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L'Alphabet des créateurs - Terra Ignota 4

Ada Palmer est sur le point de clore, en France, la série «Terra Ignota ». Le premier tome de ce récit hors norme, Trop semblable à l’éclair, paru outre-Atlantique en 2017, fut découvert par le public français en 2019 (cf. Bifrost n° 96). L’autrice effleurait alors du bout du doigt, avec lui, le prix Hugo du meilleur roman. Trois ans et quatre volumes plus tard, toujours porté par le travail impeccable de Michelle Charrier, l’Hexagone n’a pas tout à fait fini d’entendre parler d’elle, et pour cause : Le Bélial’ délivre la première partie de l’ultime tome de la série, la seconde étant attendue en octobre 2022.

Le troisième volet, La Volonté de se battre (cf. critique in Bifrost n° 102), laissait un monde sur le point de connaître une nouvelle guerre à l’échelle du monde après une période de paix longue de plusieurs siècles, et un chroniqueur aussi usé qu’instable. Cette quasi-utopie semblait alors se résigner tout entière à traverser l’épreuve à laquelle la livrait son autrice, inspirée par Thomas Hobbes et son Léviathan. Ce dernier volume s’ouvre donc bel et bien sur la guerre, exposant longuement, sous la plume du neuvième Anonyme, les mille et une facettes du conflit. Attestant du goût de l’historienne pour l’expérimentation, le récit tire toutes les conséquences du décor installé dans les volumes précédents. La cohérence est là.

Le travail d’écriture témoigne toujours de la volonté d’Ada Palmer de lier étroitement la narration et les évènements. Là où Mycroft Canner se livrait à un récit personnel, presque intime, le neuvième Anonyme prend le relais d’une chronique dont la rédaction est importante, certes, mais pas prioritaire. Il écrit donc quand il peut, comme il peut, pressé par l’urgence ou interrompu par le danger. Le changement de style, saccadé et bien plus pragmatique, moins inspiré que celui de son narrateur originel, s’en ressent. Un choix à double tranchant : adroit parce qu’il épouse parfaitement les nécessités de l’intrigue, déstabilisant parce qu’il livre le lecteur à une retranscription des évènements pouvant apparaitre fastidieuse par moments. La reprise de son récit par Mycroft opère une digression pouvant renforcer le sentiment qu’Ada Palmer expose de trop nombreux éléments épars, qu’elle tergiverse.

La construction, bien que moins digeste, demeure pourtant d’une logique implacable : il est indispensable que le lecteur ne sache plus à quel saint se vouer, pas même à l’Utopie, aux intentions de plus en plus ambivalentes. Ainsi l’autrice entretient-elle soigneusement l’incertitude tout en portant la tension à un point culminant… sur lequel s’achève cette première partie. L’absence de résolution est d’autant plus cruelle que l’ensemble du livre, dans l’effort d’assimilation d’information qu’il demande au lecteur, tend à l’évidence vers elle. Le choix éditorial de départ se fait donc, chez les lecteurs cantonnés au français, au risque d’un essoufflement du sense of wonder qui a fait les beaux jours de la série. Rappelons cependant que de nombreux éléments plaident en faveur d’une conclusion à la hauteur du chemin parcouru et gageons que l’architecte qu’est Ada Palmer n’aura rien laissé au hasard.

Valide

Publié en janvier 2022 par les éditions Philippe Rey, Valide de Chris Bergeron est paru initialement en mars 2021 aux éditions québécoises XYZ. Une double publication qui ajoute une dimension supplémentaire à ce « roman autobiographique de science-fiction », comme l’indique le sous-titre, mettant en scène le personnage de Chris, ayant également grandi entre France et au Québec.

Valide se situe dans un futur proche, au sein d’une ville de Montréal régie par une IA, David, entité supposément bienveillante envers ses citoyens et dont Christelle a participé à l’élaboration.

Lors du tout premier échange entre ces deux protagonistes, elle assène à l’IA cette déclaration : « Nous sommes des fictions qui ne sont pas écrites de notre main », une clé de lecture en forme de réappropriation. Tout au long du roman, Christelle aura pour objectif de faire entendre à David sa vérité, son identité de femme trans – identité tenue cachée durant six années sous contrôle de cette figure patriarcale et intrusive.

C’est bien là où le sous-titre programmatique du roman prend son ampleur : l’autrice utilise l’outil science-fictif pour nous conter son vécu de femme trans, entre famille de sang et famille choisie, ponctué de remises en question, d’apprentissages doux-amers et d’une sororité aimante, puis d’un retour douloureux au placard d’une société standardisée.

L’utilisation du récit de soi est habile. Entrecoupé par les nombreux refus ou bugs de l’IA, il met habilement en perspective la voix de Christelle et la force de son histoire face au programme de David, extrapolation notable des normes sociales d’identité et de genre, refusant et dénonçant toute autre perspective. Au fur et à mesure de la confession (hors ligne) de Christelle se dessine une affirmation de soi et une quête de liberté qui s’organise à un niveau individuel, mais aussi collectivement et illégalement, au sein de ce système oppressif. En s’emparant de thèmes d’anticipation (société parfaite en vase clos, extrapolation des normes sanitaires pandémiques sur tous les hivers, isolement des individus, dissidence organisée et éparse…), le récit nous renvoie un reflet déformant d’une réalité contemporaine encore fortement assignée à des normes sociétales.

Certes, Valide comporte quelques travers de premiers romans sur une anticipation imprégnée du printemps 2020… mais c’est bien peu de chose face aux moments forts (notamment le manifeste repris en quatrième de couverture canadienne) dont le souffle et l’aspect biographique nous sont exposés avec un mélange de rage et de pudeur, sans omettre les joies ou les violences… et amène le récit à la révolution espérée par Christelle dès les premières pages.

Une suite est en cours et on retrouvera avec plaisir la plume de Chris Bergeron, de quelque côté de l’Atlantique que ce soit !

Demain le silence

La collection « Dyschroniques » du Passager Clandestin continue de remettre en avant des nouvelles de grandes plumes – parfois injustement oubliées — de la science-fiction, afin d’apporter un regard passé sur le futur… ou plus certainement notre présent. Une qualité certaine de la présente publication est ainsi de permettre une première approche de l’intelligence des textes de Kate Wilhelm, autrice méconnue du matrimoine science-fictionnel, qui a su dépeindre dans ses textes des situations et considérations humaines, environnementales et philosophiques, sans jamais asséner.

Ainsi, dans Demain le silence mène-t-elle sa courte intrigue d’une plume efficace : un couple de scientifiques, dont l’équipe est propulsée dans le futur en quête de matières premières à exploiter, est confrontée à une nature sauvage extrêmement silencieuse et pour cause : seules persistent la flore et les champignons. Inquiète du silence régnant dans ces bois – décrits avec un détail synesthésique –, Jan souhaite restreindre le plus possible le temps passé dans les bois, là où son compagnon Loris s’en extasie et cherche un moyen d’y fuir leur vie bien cadrée, dans un présent où les arbres, entre autres, ont quasi disparu. Texte très court et saisissant, il n’échappe néanmoins pas à un retournement narratif qui, en 2022, pourrait passer pour simpliste.

Demain le silence peut toutefois constituer une première approche de l’autrice, approche d’autant plus facilitée par le corpus de postface amenant un contexte aussi bien littéraire que théorique autour des thématiques abordées par cette courte nouvelle (une quarantaine de pages) qui encourage à aller plus loin… et peut-être découvrir son seul roman encore disponible en poche : Hier, les oiseaux (dont on vous laissera apprécier la couverture au Livre de Poche…) et récompensé par le prix Hugo en 1976. À lire pour (re)découvrir Kate Wilhelm, donc !

Récursion

2018. Barry Sutton, membre de la police new-yorkaise, fait la connaissance d’Ann Voss Peters en haut d’un immeuble alors qu’elle s’apprête à se suicider. Pourquoi ? Alors qu’elle est célibataire, Ann s’est remémorée les souvenirs d’une vie qu’elle dit ne pas avoir vécue : un mari – dont l’ex-femme s’est suicidée en haut du même immeuble – et un enfant. Incapable de vivre avec ces souvenirs qui lui semblent on ne peut plus réels, Ann saute malgré les efforts de Barry. Aucun doute possible, il vient d’être confronté à un cas de SFS (Syndrome des Faux Souvenirs), mais son enquête soulève une incohérence : le présumé mari d’Ann existe bel et bien, et sa femme – et non son ex-femme – est elle aussi bien vivante, même si elle a en effet attenté à ses jours. Son enquête mène Barry dans un immeuble où il se retrouve prisonnier et sujet d’une expérience plutôt traumatisante. Son tortionnaire le contraint à se rappeler le pire souvenir de sa vie : le jour où sa fille est morte, renversée par une voiture…

2007. Helena Smith, neurologue travaillant sur la mémoire, tente de trouver le moyen de récupérer les souvenirs des êtres humains dans le but de lutter contre la maladie d’Alzheimer. Alors que le financement de son étude touche à sa fin, Marcus Slade, un richissime philanthrope, la recrute pour poursuivre ses recherches dans son labo privé. Helena réalise le projet de toute une vie en créant un fauteuil capable de cataloguer les souvenirs et de revenir dans le passé, mais elle comprend trop tard que l’outil qu’elle vient d’inventer n’est pas à mettre entre toutes les mains, et certainement pas celles de Slade…

Et si vous aviez la possibilité de faire autrement ? de revivre une vie dans laquelle votre fille ne meurt pas ? Si vous aviez le moyen d’empêcher un crime en revenant dans le passé ? Voilà qui vous rappelle certainement quelque chose… Blake Crouch reste dans sa zone de confort avec ce deuxième roman paru chez « Nouveaux millénaires », et on pourrait se contenter de copier la conclusion de Xavier Mauméjean au sujet de Dark Matter : « […] une lecture plaisante, sans commune mesure avec les chefs-d’œuvre de la tradition, mais qui garantit tout de même un bon divertissement. » (in Bifrost n° 87) Crouch reprend les mêmes ingrédients, joue sans originalité avec les tropes du genre tout en s’appuyant sur une construction narrative dynamique qui alterne entre le point de vue de Barry et celui d’Helena, chacun vivant dans sa ligne temporelle jusqu’à ce qu’ils se retrouvent pour lutter contre le mal. Le début est agaçant, car on voit poindre de page en page les événements, les recherches de Barry vont trop vite, et on s’énerve de le voir enquêter sur un suicide bizarre sous prétexte qu’il aime les énigmes… mais il y a dans l’écriture de Crouch une efficacité qui fait tourner les pages. Et la déception de laisser place à l’assiduité, car l’intrigue fonctionne malgré tout – et la complexité du scénario mérite concentration. On se prend d’amitié pour ces personnages emprisonnés dans la tourmente de leurs vies et des lignes temporelles qu’ils n’arrivent plus à contrôler, portés par l’espoir vain de réussir à mettre un bâton dans la roue du temps et sauver le monde de la folie et de la destruction. Avant le retour de l’ennui porté par des héros qui lassent à force d’échouer ; on lit en diagonale les ultimes chapitres menant vers une fin attendue mais correcte. Si on veut.

Les Temps ultramodernes

Pour un auteur de science-fiction, ne pas se contenter d’introduire un novum, mais en analyser l’ensemble des conséquences, en pleine conscience de tout ce qu’il sait du monde qu’il a créé, revient à jouer au tennis avec le filet relevé – et le spectacle n’en est que plus intéressant, assurait Gregory Benford.

C’est bien le jeu que propose, pour notre plus grand plaisir, le dernier roman de Laurent Genefort, Les Temps ultramodernes. Sans qu’il s’agisse véritablement de hard SF – encore que – il y explore aussi rigoureusement que possible, tous filets relevés, les conséquences sociologiques, économiques, politiques, psychologiques, linguistiques (j’en oublie sans doute) d’une jolie hypothèse littéraro-physique d’amoureux de la science-fiction : non seulement la cavorite chère à H.G. Wells, l’étonnant matériau anti-gravifique qui avait permis le voyage de Les Premiers hommes dans la Lune (1901), existe bel et bien, mais, une trentaine d’années après la profonde révolution industrielle induite par sa découverte, on a pris conscience du fait que sa demi-vie n’était, justement, que d’une paire de décennies…

Les lecteurs de Bifrost ont déjà eu l’occasion de découvrir cet univers dans les pages du n° 105, avec la nouvelle « Cavorite ». Les plus chanceux d’entre eux se seront peut-être aussi procuré L’Abrégé de cavorologie, dans lequel l’auteur file en quelque détail l’analogie entre sa « cavoradiance », l’émission de « rayons kappa » antigravitatifs, et la radioactivité.

Genefort imagine mille et une applications aussi anecdotiques que facétieuses de la cavorite, du coureur du Tour de France trafiquant son vélo au bouton allégeant les cabas au retour des courses. Mais son effet le plus marquant est d’avoir rendu les planètes accessibles, à bord de vastes paquebots spatiaux…

Mars est habitable, et largement colonisée, pour la plus grande gloire de l’Empire Français. Mais c’est une colonie terne et triste. Bien que libérée de la pesanteur par la cavorite, la France et l’Europe des années 1920 réinventées par Laurent Genefort restent celles des Années Folles, scintillantes, libérées et créatives pour quelques privilégiés désabusés, mais aussi, et surtout, travaillées par tout le tragique des premières décennies du XXe siècle, entre guerres, colonialisme raciste, sexisme, crise économique et lutte des classes…

Avec Les Temps ultramodernes, l’auteur de Lum’en nous offre une uchronie ambitieuse et percutante, comme on n’en avait plus vu depuis le Rêves de gloire de Roland C. Wagner. Genefort a fait ses devoirs et réussit non seulement à camper des personnages – commissaires, instituteurs, artistes, anarchistes, journalistes – bien dans l’air du temps, quelque part entre Le Formidable événement d’un Maurice Leblanc, Les Thibault de Roger Martin du Gard et les Brigades du Tigre, mais également à capter la musicalité des mentalités, des discours et des raisonnements de l’époque. Toutefois, si cela fonctionne remarquablement pour les pires salauds – combien d’auteurs sont-ils capables de nous laisser entrevoir la bonne conscience d’un docteur Mengele à la petite semaine ? –, on peine à s’attacher à la poignée de personnages de point de vue (plutôt) positifs de ce roman choral, qui tendent à s’adapter un peu trop facilement et rapidement aux traumatismes qu’ils subissent.

Mais qu’importent les bémols ? Souffle, ambition, acuité : on en redemande !

Rythme de guerre - Les Archives de Roshar 4

De ce côté-ci de l’Atlantique, on perçoit peut-être plus difficilement la stature de Brandon Sanderson. En mars 2022, ce stakhanoviste de l’écriture a annoncé, dans une vidéo publiée sur YouTube, avoir profité de ces deux années de misère covidesque et du temps gagné par l’absence de déplacements professionnels pour écrire – en toute discrétion – non pas un, non pas deux, mais cinq romans. Et quand on sait la taille habituelle des romans de Sanderson, il ne s’agit pas exactement de novellas. À la suite de cette vidéo, ce petit cachottier de Brandon a lancé une campagne de financement participatif sur Kickstarter, pour la publication de ces cinq romans. Campagne qui a explosé tous les records, avec plus de 40 millions de dollars récoltés.

Trois des romans que les heureux souscripteurs recevront s’inscrivent dans son univers du Cosmère, à l’instar d’Elantris, de Warbreaker et de « Fils-des-Brumes ». Du Cosmère toutefois, les « Archives de Roshar » constituent l’épine dorsale, et avec Rythme de guerre, Brandon Sanderson déploie le quatrième volet de cette épopée entamée voici dix ans par La Voie des rois. Ce cycle étant envisagé par son auteur en deux parties de cinq volumes, on approche donc logiquement de la fin de la première moitié.

Le décor en est Roshar, planète rocailleuse balayée par les vents, peuplée d’humains et d’une race humanoïde autochtone, les parshendis. Quand débute Rythme de guerre, un an s’est écoulé depuis les événements de Justicière (cf. Bifrost n° 96) et une coalition incertaine de royaumes humains s’est embourbée dans un conflit contre des parshendis d’un genre spécial, les Fusionnés. Cette guerre n’est toutefois que l’écho de conflits entre des créatures d’ordre divin, dont l’une est morte (même si le cadavre bouge encore). Pour les protagonistes, l’un des enjeux est la défense de la gigantesque tour d’Urithiru, cruciale à plusieurs titres ; un autre est la compréhension fine de la magie qui imprègne ce monde ; un dernier est une tentative d’alliance avec les sprènes, ces créatures résidant sur un autre plan d’existence. Cela, sans omettre d’autres enjeux, plus vastes encore et impliquant le devenir de Roshar…

À la différence de J.R.R. Tolkien ou George R.R. Martin, entre autres créateurs d’univers et références de la fantasy, Brandon Sanderson écrit beaucoup. Vraiment beaucoup, et peut-être trop. Chaque tome des « Archives de Roshar » est plus long que le précédent, et avec Rythme de guerre, cette prolixité se mue en défaut : le roman s’avère hélas interminable et assez décousu. On aimerait être aussi enthousiaste que pour Justicière. Las, action et révélation y sont distillées au compte-goutte, tandis que les protagonistes s’agitent, sans que cela suscite ici beaucoup d’émotion. Plutôt de l’ennui, en fait. Si l’on retrouve sensiblement la même galerie de personnages que les volumes précédents, l’auteur prend soin ici d’en développer de nouveaux, notamment du côté parshendi, afin de détailler davantage leur culture et leur mode de pensée différent. La toute dernière partie du roman voit toutefois l’intérêt poindre de nouveau, et laisse augurer retournements de situation et tristes surprises pour nos héros. Réponse fin 2023, avec le tome suivant…

Archéologies du futur

Le nom de Fredric Jameson évoquera peut-être quelque écho chez l’amateur éclairé de science-fiction : cet essayiste et théoricien politique marxiste américain, qui a été notamment le maître de thèse de l?écrivain mis à l’honneur dans le présent Bifrost, Kim Stanley Robinson, s’est spécialisé dans l’étude du (post)modernisme et des courants culturels contemporains… dont la science-fiction. Archéologies du futur, paru en France en deux tomes en 2007 et 2008, a bénéficié cet automne d’une réédition bienvenue en un fort volume.

La première partie, « Le désir nommé utopie », questionne l’invention de Thomas More. Quelle place pour l’utopie au sein de la science-fiction ? Entre les thèmes ouvertement utopiques et ce que Jameson nomme l’élan utopique, il y a un monde (ou plusieurs). Parfois ardemment désirée, parfois réduite au mieux à de douces rêveries irréalisables, au pire à l’antichambre du totalitarisme, l’utopie n’a jamais laissé indifférent, et imprègne les mauvais genres qui nous sont chers. Fredric Jameson en retrace l’histoire, convoquant entre autres auteurs Fourier, William Morris, Stanislas Lem, Ursula K. Le Guin ou Samuel R. Delany, et s’interroge : « Ne peut-on pas même envisager un degré zéro de l’utopie, une utopie réduite à un contenu incontestablement valide pour toutes les sociétés ? » Cette première partie est rien de moins qu’imposante et touffue. Docte dans le ton (ou bien excessivement touffue, c’est très possible aussi), cette première partie nécessite d’une part une connaissance préalable des œuvres abordées – Jameson n’en fournit les résumés que rarement – et d’autre part un cerveau bien accroché, pour suivre les réflexions de son auteur au fil des treize chapitres. Stimulant intellectuellement, le jeu en vaut toutefois la chandelle.

La seconde partie, « Aux confins de la pensée », consiste en une série d’articles indépendants écrits au fil des décennies, et abordant plus spécifiquement certains aspects d’auteurs d’Imaginaire : la lutte des classes au travers de l’allongement de la durée de vie chez Heinlein, les implications du voyage spatial dans Croisière sans escale d’Aldiss, ou encore l’utopie martienne de Kim Stanley Robinson… Pas moins intéressants et fouillés que la première partie, ces articles ont le mérite de ne pas mettre autant en surchauffe le cerveau du lecteur.

Au rang des regrets : une mise à jour des références bibliographiques, à l’occasion de cette réédition, aurait été bienvenue, bon nombre de romans cités ayant été traduits depuis la prime traduction de cet essai. Reste un ouvrage ardu quoique passionnant, se prêtant volontiers à la relecture, et que l’on conseillera essentiellement aux passionnés et érudits du champ SF.

Spam

Dix ans. Dix ans déjà que Jacques Mucchielli nous a quittés. Trop tôt, beaucoup trop tôt (il avait 34 ans). Laissant derrière lui un roman fantastique, Sur le fleuve, et de nombreuses nouvelles, dont bien entendu celles qui constituent le corpus de « Yirminadingrad » (du nom de cette ville imaginaire située en Europe de l’est, au bord de la Mer Noire), pur chef-d’œuvre convoquant un peu tous les genres, de la science-fiction au polar en passant par la littérature sociale et politique. Le tout coécrit avec Léo Henry, son compère de toujours, qui est à la baguette de cet élégant recueil publié par la micro-structure des Règles de la Nuit, située à Strasbourg, et bénéficiant d’une préface de Maheva Stephan-Bugni, sous forme d’émouvante nouvelle/portrait qui, l’espace d’un instant, nous donne à partager quelques moments (réels ? inventés ?) de la vie de Jacques. Les textes, brièvement présentés par Léo Henry, sont pour partie inédits. Mucchielli s’y met du reste en scène, en compagnie de Henry, dans le très second degré et fort jouissif « Journal anticipé d’un écrivain mythomane », décrivant leur parcours parallèle vers la célébrité et la réussite sociale, et la jalousie qui en découle forcément. Une satire grinçante qui tranche nettement avec le ton beaucoup plus dramatique des autres textes. Car, dans « Spam », le marketing est devenu viral, il est injecté dans le sang via des moustiques transgéniques – et encore, on ne parle là que d’applications civiles… « Shrapnel memento » traite aussi de la guerre, au travers d’un récit déconstruit qui glace le sang. « Le Sixième sens » convoque une figure classique du fantastique, pour mieux la projeter dans un univers moderne… Enfin, Paris est le personnage principal de deux textes: « Il est cinq heures… », à la structure étonnante, et « Ce qu’ils savent de Paris », à l’atmosphère ténébreuse… On retrouve dans ces différents textes ce qui fait la force de Yirminadingrad : une narration au plus près de l’humain, des petits bouts de vie, à la fois insignifiants et primordiaux, une vision de la détresse sans misérabilisme et avec une force impressionnante. Le matériau humain est travaillé à la manière d’un sculpteur qui y projetterait toute sa volonté créatrice, comme l’est la langue, splendide, puissante, envoûtante… L’auteur n’oublie pas de se lancer aussi quelques défis oulipiens, comme la construction de certains textes, ou « L’Or des fées », qui mélange allègrement les genres. On y trouve aussi un très beau texte du corpus de « Yirminadingrad », un splendide hommage au Ballard de Vermilion Sands, paru dans les pages de Bifrost, et un commencement de roman fantastique et anorexique, illustré par Caroline Vaillant, qui partageait l’existence de l’écrivain, et à la mise en page étonnante. Signalons pour finir que la couverture de ce livre est signée Stéphane Perger, qui fut également co-auteur pour « Yirminadingrad », puisque pour le dernier tome de la série, Adar, ses illustrations ont inspiré d’autres écrivains afin qu’ils racontent leur vision de la ville, et l’on comprendra que ce recueil est définitivement une affaire de famille, celle qui, dix ans après, n’a toujours pas su se consoler de la disparition prématurée de cette voix tellement attachante qu’était Jacques Mucchielli. On espère que cette famille se découvrira de nouveaux membres à la lecture de Spam.

L'Excuse

La ville de Krasnoïarsk est brutalement frappée par une tempête d’une force telle qu’elle réduit en ruines tout le quartier où réside Vassili. Celui-ci, après avoir mis en sécurité sa femme et son fils, décide d’aller chercher ses filles, des jumelles, que sa femme et lui avait confiées à leurs grands-parents. Mais arrivé sur place, la maison est vide, Vassili se blesse et devient la proie de visions de plus en plus étonnantes, dans lesquelles il a du mal à distinguer le réel du fantasmé, et où il croise deux hommes, Sergueï et Sacha, qui semblent autant s’opposer que se compléter… Tout en tentant de démêler le faux du vrai, notre protagoniste se verra confronté à ses propres souvenirs et son histoire personnelle dramatique. Roman déroutant, parfois foutraque, L’Excuse, pourtant signé d’un auteur français d’origine portugaise qui avait déjà publié chez Rivages deux ouvrages au titre énigmatique (F et S), brosse le tableau d’une Russie de la fin du XXe siècle, en empruntant à la littérature de ce pays un certain nombre de ses figures, comme la fratrie déjà mentionnée, et aussi le docteur Kotov, psychiatre, qui s’occupe de Vassili. Celui-ci a en effet vécu un événement traumatique, et Kotov, personnage inquiétant dont les méthodes sont tout sauf académiques (rituels chamaniques, psychotropes, cartomancie, voire trépanations…), tente de l’en sortir. L’ambiance du roman s’en ressent, très sombre, étouffante, entre faute originelle et manipulations mentales ; Seabra alterne et enchâsse les lignes de narration, les époques, plongeant son lecteur dans un labyrinthe déroutant au bout duquel la sortie ressemble à la folie de ses protagonistes. Le tout dans un style extrêmement riche, parfois trop, au risque de laisser le lecteur de côté, sachant que de pénétrer à nouveau dans le roman n’est pas chose aisée… Bref, lecture attentive obligatoire, sous peine de trouver tout cela hermétique. Ceux qui sauront faire preuve d’abnégation apprécieront toutefois la forte originalité de ce texte.

Subtil béton

Subtil béton , c’est avant tout une aventure humaine, et la formule n’est pas ici galvaudée : fruit d’un travail d’écriture collective entamé en 2007, c’est près de soixante-dix personnes qui, de près ou de loin, dans l’écriture ou la logistique, furent impliquées dans ce projet. Quinze ans plus tard, la publication de ce livre en est un (premier ?) aboutissement.

L’élégante couverture reprend des motifs de la carte « type IGN », incluse dans la troisième de couverture, et qui promet à elle seule de longs moments d’observation, de déambulation, de découvertes, jusqu’à se perdre dans son urbanisme tentaculaire.

Dans une ville portuaire fictive de la façade Atlantique, au passé négrier, des mois de troubles durant l’année 2037 aboutissent à une insurrection. La riposte du pouvoir sera brutale et sanglante, puis sournoise et diffuse, sans jamais se départir totalement d’une violence frontale… Mais alors, une énième dystopie sur la société du contrôle ? Assurément, mais bien davantage aussi. Car un souffle novateur est porté par cette expérience totale.

Chroniques de l’après-écrasement – pour preuve, l’insurrection est traitée en une trentaine de pages –, de la mise en place de stratégies de survie, l’une des problématiques déployées par les Aggloméré·e·s est celle de l’amitié politique, évoquée dès les premiers chapitres. De discussions interminables en débats frustrants, c’est toute la fragilité de l’organisation collective qui est décrite. Ce qui la rend aussi belle et nécessaire.

Par sa vision d’un futur proche et totalitaire, comme dans son côté choral, Subtil béton fait immanquablement penser aux Furtifs d’Alain Damasio (cf. Bifrost 95), mais en plus fin politiquement, en plus ciselé dans la polyphonie (polyphrénie, dirait Damasio), bref, en plus… subtil !

Vous remarquerez peut-être un changement de « plume » lors du passage d’un personnage à une autre. Auquel cas, vous aurez été piégé par vos projections, car l’aspect « collectif » de l’écriture fut total. Chaque page fut retravaillée des dizaines de fois, par un nombre littéralement incalculable de personnes. Au fil des parties, les chapitres passent d’individualisés (un prénom) à collectifs (plusieurs prénoms), pour finir par une anonymisation (plus de prénoms). Le fond et la forme en osmose, la construction du livre comme mise en œuvre du projet politique porté.

Au-delà de la carte, précédemment évoquée, un site internet permet de prolonger l’expérience, regorgeant d’anecdotes sur l’élaboration du livre et de ressources ayant servi à la nourrir. Le tout, tournant autour de l’écriture et de la lutte. Tel est en fin de compte l’objet de Subtil béton : l’écriture pour la lutte, et la lutte par l’écriture. La fusion de l’intime et du politique.

Un livre important, à partager pour en faire un support de lecture collective – quel plus bel hommage ?

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