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L'Évangile cannibale

Auteur d’une vingtaine de romans dans de nombreux registres de l’Imaginaire, Fabien Clavel s’attaque ici à la figure, décidément très à la mode, du zombie.

« Bouffer ou être bouffé, c’est notre seul moyen de survivre. Ceci est mon témoignage. »

Matt Cirois, quatre-vingt-dix ans et pas franchement bien portant, coule ses derniers jours « heureux » dans la maison de retraite des Mûriers. Son activité favorite ? Cracher sur les aides-soignantes, se faire détester et haïr les autres. Jusqu’au jour où la doyenne du mouroir fait un rêve : l’apocalypse est pour bientôt ; il faut s’y préparer. Après une réclusion de quarante jours, Matt et quelques autres pensionnaires retrouvent le monde réel. Paris est dévasté et hanté par des zombies. Maintenant, il va falloir survivre…

Romancier chevronné, on l’a dit, Fabien Clavel livre ici un court roman maîtrisé au rythme endiablé rempli de références cinématographiques : les créatures évoquent celles de Romero, le Paris dévasté rappelle le Londres de 28 Jours plus tard, et de nombreux passages humoristiques évoquent Welcome to Zombieland (souvenez-vous de Bill Murray…). L’écriture est ciselée avec toujours le mot juste. Le ton, plein d’humour (noir), fait souvent rire (jaune), mais il est aussi cru et acerbe. S’ajoute une réelle mise en abyme, quand les protagonistes évoquent les films de Romero et la culture zombie. Enfin, le roman est porté par une galerie de personnages hauts en couleur. Entre le vieux facho sur le retour, celui qui ne parle qu’en chansons (toujours appropriées) et le narrateur manipulateur et paranoïaque, on a le droit à des « z-héros » très attachants.

Un petit bémol, toutefois (mais qui ne gêne en rien la lecture) : on a du mal à croire à ces vieux médicalement assistés, en fin de vie, qui s’en sortent sans trop de difficulté.

Roman bien plus fin qu’il n’y paraît, L’Evangile cannibale juxtapose avec à propos des zombies incarnant la décadence corporelle poussée à l’extrême et de vieux grabataires. L’auteur décrit dans sa première partie l’effrayant quotidien d’une maison de retraite et pointe du doigt la façon dont notre société gère la vieillesse et l’isolement des personnes âgées. Plus loin, c’est la société de consommation qui en prend plein les dents. À quoi bon voler des écrans plats au cours d’une invasion zombie ?

Bref, voici un petit OLNI à ne pas rater, un joli coup de cœur pour bien démarrer l’année.

Émile Delcroix et l'ombre sur Paris

D’abord disponible uniquement en version numérique en 2011 chez Walrus, le roman de Jacques Fuentealba, spécialiste de la micronouvelle, connaît désormais une nouvelle vie dans une édition papier (les livres publiés par Céléphaïs n’étant pas ou peu diffusés, on tentera sa chance chez les vendeurs en ligne ou directement sur le site de l’éditeur. [NDRC]) : l’occasion de redécouvrir un texte aussi original qu’attachant, qui, malgré quelques coquilles et maladresses, mérite le détour.

En 1863, Roland Delcroix, seize ans, étudiant prometteur de la parisienne Académie des Beaux-Arsestranges, espère pouvoir un jour capturer sa Muse et conquérir définitivement le cœur de Floriane, une Actrice aux cheveux verts. Malheureusement, on lui vole la première et il semble condamner à perdre la seconde… À lui de reconquérir les deux, entre course-poursuite sur les toits de la capitale, visite à la Cour Chtonienne et révélations de sombres complots !

Nous sommes en plein XIXe siècle et le rythme trépidant du roman populaire — fait de péripéties, coïncidences et rencontres providentielles — est de mise. Loin de chercher des modèles anglo-saxons, à base de vapeur et de corsets, le Paris steampunk de Jacques Fuentealba attire tous les regards. Ce n’est pas un steampunk de science-fiction, mais un steampunk magique, proche de la fantaisie urbaine, où le merveilleux ne ferait pas irruption dans notre monde mais en serait l’âme et le corps. Le tout vient d’une idée aussi simple qu’ingénieuse : la magie existe. Au sens propre, elle est vivante. La Fée verte, l’Inspiration, la Muse sont des métaphores incarnées que certains peuvent apprivoiser. Le danger plane littéralement au-dessus de Paris. La magie devient alors non pas un pouvoir, mais une capacité, faite de l’utilisation de couleurs, de craie et de Talent. Cette magie est l’apanage des Artistes, qu’ils soient Peintres, Acteurs, Sculpteurs ou Musiciens. Et son usage doit être compris et maîtrisé, parce qu’elle peut bien évidemment devenir dangereuse dans de mauvaises mains. Ajoutez à l’ensemble diverses créatures, allant du golem au vampire, et vous obtenez un Paris alternatif assez plaisant à visiter.

Le principal défaut que l’on pourrait trouver au roman est celui commun à ces textes qui reposent sur un univers aussi fort qu’original. Le lecteur s’y plaît, est tour à tour fasciné, intrigué et amusé, mais se tient toujours un peu en retrait par rapport aux personnages. Les malheurs d’Emile semblent ainsi moins intéressants que la description des cours sur la Mort dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne (avec un lointain écho de la vie à Poudlard), ou la description onirique d’une représentation au Théâtre de l’Odéon… c’est peut-être pour cela que l’auteur retarde le démarrage de l’intrigue, laissant à son Paris uchronique tout l’espace nécessaire pour se déployer, autant dans sa vie nocturne que dans les sombres et inquiétants labyrinthes tapis sous le cimetière du Père-Lachaise. Retard largement compensé par la suite, avec une action qui ne cesse quasiment plus une fois le décor planté.

Kadath, le guide de la cité inconnue

Se réapproprier l'univers d'un auteur n'est déjà pas un exercice facile à la base, mais quand cela demande de faire vivre un monde onirique qui se forme avec ses visiteurs, il y aurait de quoi faire peur à n'importe qui. Ou, au contraire, de quoi nourrir les idées les plus folles et de s'offrir un terrain de jeu aux possibilités infinies et grisantes. C'est certainement ce qui a donné envie à David Camus, Mélanie Fazi, Raphaël Granier de Cassagnac, Laurent Poujois et Nicolas Fructus de reprendre l'exploration des contrées de Kadath, cette Cité que l'on ne peut visiter qu'en rêvant.

S'inspirant de « The Dream-Quest of Un-known Kadath » (c'est-à-dire, d'« À la recher-che de Kadath », dans Démons et merveilles paru chez 10/18 et publié également sous le titre de « La Quête onirique de Kadath l'inconnue » en tant qu'histoire indépendante chez J'ai Lu, ou encore dans le recueil Les Contrées du rêve, dans une nouvelle traduction, chez Mnémos), ce Guide de la Cité Inconnue n'a pas pour projet d'écrire « à la manière de », afin de continuer à faire vivre Kadath, mais bien de revisiter ce mythe à travers divers récits agrémentés de nombreuses illustrations et cartes qui nous donneront l'illusion d'une réalité presque tangible.

Ainsi, vous trouverez dans ce guide les récits de quatre rêveurs : « Le Témoignage de l'Innommé », l'Innommé en question étant celui qui nous propose ce livre au départ ; « L'Inédit de Carter », mettant en scène un personnage nommé HPL, dont l'identité ne fera mystère pour personne ; « L'Evangile selon Aliénor », qui nous raconte l'histoire d'une religieuse courageuse ayant vécu l'impensable ; et « Le Kitab du Saigneur », qui nous fait redécouvrir un personnage ancien que les familiers de Lovecraft reconnaîtront bien vite. Ne nous leurrons pas : pris individuellement, ces quatre récits n'auraient pas forcément été considérés comme convaincants. Mais entremêlés comme ils le sont ici, abordant des thématiques croisées s'amplifiant et se dessinant plus précisément au contact les uns des autres, ils finissent par séduire et même, emporter le lecteur.

Il ne faut cependant pas oublier de mentionner un cinquième rêveur, Nicolas Fructus, qui offre à ces récits un écrin à la fois sombre et délicat leur permettant de réellement nous transporter en ces contrées oniriques et inconnues. L'illustrateur a saupoudré ces histoires d'une magie qui fait tenir le tout et qui permet à Kadath de prendre vie. C'est d'ailleurs dommage que l'on soit quelques fois tirés de l'illusion du « guide illustré au charme suranné » par quelques pixels indésirables un peu trop marqués. Un peu plus de précision dans la reproduction des illustrations aurait été appréciée. Mais c'est là pinailler, sans doute, quand le résultat global reste plus que satisfaisant.

Une question se pose alors : l'objet est beau et arrive à convaincre, mais à qui s'adresse-t-il ? On pourrait le croire de prime abord fait pour le fanatique de Lovecraft qui sera invité à explorer plus en profondeur des terres qu'il connaissait déjà, quitte à pouvoir exploiter ce matériel à loisir dans des jeux de rôles favorisés par quelques éléments glissés ici et là au sein du guide. Et pourtant, le tout n'est pas inaccessible au néophyte. Au contraire, les auteurs-rêveurs ont eu la délicatesse de situer, l'air de rien, leurs référen-ces aux écrits lovecraftiens, permettant ainsi aux curieux de savoir de quel côté creuser pour découvrir le monde derrière l'allusion faite à l'un de ses éléments. Cette volonté d'inclure tous les lecteurs dans cette expérience est des plus appréciables.

Kadath : le Guide de la Cité Inconnue constitue donc aussi bien un bon moyen de découvrir l'univers de Lovecraft sans être dépassé par son style plutôt singulier, qu'un complément appréciable pour les amateurs qui pourront poursuivre leur expérience lovecraftienne dans les méandres kadathiens tels que proposés par cinq rêveurs les invitant à se joindre à eux.

H.P.L. (1890-1991)

« Howard Phillips Lovecraft vient de mourir à l’âge de cent un ans. »

Dans un autre plan d’existence, Howard Phillips Lovecraft n’est pas décédé d’un cancer de l’intestin à 47 ans, mais a donc vécu jusqu’à l’âge canonique de 101 ans. Roland C. Wagner s’en fait le biographe dans cette nouvelle, un charmant exercice de style plein de sympathie envers le « reclus de Providence ». Si le début de H.P.L. (1890-1991) respecte scrupuleusement la vie véritable de Lovecraft, la seconde moitié offre à ce dernier une biographie de rêve, où le créateur de Cthulhu devient un auteur reconnu et respecté, qui s’éloigne de l’horreur et du fantastique pour virer vers la SF, et qui délaisse ses opinions racistes pour adopter de vraies convictions de gauchiste. On le voit ainsi traverser un demi-siècle d’histoire de la SF américaine, publiant chez John W. Campbell, croisant le fer avec Heinlein, en prise avec le maccarthysme, adoubant Philip K. Dick, rencontrant un groupe de rock psychédélique… sans oublier un petit tacle à destination d’August Derleth.

Aussi sympathique qu’anecdotique, H.P.L. (1890-1991) n’est pas le seul texte de Roland C. Wagner à aborder l’œuvre lovecraftienne. Citons aussi le pastiche « Celui qui bave et qui glougloute ». Et le maléfique Dragon Rouge, dont la présence hante les « Futurs Mystères de Paris », a tout d’un Grand Ancien.

Cette nouvelle a été souvent republiée depuis sa prime parution en 1995. Dans sa dernière édition, en 2006 chez ActuSF, elle est accompagnée de sa traduction en anglais, par Jean-Daniel Brèque, et d’une interview de feu son auteur. Actuellement épuisée, H.P.L. (1890-1991) devrait sous peu bénéficier d’une réimpression. Pourquoi s’en priver, nom d’un shoggoth ?

(Dans un autre plan d’existence, Roland C. Wagner n’est pas décédé dans un accident de la route, et vivra jusqu’en 2061. Mais c’est là une autre histoire…)

La Peau froide

Début du XXe siècle, un républicain irlandais fuyant son passé est déposé sur une petite île de l’Atlantique Sud, non loin de l’Antarctique. Il doit y occuper le poste de météorologue, seul et loin de tout, pour une année entière. Une année, ça, oui. Mais seul… non. Malheureusement pour lui. Assiégé dès la première nuit par des hordes de monstres amphibies, il trouve un improbable allié dans le « gardien du phare », Cafis Batto, homme dur et bourru, sans doute fou, mais entrainé à la survie. Jusqu’à ce qu’un amour étrange pour un monstre femelle fasse basculer les alliances…

La Peau froide est un livre d’un élégant classicisme dans l’écriture. Maîtrise et richesse de la langue, préjugés racialistes énoncés comme des évidences, ce roman pourrait passer sans difficulté pour un ouvrage écrit il y a cent ans ou plus, ce qui, sous ma plume, est toujours laudatif.

Sur le plan narratif, l’histoire est de bon aloi pendant au moins deux bons tiers. L’isolement absolu, le retrait hors de l’Humanité, vécu par les deux naufragés encalminés sur leur île minuscule, sans moyen de communication et loin des routes maritimes, a quelque chose de vertigineux. Tekeli-li !

Réduits à focaliser toutes leurs actions, puis tout leur être, sur les nécessités de la survie par la guerre, les deux hommes finissent par se réduire à un vouloir vivre où l’intelligence n’est qu’un outil au service de l’anéantissement de l’Autre. Même plus le temps de lire le Frazer, pourtant disponible dans le phare, qui pourrait peut-être les éclairer. Dans un contexte fantastique qui rappelle Lovecraft et ses Profonds, La Peau froide a les attributs d’un roman post-apocalyptique.

Puis il y a le contact, émotionnel. Un monstre femelle vit dans le phare avec les deux hommes, servante volontaire, étrangement attirante, à la sexualité hypnotique et vénéneuse, qui amène progressivement le météorologue à dessiller les yeux.

Et là, le roman bascule dans un didactisme regrettable. Jusqu’alors, les deux niveaux de lecture n’interféraient pas. Roman effrayant d’un côté, métaphore du racisme et de la guerre de l’autre. Volonté d’anéantissement, dépersonnalisation et déshumanisation de l’ennemi, privé même de nom, solidarité « biologique » dépassant les antagonismes moraux, c’était plutôt fin, et surtout, ça laissait au lecteur le choix de la lecture souhaité ; j’y ai plaqué le conflit israélo-palestinien. Mais quand le « héros » découvre, comme une épiphanie, que, sous la peau froide des monstres, il y a un petit cœur qui bat, ça m’a rappelé un vieux sketch de Fernand Raynaud intitulé « L’Etranger ». Et c’est au contact des enfants des monstres que se produit le miracle ; rien ne nous sera donc épargné… La suite est prévisible, entre ceux qui voient plus loin, assez pour chercher à faire la paix, ceux qui refuseront ce que leurs sens leur disent, jusqu’au suicide, et la relève, fraîche et enthousiaste, qui empêchera la guerre de cesser.

Au final, si on aime le bien et le bon, il faut lire La Peau froide. Pour qui préfère un peu de finesse, mieux vaut éviter en revanche, on s’épargne la déception.

Dagon, le dieu poisson

Peter Leland a hérité d'une ferme où il s'installe avec son épouse. Lors d'une balade dans la propriété, Peter fait la connaissance de la famille Morgan, qui vit sur ses terres dans une horrible maison basse comme arrachée à un lointain passé. Le père, moitié paysan inculte, moitié contrebandier d'alcool, est gros et rougeaud, la mère est énorme avec des membres courts. Quant à leur fille, Mina, aux cheveux noirs comme l'onyx, elle ressemble un peu à un poisson avec son nez écrasé, presque absent.

« Vous êtes rudement beau, dit-elle. Ça, pour sûr, vous êtes tellement joli que pour un peu je vous mangerais. »

Peter, qui a pourtant une jolie femme et de solides principes de pasteur, va alors découvrir ce que peut être un désir contre-nature, désir pour une monstrueuse adolescente de quatorze ou quinze ans, à la peau froide et à la puissante odeur de poisson mort.

Avant tout, pour parler de ce roman, il convient de contrebalancer la préface du traducteur, qui nous explique que Lovecraft n'a pas grand-chose à faire avec cette affaire et que Dagon, le dieu-poisson parle surtout de Samson et Dalila, et du culte des serpents dans certaines zones rurales du sud des USA. Bien sûr : Cthulhu, Yog-Sothoth et Cie sont cités dans le texte par hasard…

Réécriture sudiste du « Cauchemar d'Innsmouth », roman d'horreur psychologique fort de descriptions éprouvantes, d'odeurs épouvantables et de crasse tant physique que spirituelle, Dagon, le dieu-poisson monte en puissance lentement, mais inexorablement (une fois passé le premier chapitre, aride, le roman devient très dur à lâcher). Les choses anciennes, effrayantes et ésotériques sont là, dans la marge, dans l'indicible et l'effleurement. On rentre dans ce texte comme dans une eau noire trop froide, avec réticence et difficulté, et quelques brasses plus loin, déjà, on commence à se noyer, en se demandant quelles horreurs nous attendent au fond. Celles de l'esprit ou celles des profondeurs. Ou pire, celles de la chair.

Toi qui plonges ici, abandonne tout espoir.

Les révisions de Lovecraft

Toute sa vie ou presque, H.P. Lovecraft a couru après l'argent ; il dira même de son divorce qu'il est dû à quatre-vingt-dix pour cent à ses difficultés financières ; on lira d'ailleurs à ce sujet « Un mari nommé H.P.L. » de Sonia H. Greene (pages 1184 à 1213 du tome 2 de l'intégrale « Bouquins »), un témoignage passionnant (et édifiant !) sur le Lovecraft de tous les jours, incapable de trouver un travail à New York pendant deux ans et ne supportant pas d'être entretenu par une épouse plus douée que lui pour les affaires. Un témoignage qui devient glaçant quand Sonia Greene, d'origine juive, évoque en addendum l'influence de Mein Kampf sur HPL et l'admiration qu'il vouait à Adolf Hitler… Très tôt dans sa carrière, dès 1918, Lovecraft fait des révisions, réécrit de la poésie épouvantable, redresse des textes boiteux, transforme en récit une idée et quelques notes éparses. Parfois, cela va encore plus loin : il écrit des textes complets qu'il ne signera pas, comme pour Houdini, ce qui donnera le très touristique et peu convaincant « Prisonnier des pharaons », nouvelle qui a toutefois l'avantage de montrer tout l'humour dont Lovecraft était capable (dire qu'il se paye Houdini, censé être le narrateur, est un euphémisme). Dans le lot de toutes ces révisions, effectuées jusqu'à la fin de sa vie, il y a, en proportion, assez peu de fantastique et de science-fiction, un « assez peu » (665 pages tout de même) que Francis Lacassin a compilé dans le tome 2 de l'intégrale « Bouquins » sous le titre « L'Horreur dans le musée », titre qui était aussi celui d'une précédente édition, partielle, en deux volumes, d'abord chez Christian Bourgois, puis en poche chez Pocket (où le tome 2 avait été renommé L'Horreur dans le cimetière). On précisera que le sommaire des deux volumes de l'édition Pocket diffère légèrement des sommaires de l'édition Christian Bourgois, et que ces deux éditions sont nettement moins complètes que la sé-lection « Bouquins ».

En anglais, on appelle un nègre littéraire « a ghostwriter », un écrivain fantôme. Invisible, mort, en retrait ? Un peu tout cela à la fois. Mais, dès qu'il touche au fantastique, Lovecraft est un mauvais nègre, dans le sens où il ne sait pas toujours rester en retrait, et beaucoup de ses révisions sonnent comme du Lovecraft pur jus, et parfois même du très bon. Y compris dans des textes anecdotiques comme « Horreur à Martin Beach », signé Sonia Greene ; on y retrouve aisément sa patte et, dans ce cas précis, sa passion pour les créatures maritimes gigantesques.

Il y a évidemment du bon et du moins bon dans ces 660 pages de révisions. Certains textes, bavards, sont interminables tant l'action et le mouvement y sont procrastinés (« Le Dernier examen », « L'Horreur venue des collines », « Le Tertre »), d'autres font preuve d'un racisme suffocant — l'histoire de jumeau maléfique « Cassius » par exemple. On trouve même une vibrante apologie de l'esclavagisme dans « La Chevelure de Méduse » (signée Zealia Bishop). Mais négliger cette sélection, à cause de sa qualité variable ou de son racisme intermittent, vous ferait passer à côté de quelques joyaux : « L'Homme de pierre », « L'Horreur dans le musée », « La Mort ailée », « La Malédiction de Yig ». Et de nouvelles certes moins réussies, mais qui restent longtemps en mémoire, à l’image de « Cendres », qui mêle avec une certaine espièglerie savant fou et ressorts du vaudeville.

Légendes du mythe de Cthulhu

Pourquoi et comment continuer l’œuvre de Lovecraft ? Le choix de textes rassemblés sous le titre générique de « Légendes du Mythe de Cthulhu » par Francis Lacassin peut nous aider à répondre à la question. On sait que le « reclus » de Providence n’était pas si reclus, que ses correspondants et amis étaient nombreux, même si la plupart ne l’ont connu que par lettres interposées. Et la création littéraire n’est pas un acte si solitaire qu’on le dit. La continuation de l’univers d’un créateur est autant un moyen de renouer avec le plaisir que la lecture des textes a provoqué, qu’une façon de témoigner son amitié à un homme qui n’était pas avare de la sienne. Dès la lecture des premiers textes relevant du « Mythe », Frank Belknap Long écrivait par exemple « Les Mangeuses d’espace », imitation maladroite de certains « trucs » du maître (notamment, la recherche d’une forme originale d’horreur), mais aussi témoignage d’amitié, puisqu’il met en scène le jeune écrivain et son aîné. Lovecraft a ouvert toutes grandes les portes du vertige du temps et de l’espace (et des dangers qui se cachent au long des ères). F. B. Long s’y aventure avec « Les Chiens de Tindalos », nouvelle contenant une belle idée à défaut d’autre chose.

Ecrivains plus expérimentés, également publiés dans Weird Tales, Clark Ashton Smith et Robert Howard reprennent dans leurs textes certains gimmicks littéraires lovecraftiens : livres maudits, sorciers revenus d’au-delà du temps… (« Talion » et « L'Héritier des ténèbres », de Clark Ashton Smith, « La Chose ailée sur le toit », « Le Feu d’Asshurbanipal » de Robert Howard.) Plus intéressant, dans « La Pierre noire », Howard réutilise tout un ensemble de procédés : narrateur universitaire, sources historiques, réalisme du décor, narration en spirale, qu’il mêle à son propre goût de l’histoire épique et sanglante, et à ses imaginations érotiques pour un résultat très réjouissant. Dans « Ubbo Sathla », C. A. Smith parvient à évoquer une créature cosmique semblable à Azathoth, en usant d’images et d’une prose très poétiques.

Le cas de Robert Bloch ne manque pas d’attrait : jeune correspondant de Lovecraft, et styliste malin, il commence par tuer le maître dans « Le Visiteur venu des étoiles » (Lovecraft se vengera dans un autre texte), puis il livre dans « L’Ombre du clocher » une amusante continuation de plusieurs textes canoniques, allant jusqu’à présenter la place de Nyarlathotep dans le programme nucléaire américain. Le « Manuscrit trouvé dans une maison abandonnée » est le plus intéressant des trois textes de Bloch ici disponibles. Années 1920, maisons reculées, Nouvelle-Angleterre, collines inquiétantes, cultes ayant survécu dans les recoins cachés du monde… Le résultat d’avère efficace et terrifiant, d’autant que Bloch use d’un procédé (le témoignage d’un enfant) que Lovecraft se serait sans doute refusé, par crainte du pathos.

August Derleth a joué un rôle très important dans la transmission de l’œuvre de son ami. Ses propres récits développent et formalisent ce qu’on appellera ensuite le « Mythe de Cthulhu » : plus explicites et moins allusifs, ils s’efforcent (à travers des textes toujours masculins et assez froids) d’organiser les dieux et créatures innommables dans une sorte de panthéon élémentaire. Ce qu’on y gagne en compréhension, on le perd en mystère, et on pourra trouver les nouvelles rassemblées ici (« Au-delà du seuil » et « L’Habitant de l’ombre ») franchement laborieuses, bien loin de l’efficacité et de la puissance stylistique de leur inspirateur.

Dans deux nouvelles, Brian Lumley opère une amusante synthèse de plusieurs éléments de l’univers de Lovecraft : antiques cités perdues, dieux très anciens (Cthulhu est rejoint par Shuddel Mell) et contrées du rêve (dans « La Cité sœur », on voit apparaître sur notre Terre le peuple de Ib), mais tout cela émerveille peu : monstres, livres maudits, héritages douteux ne suffisent pas sans le style pour les faire accepter. Dans le registre, on préférera « Sueurs froides », de Ramsey Campbell, variation anglaise sur le thème du livre maudit, ou bien « Ceux des profondeurs », si-tué en Californie dans les années 60 : des scientifiques tentent de communiquer par télépathie avec des dauphins alors que des hippies douteux campent sur la plage et essaient d’empêcher les expériences. James Wade y réussit son actua-lisation des thèmes du « Cauchemar d’Innsmouth » (horreur de ce qui vient de la mer, obsessions sexu-elles, accouplements hybrides).

Attardons-nous enfin sur le dernier et le plus réussi des récits de la série, « Le Retour des Lloigors » de Colin Wilson. Un universitaire américain parvient à traduire le manuscrit Voynich, découvrant qu’il s’agirait d’extraits du Necro-nomicon ! Il tente alors de remonter aux sources des fictions de Lovecraft et d’Arthur Machen et part visiter l’Angleterre profonde. Son voyage l’amènera à d’étranges rencontres, et à une plongée progressive dans la folie et la mort. La subjectivité assumée du récit, les doutes quant à la santé mentale du narrateur, les différents niveaux de lecture possibles ; cette novella offre un vrai bonheur de lecture et un magnifique hommage à Lovecraft et à son œuvre.

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