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Le Vaisseau ardent

Seul dans son bureau, à la veille de partir enfin pour l’unique voyage qui ait jamais compté à ses yeux, le commandant Petrack, aventurier et chasseur de trésors, se remémore les quelques nuits qui ont donné sens à son existence, à la fin des années 50, dans le petit port yougoslave qui l’a vu naître. Alors âgé d’une dizaine d’années, fasciné par la piraterie et l’aventure maritime, au point de s’improviser voleur pour en goûter les premiers frissons, il fait la connaissance de l’Ivrogne, singulier personnage qui entreprend de lui raconter sa vie au rythme des bouteilles de rhum frelaté que le jeune garçon lui apporte. La vie d’un personnage haut en couleurs, historien excentrique, jouisseur et aventurier malgré lui… Une vie tout entière consacrée à retrouver la trace du Pirate Sans Nom : un flibustier d’exception qui, après avoir des années durant écumé les Caraïbes et amassé un trésor inégalé, aurait disparu sans laisser dans l’Histoire autre chose qu’une absence, une marque en creux…

Fasciné par le destin de ce héros oublié et par la perspective d’un authentique trésor, tiraillé entre le doute et l’envie de croire à la légende, Anton consigne nuit après nuit les divagations de son curieux compagnon. Le doute finira par l’emporter, d’autant plus facilement qu’au fil de l’histoire s’entremêlent des allusions de plus en plus appuyées à une nef mystérieuse, consumée sans dommage par un perpétuel incendie.

Ce n’est que cinquante ans plus tard, à l’occasion d’une rencontre avec une jeune femme dont les recherches accréditent les propos de l’Ivrogne, que le commandant Petrack balaiera ses doutes pour se lancer enfin à la recherche du véritable trésor du Pirate Sans Nom : la légende du vaisseau ardent, qui prend racine dans la nuit des temps…

La perspective de plonger dans un roman de 1300 pages, a fortiori d’un auteur inconnu, peut avoir quelque chose de rebutant. Dès les premières lignes cependant, la plume de Jean-Claude Marguerite convainc et enchante. Le style est limpide, la langue riche et belle impose en quelques pages un grand conteur : le voyage sera forcément inoubliable. Imaginez-vous avoir douze ans, dévorant L’Ile au trésor avec la candeur et la fascination exclusive de l’enfance…

Si nombre de grands récits d’aventures maritimes trouvent un écho dans les tribulations de l’Ivrogne, le roman de Stevenson s’impose facilement comme la réminiscence la plus marquante. L’auteur comme son personnage prennent toutefois soin de privilégier le réalisme historique, loin du cliché romanesque du pirate sans entraves accumulant un fabuleux trésor : nuit après nuit, au fil du récit de sa quête du Pirate Sans Nom, l’Ivrogne inflige à Anton les désillusions, les certitudes et les doutes qui, tout autant que ses rêves, façonneront le commandant Petrack. L’enfance vécue, perdue ou retrouvée, s’installe au cœur du roman, creuset où se forge le sens que chacun don-ne au mot « trésor » — le sens que chacun donne à sa vie.

De Long John Silver à Peter Pan, des mystères de l’Egypte aux rudes légendes nordiques, de la fontaine de jouvence au déluge, l’auteur puise aux mythes qui colorent notre imagination comme à ceux qui fondent les civilisations pour explorer les grèves brumeuses où se mêlent mythologies et Histoire. Au gré d’une construction éclatée qui ne laisse rien au hasard ou à l’approximation, de nombreuses voix s’expriment et témoignages, souvenirs, introspections, mémoires, légendes s’entremêlent inextricablement. A l’exaltation de la grande aventure vient s’ajouter la fascination pour le puzzle mis en place par Jean-Claude Marguerite, véritable sfumato de narrations sans cesse remodelées et magnifiées par la mémoire, intime ou collective, rappelant ainsi que l’Histoire est éminemment subjective : l’essentiel lui échappe pour trouver refuge au cœur des mythes, de « l’autre côté des choses ».

Au terme d’un voyage qui, dans l’espace et dans le temps, aura mené son lecteur des sables de l’Egypte prépharaonique aux glaces menacées du Groenland, le Vaisseau ardent s’impose comme une superbe réussite. Un grand roman, exigeant et captivant, une de ces œuvres qui se voient offrir une place de choix dans les bibliothèques, inoubliables pour la simple raison qu’après leur lecture, quelque chose d’indéfinissable a changé dans le regard qu’on porte sur le monde.

A découvrir, lire… et relire de toute urgence.

La Machine à différences

Quand deux monstres sacrés du cyberpunk unissent leur force, on peut légitimement s’attendre à quelque chose de marquant. Paru à l’origine en 1991, le mythique La Machine à différence bénéficie aujourd’hui d’une réédition chez « Ailleurs & Demain », sous une couverture argentée du plus bel effet. De quoi réconcilier anciens et modernes.

Si Gibson et Sterling cohabitent avec talent, force est de reconnaître qu’ils ne se limitent pas à leurs délires habituels. Ici, le cyber passe surtout par le steam et l’uchronique. Et la S-F en ressort gagnante. Preuve que deux et deux font cinq et que le tout est supérieur à la somme des parties. Bâti sur un postulat rigoureux, La Machine à différence relate une double révolution, industrielle et informatique. Dans l’Angleterre du milieu du XIXe siècle, un homme met au point une sorte d’ordinateur — la machine à différence du titre — qui précipite le Royaume-Uni vers quelque chose d’inédit. Enorme assemblage complexe mû par la vapeur et capable de traiter l’information via un système de cartes perforées, cette machine se transforme en enjeu national, voire mondial, dans un contexte où l’impérialisme britannique ne connaît presque plus de limites. Mais si le décor revisite les codes uchroniques habituels (avec personnages historiques bien réels décrits sous un jour nouveau, de Byron à Keats en passant par quelques autres — plus surprenants), Sterling et Gibson n’en font pas une fin en soi. Certes, leur Angleterre mérite à elle seule un roman, mais sans personnages, l’histoire ne serait rien d’autre qu’une gentille promenade touristique. En s’attachant à l’humain aux prises avec un monde changeant, les deux auteurs fabriquent l’essence de leur roman et lui procurent sa teinte si particulière. La formule est reprise avec succès par un certain Robert Charles Wilson qui a démarré — ah tiens — avec le cyberpunk (il suffit de lire Ange Mémoire pour s’en convaincre, même si ça ne retire rien à sa profonde originalité). Intrigue compliquée mais solide, sombres complots, luttes sociales, rien ne manque au roman. L’histoire se découpe en trois parties bien distinctes, ce qui facilite sans doute la lecture mais affadit également l’ensemble, défaut non rédhibitoire tant le texte tient la route. On suit les aventures d’une prostituée pas comme les autres (fille d’un dissident), d’un espion au service de Sa Majesté, d’un paléontologue de retour du Nouveau Monde (jamais émancipé de l’Empire, évidemment) aux prises avec une embrouille d’envergure cosmique, sans oublier quelques personnages secondaires remarquablement campés. Si le roman peut se lire comme un thriller uchronique impeccablement mené, le fond est plus sombre. En bons adeptes d’Orwell, Sterling et Gibson n’oublient pas l’essentiel : la société de contrôle se base sur le contrôle de l’information. Et l’information informatisée facilite justement le contrôle. Belle parabole sur nos sociétés paranoïaques et mise en place d’une nouvelle étiquette pour le moins curieuse dans le petit monde de l’imaginaire : le steampunk d’anticipation.

Starfish

Si Vision aveugle, le plus récent des romans de Peter Watts, avait été le premier de ses bouquins à arriver par chez nous, Starfish, son premier livre écrit et publié (en 1999 outre-Atlantique), s’avère donc son tout dernier titre à débarquer en français… Bref, après avoir commencé par le petit dernier, dernier qui nous avait clairement laissé sur le cul, s’imposant haut la main comme le meilleur roman de S-F publié dans l’Hexagone en 2009, on s’attaque désormais au premier, volume initial de la trilogie Rifters constituée du présent Starfish, de Maelstrom (annoncé pour 2011 au Fleuve Noir) et de Behemoth (énorme roman publié en deux parties en VO). On précisera enfin que Starfish s’ouvre par un prologue déjà publié dans nos pages sous la forme d’une nouvelle au sommaire du Bifrost n°54 (opus dans lequel on lira d’ailleurs la critique de Vision aveugle, sous la plume de Patrick Imbert) — l’environnement de Starfish n’est donc pas étranger aux habitués de Bifrost…

En plus d’être manifestement assez cintré, ami des chats et passablement misanthrope, en somme un type pour le moins fréquentable, Peter Watts est biologiste marin. Il y a de fait une certaine logique à ce que notre auteur place l’intrigue de son premier roman au fin fond des abysses, plus précisément dans les entrailles de Beebe, une station des profondeurs accrochée sur le rift de la côte pacifique. Nous sommes dans un avenir proche. Les occupants de Beebe, une équipe de cinglés physiquement trafiqués pour résister aux hautes pressions et respirer sous l’eau, ont pour tâche d’entretenir le matériel servant à extraire du rift des quantités phénoménales d’énergie géothermique. Une équipe de cinglés, oui, sélectionnés à dessein, les « déviants » s’avérant après tests les mieux armés pour ce type de job confiné en environnement hostile. « Ce n’est pas la quantité de merde que tu as soulevée qui fait que tu conviens pour le rift. C’est la quantité à laquelle tu as survécu. » (p.131) Nous voici donc, à plus de 10 000 mètres de profondeur, avec une équipe de six tarés (dont un pédophile et une accro à la violence, notamment sexuelle…) physiquement bidouillés, et pas qu’un peu, qui passent leur temps à se foutre sur la gueule quant ils ne baisent pas les uns avec les autres, voire à se faire attaquer par des horreurs abyssales à peine croyables. Ambiance… Qui promet de ne pas s’arranger, parce qu’au fil du temps nos amis « rifters », outre péter de plus en plus les plombs, se mettent à développer de bien curieuses aptitudes, en sus d’une paranoïa aigue somme toute légitime dans la mesure où ils ne tardent pas à découvrir un appareillage assez curieux et inédit aux environs de Beebe, appareillage qui s’avère être… une bombe nucléaire. Pourquoi un truc pareil dans un lieu pareil ? Et placé par qui ?

Moins vertigineux que Vision aveugle, moins ambitieux aussi, mais plus accessible même si un tantinet décousu, ce premier roman de Peter Watts propose d’emblée une science-fiction mature riche d’idées fascinantes, une littérature qui n’épargne en rien cette chère humanité, pas plus qu’elle ne lui fait crédit de quoi que ce soit — que ses récits prennent place aux confins du système solaire ou au cœur des océans, Watts décortique ses personnages avec la froideur précise d’un entomologiste dépassionné ; le vampire de Vision aveugle, c’est lui ! De fait, ce qui étonnerait presque au regard de la majorité de l’actuelle production dans nos domaines, c’est combien l’auteur ne prend pas ses lecteurs pour des cons, leur fait confiance, compte sur leur implication et leur capacité à tracer leur propre chemin dans ses pages. Un livre honnête, qui joue le jeu, respecte son lecteur en le considérant comme un adulte raisonnablement constitué ? Ben oui, ça surprend, et franchement ça fait du bien… Aussi, si Starfish n’est pas une révolution en soit, il n’en est pas moins un excellent roman de science-fiction, et l’acte de naissance d’un auteur déjà incontournable. Aussi suivons d’un cœur léger la suggestion de Peter Watts lui-même dans les remerciements de Starfish : « Cet exemplaire que vous tenez entre les mains est un début. Pourquoi ne pas en prendre d’autres et les distribuer aux Témoins de Jéhovah au coin de la rue ? » Oui, pourquoi ?

Le Sang des Ambrose

Sale temps pour le très jeune roi Lathmar : le Protecteur du Trône, malgré son titre, semble résolu à prendre sa place. Heureusement son aïeule Ambrosia, une terrifiante femme sans âge, vient le sauver. Mais il se retrouve vite seul, pour la première fois hors de la protection de son palais, perdu dans la ville qu’il est censé diriger et qu’il découvre. Le frère d’Ambrosia apparaît bientôt comme son unique recours : Morlock le bossu, Morlock le Faiseur, dont le nom même évoque la crainte…

On entre aisément dans ce roman du fait de personnages dans l’ensemble attachants, à commencer par Lathmar, que nous suivons pas à pas. Jeune héritier sans cervelle et sans courage au début de ce récit d’initiation, il prend de l’assurance pour se rapprocher de ce qu’on attend d’un monarque. La vieille Ambrosia ensuite, bougonne et imprévisible, mais prête à tout quand il s’agit de son frère. Le nain Wyrth, aussi, ombre de Morlock, contrepoint joyeux de son ami et maître si morose, si sombre. Morlock, justement, le plus intéressant. On sent que James Enge a une particulière affection pour ce personnage — dont il a d’ailleurs publié plusieurs aventures dans la revue Black Gate. Très âgé, cabossé dans sa chair comme dans son esprit, c’est finalement lui qui s’avère le vrai héros de cette histoire.

Très présent dans tout le texte, l’humour alterne entre la férocité et la plaisanterie de potache, s’exprimant volontiers à travers des joutes verbales souvent bienvenues dans ce monde sombre et violent. Car Le Sang des Ambrose est bien un roman de dark fantasy : les cadavres se ramassent à la pelle… pour mieux revenir sous forme de marionnettes dirigées par on ne sait quel cruel monstre. Par moments, on se croirait presque dans un film signé Romero. L’atmosphère se fait lourde et pesante ; autant de passages qui constituent la principale réussite de ce roman.

Et pourtant, malgré tout, la sauce a bien du mal à prendre. Las, Le Sang des Ambrose se résume davantage à une suite de moments de bravoures qu’à un ensemble entier et cohérent. On saute d’une partie à l’autre sans avoir vu évoluer les personnages. James Enge, plus habitué aux récits courts, échoue à conduire son lecteur du début à la fin sans le laisser ici et là un peu perdu sur le bord de la route. Il faut se forcer pour retourner dans l’histoire. Ce qu’on ne regrette toutefois pas après avoir fait l’effort… Espérons que l’auteur aura su corriger ce travers dans la suite à venir du récit, This Crooked Way (paru en VO en 2009). Car Le Sang des Ambrose demeure un roman agréable à lire, un ouvrage riche de quelques personnages intéressants et d’une d’ambiance propre, qui, s’il ne bouleverse pas les schémas du genre, ne dépare pas non plus dans une production de fantasy surabondante et de qualité plus que fluctuante.

Hunger Games

[Critique portant sur les deux premiers tomes.]

Les Etats-Unis n’existent plus. Enfin, pas comme nous les connaissons. Le Capitole domine la nation américaine d’une main de fer. Le reste du pays, divisé en treize districts, a tenté de se révolter. Aujourd’hui il n’en reste plus que douze : le dernier ayant été rayé de la carte. Pour l’exemple. De plus, tous les ans, afin de marquer son pouvoir, le Capitole réclame son tribut : chaque district doit envoyer un garçon et une fille (entre 12 et 18 ans) tirés au sort. Ils participeront aux Hunger Games : enfermés dans une arène géante, ils devront se combattre. Le vainqueur sera riche, les autres mourront !

Le roman suit un de ces Tributs, Katniss, jeune fille révoltée du District Douze. Quand sa petite sœur de douze ans est tirée au sort, elle prend sa place. Le personnage de Katniss est digne d’un roman de Dickens : père mort dans un coup de grisou, mère apathique suite à ce décès, district pauvre parmi les pauvres. Heureusement, Katniss a la volonté chevillée au corps. C’est elle qui nourrit sa mère et sa sœur en braconnant. Elle est l’adulte dans cette famille brisée. Sans le savoir, elle est prête à affronter les Hunger Games.

Efficaces, voilà le mot qui résume le mieux les deux premiers tomes d’une trilogie annoncée (le dernier volume, qui vient de sortir aux USA, est prévu pour 2011 en France). Efficaces, mais formatés — ce qui explique sans doute ce gros succès commercial… L’auteur semble avoir pensé, dès l’écriture, au scénario et à la mise en image de son histoire. D’ailleurs le film est déjà en partie réalisé — comme une continuité logique au livre. La bande annonce est disponible sur Internet. Sortie prévue en 2011. Même si cette liaison roman/cinéma est de plus en plus fréquente, elle ne peut avoir valeur d’excuse. Formatage à tous les étages, on l’a dit. Sans s’autoriser la moindre audace. Le récit n’en est pas pour autant désagréable à lire dans ce cas précis. Mais sans surprise. Et avec une grosse impression de déjà vu. D’autant que le sujet a déjà été maintes fois traité et avec plus de talent ! Robert Sheckley dans Tire ou file, Stephen King dans Marche ou crève, etc.

Les épreuves subies dans l’Arène par les concurrents finissent par évoquer un catalogue, l’auteur faisant pour l’essentiel preuve d’inventivité quant à la manière de torturer et tuer ses personnages, au point que cela en devient écœurant — et étonnant pour un livre « jeunesse »… Même si, il faut le reconnaître, Suzanne Collins ne s’appesantit pas trop sur les scènes de violence. De fait, ce qui pouvait sembler une critique de la téléréalité de prime abord s’avère plutôt, au fil des pages, un pur produit pour le public même de cette téléréalité.

Sans parler du fait que l’existence d’une trilogie annihile de fait tout suspens : comment imaginer que la jeune héroïne ne puisse être le grand vainqueur de la boucherie du premier tome ? Qu’elle périra dans les pièges qu’on lui tend dans le deuxième ? On peut à la rigueur s’inquiéter pour ses proches, les concurrents avec qui elle créera des liens. Et encore. Mais pour elle en aucun cas. Il aurait fallu alors d’autant plus d’originalité, de retournements de situation pour tenir la distance. Autre chose, en somme, qu’un bon produit de consommation vite oublié après lecture. Comme tant d’autres.

La Digitale

Alix S. Grey (S. pour Sexy) est détective privée. Comme tous ses modèles classiques, elle a besoin d’argent. Comme ses prédécesseurs, elle manie l’humour brut avec aisance. Comme eux, elle se retrouve dans des situations rocambolesques.

Un matin, un client arrive dans son bureau, s’assied… et meurt devant elle. Sans raison apparente. Sans avoir pu dire quoi que ce soit de révélateur. Quelques maigres indices lui permettent de se diriger vers le monde du parfum et de ses créateurs. C’est le début d’une enquête au rythme haletant.

Le point de départ de l’écriture de ce roman est, selon Alfred Boudry, un concert de Dead Can Dance et une odeur. La relation entre les deux. Les liens entre parfums et sentiments, l’influence des premiers sur les seconds. C’est effectivement l’un des thèmes qui traversent ce récit, très riche en sujets de réflexion pour qui le souhaite. Mais c’est avant tout un roman policier digne de ceux de Dashiell Hammett ou de Léo Malet.

L’auteur s’est amusé en écrivant ce récit et le lecteur lui emboîte le pas avec plaisir. Le ton est léger, malgré la violence de certaines scènes, et on ne peut s’empêcher de penser à Audiard, aux livres et films policiers de cette époque. L’intrigue y était assez simple, les personnages bien troussés, les répliques ciselées. Alfred Boudry a d’ailleurs truffé son roman de citations et de clins d’œil (Ah ! Le « Hou ! Li-Po ! », le « Kwisatz-D.R.H. » !). Il a créé pour l’occasion une famille digne des soap-opéras les plus farfelus (il nous en fournit même l’arbre généalogique !).

Le personnage de l’héroïne rappelle au début « Temple Sacré de l’Aube Radieuse », le héros de Roland C. Wagner dans ses Futurs Mystères de Paris. Les deux semblent inspirés d’illustres ancêtres classiques. Le monde dans lequel ils évoluent a été bouleversé par une grande catastrophe. Mais la comparaison s’arrête là : le rythme et l’atmosphère diffèrent. Roland C. Wagner peut, au cours des nombreux volumes de sa série, développer le personnage à loisir. Alfred Boudry, au regard de la brièveté de son format, doit aller à l’essentiel : une action débridée, passionnante et réjouissante.

Cependant, le monde qui apparaît derrière cette histoire est tout sauf plaisant. La Faille s’est effondrée. De là sont nés sept tsunamis, dont l’un de 150 mètres de hauteur. Les morts se sont comptés par milliards. Les survivants ont dû se réfugier sur le peu de terres encore habitables, dont l’Islande, où les glaciers ont disparu. C’est là que se déroule La Digitale.

Malgré le choc causé par cette catastrophe, les hommes ont fini par recréer un monde. Mais aussi injuste qu’avant. Le constat est d’une banalité tragique : quoiqu’il arrive, l’être humain a toujours tendance à recréer des privilèges, à tenter d’obtenir plus que son voisin, à oublier le bien commun à son profit.

La Digitale est un roman léger en apparence, rapide à lire ; on s’y plonge sans effort et avec délectation. Ce qui ne l’empêche pas de brasser des thèmes profonds et sombres. La chute de ce récit, préparée par l’introduction, en est d’ailleurs un bon exemple. Un exemple qui nous incite à replonger dans l’aventure, à déguster une nouvelle fois ce bonbon amer au parfum enivrant. Une réussite.

Le Fleuve des Dieux

2047, dans une Inde démembrée, la société multiculturelle où la misère côtoie la technologie de pointe dessine l’image d’un futur aux tensions toujours plus vives, entraînant d’importantes mutations sociales, principalement autour de quatre axes :

• les conflits résultant du changement climatique, principalement du manque d’eau, qui pousse par exemple les Bengalis à ramener dans le Gange asséché d’énormes icebergs dont la fonte sur place est censée réactiver la mousson ;

• les conséquences de la crise énergétique qui voient se multiplier les phut-phut et les voitures à alcool, tandis qu’une importante société, Ray Power, aux recherches financées en sous-main par la mystérieuse Odeco, serait sur le point de trouver la solution ;

• les dérives liées aux manipulations génétiques, avec les trafics d’organes pour le commerce des cellules souches embryonnaires, qui voient se multiplier les individus génétiquement modifiés, serveurs à quatre bras mais aussi les Dorés, brahmanes chefs de gang au métabolisme ralenti, adultes dans un corps d’enfant et dont le visage inquiète, neutres qui ont remodelé chirurgicalement leur corps mais aussi leur cerveau pour n’appartenir à aucun des deux sexes : leur plastique androgyne éveille des désirs mais suscite aussi de violents rejets par ceux qui n’y voient que perversion ;

• les problèmes découlant des technologies numériques, essentiellement la percée des Intelligences artificielles, qui peuvent entrer en révolte (la scène d’ouverture de machines-outils devenues meurtrières car contrôlées par l’une d’elles est exemplaire) mais ont aussi accès à la célébrité : celles qui jouent le rôle de personnages dans les interminables soaps télévisés comme Town and Country sont aussi célèbres que les vraies stars et se font interviewer en réalité virtuelle. En principe, les aeais ne peuvent dépasser 2,5 selon la loi de Hamilton (2,75 au Bhârat). Mais s’il existe désormais un Ministère du Foyer de compassion Mahâvûra pour la Vie artificielle, le monde redoute le développement, dans une « serre de Darwin », d’une aeai de troisième génération, si supérieure à l’homme qu’elle signifierait la disparition de celui-ci. Les technologies numériques favorisent aussi un projet comme Alterre, où des millions d’ordinateurs individuels interconnectés développent une planète numérique qui évolue en accéléré et voit apparaître et disparaître des espèces improbables aux capacités inédites, créatures virtuelles que des chercheurs étudient.

Neuf destins en apparence distincts forment le kaléidoscope de ce futur, lesquels finissent par se croiser pour former une seule fresque saisissante : Shiv, trafiquant d’ovaires, petite frappe sans grande envergure, est obligé de composer avec des brahmanes ; Tal, neutre, décorateur sur un soap, qui souffre d’être rejeté ; Pârvati, belle femme de province, qui a réussi à épouser un membre de sa caste mais ne parvient pas à s’intégrer dans la société où évolue son mari, faute d’en avoir le niveau : à la honte s’ajoute l’ennui de la réclusion dans laquelle il la tient ; Nanda, son mari, un Krishna incorruptible, qui « excommunie » les Intelligences Artificielles révoltées et traque les aeai illégales ; Nadja Askarzadah, jeune journaliste d’origine afghane en quête de scoop ; Lisa Durnau, chercheuse responsable de Alterre, et Thomas Lull, son concepteur, un coureur qui a tout lâché suite à des déconvenues personnelles et vit sur une péniche ; Vishram, le plus jeune des trois frères Ray, de la Ray Power, pour lesquels le père délaisse son empire, et qui vient de commencer en Angleterre une carrière de comique.

Le récit démêle subtilement les intrigues croisées de cet écheveau qui repose sur des manipulations à divers niveaux : une guerre est sur le point de se déclencher entre l’Awadh, qui a érigé un barrage sur le Gange, privant d’eau le Bhârat, menace accentuée par le fait que la première ministre, Sajida Rânâ, veut éviter de se laisser déborder par son concurrent politique, le fondamentaliste Jîvanjî, que nul n’a jamais rencontré mais dont le discours belliqueux est largement relayé par ses adeptes. Shahîn Badûr Khan, le conseiller musulman de Sajida Rânâ, en préconisant l’évitement, déplaît aussi bien aux membres du gouvernement résolus au conflit qu’aux adversaires politiques qui cherchent à le faire tomber. Tandis que Mr Nanda, tentant d’oublier ses problèmes conjugaux, est sur la piste de trafiquants d’aeais illégales qui menacent la sécurité de l’humanité en-tière, Lisa Durnau est convoquée à bord de l’ISS (le seul point litigieux de ce récit, sachant qu’il a été décidé de prolonger son existence de 2020 à 2025) pour être chargée d’une mission touchant à la possible découverte d’un artefact extraterrestre : retrouver quelque part en Inde Thomas Lull, ainsi qu’une mystérieuse jeune fille, Aj, que ce dernier a recueillie et qui a non seulement le pouvoir de contrôler par la pensée les redoutables robots de combat mais aussi celui d’identifier les gens et leurs parcours après un simple contact visuel. Quant à Vishram, il tente de mettre à l’abri la société familiale, et surtout l’accélérateur de particules qui a peut-être permis d’accéder à d’autres mondes…

D’autres personnages, nombreux, croisent la route de ceux-ci. Le roman n’est pas, au départ, d’une lecture aisée, l’auteur ayant pris le parti de ne pas traduire les principaux termes indiens utilisés — ce qui contribue fortement au dépaysement —, ni de les inclure tous dans le lexique en fin de volume. Le grand nombre de personnages, parfois désignés par leurs titres, ajoute encore à ce foisonnement qui donne un sentiment de profusion et de grouillement, à l’image de la société dépeinte. D’emblée, ce qui frappe, c’est l’absence presque totale de discours alarmiste : les personnages se débattent dans un univers qui est le leur et avec lequel ils composent au quotidien. De même, l’attitude face aux Intelligences Artificielles est aux antipodes du rejet total : elles s’insèrent progressivement dans le paysage, sans provoquer de craintes excessives ; paradoxalement, les neutres sont davantage maltraités. Il n’y a plus de projection dans le futur, d’appréhension sociologique ou philosophique de celui-ci, seulement un présent qui s’étire au jour le jour, des situations contre lesquelles on se révolte quand elles oppressent trop.

D’un point de vue narratif, les pistes sont suffisamment nombreuses pour maintenir un suspense constant. On ne peut qu’admirer la maîtrise dans la construction du roman, qui culmine en un final éblouissant, s’achevant sur une boucle quantique mais aussi métaphysique en phase avec la spiritualité et la philosophie hindoue qui baigne ce récit.

Ian McDonald, qui n’a cessé d’expatrier ses intrigues à travers le monde (Mexique, Brésil, Afrique) pour se démarquer de l’étroite vision occidentale, signe là une œuvre majeure, peut-être même son grand œuvre, rien moins qu’un monument de la S-F impressionnant par le nombre de thèmes brassés et par son ampleur de vue — un livre incontournable.

Voix du futur

Richard Comballot, outre ses éminentes activités d’anthologiste, mène depuis longtemps des entretiens fleuves avec les acteurs de la science-fiction française. Voix du futur en réunit huit. Quatre (Andrevon, Barbéri, Jeury et Wul) sont issus de Bifrost ; un (Dantec) provient de Temps noir, l’excellente et regrettée revue de polar des éditions Joseph K. ; un autre (Brussolo) a paru au fil des ans et de trois supports différents (L’Ecran fantastique, Phénix et encore Temps noir) ; enfin, deux (Ayerdahl et Bordage) sont inédits.

L’ouvrage adopte une approche chronologique qui se base sur la première publication de l’auteur. Stefan Wul ouvre donc le bal, on croise ensuite Michel Jeury (campé avant Jean-Pierre Andrevon par le biais de son roman initial de littérature générale et de ses deux Rayon Fantastique), et ainsi de suite jusqu’à Dantec. De la sorte, sans avoir l’air d’y toucher, Comballot déroule une sorte d’histoire en creux de la S-F en France, puisqu’il interroge les auteurs sur les collections qui les ont hébergés, les éditeurs avec lesquels ils ont travaillé, l’accueil critique qu’ils ont reçu, à côté de questions personnelles sur l’enfance, la découverte des livres et de la science-fiction, le milieu familial et social, l’éducation et tutti quanti. Visiblement épaulé par des notes fournies et une bibliothèque redoutable, il n’hésite pas à citer des propos antérieurs sans passer sous silence d’éventuelles contradictions et à évoquer des projets abandonnés, bref, à asticoter son sujet, si bien que même un Jacques Barbéri pourtant bonne pâte et complice en vient à maugréer « que [s]es putains d’interviews sont aussi éprouvantes que six mois dans l’audiovisuel et que je suis sur les rotules ».

Ce gros ouvrage n’a qu’un défaut, en fait : celui d’être trop court. On en ressort gavé d’envie de relectures, voire de lectures, heureux de voir des auteurs qu’on apprécie se montrer sans effort sous leur meilleur jour, quitte à se dévoiler d’émouvante façon, et désireux qu’une telle entreprise fasse, sinon des émules (il sera difficile d’égaler Comballot dans l’exercice : avec lui, même les fortes têtes passent à table sans trop rechigner), du moins des petits. C’est qu’il y a de la matière, en abondance, des dizaines d’entretiens déjà réalisés et d’autres en projet ou en cours. Chiche ?

May le monde

Ecrire, c’est se colleter avec le monde. Ecrire de la science-fiction, c’est se colleter avec les mondes. Ecrire May le monde, pour Jeury, a dû constituer un labeur extraordinaire (et de longue haleine : dans l’entretien paru dans Bifrost n° 39, en 2005, il évoquait un projet titré « le Grand lien », expression qui figure souvent ici), parce que ce livre, véritablement sans pareil, contient tous les mondes possibles, tous les êtres possibles, et donc toutes les œuvres possibles, y compris la sienne — ou les siennes, puisque Jeury est au moins double, deux auteurs jumeaux, l’un de S-F, l’autre de littérature générale (même si on sait ce que cette opposition a d’imprécis et de spécieux). Cette tension entre les deux termes de diverses alternatives, entre ces deux écrivains, on la retrouve dans ce maelstrom de mots et d’images, d’idées et de langages, cet objet qui est aussi son propre sujet.

Mais n’anticipons pas, ou si peu.

May est une petite fille malade, qui vit dans la forêt, dans la Maison ronde, en compagnie de son grand-père et de quatre compagnons venus pour veiller sur elle et sur ses analyses médicales : la soigner peut-être, l’aider et l’aimer surtout. Mais le remède pour May, comme pour Judith et Lola, et Nora, et Thomas, et Mark qui est aussi Léo, dans ce monde et dans d’autres, face à ces hélicos qui tournent sous prétexte de chasser une panthère malade, face à ces montagnes d’un savon puant dont on devine vite la matière première, face à la décohésion et à la précohésion, ne serait-ce pas la fuite ? D’autant que les ailleurs et les demains, on peut les créer soi-même, ou du moins influer sur eux…

L’ambition de May le monde est multiple (bien entendu). Le roman donne à lire une intrigue complexe, entrelacée, qui se déroule au sein de plusieurs plans qu’on pourra au choix appeler « branes », « univers parallèles » ou « niveaux de réalité ». La constante, si on peut dire, de ces plans, c’est la mutation incessante des choses et des êtres, qui sont susceptibles de se modifier (ou d’être modifiés) par un voyage d’une réalité à l’autre ; si je reste dans le vague, c’est que le livre, volontairement, et malgré les explications offertes, préfère célébrer le processus que ses résultats, en une véritable fête du changement (l’allusion à une célèbre nouvelle de Jeury n’est pas innocente — on y reviendra). Les personnages sont donc mouvants, pluriels, comme leurs noms, leurs identités ; ils procèdent par sauts qui sont autant de sautes d’humeur. Et ce faisant, ils meurent, car partir, autrement dit changer, c’est mourir un peu.

May le monde n’est sans doute pas pour tout le monde, même s’il est pour tous les mondes, y compris le nôtre, ce monde vernien, figé, échappant au changement, qui en fait n’apparaîtra jamais, sauf par défaut dans la préface. (Mais tout comme la carte n’est pas le territoire, la préface n’est pas le livre.) Hormis la complexité ébouriffante de l’intrigue, dont on se demande si elle ne vient pas d’un désir, justement, d’intriguer, il faut aussi déchiffrer la langue qui l’exprime, une langue que Jeury pétrit en y laissant les grumeaux pour épaissir sa consistance : apocopes, abréviations, déviations de sens, apports de l’anglais, voilà le style le plus échafaudé de la S-F depuis, au moins, Surface de la planète, de Drode, et Orange mécanique, de Burgess. Chite pour merde, des djinns comme pantalons, des jipes en guise de voitures, thon au lieu de con, des mots presque nôtres, qu’ils soient verbes (mémorer, riser, biller), substantifs (l’obscure, une moutte, une pullue) ou adjectifs (sécure, profus, chmeu), des néologismes (hélivole) et des noms (Samara Ring) resurgis des fonds du corpus jeuryen, des allusions plus qu’occasionnelles à la S-F (« Le nom est forêt », des « cornes de Slan », « l’extension du domaine de la guerre », des physiciens appelés Oliver Chad et Ursula Moore), voire à des titres (nuit et voyage, la source rouge), à des protagonistes (on croise Angel Horse-lover, abrégé en Angel Horse, qui renvoie tout autant à Fat Horselover, le double de Dick dans Siva, qu’à Chevalange, un personnage récurrent des Colmateurs entre autres) et même à des fixations de l’écrivain (on a déjà croisé de belles jeunes filles brunes dans son œuvre ; quand elles ne s’appellent pas, comme ici, Isabelle A., il les déguise sous des expressions comme « la si belle Adani »), bref, tout cela induit une impression, duelle toujours, d’étrangeté et de familiarité. Oui, on s’y fait.

Ce roman fractal, aussi biscornu que la maison d’Heinlein, aussi total qu’une infinitude, ce livre sur des créateurs (du monde, de soi), donc des écrivains, prétend marquer le retour à la S-F de son auteur mais aussi un dernier départ. Bon. Tant pis : s’il le faut, je changerai de brane, je sauterai d’humeur, et j’irai lire la (pour)suite de cette œuvre si personnelle et si universelle dans un monde autre, où, comme de juste, comme Jeury, on se battra avec nos rêves.

Michel, lui, a déjà gagné.

Les Princes vagabonds

Dans le Bifrost n° 54, à propos du Club des policiers yiddish, le précédent roman de Michael Chabon (une uchronie magistrale qui a reçu un prix Hugo tout à fait mérité ; ce qui n’est pas toujours le cas !), je présentais cet écrivain en disant de lui qu’il était talentueux et… imprévisible. Eh bien, j’étais encore en dessous de la vérité ! Car voilà qu’avec Les Princes vagabonds, il surprend tout le monde en s’attaquant cette fois à un genre littéraire qu’on croyait mort, enterré, définitivement écrabouillé sous le rouleau compresseur de la fantasy : le roman de cape et d’épée ! En 2010, il fallait oser, même quand on s’appelle Michael Chabon…

Mais bon, assez causé : place à l’aventure, à l’action et au dépaysement ! Vers l’an 950, dans les monts du Caucase, il n’est pas rare de croiser, au détour d’un chemin ou à la table d’une auberge, un bien curieux duo, deux « princes vagabonds » nommés Zelikman et Amram. Ils sont facilement reconnaissables : Zelikman est un Franc aussi blond que blême, ascétique, taciturne et mélancolique. Amram est un géant noir venu d’Abyssinie — très friand d’humour acerbe — qui a la particularité de ne jamais se déplacer sans sa hache viking fétiche ; à laquelle il a d’ailleurs donné un délicieux surnom : Profanateur-de-ta-mère. Ces deux associés, juifs et fiers de l’être, si complémentaires qu’ils sont vite devenus inséparables, vivent de petites combines à base de combats truqués et de paris douteux. Une existence aventureuse qui n’est pas sans danger, mais qui leur permet de conserver leur bien le plus précieux : la liberté d’aller où bon leur semble sans avoir de compte à rendre à personne. Du moins jusqu’au jour où ils croisent la route de Filaq, un jeune prince — fils du roi des Khazars — dont une grande partie de la famille a été décimée par Boulan, un félon qui a usurpé le pouvoir. Voilà nos deux brigands face à un terrible dilemme : aider le jeune prince dans sa quête vengeresse, au risque de se retrouver mêlés à des intrigues politico-religieuses, ou l’abandonner à son triste sort d’orphelin, d’héritier déchu d’un royaume volé. Zelikman hésite, Amram s’interroge. Puis, d’un commun accord, ils décident de mettre leurs armes au service du jeune prince…

La première qualité de ce roman, c’est d’être très exactement ce qu’il a l’air d’être : un récit d’aventures, de cape et d’épée, dans la grande tradition du genre (Les Princes vagabonds est dédié à Michael Moorcock, mais il aurait pu tout aussi bien être dédié à Paul Féval ou à Alexandre Dumas, car il tient tout autant d’Elric que des Trois mousquetaires, avec en plus — cerise sur le gâteau ! — un petit côté Conan le barbare pas désagréable du tout). Michael Chabon se prend au jeu, s’identifie pleinement à ses personnages et les suit pas à pas dans leurs périples. Pas de second degré ici. Les Princes vagabonds n’a rien d’un pastiche ou d’une parodie. Contrairement à ce qu’ont pu écrire certains critiques, Chabon ne détourne pas les codes du roman d’aventures ; bien au contraire, il tente de les revivifier, de leur redonner du tonus. C’est finalement assez facile de reprendre les codes d’un genre littéraire pour s’en moquer et le tourner en dérision, ça nécessite peu de talent. En revanche, il s’avère beaucoup plus compliqué de retrouver ce qui faisait l’essence même d’un genre apparemment daté ou considéré comme désuet — sa spontanéité, sa force première, son innocence — et de le faire sans avoir peur d’assumer une certaine naïveté apparente. En un mot comme en cent : Les Princes vagabonds est un roman qui a du panache. Parce qu’il faut un certain courage à un écrivain qui a reçu le prestigieux prix Pulitzer (en 2001, pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay ; 10/18), pour se lancer corps et âme dans un projet pareil. Mais Michael Chabon n’en fait décidément qu’à sa tête. Il écrit ce qu’il a envie d’écrire sans se soucier des étiquettes, passe d’une littérature mainstream à une littérature de genre comme on change de chaussettes, sans forcer et en souplesse. Il ne s’interdit rien : rebondissements multiples, énormes coups de théâtre, combats épiques et éléphants philosophes. Un classicisme revendiqué qui n’empêche pourtant pas la modernité. Car Les Princes vagabonds abonde en thèmes d’une actualité brûlante : conflits religieux, racisme sournois, antisémitisme, coexistence des juifs et des musulmans sur une même terre… Très subtilement écrit, nerveux, jouissif, souvent drôle, parfois grave, ce court roman est une vraie réussite, même si on regrettera peut-être une fin un peu rapide. En refermant Les Princes vagabonds, on se dit que finalement Michael Chabon est comme ses personnages : un prince des mots, un vagabond de la fiction, en totale liberté, toujours prêt à arpenter de nouveaux territoires littéraires. Et si c’était ça l’écrivain de demain ?

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