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Les critiques de Bifrost

Le Fleuve des dieux

Le Fleuve des dieux

Ian MCDONALD
DENOËL
624pp - 29,00 €

Bifrost n° 60

Critique parue en octobre 2010 dans Bifrost n° 60

2047, dans une Inde démembrée, la société multiculturelle où la misère côtoie la technologie de pointe dessine l’image d’un futur aux tensions toujours plus vives, entraînant d’importantes mutations sociales, principalement autour de quatre axes :

• les conflits résultant du changement climatique, principalement du manque d’eau, qui pousse par exemple les Bengalis à ramener dans le Gange asséché d’énormes icebergs dont la fonte sur place est censée réactiver la mousson ;

• les conséquences de la crise énergétique qui voient se multiplier les phut-phut et les voitures à alcool, tandis qu’une importante société, Ray Power, aux recherches financées en sous-main par la mystérieuse Odeco, serait sur le point de trouver la solution ;

• les dérives liées aux manipulations génétiques, avec les trafics d’organes pour le commerce des cellules souches embryonnaires, qui voient se multiplier les individus génétiquement modifiés, serveurs à quatre bras mais aussi les Dorés, brahmanes chefs de gang au métabolisme ralenti, adultes dans un corps d’enfant et dont le visage inquiète, neutres qui ont remodelé chirurgicalement leur corps mais aussi leur cerveau pour n’appartenir à aucun des deux sexes : leur plastique androgyne éveille des désirs mais suscite aussi de violents rejets par ceux qui n’y voient que perversion ;

• les problèmes découlant des technologies numériques, essentiellement la percée des Intelligences artificielles, qui peuvent entrer en révolte (la scène d’ouverture de machines-outils devenues meurtrières car contrôlées par l’une d’elles est exemplaire) mais ont aussi accès à la célébrité : celles qui jouent le rôle de personnages dans les interminables soaps télévisés comme Town and Country sont aussi célèbres que les vraies stars et se font interviewer en réalité virtuelle. En principe, les aeais ne peuvent dépasser 2,5 selon la loi de Hamilton (2,75 au Bhârat). Mais s’il existe désormais un Ministère du Foyer de compassion Mahâvûra pour la Vie artificielle, le monde redoute le développement, dans une « serre de Darwin », d’une aeai de troisième génération, si supérieure à l’homme qu’elle signifierait la disparition de celui-ci. Les technologies numériques favorisent aussi un projet comme Alterre, où des millions d’ordinateurs individuels interconnectés développent une planète numérique qui évolue en accéléré et voit apparaître et disparaître des espèces improbables aux capacités inédites, créatures virtuelles que des chercheurs étudient.

Neuf destins en apparence distincts forment le kaléidoscope de ce futur, lesquels finissent par se croiser pour former une seule fresque saisissante : Shiv, trafiquant d’ovaires, petite frappe sans grande envergure, est obligé de composer avec des brahmanes ; Tal, neutre, décorateur sur un soap, qui souffre d’être rejeté ; Pârvati, belle femme de province, qui a réussi à épouser un membre de sa caste mais ne parvient pas à s’intégrer dans la société où évolue son mari, faute d’en avoir le niveau : à la honte s’ajoute l’ennui de la réclusion dans laquelle il la tient ; Nanda, son mari, un Krishna incorruptible, qui « excommunie » les Intelligences Artificielles révoltées et traque les aeai illégales ; Nadja Askarzadah, jeune journaliste d’origine afghane en quête de scoop ; Lisa Durnau, chercheuse responsable de Alterre, et Thomas Lull, son concepteur, un coureur qui a tout lâché suite à des déconvenues personnelles et vit sur une péniche ; Vishram, le plus jeune des trois frères Ray, de la Ray Power, pour lesquels le père délaisse son empire, et qui vient de commencer en Angleterre une carrière de comique.

Le récit démêle subtilement les intrigues croisées de cet écheveau qui repose sur des manipulations à divers niveaux : une guerre est sur le point de se déclencher entre l’Awadh, qui a érigé un barrage sur le Gange, privant d’eau le Bhârat, menace accentuée par le fait que la première ministre, Sajida Rânâ, veut éviter de se laisser déborder par son concurrent politique, le fondamentaliste Jîvanjî, que nul n’a jamais rencontré mais dont le discours belliqueux est largement relayé par ses adeptes. Shahîn Badûr Khan, le conseiller musulman de Sajida Rânâ, en préconisant l’évitement, déplaît aussi bien aux membres du gouvernement résolus au conflit qu’aux adversaires politiques qui cherchent à le faire tomber. Tandis que Mr Nanda, tentant d’oublier ses problèmes conjugaux, est sur la piste de trafiquants d’aeais illégales qui menacent la sécurité de l’humanité en-tière, Lisa Durnau est convoquée à bord de l’ISS (le seul point litigieux de ce récit, sachant qu’il a été décidé de prolonger son existence de 2020 à 2025) pour être chargée d’une mission touchant à la possible découverte d’un artefact extraterrestre : retrouver quelque part en Inde Thomas Lull, ainsi qu’une mystérieuse jeune fille, Aj, que ce dernier a recueillie et qui a non seulement le pouvoir de contrôler par la pensée les redoutables robots de combat mais aussi celui d’identifier les gens et leurs parcours après un simple contact visuel. Quant à Vishram, il tente de mettre à l’abri la société familiale, et surtout l’accélérateur de particules qui a peut-être permis d’accéder à d’autres mondes…

D’autres personnages, nombreux, croisent la route de ceux-ci. Le roman n’est pas, au départ, d’une lecture aisée, l’auteur ayant pris le parti de ne pas traduire les principaux termes indiens utilisés — ce qui contribue fortement au dépaysement —, ni de les inclure tous dans le lexique en fin de volume. Le grand nombre de personnages, parfois désignés par leurs titres, ajoute encore à ce foisonnement qui donne un sentiment de profusion et de grouillement, à l’image de la société dépeinte. D’emblée, ce qui frappe, c’est l’absence presque totale de discours alarmiste : les personnages se débattent dans un univers qui est le leur et avec lequel ils composent au quotidien. De même, l’attitude face aux Intelligences Artificielles est aux antipodes du rejet total : elles s’insèrent progressivement dans le paysage, sans provoquer de craintes excessives ; paradoxalement, les neutres sont davantage maltraités. Il n’y a plus de projection dans le futur, d’appréhension sociologique ou philosophique de celui-ci, seulement un présent qui s’étire au jour le jour, des situations contre lesquelles on se révolte quand elles oppressent trop.

D’un point de vue narratif, les pistes sont suffisamment nombreuses pour maintenir un suspense constant. On ne peut qu’admirer la maîtrise dans la construction du roman, qui culmine en un final éblouissant, s’achevant sur une boucle quantique mais aussi métaphysique en phase avec la spiritualité et la philosophie hindoue qui baigne ce récit.

Ian McDonald, qui n’a cessé d’expatrier ses intrigues à travers le monde (Mexique, Brésil, Afrique) pour se démarquer de l’étroite vision occidentale, signe là une œuvre majeure, peut-être même son grand œuvre, rien moins qu’un monument de la S-F impressionnant par le nombre de thèmes brassés et par son ampleur de vue — un livre incontournable.

Claude ECKEN

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