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Les critiques de Bifrost

Les princes vagabonds

Les princes vagabonds

Michael CHABON
ROBERT LAFFONT
203pp - 18,25 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

Dans le Bifrost n° 54, à propos du Club des policiers yiddish, le précédent roman de Michael Chabon (une uchronie magistrale qui a reçu un prix Hugo tout à fait mérité ; ce qui n’est pas toujours le cas !), je présentais cet écrivain en disant de lui qu’il était talentueux et… imprévisible. Eh bien, j’étais encore en dessous de la vérité ! Car voilà qu’avec Les Princes vagabonds, il surprend tout le monde en s’attaquant cette fois à un genre littéraire qu’on croyait mort, enterré, définitivement écrabouillé sous le rouleau compresseur de la fantasy : le roman de cape et d’épée ! En 2010, il fallait oser, même quand on s’appelle Michael Chabon…

Mais bon, assez causé : place à l’aventure, à l’action et au dépaysement ! Vers l’an 950, dans les monts du Caucase, il n’est pas rare de croiser, au détour d’un chemin ou à la table d’une auberge, un bien curieux duo, deux « princes vagabonds » nommés Zelikman et Amram. Ils sont facilement reconnaissables : Zelikman est un Franc aussi blond que blême, ascétique, taciturne et mélancolique. Amram est un géant noir venu d’Abyssinie — très friand d’humour acerbe — qui a la particularité de ne jamais se déplacer sans sa hache viking fétiche ; à laquelle il a d’ailleurs donné un délicieux surnom : Profanateur-de-ta-mère. Ces deux associés, juifs et fiers de l’être, si complémentaires qu’ils sont vite devenus inséparables, vivent de petites combines à base de combats truqués et de paris douteux. Une existence aventureuse qui n’est pas sans danger, mais qui leur permet de conserver leur bien le plus précieux : la liberté d’aller où bon leur semble sans avoir de compte à rendre à personne. Du moins jusqu’au jour où ils croisent la route de Filaq, un jeune prince — fils du roi des Khazars — dont une grande partie de la famille a été décimée par Boulan, un félon qui a usurpé le pouvoir. Voilà nos deux brigands face à un terrible dilemme : aider le jeune prince dans sa quête vengeresse, au risque de se retrouver mêlés à des intrigues politico-religieuses, ou l’abandonner à son triste sort d’orphelin, d’héritier déchu d’un royaume volé. Zelikman hésite, Amram s’interroge. Puis, d’un commun accord, ils décident de mettre leurs armes au service du jeune prince…

La première qualité de ce roman, c’est d’être très exactement ce qu’il a l’air d’être : un récit d’aventures, de cape et d’épée, dans la grande tradition du genre (Les Princes vagabonds est dédié à Michael Moorcock, mais il aurait pu tout aussi bien être dédié à Paul Féval ou à Alexandre Dumas, car il tient tout autant d’Elric que des Trois mousquetaires, avec en plus — cerise sur le gâteau ! — un petit côté Conan le barbare pas désagréable du tout). Michael Chabon se prend au jeu, s’identifie pleinement à ses personnages et les suit pas à pas dans leurs périples. Pas de second degré ici. Les Princes vagabonds n’a rien d’un pastiche ou d’une parodie. Contrairement à ce qu’ont pu écrire certains critiques, Chabon ne détourne pas les codes du roman d’aventures ; bien au contraire, il tente de les revivifier, de leur redonner du tonus. C’est finalement assez facile de reprendre les codes d’un genre littéraire pour s’en moquer et le tourner en dérision, ça nécessite peu de talent. En revanche, il s’avère beaucoup plus compliqué de retrouver ce qui faisait l’essence même d’un genre apparemment daté ou considéré comme désuet — sa spontanéité, sa force première, son innocence — et de le faire sans avoir peur d’assumer une certaine naïveté apparente. En un mot comme en cent : Les Princes vagabonds est un roman qui a du panache. Parce qu’il faut un certain courage à un écrivain qui a reçu le prestigieux prix Pulitzer (en 2001, pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay ; 10/18), pour se lancer corps et âme dans un projet pareil. Mais Michael Chabon n’en fait décidément qu’à sa tête. Il écrit ce qu’il a envie d’écrire sans se soucier des étiquettes, passe d’une littérature mainstream à une littérature de genre comme on change de chaussettes, sans forcer et en souplesse. Il ne s’interdit rien : rebondissements multiples, énormes coups de théâtre, combats épiques et éléphants philosophes. Un classicisme revendiqué qui n’empêche pourtant pas la modernité. Car Les Princes vagabonds abonde en thèmes d’une actualité brûlante : conflits religieux, racisme sournois, antisémitisme, coexistence des juifs et des musulmans sur une même terre… Très subtilement écrit, nerveux, jouissif, souvent drôle, parfois grave, ce court roman est une vraie réussite, même si on regrettera peut-être une fin un peu rapide. En refermant Les Princes vagabonds, on se dit que finalement Michael Chabon est comme ses personnages : un prince des mots, un vagabond de la fiction, en totale liberté, toujours prêt à arpenter de nouveaux territoires littéraires. Et si c’était ça l’écrivain de demain ?

Xavier BRUCE

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