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Sur le fleuve

Au milieu du XVIe siècle, alors que Charles Quint règne sur l’Europe, le conquistador Javier Jimenez mène depuis Bogota une expédition, descendant des affluents de l’Amazone, à la recherche de Manoa, l’une des mythiques cités d’or dont la quête motivait les aventuriers espagnols…

Pour leur récit, les auteurs semblent s’être inspirés de l’expédition de Francisco de Orellana, celui-là même qui nomma le fleuve « Amazone ». Orellana était parti de Quito, en compagnie de Gonzalo Pizarro, vers l’est, suivant les fleuves Coca et Napo à la recherche non pas d’or, mais de cannelle. En manque de provision, l’expédition se sépara : tandis que Gonzalo Pi-zarro rebroussait chemin, Orel-lana poursuivit. La principale source de Léo Henry et Jacques Mucchielli semble être la Relación del nuevo descubrimiento del famoso rio Grande que descubrió por muy gran ventura el capitán Francisco de Orellana de Gaspar de Carvajal, dominicain, comme le père Revilla du roman, et chroniqueur de l’expédition Orellana, qui mentionne notamment la cité d’or de Manoa, contribuant à renforcer le mythe de l’Eldorado et au-delà, l’intérêt de l’Espagne et de sa couronne pour l’Amérique du Sud. La Condamine, lors de son expédition sur l’Amazone en 1744-45, fera justice au mythe de Manoa.

La légende prend racine dans la région de Bogota, où les rites des indiens Chibchas l’accréditait, et dont l’expédition du roman est censée provenir. Cette légende repose sur d’autres, plus anciennes. Celle de sept évêques de Mérida fuyant l’invasion maure en 1150 en emportant leurs reliques sacrées qui auraient fondés les villes de Quivira et Cibola, laquelle est le pendant nord américain de Manoa. Alvar Nunez Cabeza de Vaca relata l’expédition de Panfilo de Narvaez (1528-36) dans Naufragios, qui suscita deux expéditions ultérieures menées par le moine franciscain Marcos de Niza. L’esclave guide noir Esteban, survivant de l’expédition Narvaez, affirma avoir rencontré un moine dans ce qui est aujourd’hui l’état de Sonora (au nord-ouest du Mexique), disant que les autochtones connaissaient des cités débordant de richesses. Le jésuite Colleoni peut être vu comme l’alter ego de ce moine dans le roman.

En perpétrant un massacre d’Indiens, l’expédition Jimenez réveille les forces assoupies d’une antique mythologie amérindienne incarnée par Tyvra’i, le Petit Frère. Un ancien équilibre est rompu. Des forces surnaturelles, qui n’auront de cesse de l’anéantir, sont lâchées sur l’expédition désormais maudite, à moins que les os de Petit Frère ne trouvent le repos rituel auquel ils aspirent…

Bien qu’en pleine nature et à ciel ouvert, Sur le fleuve s’apparente à des huis clos tels que « Le Volcryn » (la novella de George R. R. Martin, aux éditions ActuSF) ou Alien. D’autre part, cette dramatique descente du fleuve évoque aussi bien L’Epouvante de Daniel Walther (J’ai Lu) que l’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, tandis que la dimension fantastique dans ses rapports avec le monde des esprits renvoie au Kalimantan de Lucius Shepard (Denoël). Les divers personnages aux prises avec leur passé ont leur parenté avec le Gundersen du roman de Robert Silverberg Les Profondeurs de la Terre (Livre de Poche). Comme ces quatre dernières œuvres, Sur le fleuve s’inscrit dans la continuité d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, paternité des plus prestigieuses ! L’éloignement de la civilisation se manifeste ici à travers le triomphe de forces surnaturelles où le jaguar n’a rien de maléfique, tandis qu’il y a du Kurtz en chacun des personnages. Si Sur le fleuve n’a pas la puissance du récit de Conrad, il la décline d’une façon moderne qui s’efforce de rendre justice aux victimes de l’Histoire.

Voici un bon livre, comme on aimerait en lire plus souvent, sous une superbe couverture qui ne gâche rien.

Osama

Un roman intitulé Osama sous la plume d’un auteur israélien ? Avouons qu’un tel postulat peut laisser craindre le pire, surtout si on y ajoute la présentation de l’auteur faite par l’éditeur sur le rabat de la quatrième de couverture. Et pourtant…

Si la quatrième de couverture, justement, évoque Philip K. Dick et Le Maître du Haut-Château, ce qui est de bon aloi, davantage que le chef-d’œuvre de Dick, ce Osama est à rapprocher de Christopher Priest, ou encore du Wong Kar-wai de 2046. De Priest, on y retrouve des aspects de La Fontaine pétrifiante ; les « indistincts » renvoient au Glamour, et le ton, l’ambiance, ne sont pas sans faire penser à Une femme sans histoire

À Ventiane, une femme sans histoire, précisément, vient demander à Joe, détective privé et personnage principal, de retrouver Mike Longshott, auteur d’une série de romans de gare à succès : « Oussama ben Laden, Justice Sommaire ». Entre cafés et whiskies, d’impasses en culs de sac, Joe va chercher l’insaisissable Mike Longshott de Paris à Londres, puis New York et retour via Kaboul…

D’Oussama ben Laden, point. Nulle part vous ne le verrez, si ce n’est en carton dans le hall d’un hôtel hébergeant la convention des fans de la série de Mike Longshott. De ses sinistres exploits, vous n’aurez que quelques extraits à l’écriture trop journalistique des romans de la série « Justice Sommaire ». Et on vous laisse imaginer un monde où vous pourriez arborer aux Etats-Unis un badge « I Love Oussama » sans même que cela ne paraisse de mauvais goût…

L’enquête de Joe s’apparente à une lente dérive de cafés en pubs, de pubs en clubs, dans un monde où il apparaît, y compris à ses propres yeux, comme de plus en plus diaphane, inconsistant. Un monde qui lui échappe. Un monde où les cadavres inhérents aux fusillades dont se parent tout roman noir qui se respecte s’évaporent comme dans Les Envahisseurs.

Sous la plume de Lavie Tidhar, le roman noir se grise et s’incolore, glisse loin du hard-boiled dans la fumée si joliment représentée sur la couverture et qui symbolise à elle seule tout ce roman où des ectoplasmes sans consistance s’évanouissent dans l’angle mort d’une vision périphérique. Peut-être n’est-ce pas ici le diable qui gît dans les détails, ni même l’enfer qui semble plutôt de l’autre côté d’un miroir sans tain. Chez Lavie Tidhar, tout est dans les détails et les allusions qui finissent par faire illusion. On se demande bien pourquoi une femme entre dans l’officine d’un privé occidental perdu au Laos pour lui demander de rechercher l’auteur de romans qui traînent sur le bureau du détective comme par hasard… C’est un univers révolu qui rappelle les années 70/80 où l’on fumait partout, parfois même de l’opium, pour s’ouvrir la porte d’un monde fort surprenant pour qui en entrevoit les inquiétants aspects futuristes. Avec un art consommé du flou et des fondus issus de vieux films, Lavie Tidhar nous mène à une cruelle révélation tout en demi-teinte, en tons pastels comme une aquarelle qui déjà se dilue sous une pluie d’été…

Si Christopher Priest, encore, devait écrire une histoire de fantômes, elle ressemblerait sans doute à ce livre…

Tout est en ambiance, en flou, en dilution. Tout est en finesse et n’apparaît qu’au coin de l’œil l’espace d’un instant avant de se fondre, de ne persister sur la rétine comme une image rémanente que le temps de faire naître le doute…

Mais de doute, il n’en subsiste aucun quant à la qualité de ce bouquin, qui n’a en rien volé son World Fantasy Award 2012.

Avertir la Terre

Il fallait s’y attendre ! Après cinq tomes de « Ender » et cinq de la sous-série « L’Ombre », voici maintenant la quasi inévitable préquelle de l’ensemble.

Avant même que « Ender » ne devienne un film, le cycle était déjà devenu une série de comics. Devant le succès de ces adaptations, les gens de chez Marvel manifestèrent l’envie d’en avoir davantage, ainsi que Card l’explique dans sa postface. La préquelle est donc née d’abord comme BD, avant d’être réadaptée en roman par les auteurs. Pour ce faire, il a été décidé d’exploiter le background créé par Card pour la série.

Comment en est-on arrivé à la situation initiale de La Stratégie Ender, une situation à ce point désespérée qu’il faille recourir à un enfant-soldat super-stratège génial comme ultime espoir de survie pour l’humanité ? Qu’il faille fabriquer un tel enfant-soldat de génie, dans une optique qui n’est pas sans évoquer les Khmers Rouges, pour éradiquer les Doryphores (surnom péjoratif donné aux Allemands sous l’occupation) ? Rappelons que dans La Stratégie Ender, des enfants surdoués sont formés à mener des combats spatiaux dans le but d’exterminer lesdits Doryphores sans que leur soit révélé le but final de leur formation, car les adultes ont trop de scrupules pour mener eux même à bien ce génocide.

La Stratégie Ender ne nécessitait pas la création d’un arrière-plan aussi sophistiqué que celui exposé dans la présente préquelle. Certes, quand un auteur de SF élabore un univers, il n’utilise pas forcément d’emblée tout le matériel conçu. Pour écrire le volume originel du cycle, un background assez mince suffisait, mais Card a probablement dû l’enrichir au fur et à mesure de l’écriture des volumes suivants, notamment ceux consacrés à l’Ombre. Au final, Card a élaboré une civilisation interplanétaire qui va se trouver confrontée à la civilisation interstellaire des Doryphores.

Ici, les auteurs ont eu recours à la technique désormais éprouvée consistant à multiplier les lignes narratives pour gonfler le roman. Trois, en l’occurrence.

La première nous présente Victor, un adolescent issu de la société de mineurs indépendants du vaisseau El Cavador qui exploite la ceinture de Kuiper. Utiliser com-me personnages principaux des enfants ou adolescents qui sont encore dans la période formatrice de leur existence est quasiment la marque de fabrique d’O. S. Card. Victor n’échappe pas à la règle.

La seconde met en scène Lem Jukes, héritier peu scrupuleux de la plus grosse compagnie minière du Système solaire.

Sur la dernière, on découvre DeWitt Clinton O’Toole, officier commandant le GOM (groupe d’opération mobile) en plein travail de recrutement pour son unité supranationale super d’élite qui ne semble dépendre de personne. On a bien du mal à croire à l’existence de cette force supranationale qui défendrait les populations contre leurs op-presseurs. Les meilleurs sont les plus chers et ils travaillent (tuent) pour ceux qui ont les moyens de les payer, de les former et de les équiper. Qui ? Les grandes puissances économiques et financières, telle Jukes Ltd, par exemple, aux préoccupations qui semblent assez éloignées de toute ambition caritative. À moins que Card ne considère que la liberté des marchés et la rétribution de la propriété lucrative sont les caractéristiques même de la démocratie, et qu’il faut lutter contre les oppresseurs qui entendent les restreindre. Dès lors, tout est cohérent…

Les deux premières lignes narratives seront, tout au long de ce premier roman, en constante interaction. Les indépendants d’El Cavador découvrent un objet manifestement extraterrestre, qui aborde le système solaire à une vitesse quasi-photonique en décélérant très fort et se dirige droit sur la Terre. Mais avant qu’ils ne puissent prévenir qui que ce soit, ils sont privés de moyens de communication par l’attaque d’un vaisseau de la Jukes Ltd désireuse de s’emparer de l’astéroïde qu’ils exploitent. Le vaisseau extraterrestre s’avère des plus agressifs, et tout le roman va s’articuler autour des péripéties pour récolter des informations sur ces Formiques et les transmettre à la Terre dans le contexte particulier de la société des mineurs de Kuiper décrite dans le détail, et avec un grand souci de cohérence.

Avertir la Terre reste avant tout un récit d’aventures spatiales rondement menées. Bien qu’écrit en collaboration — il est difficile de dire à qui revient quoi —, l’exceptionnel talent de conteur de Card fait toujours effet, et le livre se lit avec une grande facilité. Ce n’est évidemment pas un chef-d’œuvre, mais c’est plutôt bon pour une préquelle à vocation commerciale avant tout.

Les Trois Étoiles de Saint Nicolas

Chroniquer un livre s’avère le résultat d’un lent processus de décantation où amour et désamour se mêlent à la raison. Comment dire son enthousiasme sans basculer dans la flagornerie ? Comment afficher sa détestation sans passer pour un pisse-vinaigre ? Et de manière plus générale, comment donner envie ou non de découvrir un titre ? Vaste sujet, fertile en empoignades virtuelles sur les forums ou réseaux sociaux, en déconvenues et en rancœur dans le pire des cas.

Sans aller jusqu’à honnir l’auteur et ses laudateurs, autant l’affirmer d’emblée, le chroniqueur s’est ennuyé copieusement en lisant Les Trois étoiles de Saint Nicolas. Certes, les multiples références, clins d’œil et autres gimmicks humoristiques n’ont pas échappé à sa sagacité. Il trouve juste tout cela assez lourd, pour ne pas dire indigeste. En fait, à bien y réfléchir, cet omnibus a tout de l’œuvre destinée à un public complice. Du genre érudit, bibliophile et collectionneur de vieux films appréciant le bon vin. Bref, le genre conquis d’avance…

Mais revenons à l’ouvrage lui-même. Bien connu des lecteurs de Bifrost, où il tient une chronique régulière, Pierre Stolze est également réputé dans le fandom, notamment pour des romans récompensés de quelques prix. Edité par Armada, microstructure sise dans le Sud-Est de la France dont on peut acquérir les livres via internet, Les Trois étoiles de Saint Nicolas rassemble trois romans parus entre 1986 et 2002 (Marilyn Monroe et les samouraïs du Père Noël, Greta Garbo et les crocodiles du Père Fouettard, Brigitte Bardot et les bretelles du Père Eternel). Des livres que l’on ne trouvait plus guère que sur le marché de l’occasion.

Loin de l’imagerie des contes pour enfants sages, Pierre Stolze puise son inspiration dans la petite histoire, les récits de voyage, d’aventures, et les archétypes des mauvais genres. Le résultat laisse perplexe, d’autant plus que l’auteur affectionne manifestement les situations incongrues. On vadrouille ainsi entre passé et futur, d’un continent ou d’une planète à l’autre, le verre de vin à la main, l’œil émoustillé par des visions surréalistes, dignes de Salvador Dalí, et les courbes généreuses de quelques actrices. Les trois romans ressemblent à un foutoir, un bazar hétéroclite de références, de citations, d’icônes du cinéma, de figures issues de la culture populaire et d’anecdotes plus ou moins historiques. Le tout raconté avec roublardise dans différents registres littéraires : polar, space opera, roman historique, aventure à l’ancienne…

Si le fond ne tient que par son érudition et le caractère baroque des péripéties, la forme souffre d’un excès de didactisme : on a la fâcheuse impression que l’auteur nous donne la leçon. De longs pavés explicatifs jalonnent le récit, prétexte à des digressions, en fait du bavardage émaillé de quelques saillies drolatiques poussives, qui cisaillent l’intrigue, rendant vaine toute velléité d’évocation ou de suggestion.

Il faut donc se rendre à la raison. Les Trois étoiles de Saint Nicolas n’a pas d’autre prétention que celle d’amuser la galerie. Un public de connaisseurs, féru de bons mots et de plaisir référentiel, que les affinités avec la culture de l’auteur rendent indulgent.

Le Post-Apocalyptique

Fruit de la collaboration entre les éditions ActuSF et la Maison d’Ailleurs, le présent ouvrage reprend quelques-uns des éléments présentés en septembre 2013, lors de l’exposition consacrée au film Stalker d’Andreï Tarkovski et à ses sources d’inspiration, notamment le roman des frères Strougatski (chez Denoël). À cette occasion, les organisateurs ont également présenté au public des documents issus des collections de l’institution helvète ressortissant de l’esthétique post-apocalyptique dont relève à la fois le roman et le film.

On se trouve devant un bel objet — impression sur papier glacé, maquette sobre, abondante iconographie en couleurs — mais dont le format et la pagination (95 pages dans un petit livre de poche) ne permettent qu’un survol du sous-genre. Il ne faut pas s’attendre à une étude exhaustive, plutôt à une sélection éclairée par le propos de quelques spécialistes. L’ouvrage se compose de cinq textes, introduction y comprise, assortis de pistes bibliographiques. Parmi ceux-ci, les deux articles de Francis Valéry semblent les plus dignes d’intérêt. Il dresse dans « Des fourmis et des zones » un parallèle entre le corpus post-apocalyptique et l’étude entomologique, l’humain devenant l’insecte par une inversion des perspectives. Eradiquée parce qu’elle constitue un obstacle ou une menace, exploitée, soumise à une étude par le prélèvement régulier d’échantillons, ou plus simplement ignorée, l’espèce humaine est descendue de son piédestal, ravalée du sommet à la base de la pyramide de l’évolution. De quoi relativiser bien des jugements…

Dans le deuxième article (« Ce fut une bien belle Apocalypse ! »), Francis Valéry, encore, met en relation le surgissement du sous-genre avec la crainte de l’anéantissement nucléaire, né durant la Guerre froide. Il pointe les convergences thématiques issues de la contre-culture avec celles nées des œuvres d’auteurs inquiets du devenir de l’humanité. Par l’intermédiaire de titres provenant essentiellement de la bande dessinée, Valéry démontre, non sans malice, que les apôtres de la fin du monde sont surtout de grands optimistes ne pouvant imaginer de fin définitive pour l’homme.

La suite de l’ouvrage s’avère plus décevante. Dans « Boum, quand le cinéma fait boum », Frédéric Maire nous propose un panorama des récits racontant l’après-fin du monde au cinéma. Apparemment ordonnée de manière chronologique, la sélection apparaît décousue et lacunaire. On en ressort frustré avec au mieux une liste de films à visionner. D’autant que la frustration vire clairement à l’agacement avec l’article consacré à Stalker. L’analyse de l’œuvre de Tarkovski est expédiée. L’auteur lui préfère la description de la scénographie de l’exposition.

Au final, malgré quelques qualités (l’iconographie et les articles de Francis Valéry), Le Post-apocalyptique se révèle un ouvrage tout à fait dispensable. On attend maintenant un véritable essai sur le sujet.

La Petite Déesse

À bien des égards, La Petite Déesse apparaît comme le prolongement naturel du Fleuve des dieux. Avec ce recueil, Ian McDonald revient au cœur de l’Inde future dont il a dressé un portrait convaincant dans son roman. L’occasion pour les lecteurs du Fleuve des dieux de renouer avec les aeais, les mécas de combat, les brâhmanes et bien d’autres créations issues du creuset de la science-fiction. Mais on peut y voir aussi une opportunité pour le néophyte, La Petite Déesse se révélant beaucoup plus abordable pour se familiariser en douceur avec un univers situé littéralement ailleurs et demain. En effet, au vertige suscité par les technosciences s’ajoute celui du dépaysement. On évolue en terre étrangère, à l’instar de Kyle, enfant expatrié se coltinant à l’altérité au cours d’une excursion au bord du Gange. Une expérience aussi fascinante que périlleuse.

L’approche de McDonald se veut plus transversale, l’auteur britannique survolant près de cinquante années, de l’éclatement de l’Union née de la décolonisation à l’avènement d’une Inde post-humaine. Dans cet intervalle, il explore les possibles d’une nation en proie à la surpopulation et à une révolution technologique inéluctable. Un processus ne faisant pas grand cas de la multitude humaine, et dont seule une minorité tire vraiment profit. On s’attache à des enfants et à quelques jeunes adultes qui témoignent des mutations rapides de leur pays. Des transformations dont ils ressentent les effets jusque dans leur chair et leur être. C’est Padminî Jodhra, transformée en arme vivante pour accomplir la vengeance de son clan. Sanjîv, gamin des rues fasciné par les robot-wallah, enfants soldats engagés dans une variante réelle de FPS. Ou cette gamine des contreforts de l’Himalaya reconnue comme l’incarnation d’une divinité avant de devenir elle-même l’hôte de plusieurs intelligences artificielles. Et cette danseuse, mariée à une aeai jalouse dont les multiples avatars font la pluie et le beau temps entre les Etats du Bharât et de l’Awadh. Sans oublier Jâsbir, beau parti en quête d’une épouse dans un pays comptant désormais quatre fois plus d’hommes que de femmes. Toute une panoplie de nouveaux outils sont ainsi mobilisés pour assouvir des désirs et des besoins vieux comme le monde.

Cependant, le personnage central de La Petite Déesse reste l’Inde elle-même. Une Inde tiraillée entre le temps long, pour ne pas dire immobile, des traditions, et celui plus court de la mondialisation. Le long texte « Vishnu au cirque de chats » illustre ce déchirement. Ian McDonald y fusionne cosmogonie hindoue et révolution technologique. Un syncrétisme tempéré d’une touche d’humanité, via le regard fataliste du narrateur, et ne faisant pas abstraction des préoccupations de la majeure partie de la population. Un quotidien besogneux où le seul acte d’héroïsme qui importe, et c’est déjà beaucoup, consiste à survivre.

Avec La Petite Déesse, l’ampleur et la précision de l’imagination se conjuguent une fois de plus à la richesse et à la puissance de la métaphore. Des qualités qui ne sont pas particulières à la science-fiction, mais que Ian McDonald déploie ici avec maîtrise, nous dressant un portrait nuancé et humain d’une Inde future. À lire de toute urgence.

Les faucheurs sont des anges

La réédition des Faucheurs sont les anges semble une opportunité à saisir si l’on est friand d’histoires de morts vivants. Une fois n’est pas coutume, l’illustration de couverture transcrit idéalement l’ambiance de fin du monde prévalant dans ce récit porté par un personnage féminin magnifique.

La civilisation s’est effondrée. Vingt-cinq ans plus tard, les rares survivants parcourent des routes et des cités tombées en jachère. D’autres ont formé des communautés protégées par des murs, des enceintes improvisées ou des clôtures dérisoires. Bref, tout ce qui peut les mettre à l’abri des sacs à viande, limaces et autres zombies errants en quête de chair fraîche. Parmi les anciens, beaucoup restent des proies craintives requérant la protection des plus forts. Enferrés dans la nostalgie du monde d’avant, ils se lamentent de leur déchéance, nourrissant pourtant l’espoir de rebâtir ce passé mythifié. Pour les jeunes, ceux nés après la catastrophe, les temps jadis ne sont qu’une chimère dont les vestiges servent à leur subsistance. Temple appartient à cette génération. Elle n’a que faire de la nostalgie, Dieu l’a fait naître dans un monde à la fois dangereux et beau. À elle d’y trouver sa place et d’y faire ce qu’il faut pour survivre.

Ce qui distingue Les Faucheurs sont les anges de la masse des histoires de zombies tient à deux choses : le ton et le point de vue. Même si Alden Bell reprend les lieux communs du genre, la qualité de l’écriture, le traitement des personnages et la justesse du propos hissent son roman trois bons crans au-dessus des récits bas de plafond produits en quantité industrielle sur le même sujet.

Faux road-novel, mais vraie réflexion sur la civilisation et les éléments concourant à la transmission des valeurs, Les Faucheurs sont les anges oscille entre introspection et violence sèche. On y suit le périple de Temple, adolescente poursuivie par un homme dont elle a tué le frère par nécessité. Avec son tempérament entier, offrant un point de vue sans état d’âme sur ce monde différent, Temple se révèle le point fort du roman. Ce personnage féminin complexe tranche par son attitude ni trop nunuche, ni trop masculine. La sincérité de ses pensées, sa faculté à s’émerveiller de la nature et à aller de l’avant contrebalancent le désir de rédemption qui la hante et dont on découvre les racines au cours de sa fuite. Avec Moïse Todd, sa némésis masculine, elle forme un duo que l’on n’est pas prêt d’oublier.

En écrivant La Route, Cormac McCarthy a démontré que l’on pouvait faire de la grande littérature avec les motifs du récit post-apocalyptique. Alden Bell fait de même avec le roman de zombies, proposant un récit mâture, empreint de mysticisme, dont les images imprègnent la mémoire pour longtemps. En somme, une lecture très recommandable.

Coulez mes larmes, dit le policier

Philip K. Dick n’a eu de cesse d’inoculer au cœur de ses romans des éléments puisés dans son vécu personnel. Un phénomène d’écho perceptible jusque dans ses interrogations métaphysiques sur la nature de la réalité et la définition de l’humain. Une constante faisant dire à certains de ses exégètes que ses fictions peuvent être lues comme des comptes-rendus.

Roman de transition, entre l’auteur halluciné des années 1960, sous l’emprise de substances psychédéliques, et le Dick mystique des années 1970, Coulez mes larmes, dit le policier est selon les dires de l’auteur américain, le reflet d’une des pires périodes de sa vie. Intoxiqué par les drogues, en particulier les amphétamines, en proie à une paranoïa obsessionnelle, à la dépression après le départ de son épouse Nancy, Philip K. Dick recherche la compagnie d’autrui, de peur de connaître une issue fatale. Incapable d’écrire, il abandonne le manuscrit de son roman pendant plus d’un an avant de le récupérer auprès de son avocat pour y apporter les ultimes corrections. Un cheminement tortueux dont la France connaît elle-même un épisode inédit. Paru initialement sous le titre Le Prisme du néant, le texte connaît plusieurs avatars. La traduction de Gilles Goullet — dont l’excellence saute aux yeux pour qui compare à la précédente — rétablit le roman dans sa version américaine, sans les coupures empreintes de pudibonderie imposées par Le Masque « SF » et les mystérieuses interpolations mentionnées par Gérard Klein. On regrette d’ailleurs de ne pas les retrouver en appendice, comme un témoignage du work in progress de l’auteur, même si la postface, où Etienne Barillier rappelle de manière limpide la genèse de ce roman, compense ce manque.

Coulez mes larmes, dit le policier traîne une réputation injuste de texte au mieux secondaire, au pire inachevé, voire raté. De fait, il n’apparaît pas parmi les titres les plus cités par les connaisseurs de l’auteur américain. Pourtant, on touche ici à l’un de ses romans les plus intimes et sans doute aussi les plus poignants. Histoire de réalité fluctuante se dérobant sous les pieds du personnage principal, trip hallucinatoire sur fond de monde dystopique, Coulez mes larmes, dit le policier est sous-tendu par l’empathie pour autrui et par l’amour. Même si les gesticulations de Jason Taverner pour redonner de la substance à sa réalité fournissent le fil directeur du récit, elles s’effacent cependant devant le véritable enjeu du roman. Un enjeu incarné par Félix Buckman, le général de police humaniste et manipulateur. C’est à ce personnage que le titre fait allusion. Lui, le représentant du pouvoir oppressif dont les agissements oscillent entre le calcul égoïste et l’altruisme. Lui, le rouage du système, en lutte secrète contre celui-ci. Lui, le seul personnage humain apte à accomplir un acte complètement désintéressé et sincère. Le point d’orgue d’un roman dont on espère qu’il touchera — dans tous les sens du terme — le plus large lectorat possible. Il le mérite.

All Clear

Fin d’alerte pour Connie Willis. Avec All Clear achève le diptyque « Blitz » entamé avec Black-Out. Un an après la parution du premier volet, les questions restées en suspens trouvent enfin leur réponse. Reste à voir si la montagne n’accouche pas d’une souris…

Sans préambule, on replonge dans le Blitz en compagnie de Polly, Michaël et Merope, les trois historiens expédiés dans le passé. Un sentiment de catastrophe imminente prévalait lorsque nous les avions quittés. L’impression que les faits divergeaient par rapport à la ligne historique connue. Une crainte confirmée par le dysfonctionnement des points de transfert et l’absence d’équipe de récupération venue les secourir. Il ne faut pas moins de sept cents pages pour venir à bout de leur panique et satisfaire l’impatience du lecteur.

On retrouve dans All Clear toutes les qualités que l’on avait appréciées dans Black-Out. La vraisemblance de la reconstitution historique et le ton tragi-comique font toujours merveille. Mais Connie Willis manifeste aussi la même propension au bavardage, multipliant les digressions et autres coups de théâtre. Une tendance lassante, voire agaçante, dont certains lecteurs lui avaient déjà tenu rigueur. On a ainsi droit à une longue description du bombardement du 29 décembre 1940, où le quartier de la City se trouve réduit en cendres par les bombes incendiaires, à l’exception miraculeuse de la cathédrale Saint-Paul. On se balade du côté de Bletchley Park où l’on croise Alan Turing et les scientifiques du projet Ultra. Sans oublier quelques chapitres consacrés aux opérations de désinformation ayant précédé et suivi le débarquement en Normandie. Bref, tout ceci ne fait guère avancer l’intrigue, du moins en apparence. Heureusement, Connie Willis joue habilement avec les différentes trames temporelles, bouleversant la chronologie des événements de manière à renforcer le suspense. Et puis, la part science-fictive du diptyque, quelque peu négligée par Black-Out, se dévoile davantage.

Le paradoxe temporel figure parmi les lieux communs de la science-fiction. Dans un continuum chaotique, où le moindre geste et la moindre parole peuvent revêtir des conséquences dramatiques, la vigilance, jusque dans le moindre détail, s’avère plus que jamais de rigueur. À la condition d’avoir une parfaite connaissance de l’enchaînement causal des faits. Mais, la vérité historique se révèle souvent dans le hors-champs de l’Histoire. Les zones d’ombre prédominent et notre savoir résulte de l’interprétation de sources fluctuantes, parfois contradictoires. En conséquence, comment un voyageur temporel, même historien, peut-il être sûr de ne pas influencer le déroulement des faits ? Comment peut-il rester neutre quand il n’est plus seulement l’observateur lointain de sources impersonnelles, mais un acteur engagé au contact d’êtres de chair et de sang ? Connie Willis aborde ces différents sujets tout en rendant hommage au courage des Londoniens, et elle invalide toute possibilité d’anomalie. Le continuum étant immuable, il ne peut s’y produire de paradoxe et l’Histoire ne peut diverger. Les historiens envoyés dans le passé sont les acteurs parmi d’autres de faits qui se sont produits, se produisent et se produiront. Ainsi, le hasard n’existe pas. L’enchaînement causal résulte d’innombrables actions ou d’inactions, de paroles ou de non-dits. À chacun d’y avoir sa part. Ou pas.

Avec All Clear, Connie Willis achève le diptyque « Blitz » sur une touche optimiste. Certes, une cure d’amaigrissement n’aurait pas été superflue, mais cette critique apparaît bien piètre au regard du plaisir de lecture.

Cru

Cherchant trop vite à saisir l’ensemble de la couverture, l’œil s’accroche aux détails, à un mouvement connu, au rythme d’un contraste ; abstraite au premier regard, on la sent pourtant figurative : ce livre ne sera pas de ceux qui s’offrent sans ambiguïté, il exigera que le lecteur s’engage sur des chemins incertains, s’ouvre à des mondes qui ne sont peut-être pas les siens…

Stéphane Perger, aux pinceaux, n’a pas menti : bienvenue dans l’univers de luvan. Les récits de Cru ne se saisissent pas d’un coup d’œil ou en quelques pages, mais se construisent par accrétion de scènes brèves, portées par l’urgence de dire, de ressentir et faire ressentir, sans s’embarrasser de concessions. Chacune des nouvelles de luvan est un patchwork d’impressions et de sensations fugaces, qui assaillent le lecteur et le submergent sans lui laisser de prise, le bousculant jusqu’à l’évidence, au point où la vue d’ensemble, brusquement, fait sens.

En chemin émergent çà et là des motifs récurrents : les contrastes, violents ; la musique — ou le son, omniprésent ; la solitude au regard de l’humanité ou de la nature, l’une comme l’autre inconnaissables ; la braise d’une cigarette… autant de repères qui rythment les nouvelles comme le recueil, et offrent un ancrage bienvenu. Car la réalité « tangible », consensuelle, toute en mouvements esquissés, en allusions ouatées, ne semble qu’effleurer ces filles au bord du gouffre, qui ne savent plus notre univers : qu’elles sillonnent l’Afrique ou le Grand Nord, la haute mer ou les rues de Paris, toutes, déjà, vivent dans leurs propres contes — cruels. Toutes s’y perdront, qu’ils soient inédits, nourris aux quatre coins du monde, ou mieux balisés, presque familiers : il y a des vampires chez luvan, il y a des fées, des créatures rôdant dans le noir ; il y a des loups.

Mais le fantastique, toujours, naît là où on ne l’attend pas : dans les failles et les déchirures ouvertes par une prose souvent lapidaire, allusive ou anguleuse, essentielle. Luvan craint-elle que sa plume ne puisse témoigner de la profondeur des brisures intimes, pour lui imposer ce style heurté, parsemé d’écueils qui déchirent ses personnages et nos certitudes ?

Il y a là des textes marquants. D’autres, peut-être, échouent. Mais qu’importe ? Dans un cas comme dans l’autre, il faut s’attarder, relire, savourer ces instants glaçants qui surgissent au détour de chaque page, quand la langue se fait charme ou maléfice, quand l’intime confine à l’universel.

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