dans une épidémie de cancers du poumon foudroyante. Dès lors, les recherches s’orientent vers deux solutions : un vaccin reprogrammant génétiquement les humains à prendre régulièrement par inhalateur, et le projet Code Mère (d’où le titre) dont la cinquième génération prévoit de confier la survie de la race humaine à une cinquantaine de gros drones ailés. Sauf que rien ne se passe comme prévu.

Et le lecteur dans tout ça ? Il se retrouve dans un roman oscillant entre la pure SF avec une belle dose de « technoblabla » pour faire sérieux, le post-apocalyptique au ton très young adult, voire jeunesse, aux rebondissements incessants, et un beau mélodrame à la sauce états-unienne riche d’un nombre incroyable de coïncidences par chapitre. Heureusement, l’ouvrage se lit vite et vous occupera l’esprit quelques heures. Mais il ne marquera ni le genre ni vos mémoires. En quatrième de couverture, l’éditeur précise que Steven Spielberg a prévu de l’adapter au cinéma : c’est un indice important sur la qualité du texte. Gageons que le film jouera plus la carte nostalgico-sirupeuse d’un ET ou d’un Ready Player One, que celle d’une certaine critique sociale et de la terreur du premier Les Dents de la Mer.

Le jour où l’humanité a niqué la fantasy

Il va en falloir du courage pour demander haut et fort ce titre chez son libraire, même si celui-ci est spécialisé dans l’Imaginaire. Mais Le Jour où l’humanité a niqué la fantasy annonce clairement la couleur. Avec Karim Berrouka, ça passe ou ça casse. Soit le lecteur est prêt à se laisser porter par ses idées foisonnantes, ses envolées politico-humoristico-verbales et son scénario partant dans tous les sens. Soit il est déconcerté, perdu, voire affligé, et file se réfugier dans les pages plus balisées d’un roman de hard SF ou de high fantasy. Pour compliquer le tout, Karim Berrouka franchit allègrement le quatrième mur en multipliant les clins d’œil au microcosme de l’Imaginaire francophone (dont une malheureuse bibliothèque Léo Henry), et va jusqu’à intégrer deux autrices, un auteur et un éditeur bien vivants dans son histoire.

De quoi s’agit-il ? Tout simplement de rétablir la vérité concernant les créatures de l’autre côté. En effet, suite à un malencontreux incident lors d’un festival punk au fin fond de la campagne, tous les portails entre réalité et imaginaire se retrouvent fermés, et les écrivains commencent à raconter n’importe quoi sous prétexte de fantasy. Une opération militaire est montée pour rétablir la vérité, avec en première escouade une fratrie de lutins d’un mètre quatre-vingt. De péripéties loufoques en quiproquos, les différents personnages du livre vont se rejoindre, et il faudra l’intervention d’une keupon passablement énervée par trente ans passés dans les brumes pour tout faire rentrer dans l’ordre.

Si vous accrochez au style de l’auteur, Le Jour où l’humanité a niqué la fantasy est un excellent cru qui fera travailler vos abdominaux à coup de barres de rire face à certaines situations ou trouvailles linguistiques. En revanche, ce foisonnement textuel est aussi son principal défaut. L’auteur semble avoir oublié le fil de son histoire en cours de route. S’il retombe sur ses pieds in fine, il reste des trous scénaristiques comblés par la voirie municipale un jour de grève qui laissent une tenace impression d’inachevé. Le lecteur serait-il aussi victime d’un enchantement ?

Le Fantôme d’Eymerich

Douzième aventure de l’inquisiteur Nicolas Eymerich, Le Fantôme d’Eymerich est présenté (encore !) comme étant la dernière et la fin du cycle. Sauf que… Le sous-texte même du cycle et de ce roman implique l’idée d’un éternel recommencement légèrement décalé par rapport au premier. Et la conclusion du livre reste très largement ouverte. Croire que Le Fantôme d’Eymerich est l’ultime histoire sur ce sujet de Valério Evangelisti revient donc à croire à la retraite d’Hayao Miyazaki ou à la fin de Doctor Who à la mort de la treizième réincarnation du personnage titre.

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre inquisiteur dominicain. Dans ce roman, il va s’évader de prison pour se retrouver à Rome, où il assistera aux prémices du Grand Schisme d’Occident (qui aboutira à deux lignées de papes rivales pendant près de quarante ans : l’une à Avignon et l’autre à Rome). En sous-main à cette crise, il soupçonne la résurgence d’un culte ancien autour de Mithra et du taureau qu’il avait déjà affronté dans des aventures précédentes. Et se trouve confronté à chaque tournant à un mystérieux double de lui-même qui lui laisse des messages et le guide. Dans deux autres trames temporelles différentes, un scientifique américain construit un prototype de vaisseau spatial pour la République libertaire de Catalogne. Et dans un lointain futur, un mystérieux Magister guide les descendants de l’humanité dans sa dernière incarnation.

Comme toujours, les trois flux temporels vont se répondre dans Le Fantôme d’Eymerich, mais également renvoyer le lecteur aux opus antérieurs, que ceux-ci soient récents, ou qu’ils se situent au contraire au tout début du cycle. En revanche, ce roman semble épuré par rapport à L’Évangile selon Eymerich et Eymerich ressuscité. Valerio Evangelisti y perd moins ses lecteurs dans les détails historiques et ne les balade plus d’un bout à l’autre de l’Europe médiévale. Recentrée sur Rome, l’histoire principale y gagne à être moins délayée, contrairement à celle de Marcus Frullifer dont les déboires amoureux lassent très vite. En revanche, il ne peut absolument pas se lire seul. Non seulement Le Fantôme d’Eymerich fait référence aux tout premiers livres (en particulier Nicolas Eymerich, inquisiteur et Le Corps et le sang d’Eymerich), sans note de bas de page pour mâcher le travail de déduction au lecteur, mais en plus il est la suite directe des plus récents. Ce dernier roman est littéralement la somme des onze tomes précédents. Sans les avoir lus, il reste difficilement appréciable. En revanche, pour les fans de l’inquisiteur tel que rêvé par Valerio Eymerich, c’est un pur régal qui donne envie de reprendre le cycle à son point de départ.

Les Chats sont éternels

Après la réédition, attendue depuis de longues années, de La Guerre uchronique en 2020, Mnémos continue d’exhumer l’œuvre de Fritz Leiber, cette fois avec un recueil thématique : Les Chats sont éternels. Les textes de l’auteur traitant des félins sont ici repris, à l’exception notable du Vagabond. Même si ce roman dépasse de loin le simple statut de livre mettant en scène un chat (en l’occurrence, plutôt une extraterrestre d›’allure très féline, Tigrishka, sans doute le personnage-chat le plus célèbre de Leiber), son absence est regrettable, quand bien même il aurait fait gonfler la pagination du présent opus (tout en justifiant, pour le coup, un prix proprement prohibitif ?).

Les Chats sont éternels comprend ainsi un roman, Le Millénaire vert, indisponible depuis sa seule édition chez Opta « Galaxie-Bis » il y a 40 ans, et onze nouvelles, dont celles du cycle de Gummitch, six d’entre elles étant inédites. Toutes les traductions reprises ont été revues par Timothée Rey, qui a aussi signé celles des textes inédits, ainsi qu’une introduction très ailurophile et un nombre de notes hallucinant : certains textes courent ainsi sur moins de pages que les notes qui les accompagnent ! Encore une fois, après La Guerre uchronique, un gros travail éditorial effectué par Rey qu’il convient de signaler.

Le Millénaire vert, s’il n’est pas le roman le plus célèbre de Leiber, ni le plus réussi, gagne néanmoins à être connu. Dans une Amérique du futur où les rues de la ville comportent, entre autres évolutions, trois niveaux superposés, Phil Gish, qui vit tant bien que mal de petits boulots, habitué au rôle de loser, voit apparaître à la fenêtre de son misérable appartement un chat vert qui rayonne littéralement d’un bonheur communicatif. Phil, transformé, sort (re)voir le monde extérieur avant que le chat, qu’il a baptisé Lucky, ne disparaisse dans un club un peu glauque. Phil, brutalement, retombe dans sa déprime permanente, mais décide de retrouver Lucky. C’est le point de départ d’une succession d’aventures rocambolesques menées tambour battant, avec courses-poursuites, enlèvements, confrontations armées, où l’on croise milieux interlopes, mafia, adeptes de perceptions extra-sensorielles, magie vaudou et extraterrestres… Un bien curieux mélange que Leiber – qui, au passage, se dépeint partiellement dans le personnage de Phil Gish – réussit à faire fonctionner avec une certaine jubilation et un vrai sens de la comédie et du rythme. Mineur, mais inventif et revigorant.

Gummitch est un chat. Mais un chat super intelligent, qui raisonne mieux que nombre d’humains. Du reste, lorsqu’il était chaton, il était persuadé qu’à l’âge adulte il deviendrait un homme. Il vit avec Vieille-Viande-de-Cheval et Minou-Viens-Là, un couple d’humains, et divers autres chats ; ses cinq aventures empruntent tour à tour aux différents genres, qu’il s’agisse de SF, de fantastique ou de policier, tout en procurant un décalage inédit, drolatique et souvent irrévérencieux, par le prisme de la vision féline. Écrits ponctuellement sur plusieurs décennies, ces textes sont également l’occasion pour Leiber de se dépeindre avec un certain détachement, car le couple d’humains, c’est lui et sa femme Jonquil (qui lui inspirera également certains textes, parmi les plus poignants du «  Cycle des Épées »).

Au sein des nouvelles restantes, on ciblera spécialement « Le Navire des ombres », splendide mélange de science-fiction — l’intégralité de l’histoire se déroule dans un vaisseau spatial dont certains passagers ont perdu l’objectif –, de fantastique et de belles tranches d’humanité, notamment via le protagoniste principal, Spar. Ce dernier, édenté, ne voit quasiment plus rien, ce qui confère sa saveur particulière au texte (prix Hugo 1970), puisque tout y est décrit par vagues sensations visuelles qui nimbent l’environnement, normalement on ne peut plus rationnel d’un vaisseau spatial, d’une approximation et d’une fantasmagorie stupéfiantes.

Au final, cet épais volume est une pierre supplémentaire dans la réédition des opus de Fritz Leiber entreprise par Mnémos depuis quelques années, initiative dont on ne peut que se féliciter. À quand la suite ? L’œuvre ne manque pas de pépites à exploiter…

Œuvres

Après s’être penchée sur Dracula et autres vampires, « La Pléiade » étend (un peu plus) son domaine de l’Imaginaire en publiantLa Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre. Ce ne sont certes pas les seules œuvres que comprend ce splendide volume dévolu à George Orwell, incluant hormis un autre roman (En Birmanie), ses essais documentaires et un florilège de ses articles de presse. Mais ainsi que l’estime Philippe Jaworski, le directeur de cette édition, La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre y occupent une place éminente, les deux sommets romanesques. Par ailleurs (re)traducteur et commentateur de ces titres, Philippe Jaworski propose de les envisager comme un diptyque. Car au-delà de l’apparent contraste formel les distinguant, la fable animalière et l’anticipation dystopique imaginées par Orwell ont des points communs essentiels.

Le premier et le plus évident d’entre eux tient à leur propos aussi politique que polémique. La Ferme des animaux transforme ainsi en un effrayant « conte de fées » (la formule est d’Orwell) la révolution russe d’octobre 1917, puis sa marche vers le totalitarisme. Cochons, chevaux et autres moutons y incarnant les protagonistes de ces dix jours qui ébranlèrent le monde et de ses suites. Fers de lance de la révolte contre Mr. Jones (équivalent fermier du Tsar), Maréchal, Boule-de-Neige et Napoléon sont les alter-egos porcins de Lénine, Trotski et Staline. Quant au cheval de trait Hercule, pendant équin de Stakhanov, ou les moutons bêlant en chœur «  Quatre-Pattes gentil, Deux-Pattes méchant ! », ils représentent ce peuple de basse-cour soumis à « l’Animalisme ». C’est-à-dire la déclinaison bestiale du communisme soviétique, coupable aux yeux d’Orwell d’avoir trahi l’idéal socialiste. À cette Ferme des animaux se concluant par le triomphe du verrat Napoléon, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre propose une suite humaine et futuriste. Puisque ce roman s’attache à dessiner un monde parvenu au stade ultime du totalitarisme.

L’action se passe en l’an 1984, dans une Angleterre désormais fondue dans «  Océanie », l’un des trois « super-États » s’étant partagé le monde au mitan du XXe siècle. D’Eurasie et d’Asie Orientale, les deux autres de ces léviathans géopolitiques, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ne dit rien ou presque. Mais sans doute sont-ils régis par une dictature semblable à celle sévissant en Océanie. Évoquant irrésistiblement l’URSS stalinienne, Océanie est gouvernée par le « Parti » à la tête duquel se trouve le « Grand Frère ». Le « Socang » (ou «  Socialisme anglais ») dont se réclame le Parti n’a pas plus à voir avec cette idéologie que l’Animalisme de La Ferme des animaux. Monopolistique et oligarchique, le Parti réserve l’exercice du pouvoir à ses seuls membres, en excluant drastiquement le reste de la population formé par les « prolétos  ». Réduits à une misère chronique, les prolétos endurent encore les affres d’une guerre permanente avec Eurasie ou Asie Orientale. Le sort des membres du Parti n’est cependant guère plus enviable. La «  Police de la pensée » les soumet à une surveillance constante, usant notamment de « télécrans ». Quadrillant espaces publics et privés, à la fois émetteur et récepteur, ces déversoirs de propagande guettent chez les membres du Parti le moindre signe de « malpense  ». C’est ce que découvrira à ses dépens Winston Smith, fonctionnaire zélé du « Ministère de la Vérité », héros malheureux (pour ne pas dire martyr) de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre

Proches par leur objet, La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre le sont aussi par leur inspiration littéraire. De prime abord, chacun semble pourtant participer d’une branche spécifique des fictions de l’Imaginaire. La Ferme des animaux s’inscrit dans une très longue tradition d’auteurs « qui, depuis Ésope, ont parlé de l’homme par les biais de figures animales, puisant dans les folklores, les mythologies et les imaginaires collectifs », comme le rappelle Philippe Jaworski. Quant à Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, il témoigne, selon lui, d’une connaissance assurée de la part d’Orwell des «  codes du genre utopiste (Wells, London, Zamiatine, Huxley) ». Mais Philippe Jaworski estime que La Ferme des animaux et Mil neuf cent quatre-vingt-quatre ont, en réalité, pour première et même source les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift. Une œuvre dans laquelle le traducteur retrouve les caractéristiques essentielles des deux chefs-d’œuvre orwelliens. Que ce soit la féconde hybridation entre arts de la « fantasy » (ainsi qu’Orwell qualifiait Mil neuf cent quatre-vingt-quatre) et du pamphlet politique. Ou qu’il s’agisse encore de la réflexion sur le langage comme arme idéologique : l’imparable rhétorique des porcs de La Ferme des animaux ou le « néoparle » du Parti faisant écho aux ironiques inventions langagières de Swift.

Fortes de nouvelles et belles traductions, ainsi que d’un stimulant appareil critique, cette Pléiade consacre le statut de classiques deLa Ferme des animaux et de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, tout en les resituant dans l’Histoire des littératures de l’Imaginaire. Il s’agit donc là d’un volume à plus d’un titre essentiel pour celles et ceux que passionnent les genres chers à Bifrost. Précisons pour les moins fortunés d’entre eux que ces nouvelles versions de La Ferme des animaux et de Mil neuf cent quatre-vingt-quatre sont aussi disponibles chez « Folio » depuis janvier 2021.

Utopiales 2020

À celles et ceux qui restent inconsolables suite à l’annulation de l’édition 2020 des Utopiales pour cause de reconfinement, on peut toujours leur conseiller de se rabattre sur la lecture de son anthologie officielle. À condition de préciser d’emblée que le meilleur y côtoie le pire et qu’aucun remboursement ne sera accepté.

Le pire, outre une préface imbitable à force de jargonnage pédant, est sans conteste « T.H.R.A.C.E.S. » de Christophe Dougnac, esquisse de brouillon d’ébauche de nouvelle mêlant, comme c’est original, Minority Report et Inception, torchée en quinze minutes douche comprise dans un non-style qui aurait valu à ce machin une lettre de refus pleine de gros mots de la part du moins regardant des fanzines périgourdins.

Trois crans au-dessus tout de même, l’errance musicalo-nocturne de Sara Doke, « The Agony in the ecstasy », aurait pu figurer en bonne place dans un journal lycéen des années 80. De là à expliquer sa présence dans ces pages…

De fait, il est permis de s’étonner du peu de place qu’occupe cette année la SF dans l’anthologie officielle (c’est marqué sur le bandeau) d’un festival de… science-fiction. « Somme-nous pieuvres ou vampires ? » par exemple, de Ïan Larue, ne se rattache que de manière toute métaphorique au genre. Ça n’en fait pas un mauvais texte pour autant, il en tire même une bizarrerie qui lui va assez bien, mais sur la longueur la prose de la dame et les jérémiades de ses protagonistes finissent par lasser.

Dans la catégorie « ni SF ni réussi », on rangera également « Les Cinq marches » de Baptiste Beaulieu. Pourtant, il y a au cœur de cette nouvelle une idée absolument géniale, une théorie du complot qui ferait passer les délires QAnon pour de pertinentes et mesurées hypothèses. Hélas, d’une part l’auteur n’interroge pas suffisamment les conséquences induites par une telle idée, d’autre part il développe son argumentation dans le cadre d’une tragédie intime qui ne semble pas à sa place ici.

Toujours pas SF mais autrement plus convaincant, « Une Forme de démence » de Lionel Davoust, superbe récit sur la fin de parcours d’un écrivain, auteur d’une œuvre majeure de la fantasy. À la fois réflexion sur la création artistique et portrait tout en élégance et retenue d’un homme au soir de sa vie, on tient là le plus beau texte de l’anthologie. Ceci dit, c’était déjà le plus beau texte de Destinations, l’anthologie des Imaginales 2017.

Enfin, dans la catégorie « mais où veux-tu que je range ça ? », on ne boudera pas « Le premier Chapeau » de Thomas C. Durand, texte archéologico-chapelier (sisi) à l’écriture et aux dialogues en particulier vifs et amusants, dont il est tout de même permis, au terme de sa lecture, de se demander pourquoi.

Côté science-fiction, on n’échappera pas au récit post-apocalyptique de saison, que l’on doit à Morgan of Glencoe : « La Piste des oiseaux ». Rien de bien original à l’horizon de sable et de ruines, même si le propos de l’autrice sur l’importance de la culture dans un tel monde sinistré le rend plutôt sympathique.

Plus proche de nous, Nicolas Martin (devenu un habitué de cette antho) signe un très réussi « La Mémoire de l’univers », dans lequel il mêle cosmologie et drogues de synthèse. Le bougre maîtrise autant son sujet que son écriture et ses personnages, et le résultat est enthousiasmant. Il n’y a guère que la chute à ne pas tout à fait convaincre, mais dans le cadre qu’il a choisi la fin est toujours casse-gueule.

Très réussie également, « Te retrouver » de Joëlle Wintrebert, où comment les progrès technologiques appliqués à la médecine vont bouleverser de manière inattendue les sentiments d’une femme pour l’homme qu’elle aime. Aussi à l’aise dans l’examen des émotions de sa narratrice que dans la prospective à court terme, l’autrice signe un texte qui fonctionne sur tous les plans.

Terminons par un autre habitué, Claude Ecken, qui dans « La Présence » revisite le thème du fantôme sous l’angle de la science, avant de pousser son récit dans une direction inattendue. Comme chez Wintrebert, on trouve dans cette nouvelle une maîtrise impeccable, quel que soit l’angle sous lequel on l’observe.

Ne serait-ce que pour ces trois derniers textes (et le Davoust pour les retardataires), Utopiales 20 vaut ses 15 euros.

Le Grand Abandon

On le dit à chaque fois que l’un de ses romans arrive jusqu’ici (c’est-à-dire environ tous les dix ans) : Cory Doctorow est un écrivain trop peu traduit en France. Alors qu’il est l’un des plus pertinents, l’un des plus en phase avec le monde actuel (un simple tour par ses blogs, Craphound ou Pluralistic, devrait suffire à vous en convaincre).

Le Grand Abandon fait partie de ces trop rares romans qui, partant d’un constat unanimement partagé de désastre écologique, économique, politique et social, choisit d’imaginer quel monde meilleur pourrait s’en extraire, à rebours de toutes les dystopies ou autres retours à la nature qui s’accumulent sur les tables des libraires. Ici, Doctorow imagine une utopie d’abondance, et trace le parcours semé d’embûches qui pourrait nous y mener à travers l’histoire d’une poignée de personnages. Le roman se déroule une cinquantaine d’années dans le futur, à une époque où les richesses sont plus que jamais détenues par une minorité et que de plus en plus d’individus choisissent de ne plus accepter ces règles du jeu pipées et de quitter ce « monde par défaut » pour rejoindre les « abandonneurs » et la nouvelle société qu’ils tentent de bâtir. Une société où les innovations technologiques jouent un rôle tout aussi essentiel que la redéfinition des rapports sociaux, et dont les percées scientifiques finissent par constituer une menace pour le pouvoir encore en place.

Le Grand Abandon fait partie de ces livres où le propos l’emporte parfois sur l’aspect romanesque, à l’instar de Révolte sur la Lune de Robert Heinlein. Tout en se situant aux antipodes du point de vue politique (Doctorow cite comme inspiration en fin d’ouvrage les travaux de Rebecca Solnit, David Graber et Thomas Picketty), il lui emprunte ses techniques. D’où ces longs dialogues visant à expliciter tel ou tel point de vue des abandonneurs, et ces personnages secondaires qui n’ont souvent d’existence que le temps d’une confrontation d’idées. De ce point de vue, le roman prête parfois le flanc à la critique. Il n’empêche que ses personnages principaux sont suffisamment attachants pour que l’on se prenne au jeu, et que les obstacles auxquels ils ont à faire face sont mis en scène de manière suffisamment spectaculaire pour tenir en haleine tout du long. Surtout, Le Grand Abandon est un roman intellectuellement stimulant, développant avec rigueur un futur qu’on aurait envie de connaître. Combien de romans de science-fiction sont-ils parvenus à vous procurer cette sensation ces dernières années ?

Un homme d’ombre

Auto-exilé du Vurt, Jeff Noon n’en cultive pas moins toujours son goût pour les ambiances surréalistes, à la croisée des chemins de la SF, de la fantasy et du fantastique. Mais cette fois, il y rajoute encore un genre : le polar, d’inspiration hard-boiled. Un homme d’ombres est en effet le premier volume des «  Enquêtes de John Nyquist », une série qui comprend trois titres à ce jour.

Nyquist, détective, est comme une capsule temporelle héritée de l’âge d’or du noir. À la ramasse, à la dèche, un peu trop porté sur l’alcool et gavé de traumatismes, il arbore chapeau mou et imper de rigueur.

Mais le cadre de ses enquêtes est bien autrement fantasque – une ville double qui, dans son principe même, n’est pas sans rappeler The City and the City de China Miéville. Là, c’est Soliade – la ville du jour permanent ; de l’autre côté, Nocturna, où il fait toujours nuit. Dans les deux cas, c’est que l’on ne voit pas le « vrai » ciel : côté jour, le dôme est saturé d’ampoules éclatantes – côté nuit, les ampoules sont cassées, même s’il en reste quelques-unes permettant de se repérer en formant des constellations étranges. Pourquoi cette dichotomie ? Pour des raisons économiques, d’abord : si le jour est permanent, la production ne s’arrête jamais – c’est bien pratique pour l’élite qui en veut toujours plus. Mais le jour permanent est aussi oppressant, interdisant de se cacher. Le côté nuit a donc ses atouts : les ténèbres peuvent faire peur, mais elles fournissent en même temps une protection. Entre les deux, cependant, il y a le Crépuscule – une anomalie, le territoire frontière, entre chien et loup, et qui s’étend insidieusement, noyant progressivement le jour comme la nuit dans une brume impénétrable et épaisse de vieux crimes et de vieux drames…

Mais la bizarrerie ne s’arrête pas là. Après tout, quand l’alternance du jour et de la nuit est obsolète, le découpage du temps devient problématique… Alors chacun, et chaque lieu, a sa propre chronologie – et souvent plusieurs. Ici c’est le temps des cadres, là celui du bistrot, un temps qui file vite, un autre qui paresse, et d’autres encore, qui ont forcément leur intérêt puisqu’on doit les acheter, et cher avec ça. Gare cependant, car, à multiplier les lignes temporelles conflictuelles, la folie guette… On s’égare facilement entre les minutes, et souvent le temps disparaît – pas toujours métaphoriquement ; parfois, c’est proprement qu’il est volé…

Il faut bien qu’il y ait des crimes, pour qu’un Nyquist gagne son pain. Une riche héritière qui disparaît, un tueur en série insaisissable, qui rode et assassine sans que jamais on ne le voie… Rien que de très commun, si l’on n’était pas entre Soliade et Nocturna. Des chronologies pas si conflictuelles, et qui s’interpénètrent sans doute… L’idéal pour notre guide de circonstance dans ce monde où le temps démultiplié aliène et oppresse, intrigue et inquiète. Il faudra enquêter dans le jour, et dans la nuit – et, en en frémissant d’avance, entre les deux.

Codes du polar ou pas, on est bien dans un délire de Jeff Noon, et Un homme d’ombres s’affiche toujours plus weird. Pour autant, la dimension policière ne relève pas que de la façade – et le jour permanent s’avère un outil pertinent pour explorer tout ce qu’il y a de plus noir en l’homme. Loin d’être un simple exercice ludique, ce roman s’avère surtout oppressant et inquiétant. La folie qu’il exprime – avec la saveur habituelle du style noonien – est saisissante. L’horreur est clairement de la partie – quand un train s’arrête dans la brume, là où sont les monstres, l’angoisse est palpable ; mais la détresse psychologique d’une femme égarée dans les chronologies n’en est pas moins douloureuse — et, dans les errances de John Nyquist, il y a toujours, latent, le risque de la perte de contrôle, que le temps fou prenne les rênes et refuse de les lâcher… Le détective se confronte au crime et aux criminels, qu’ils soient armés d’un couteau ou d’un service comptabilité ; mais c’est bien le temps qui est la plus grande menace, en même temps qu’il recèle peut-être le moyen de revendiquer sa liberté.

Un homme d’ombres a tout pour plaire aux amateurs de Jeff Noon – et au-delà. Mais on appréciera d’autant plus de voir comment l’auteur, sans se renier, parvient à creuser son sillon de manière inédite. On a hâte de lire la suite !

“Ormeshadow” : l'avis de Vert

« J’ai beaucoup aimé cette novella, qui m’a un peu rappelé Le fini des mers autant pour le côté récit d’enfant éprouvant que pour la manière de brouiller les frontières entre réel et imaginaire. J’ai aussi beaucoup apprécié l’écriture qui laisse beaucoup de place au non-dit, à l’ombre de l’entité/localité Ormeshadow. Une belle découverte donc, qui donne envie de se pencher sur d’autres textes de cette autrice. » Nevertwhere

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