Connexion

Actualités

Le Dixième vaisseau

Futur lointain. L’humanité s’est répandue dans la galaxie en colonisant agressivement l’ensemble des planètes habitables et en sou­mettant par la force les espèces intelligentes rencontrées. Quand bien même elle dispose d’une technologie permettant de réaliser des sauts dans l’espace-temps pour contourner l’impossibilité physique du voyage supraluminique, son expansion s’est jusqu’ici limitée à la Voie lactée. Les autres galaxies, trop lointaines, restent inaccessibles. Mais voilà qu’un signal provenant de la galaxie du Triangle est capté et indique l’existence d’une intelligence. Plusieurs vaisseaux de dernière génération, généreusement mi­litarisés, sont envoyés en explo­ration, mais tous disparaissent sans donner de nouvelles. Le Conseil Supérieur de l’Humanité change alors de stratégie et dé­cide d’envoyer un dixième vais­seau, à l’équipage constitué d’une bande de renégats, en mis­sion suicide. Une cohorte dirigée par le capitaine Livio Squirell, contrebandier talentueux, qui a le choix entre ça ou passer le reste de son existence en prison. Flogg, jeune mécanospace, accepte elle aussi de partir afin d’échapper à la planète pourrie sur laquelle elle se retrouve échouée et sans le sou. Ainsi est-ce une quarantaine d’humains et d’extraterrestres qui embarquent sur l’Esmerillo, vieux rafiot rafistolé mais rapide et fiable, aidé de l’intelligence artificielle Solilla. De multiples conflits vont éclater à bord, et la présence d’un saboteur va mettre en danger la mission. Livio, Flogg et Solilla de­vront ensemble relever de nombreux défis pour atteindre leur objectif et découvrir qui se cache derrière les mystérieux signaux.

Après Les Oubliés de l’Amas de Floriane Soulas, publié en octobre 2021, la collection dédiée à la science-fiction « adulte » chez Scrineo s’offre un Pierre Bordage pour son deuxième titre. On ne va pas se mentir, ce n’est pas une réussite. Le Dixième vaisseau est un roman jeunesse au ton consensuel inspiré par les productions anglosaxon­nes récentes dans le domaine du space opera, entre Becky Chambers (L’Espace d’un an) et Gareth L. Powell (Braises de guerre), et au scénario simpliste, convenu, cousu de fils blancs, empli de trous béants. Trop inspiré pour présenter la moindre originalité – on ne cesse de vouloir hurler les noms de Kor­ben Dallas et de Leeloo, personnages prin­cipaux du film Le Cinquième élément de Luc Besson (1997) à mesure qu’avance l’histoire de Livio et Flogg –, le roman n’est sauvé que par le talent d’écriture du vieux routard de la SF française. En lisant Le Dixième vaisseau, on ne peut toutefois s’empêcher de penser que Pierre Bordage a délaissé l’art de la composition des bonnes histoires au profit du récit d’aventure mal ficelé pour jeunes lecteurs peu regardants. Quel dommage ! De la part d’un auteur de ce calibre, on attendait mieux que le présent récit – qu’on s’empressera d’oublier.

Dévolution

Le pitch n’était pourtant pas si mauvais. De riches Occidentaux écolos décident de quitter la ville bruyante et furieuse pour se réfugier à Greenloop, un havre de paix high-tech au beau milieu de la forêt américaine. L’objectif : une existence communautaire en harmonie avec la nature sauvage ; vivre sainement et sereinement selon les principes du développement personnel et du wifi. Mais une force brutale – une horde de Yétis affamés – est tapie dans les fougères. Et lorsque l’éruption d’un proche volcan l’y poussera, celle-ci sortira de sa cachette et sèmer la panique.

Émoustillé, on se met à demander : y trouvera-t-on une métaphore bien sentie de la psyché moderne ? Des rapports intéressants se noueront-ils entre ces Autres et le groupe de bobos surprotégés ? Et cette « dévolution » annoncée dès la couverture, comment sera-t-elle mise en scène ? Hélas, le traitement de ces questions reste sommaire et on déchante vite. Certes, les Bigfoots sortent du bois pour manger et c’est censé faire peur. Mais nous, lecteurs, restons sur notre faim.

En fait, on s’ennuie à mourir dans ce roman sans réel enjeu ni suspense. Les membres de la communauté ont beau être décimés les uns après les autres par les créatures velues, on reste de marbre. La raison est simple. Malgré la volonté de l’auteur de nous plonger dans le feu de l’action via le journal intime de l’une des habitantes du lieu – et donc de mettre les sentiments et les relations au premier plan –, la psychologie des personnages est désespérément fade et attendue. Certains d’entre eux ne sont que des caricatures juste bonnes à nourrir les vilains méchants grands singes. Ceux-ci ne reçoivent d’ailleurs pas un traitement beaucoup plus favorable, même si un effort notable est accompli pour dépeindre des personnalités diverses unies par de forts liens sociaux.

Finalement, un seul protagoniste retient l’attention. Non pas l’héroïne, dont la progressive « transformation/dévolution » fait plutôt sourire et prépare – qui sait ? – une suite, mais son mentor : Mostar, une artiste bosniaque d’un certain âge que la guerre de Yougoslavie, dans les années 1990, a habituée à la survie.

À ce propos, en quelle année sommes-nous ? Peut-être aujourd’hui ou dans un futur proche. Les technologies n’ont pas vraiment évolué (tout au plus trouve-t-on une domotique améliorée et une connexion à internet plus puissante) ; aucune révolution scientifique ne vient non plus compliquer le tableau et on reconnaît sans peine la upper class étatsunienne, ainsi que le paysage politique contemporain. Rien de bien neuf de ce côté, donc. Max Brooks préfère naviguer entre horreur et fantastique sans toucher de trop près à la science-fiction ou à la spéculation. Notre conseil : si vous avez autre chose à faire, n’allez pas vous perdre à Greenloop, vous y tourneriez en rond.

Zogru

De qui Zogru est-il le nom ? Ou plutôt de quoi ? Car, au regard des références taxinomiques communément admises, il est peu aisé de déterminer l’essence de l’entité donnant son titre au roman de la roumaine Doina Ru?ti, traduite pour la première fois en français. Selon sa créatrice, Zogru affecte la forme première d’un « tourbillon de lumière verte […] aussi fin qu’une queue de cerise […] ondulant comme un cordon souple » . Tapi depuis des lustres dans la glèbe de Valachie, Zogru en émerge « un beau jour de printemps, en l’année 1460, pendant la Semaine Sainte. » Flottant un temps dans l’air campagnard, la gazeuse créature va ensuite prendre possession du corps et de l’esprit de Pampou, un jeune paysan assis non loin. Et ce ne seront là que les premières prises de possession et incarnation de l’éthérée créature. Découvrant bientôt qu’il est capable de migrer d’un hôte à un autre, il s’engage dès lors dans une singulière et polymorphe odyssée. Allant d’homme en femme, de jeune en vieillard, de prolétaire en aristocrate, le gender-fluid et transfuge avant la lettre qu’est Zogru voyage encore à travers le temps, nanti d’une extraordinaire longévité. Le nomade des corps et des siècles a en revanche plus de difficulté à se jouer de l’espace. Un énigmatique verrou topographique l’empêche en effet de s’éloigner par trop du sol de Valachie, puis de ce qui deviendra la Roumanie au XIXe siècle. Non sans quelque heurt (les migrations de Zogru virent parfois au fiasco), l’esprit baladeur parcourt sept siècles d’Histoire de la Roumanie. Doué de pensée, Zogru l’est aussi d’affect, accessible qu’il est notamment à l’amour que lui inspirent certaines humaines. Une passion dont l’heureuse réalisation ne va pas sans difficultés, l’on s’en doute, puisque Zogru est voué à survivre à celles dont il s’est épris…

Vivant sous les règnes autocratiques du sanglant Vlad l’Empaleur ou du rouge Nicolae Ceau?escu, Zogru est aussi le contemporain de l’accession de la Roumanie à l’indépendance ou de son entrée dans l’ère néo-libérale. Mais plutôt que des évolutions, et encore moins des progrès, ce sont de dommageables permanences qu’observe et éprouve Zogru d’âge en âge, puisque la société (pré)roumaine demeure toujours aussi imparfaite, marquée par la domination continue d’élites aux contours faussement changeants. De la sorte, le fantastique de Zogru participe d’une relecture à la fois allégorique et critique du réel roumain, ainsi que de ses origines historiques. Si l’on ajoute à cela une tonalité ironique, on aura compris que la manière de conte qu’est Zogru tient plus de Voltaire que des frères Grimm. D’une narration riche en rebondissements, l’aventure de Zogru se révèle cependant plus intrigante que passionnante. Souvent (très) elliptique quant à ses nombreuses références politiques ou culturelles, cette contre-histoire de Roumanie échappera peut-être à celles et ceux connaissant peu ce pays. Sans doute quelques notes supplémentaires en bas de page, ou bien encore une préface auraient permis de mieux goûter ce roman à clef. Ainsi susceptible de mettre ses lecteurs et lectrices à distance, le livre ne touche guère plus quant à ses amours fantomatiques, un peu trop froidement évoquées pour émouvoir. Zogru n’est donc pas le titre le plus convaincant des « Hallucinés », une collection offrant par ailleurs de très beaux et très weird titres tels que Eltonsbrody (Bifrost n° 96) et Le temps qu’il fait à Middenshot d’Edgar Mittelholzer…

Le Ressac de l'espace

Initialement paru en 1962 dans la collection « Le Rayon fantastique » et récompensé par le prix Jules Verne, Le Ressac de l’espace, de Philippe Curval, connaît une nouvelle exis­tence éditoriale grâce à La Volte.

À la suite de l’ère des « Grands Embrase­ments », une série de désastres sociaux, guerriers et environnementaux ayant ravagé la majeure partie de la Terre, ce qu’il demeure du genre humain a trouvé refuge dans huit villes préexistant à l’Armageddon, parmi lesquelles Londres et Paris. Sur les centres historiques de celles-ci se sont bientôt dres­sées de cyclopéennes « falaises d’habitation » destinées à abriter les populations à nouveau croissantes des « derniers bastions d’une civilisation défunte ». Car si l’humanité a réussi à se prolonger physiquement, c’est au prix de son âme. Ceux vivant dans ces falaises d’habitation ne jouissent d’une très confortable sécurité qu’à condition de renoncer à leur individualité, pour se fondre dans un « collectif programmé ». Face à cette masse ayant cédé à ces futuristes délices de Capoue, demeure dans les « arché­poles » (ainsi nomme-t-on les cœurs anciens des mégapoles-refuges) une minorité « obs­tinée à perpétuer les traditions de la liberté […], le goût de l’activité artistique, le souci de laisser s’épanouir toutes les idées nouvelles ». C’est à ce dernier carré de femmes et d’hom­mes libres qu’appartient Jacques Dureur. Notre protagoniste s’est fait astronaute, se saisissant ainsi de l’ultime opportunité d’aventure ménagée par l’ordre conformiste des mégapoles, celle qu’offrent les voyages interstellaires à destination des colonies sises sur Mars, Jupiter et Vénus. C’est lors de l’un de ses périples dans le système solaire que Dureur fait la rencontre de l’extraordinaire, en la personne (si tant est que le terme fasse ici sens) de Linxel, représentant des Txalqs. Soit une espèce extraterrestre privée de planète propre mais dotée, entre autres pouvoirs, d’une puissance psychique hors-normes. C’est en usant de cette dernière que les Txalqs s’assurent la domination des peuples dé­couverts au hasard de leur éternelle errance cosmique. Usant d’une singulière stratégie parasitaire, les Txalqs procurent à ceux qu’ils soumettent une félicité psychique telle que leur aliénation en devient le plus enviable des états. Ainsi en ira-t-il de la Terre après que Linxel y a été (imprudemment) amené. Constituant une proie idéale pour le « soft power » des Txalqs, la moutonnière humanité ne devra désormais son salut (auquel elle n’aspire en réalité guère) qu’à une poignée de ré­sistants emmenés par Dureur… La peinture de l’étrange conflit ainsi déclenché permet à Phi­lippe Curval de travailler plus avant le motif de la servitude volontaire, thème central de ce roman spéculatif. Un livre qui acclimate à son imaginaire SF, entre autres influences théori­ques, l’anarchisme individualiste de Max Stirner (dont Curval a été le lecteur) et le Surréalisme pour lequel l’auteur professe son admiration. Stimulant lorsqu’il conçoit une déclinaison douce de la domination usant du plaisir plutôt que de la contrainte, Le Ressac de l’espace peine cependant à réellement convaincre. D’un ton au sérieux inébranlable, écrit d’une plume policée jusqu’à en être châtiée, le roman affecte une forme d’un trop sage classicisme, neutralisant in fine la portée d’un propos se voulant pourtant radicalement subversif…

Les Aventures de John Silence, le Sherlock Holmes du surnaturel

Imaginé à l’orée du XXe siècle par le britannique Algernon Blackwood (1869-1951), le singulier John Silence n’est peut-être pas un complet inconnu pour les lecteurs et lectrices de Bifrost. Constitué de six récits, le cycle dévolu à ce personnage (notamment admiré par Lovecraft) avait déjà fait l’objet de traductions françaises entre les années 1960 et 1990. Celles-ci étaient cependant éparses et partielles et Terre de Brume a réédité l’ensemble de ces nouvelles en un seul volume incluant par ailleurs un texte jusqu’alors inédit en français, « Une victime des hauts espaces ». Grâce à l’éditeur breton et à Max Duperray, à la fois co-traducteur et maître d’œuvre de ce recueil, le lectorat francophone peut donc enfin prendre la totale mesure du « Sherlock Holmes du surnaturel ».

Du moins est-ce ainsi que Terre de Brume a choisi de sous-titrer cette première intégrale francophone des Aventures de John Silence, remplaçant ainsi celui choisi par Blackwood et qualifiant son personnage de « Physician Extraordinary » — en français, « le Médecin du Surnaturel ». Docteur en psychiatrie et non pas « consulting detective » de son état, Silence tient en effet bien plus du réel Sigmund Freud que du fictif locataire du 221 B Baker Street. N’ayant pas seulement la qualité de médecin en commun avec l’analyste viennois, Silence partage encore avec lui une méthode. Puisque c’est le plus souvent par le biais de l’écoute de celles et ceux venant le consulter que Silence parvient à identifier, ou plutôt à diagnostiquer l’origine du malaise les taraudant. Surnaturel oblige, les « cures parlantes » menées par l’attentif Silence font apparaître que la dépression ou l’angoisse de sa patientèle trouvent leur source dans un au-delà (ou bien encore les « Hauts Espaces » de la sixième nouvelle) peuplé d’entités issues de diverses mythologies. « Une invasion psychique » emprunte ainsi aux histoires de maison hantée tandis que « Sortilèges et métamorphoses » mobilise la figure de la sorcière. De nécromanciens il est encore question dans « La Némésis du Feu » puisant dans l’imaginaire de l’Égypte antique, et dans « Le Camp du chien » qui fait appel au chamanisme amérindien, tout en y associant le motif lycanthropique. Enfin, le bout fourchu de la queue du Diable lui-même pointe dans « Culte secret ». Soient autant de références traditionnelles auxquelles se combinent celles plus contemporaines de l’imaginaire spirite, comme dans « Une victime des hauts espaces ».

Après avoir débusqué le démon (ou la démone) tourmentant ses patients, le thérapeute Silence se fait thaumaturge. Passant dès lors de l’écoute à l’action, il use offensivement d’un savoir occulte aussi achevé que celui lui permettant d’explorer la psyché humaine. Ces duels constituent les brefs et spectaculaires climax de récits s’attachant pour l’essentiel à restituer des états d’âmes aux prises avec les forces de l’Invisible. Pour ce faire, Blackwood déploie une écriture toute en finesse analytique et même psychanalytique. Un choix narratif qui destine avant tout ces Aventures de John Silence aux amateurs et amatrices d’un fantastique que l’on dit psychologique…

Oméga

Oméga, planète-prison où la Terre envoie tous ses criminels et ses dissidents. Oméga, planète où les bagnards exilés font la loi. Où le meurtre ritualisé est une façon reconnue et acceptée de s’élever dans l’échelle sociale. Où le Mal est célébré tous les dimanches lors de messes noires. Oméga, ro­man de Robert Sheckley écrit en 1960 et quintessence de son hu­mour pince-sans-rire et du regard mordant d’ironie qu’il jette sur ses semblables humains. Dans ce récit, l’auteur propose de suivre le numéro 402, un homme sans passé déporté vers Oméga et qui va essayer de se faire un trou dans cette société de bannis, tout en cherchant à comprendre ce qu’il fait là. La structure, classique pour l’époque de l’écriture du livre, nous le montre dans un premier temps sur Oméga, puis sur Terre, décrivant ainsi les deux faces d’une même pièce. Et soulignant comment deux sociétés ayant choisi deux extrêmes – l’une vers le Mal, l’autre vers la sécurité et la confiance absolues – peuvent au bout du compte se ressembler étrangement pour finir par étouffer d’une trop grande conformité et d’une pression sociale poussant les gens à la folie.

Lu en 2022, ce roman reste pourtant d’une actualité brûlante à l’heure où les vieilles rancœurs issues de la Guerre froide se réactivent et réveillent certaines peurs, notamment d’une escalade nucléaire. Néan­moins, même si la révision de la traduction donne un coup de jeune formel au texte, Oméga reste par d’autres aspects dans son jus du milieu du XXe siècle – on pense aux personnages féminins qui font office de figuration, et de manière plus générale aux seconds rôles peu étoffés. Il s’agit plus ici de défendre des idées et d’explorer ce qu’il se passerait si l’histoire conduisait à cette séparation stricte entre bons citoyens et mauvais (qu’ils soient malfrats ou qu’ils pensent simplement différemment du consensus majoritaire) que de donner une at­tache émotionnelle au lecteur pour suivre les aventures de 402. Un classique mineur de la science-fiction à redécouvrir.

La Millième nuit

Faut-il présenter Alastair Reynolds ? Faut-il rappeler que l’auteur, astrophysicien de formation et longtemps de carrière, écrit des space operas épiques tant dans les distances parcourues que dans les échelles de temps qu’il convoque, que ce chantre de la hard SF respecte la barrière ultime – celle de la vitesse de la lumière – sans inventer d’astuce pour passer outre ? Avec La Mil­lième nuit, il nous convie, dans un format court et un temps de narration resserré, le tout sur une seule et même planète, mille jours et nuits, pas un de plus, à une enquête dont les tenants et les aboutissants s’étalent d’un bout à l’autre de la galaxie, et la mise en œuvre du mobile poussant au crime se mesure en millions d’années. Eh oui, La Millième nuit est un cosy mystery qui se cache sous les dehors du space opera, ou bien une aventure stellaire à découvrir au coin du feu avec un bon thé ou un bon porto/ whisky, suivant les penchants alcooliques ou non du lecteur.

Précision : ce récit est un texte indépendant qui sert de prélude au roman House of Suns, non encore traduit en français. Dans cet univers, l’humanité a essaimé à travers l’univers, s’installant dans des milieux très divers (planète océanique, vide stellaire ou au cœur d’étoiles), quitte à radicalement faire évoluer ses caractéristiques physi­ques, voire génétiques. Chaque sous-espèce est coupée des autres par les distances entre étoiles, et les civilisations se font et se défont sans cesse. Au sein d’icelles errent les lignées – des humains clonés et reclonés à partir d’un seul individu (même si les clones peuvent avoir un genre différent de l’original) — pas­sant d’un système à l’autre pour observer et enregistrer les évolutions de l’Humanité. Dans ce court roman, nous assistons aux re­trouvailles de la lignée Gentiane, dont chaque membre montre aux autres, nuit après nuit, les événements saillants de ses pérégrinations lors des deux cent mille dernières an­nées. Quand l’un d’entre eux s’aperçoit qu’une de ces retransmissions a été falsifiée, débute alors une enquête étonnante au sein de cette famille qui l’est tout autant.

Simple avant-goût d’un monde plus vaste, La Millième nuit se suffit pourtant à elle-même. Mais par l’esquisse d’un monde exotique gigantesque peuplé de créatures rares, ce court roman donne envie d’en savoir bien plus. Et reste longtemps en tête.

Le Livre de Phénix

Pensé comme un avant-propos à Qui a peur de la Mort (cf. Bifrost 74), Le livre de Phénix peut se lire de manière indépendante. Tout commence dans un campement quelque part en Afrique où une histoire est contée, une histoire d’un lointain passé pour le narrateur : celle de Phénix. Phénix est une SpeciMen de deux ans qui a l’apparence d’une femme noire d’une quarantaine d’années et la connaissance d’une centenaire. Elle a grandi dans la Tour 7 en plein New York sans jamais en sortir, sujet d’expérience pour un organisme militaire mystérieux. Finalement elle s’évadera et retournera en Afrique avant de se venger contre l’organisme qui l’a créée et torturée pour en faire une arme.

Texte hybride, conte futuriste, Le Livre de Phénix prend place dans un monde où les catastrophes naturelles sont devenues plus courantes, où les corporations se dotent de drones de combats pour défendre leurs pipelines et usines, où le sida a été guéri, mais où de nouvelles maladies ont fait leur apparition… Et où les manipulations génétiques et la nanorobotique ont fait assez de progrès pour recréer des mammouths, capturer des entités extraterrestres et transformer des êtres humains, comme Phénix et les autres SpeciMen, en armes. Le cadre ressemble donc fortement à de la SF, sauf que… Nnedi Okorafor n’a que faire de l’aspect science et l’utilise de la même façon qu’un concepteur de jeux vidéo peut le faire pour forcer son personnage à monter en compétence à chaque niveau. Plus précisément, Phénix, comme Binti dans son roman jeunesse éponyme, voit ses capacités – autre que son embrasement et sa résurrection régulières liées à son nom – se développer en fonction de ce qui sera utile à l’intrigue : des ailes lui poussent dans le dos et elle n’a plus besoin de se nourrir quand elle doit traverser l’Atlantique sans moyen de transport, elle découvre comment voyager dans le temps quand elle doit réparer certaines erreurs, etc. Cette facilité d’écriture peut souvent agacer, mais elle a l’avantage de faire progresser rapidement l’histoire et l’inscrire plus complètement dans ce qu’elle se veut être : un mythe des temps à venir avec une héroïne (au sens gréco-romain du terme donc aussi grande dans ses exploits que dans ses désastres) pour parler de réalités sombres : la colonisation et l’acculturation des peuples, le racisme, l’expérimentation médicale, l’exploitation des autres, etc. Le tout à travers des scènes chocs et assez graphiques, même si Nnedi Okorafor les alterne avec d’autres moments d’une grande douceur pour narrer l’histoire d’un ange vengeur annonciateur de la suite. Si vous aimez Nnedi Okorafor ou si vous voulez découvrir l’autrice, Le Livre de Phénix est un ouvrage typique de son style et de ses obsessions. Mais également de ses défauts et de ses faiblesses. À vous de voir si vous êtes prêts à passer outre ou non.

Les Chants de Nüying

En 2020, Quitter les monts d’automne avait surpris et divisé le public (mais guère Bifrost, comme en témoigne la critique de Bertrand Bonnet dans notre n° 101) ; Émilie Querbalec revient avec son deuxième roman chez AMI, Les Chants de Nüying, et prend encore une fois au dépourvu ses lecteurs. Là où le premier récit tendait vers le pulp en explorant différents genres (fantasy, planet opera, space opera) à mesure que sa protagoniste se laissait porter par les événements, celui-ci est un texte de science-fiction pur et dur sous forme de récit choral. Et si l’édi­teur vous l’ayant vendu comme un récit de premier contact laissait miroiter des rencontres avec des entités étrangères, c’est loin d’être le cœur du roman : l’altérité est ici au sein même de l’humanité. Comme Brume Tran, qui n’arrive plus à communiquer avec son père et échoue à s’ouvrir aux autres, qu’ils soient humains, IA ou dauphins, obsédée qu’elle est par des chants mystérieux venus du fin fond du cosmos. Comme Jona­than Wei et Sonam Tsering, qui voient dans les nouvelles possibilités de la réalité virtuelle une réincarnation bouddhique surprenante et l’opportunité, pour le Tibet, de prendre sa revanche dans les étoiles. Comme Dana, qui, absorbée par son travail et ses rêves d’ailleurs, ne réalise pas que sa famille lui échappe.

Les Chants de Nüying s’ouvre au XXIVe siècle, dans un monde semblable au nôtre à deux détails près : c’est la Chine qui, la première, a marché sur la Lune, et les sondes Mariner ont été envoyées hors du système solaire. À vingt-cinq années-lumière de chez nous, l’une de ces sondes a trouvé la planète Nüying, sœur jumelle de la Terre d’il y a 3 milliards d’années, et y a enregistré des « chants ». Hasard acoustique ou preuve d’une vie par-delà les étoiles ? Un vaisseau colonie, construit près de la Lune, y est envoyé pour étudier la planète et établir une nouvelle cité dans son orbite… Comme pour son précédent roman, Émilie Querbalec découpe son récit en trois parties distinctes. La première suit Brume alors qu’elle rejoint la Lune et s’apprête à embarquer vers Nüying ; la deuxième, aux allures de cyberpunk, s’attarde sur Jonathan Wei et les événements à bord du vaisseau durant le voyage ; la dernière aborde la rencontre avec Nüying. Pour savoir ce qui est responsable de ces fameux chants, il faudra attendre les toutes dernières pages et la coda. Malgré cette pirouette (si vous attendiez depuis le début de connaître l’identité des chan­teurs) ou à cause d’elle (car elle remet en perspective bien des éléments de l’intrigue), ce livre est une parfaite réussite. Les personnages y sont plus actifs que la Kaori de Quitter les monts d’automne, et ils ont, pour la plupart, davantage de corps, de relief, ce qui les rend plus crédibles. Le mélange entre le sense of wonder d’une expédition vers un nouveau système solaire, avec ses différentes solutions pour affronter le passage du temps, la rencontre de l’inconnu et les réactions bien humaines des personnages, fait tout le sel de l’histoire. Même si l’écriture froide de l’autrice ne permet jamais au lecteur de se mettre à la place des uns ou des autres, le cantonnant à regarder par-dessus l’épaule des protagonistes, le récit se dévore de la première à la dernière page tellement l’avenir de Brume et des autres participants au voyage intrigue.

La Guerre des marionnettes

Sur la planète Vlhan se dé­roule tous les ans un étrange rituel, le Ballet, mi-expérience esthétique, mi-suicide collectif. Toutes les puissances interstellaires ont des représentants sur place, dont le but est d’étudier les indigènes avec qui la communication est encore balbutiante. Mais quelque chose a changé dix ans plus tôt : une jeune femme a voulu participer au Ballet, persuadée d’avoir percé un de ses secrets, et quand les représentants de la Confédération homsap ont voulu l’en empêcher, les Vlhanis ont tué une trentaine d’entre eux pour intégrer la nouvelle venue dans leurs rangs. Celle-ci est morte à l’issue du rituel, mais elle a donné naissance à un culte, exclusivement homsap, et les pèlerins sont chaque année plus nom­breux à débarquer sur Vlhan pour suivre son exemple.

C’est dans ce contexte tendu que débarque Andrea Cort, venue non pas pour assister au prochain Ballet, mais parce qu’un indice donné par ses maîtres, les IAs-sources, lui a permis d’établir un lien entre ce rituel et le massacre de Bocai qui l’a marquée à vie. Et voilà que le premier Vlhan qu’elle approche de près lui parle des Démons invisibles…

Ainsi débute le roman qui donne son titre à ce recueil. Il est précédé par une novella inédite, « Les Lames qui sculptent les ma­rionnettes », qui plante le décor de Vlhan, et suivi par un texte plus court, « La Cachette », qui nous montre une Andrea Cort plus dé­sespérée que jamais alors même que son avenir semblait s’éclaircir.

On ne surprendra personne en disant que ce livre est noir, très noir, peut-être encore plus que les précédents. En menant son en­quête sur Vlhan – compliquée par l’obligation qui lui est faite de retrouver la fille d’un gros ponte qui a rejoint les pèlerins —, Andrea va aller de surprise en surprise et de révélation en révélation, se retrouvant finalement obligée de prendre une décision qui fera basculer sa vie. Emportée par le flot torrentiel des événements – occasion pour Adam-Troy Castro de nous offrir de véritables morceaux de bravoure dans le registre de l’action et du suspense –, elle se con­frontera à des épreuves qui en­gagent son sort personnel, mais aussi celui de l’espèce humaine tout entière.

La Guerre des marionnet­tes boucle ainsi la trilogie enta­mée par Émissaires des morts et La Troisième griffe de Dieu (cf. Bifrost 102 et 104), mais on ne peut pas pour autant parler de « closure » : le livre s’achève par deux nouveaux tournants dans la vie d’Andrea Cort, que l’on peut espérer retrouver prochainement. Comme l’indique Gilles Dumay dans son avant-propos, Adam-Troy Castro « n’en a pas fini (…) avec son personnage préféré ». Et d’ailleurs, est parue ce printemps une novella inédite mettant en scène une Andrea âgée de dix-sept ans (« Burning the Ladder », in Analog, mai-juin 2022). Le lecteur anglophone sera bien inspiré de consulter la chronologie d’Andrea Cort, régulièrement mise à jour par Adam-Troy Castro, ce qui lui permettra au passage de repérer celles de ses autres œuvres situées dans le même univers et dont quelques personnages apparaissent dans ces pages (Paul Rokyo, Minnie et Earl).

Conclusion provisoire, donc, mais œuvre totalement maîtrisée, qui résonne de façon troublante avec les temps crépusculaires que nous vivons. Noir, on vous dit !

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 113
PayPlug