Connexion

Actualités

Une Chasse dangereuse

Ces nouvelles écrites au cours de la deuxième moitié des années 1950, qui dépeignent des hommes simples et des êtres champêtres, évoquent parfois moins la SF de leur époque que certains auteurs mainstream des décennies précédentes — tout en touchant aux dimensions modernes de l'inconnu. Autres planètes (Une chasse dangereuse, Pour sauver la guerre, La planète aux pièges), autres temps (Projet Mastodonte), extraterrestres (Jardinage, Opération Putois), robots pensants (Plus besoin d'hommes) y fournissent le prétexte à broder sur le thème de la perte de l'innocence dans des textes métaphoriques, voire symboliques, qui illustrent l'attachement de l'auteur aux valeurs humanistes (ainsi que, bien souvent, sa désillusion devant leur mise en échec).

Une chasse dangereuse : Sur la planète agricole Layard, le brave colon Duncan saisit son fusil le jour où un animal redouté, le Cytha, s'attaque à ses cultures. L'instinct du chasseur s'empare bien vite de notre petit fermier quand il atteint une première fois la bête sans lui infliger de dommages. De quelle forme de vie s'agit-il donc ? Guidé par son « boy », un autochtone non-humain, Duncan se lance alors dans une longue course-poursuite aux parfums de Stevenson, Kipling et Hemingway mêlés, en méditant sur les particularités de Layard — où la différence sexuée n'a pas cours. Il découvre qu'une partie de la faune de la planète forme un « tout », que l'on ne peut dissocier sans qu'il revienne vous attaquer avec plus de force. Pris au piège dans une tempête, Duncan se tirera d'affaire en sauvant d'abord le Cytha, ce qui ouvrira la voie d'une coexistence pacifique — du moins tous deux le croient, car une chute en forme de retournement nous laisse comprendre à quel point le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Si, malgré les fausses pistes, on sent percer sous le récit de chasse à la bestiole extraterrestre une métaphore des soubresauts de la décolonisation européenne (présentés à travers le prisme d'un esprit pionnier fort américain), on ne saurait réduire l'intérêt de ce texte à son effet de miroir historique. C'est sans doute dans le titre original, Le monde impossible (The World That Couldn't Be), qu'il faut rechercher la morale de cette presque fable où le paternalisme des colons et l'irrespect envers l'équilibre des écosystèmes en prennent autant pour leur grade que la candeur finale du Cytha et de Duncan.

Par-delà les décodages possibles, une poésie brute et acide se dégage d'Une chasse dangereuse, qui en fait un véritable classique.

Avec Plus besoin d'hommes, on peut aussi filer allègrement la métaphore. Un matin, dans une société où la technologie n'induit que passivité et où l'on se distrait en montant tout en kit, le brave employé lambda qu'est Gordon reçoit par erreur un robot humanoïde à monter lui-même au lieu du chien mécanique qu'il avait commandé. Le robot bientôt en état de marche déclare s'appeler Albert et être doué d'instinct de « reproduction » : il entreprend de mettre au monde d'autres robots, théoriquement destinés à alléger les tâches humaines. Tout irait pour le mieux si la firme Bricolo ainsi que le fisc, alléché par ces nouveaux biens mobiliers, ne réclamaient leur dû. Il ne reste plus alors à Gordon qu'à ester en justice, aidé en cela par les robots qui ingurgitent en accéléré toute la jurisprudence pour revendiquer la reconnaissance de leur forme d'intelligence — avec succès. La passivité du début n'en sera que décuplée…

Là encore, les bonnes intentions égalitaristes débouchent sur un cauchemar potentiel. Au-delà de la quasi dystopie matriarcale suggérée par le titre français ou des similarités avec l'émancipation des esclaves noirs américains, Plus besoin d'hommes est aussi un pied de nez imparable à la notion de progrès et à la SF scientiste.

La planète aux pièges : « Et si l'oubli […] n'avait pas une cause psychique mais était le résultat de l'action de milliers et de milliers de pièges [à mémoire] disséminés dans toute la galaxie ? » Sur une planète quasi-déserte s'échoue un astronef humain dont l'équipage perd la mémoire peu à peu. D'autres navires, dont les restes jonchent le site, ne sont jamais parvenus à repartir. Des éclaireurs découvrent alors l'existence d'un « capteur de mémoire », sorte de gigantesque cerveau mi-mécanique, mi-organique, qui aspire toutes les connaissances à sa proximité dans un but inconnu. La fascination des scientifiques du bord pour ce dangereux piège mental ne sera pas le moindre des obstacles affrontés par le commandant Warren - — tandis que, dans un développement satirique, l'ivresse représentera la condition sine qua non de la survie. Un texte de facture classique, auquel on remarque toutefois un fonds qu'on qualifierait aujourd'hui de dickien.

Jardinage : Sur Terre, un homme solitaire se prend d'affection pour une plante extraterrestre sentiente débarquée dans son jardin et lui enseigne les us et coutumes des humains. Communiquant par empathie avec elle, il la sauve, puis en vient à comprendre que l'engrais qui fait pousser les plantes, c'est en réalité l'amour… Tout comme le Petit Prince, il remarquera bientôt, après le départ de la plante, que son rosier jaune qu'il croyait décati refleurit de plus belle. Cette nouvelle poignante — qu'on la lise au premier degré comme dans son sens figuré touchant à la relation amicale ou amoureuse — mérite elle aussi de figurer au rayon des petits bijoux classiques.

Dans Opération putois, on retrouve l'humour style pochade présent dans La planète aux pièges, ainsi que le personnage du brave gars dérangé dans sa quiétude campagnarde : en avance sur ses futurs homologues du Larzac, Asa guette les avions militaires assourdissants qui le survolent, bien décidé à les tirer comme des pigeons. Lorsqu'il se rend compte que l'un des sconses réfugiés sous sa maison n'est pas un putois comme un autre, il se prend d'affection pour lui. Et patatras, voilà-t-y pas que la drôle de créature lui répare son vieux tacot ! Le commandant de la base aérienne toute proche comprend bien vite l'intérêt stratégique de l'extraterrestre — car c'est de cela qu'il s'agit — au point d'engager nos deux amis.

Racontée à travers le point de vue limité du narrateur qu'est Asa, innocent pour lequel tout le monde l'est aussi, cette lutte du pot de terre contre le pot de fer se solde, une fois n'est pas coutume, par la victoire du premier.

Une chasse dangereuse contient également deux textes fort honnêtes, quoique moins remarquables que les cinq qui précèdent : Pour sauver la guerre et Projet Mastodonte. Il s'agit de variations pacifistes, la première sur le thème d'une Terre néo-féodale et décadente, la seconde sur celui du voyage dans le temps, publiées à la même période que les cinq autres. Au total, on peut estimer sans crainte de se tromper qu'il s'agit là d'un recueil de premier plan, tant par la diversité des univers science-fictifs abordés que par l'unité et l'universalité de sa thématique.

Dans le torrent des siècles

Tel Simak à l'aube de ce premier roman1, le protagoniste principal de Dans le torrent des siècles a un livre à écrire, mais au début du récit, le personnage ne le sait pas encore. Pour l'heure, en 6000 et quelque, Ash Sutton rentre à la base au bout de vingt ans d'absence, sur un astronef percé de partout, qui ne devrait pas voler, et dans un corps remanié, qu'il “retrouve” — tout comme le vieil hôtel où il aimait à séjourner. Le vieux robot de la famille, lassé de l'attendre, a décampé depuis belle lurette dans les astéroïdes, mais Adams, le patron de Sutton, est toujours là.

Si Ash découvre une Terre qui l'a érigé en héros après sa “disparition” dans l'impénétrable constellation du Cygne, la planète mère le dégoûte bien vite : l'assassinat institué y règne sous forme de duel ritualisé, on y traite les androïdes quasi-humains comme des esclaves et, au lieu de faire preuve d'humilité, l'homme se prend pour l'espèce élue qui doit civiliser par la violence un cosmos hostile. Or celui-ci est peuplé d'autres races plus évoluées ; Ash en sait quelque chose, puisqu'une de ces entités habite son esprit après l'avoir ressuscité sur Cygne 61 et doté d'un organisme “double” — qu'il peut déconnecter à l'envi.

Quand Ash comprend qu'un envoyé du futur a prévenu Adams de son arrivée et qu'on a découvert sur une lointaine planète, dans un vaisseau accidenté, la trace d'un livre dont lui-même est l'auteur, il se rend compte qu'il se retrouve malgré lui au centre d'une lutte entre factions rivales qui le prennent pour une sorte de Messie. Mais quel sera son message ? C'est ce qu'il lui reste à saisir. Et surtout, il lui faut se réapproprier son destin, car les exégètes futurs de sa pensée sont innombrables, ont envahi le temps et ne cessent de vouloir s'emparer de lui, le poursuivant dans diverses péripéties… (Le premier titre original anglais, Time Quarry, signifie d'ailleurs “ la proie du temps ”.)

À la différence de Simak, et malgré l'intermède d'un long séjour à la ferme au XXe siècle, Sutton ne parviendra pas à coucher son livre sur le papier dans le cours du roman, mais une fin ouverte le verra laisser derrière lui la jeune femme dont il est épris pour s'atteler à la tâche. Sutton ignore que sa dulcinée n'est autre qu'une androïde… alors que le message qu'il a à délivrer, on l'a deviné, est une leçon d'humilité prônant l'égalité à instituer entre humains et robots.

Comme Demain les chiens, Dans le torrent des siècles est à la fois un hymne humaniste et une critique affligée des aspects les moins reluisants de la nature humaine. Ces considérations générales sur la violence et l'arrogance inutiles de notre espèce trouvent un écho à peine voilé, sous couvert d'une évocation du futur, dans des éléments reflétant les années 1940-1950 : retour des vétérans de la 2e Guerre mondiale et suites de celle-ci (Ash revient d'une zone de “silence radio” total rappelant celui du bloc communiste de l'époque et, si la paranoïa hégémonique à tout crin d'Adams et de la Terre évoque assez clairement la guerre froide et les prémisses de l'intervention américaine en Corée puis au Vietnam, l'atterrissage du début, avec la voix intérieure qui habite Ash et ses sensations de ne pas “être” dans son corps, fait irrésistiblement penser au déphasage de l'ancien combattant victime de stress traumatique — c.f. également la scène naturaliste, p. 108, où Ash tire un mourant de l'eau, à propos de laquelle on ne peut s'empêcher de penser au best-seller de Norman Mailer, Les nus et les morts, récit de guerre situé pendant la guerre du Pacifique et paru en 19482) ; on retrouve aussi de façon assez transparente dans les revendications des robots les débuts de la déségrégation des Noirs américains3 — voire l'Holocauste à travers le marquage sur la peau desdits robots. Le chapitre 11 livre quant à lui dans la Maison du Zag une délicieuse scène de rêve 100% pur Freud, où, parti à la pêche avec une fillette près du Grand Trou (sic !), Ash enfant échange un petit ver contre un gros poisson. Si l'auteur n'évoque ici qu'indirectement la sexualité (le contraire serait difficile au début des années 1950, même si le premier rapport Kinsey est paru deux ans plus tôt), il se situe loin du pastoralisme gnangnan et vieux jeu auquel certains voudraient le cantonner4.

Simak fait également appel dans ce roman d'action métaphorique et philosophique à un florilège d'outils science-fictifs qui ont certainement réjoui l'amateur de SF de l'époque et que l'avenir n'a pas (encore ?) démentis : voyages dans l'espace et le temps/paradoxes temporels, « bons » robots quasi-humains, mais aussi “gadgets” tels le vidéophone ou la communication interstellaire par transmission de pensée. Les questionnements de Sutton sur son destin préfigurent du reste étrangement ceux d'un Paul Atréides dans le cycle de Dune, et la scène de la Maison du Zag ainsi que le troisième tiers du récit ne sont pas sans suggérer des problématiques dickiennes. On voit donc toute la puissance d'un ouvrage qui n'a rien perdu de son sel, et dont la lecture laisse à la fois désabusé et plein d'allant.

Notes :

1. À part Les ingénieurs du cosmos, un feuilleton — avec toutes les contraintes que cela implique — paru dans Astounding en 1939 (la version en volume ultérieure a d'ailleurs été remaniée), et Empire, réécriture d'un manuscrit de jeunesse de John W. Campbell, Simak n'a publié jusque-là que des nouvelles, même si certaines composeront ensuite le « roman épisodique » Demain les chiens.

2. À noter que Simak, de 1942 à 1944, a publié cinq récits de guerre dans des pulps spécialisés.

3. Rosa Parks n'a pas encore refusé de céder sa place à un Blanc dans un bus du sud des états-Unis, déclenchant le mouvement de déségrégation des Noirs, et il faudra attendre le milieu des années 50 pour que la Cour suprême des états-Unis déclare la ségrégation raciale anti-constitutionnelle dans les écoles — mais, signe des temps à venir, le premier joueur noir vient d'être admis dans la ligue nationale américaine de base-ball.

4. L'incrédule se reportera quelques pages plus loin, p. 86, où Simak prouve, en définissant l'homme comme détenteur d'un « appendice vermiforme », qu'il sait très bien ce qu'il fait dans cette fameuse scène symbolique de la « Maison du Zag ».

Titan

Voici, au cœur même du genre, un pavé de pure S-F que l'on pourra comparer, mais que l'on se gardera de confondre, avec l'opus homonyme de John Varley. Un Titan hollywoodien face à un Titan « Kim Robinsonien ».

En effet, si Baxter a récemment co-signé au Rocher Lumière des jours enfuis avec Arthur C. Clarke, c'est qu'il est bien l'authentique successeur du vieux maître. Si la S-F de Baxter ne renvoie pas à celle de Varley — rien dans leurs déclinaisons respectives de l'exploration de Titan n'ayant quoi que ce soit à voir avec l'autre —, elle se tourne d'une part vers la « Trilogie Martienne » de Robinson et, de l'autre, évoque 2001, l'odyssée de l'espace, le chef-d'œuvre de Clarke et Kubrick dont Titan partage la thématique. À savoir, un vol habité vers Saturne à la recherche des prémices de la vie, avec la panspermie en toile de fond.

Au point de départ, un fait réel : l'arrivée sur Titan de la sonde Huygens en septembre 2004. De là, spéculation sur la découverte espérée de molécules prébiotiques — molécules chimiques complexes qui président à la vie.

Point de mystique clarkienne ici. Ni de HAL. Simplement, si Huygens donnait en 2004 un espoir sérieux de trouver de la vie sur Titan, que ferait-on ? Point de « Roue Spatiale » tournoyant sur champ d'étoiles et fond de valse ironique. Point de Freedom. Mir qui barre en rouille… Les fonds de pensions qui ne supportent aucune idée d'investissements à long terme… La conquête de l'espace, c'est du passé. L'Étoffe des héros et Apollo 13 sont des œuvres historiques. La Terre est peuplée — ou le sera bientôt, à fortiori en 2004 — d'une majorité de gens qui n'ont pas pu assister à une marche lunaire depuis leur naissance. Alors ?

Les conservateurs qui gèrent et profitent des fonds de pensions ainsi que leurs alliés écolos veulent mettre fin à la gabegie spatiale. Jake Hadamard est un de ces cadres, spécialisés dans le démantèlement d'entreprises qui permettent à la spéculation de flamber au nom d'une rationalisation de la production, très prisés des administrations libérales où l'on aspire à l'arrêt total de l'activité. Il a été placé à la tête de la NASA pour en finir. Le projet de Paula Benacerraf et Rosenberg d'un vol habité vers Titan va lui permettre de brûler tous ses vaisseaux et de tuer le rêve une fois pour toute.

Toutes les navettes, et des Saturn V restaurées pour l'occasion, sont utilisées pour lancer un équipage vers Saturne. Six années de voyages et de drames avant de toucher Titan…

Il est clair que nous sommes en présence de 700 pages de hard science, d'une écriture froide et technique. Destiné à ceux qui ont apprécié son précédent ouvrage, Voyage (même éditeur), Titan vise un public ciblé qui va adorer. Les autres ne le finiront probablement pas. Quoi de plus lent, monotone et routinier, qu'une trajectoire orbitale de six années dans un engin pas plus grand qu'un Airbus ? Et pourtant, Baxter s'en tire haut la main.

Roman de genre moderne, Titan est remarquable de précision. Trop, diront ses détracteurs. Peut-être. C'est un roman de spécialiste selon la mode ; un ouvrage qui est à l'ingénieur en aéronautique (l'autre métier de Baxter) ce que le legal thriller est à l'avocat. L'imaginaire tient ici peut de place, à l'inverse du souci de restitution du réel. Ce qui n'empêche pas le sense of wonder d'être au rendez-vous. Et puis, à défaut de suspense, il y a le drame, la tension de l'inéluctable et l'apothéose des héros… Surtout, Titan est un roman intelligent qui ouvre nombre de débats sur la place de la technique et de la science et leurs rôles dans l'avenir de l'Homme. La place fait ici cruellement défaut pour débattre, mais on en redemande.

Le Pays de Cocagne

« Il paraissait qu'il y avait des dinosaures sur Vénus, d'énormes serpents à pattes au souffle empoisonné… » (p. 339) On croirait le ton donné. Entre pastiche et hommage à la S-F archaïque du genre Cosmonautes contre diplodocus de Pierre Devaux, L'Affaire du X.29 de Peter Lemon ou Base sur Vénus (Perry Rhodan n° 4), et ce d'autant plus que les extraterrestres de Colin Greenland présentent un cousinage certain avec les Whams qu'affrontait alors le héros emblématique de la S-F germanique. Si ce n'était que ça, ce serait trop facile…

En fait, Le Pays de Cocagne s'apparente aux Sculpteurs de ciel d'Alexander Jablokov (« PdF » n° 554 & 555 — Denoël) plus qu'à tout autre. Il y a certes de notables différences, mais c'est un space opera circonscrit au seul Système Solaire et dont l'enjeu n'est autre que la propulsion interstellaire. Comme on avait dit de Jablokov qu'il avait renouvelé le space opera, on ne saurait le dire à nouveau. Greenland décline donc cette thématique selon son talent.

Force est d'admettre que Le Pays de Cocagne met du temps, trop, à démarrer. Non qu'il manque l'action, au contraire, mais on en vient à se demander si elle n'est pas l'unique raison d'être du livre, Greenland laissant le lecteur dans l'expectative quant à ses intentions. C'est un choix qui, à terme, s'avérera payant, mais sur un volume de plus de 500 pages, on aimerait savoir (comprendre) un peu plus tôt — avant le tiers du roman — dans quelle histoire l'auteur nous embarque. Tabatha Jute, l'héroïne, n'en sait d'ailleurs jamais plus que le lecteur, qui doit tout découvrir avec elle.

Si Le Pays de Cocagne est un space op' à l'action « boostée » du début à la fin, il n'en est pas moins, en parallèle, un roman intimiste. L'action n'implique qu'une douzaine de personnages en relations directes. Outre Tabatha Jute, il y a Marco Metz par qui tout advient, Xtasca, Saskia et Mogul, plus l'Effrasque et Hannah Soo qui est morte ; du côté des méchants, on trouve frère Félix, le Capellien et les trois affreux jojo de l'Horrible Vérité. Enfin, l'Alice Liddell, la narratrice, du nom de la gamine qui inspira Lewis Caroll, personnalité synthétique du vaillant petit vaisseau de Tabatha. Nous n'avons donc aucune vue d'ensemble sur cette société solaire qu'on ne découvre qu'à travers les yeux de Tabatha Jute. Celle-ci est une sorte d'artisan transporteur, de routier de l'espace indépendant qui a bien du mal à joindre les deux bouts et à trouver du fret. Elle redoute les flics Eladeldis, des E.T. à la solde de Capella qui assurent les fonctions de la maréchaussée, bureaucrates et tatillons. Elle craint les amendes, les huissiers, les impayés et, surtout, de perdre l'indépendance que lui confère la possession de l'Alice Liddell.

Les capelliens et les Eladeldis ont fait irruption dans le Système Solaire avec toute une cohorte de peluches alien dans leur sillage et ont offert à l'humanité la propulsion hyperspatiale tout en la privant de l'accès aux étoiles. Le Système Solaire est donc devenue une colonie de Capella, même si Greenland ne le dit jamais. Les caciques de l'humanité sont plus riches qu'avant et les pauvres triment toujours pour assurer leur pitance quotidienne. Rien de bien nouveau sous le Soleil… Les effrasques sont les concurrents des capelliens et endossent plus ou moins le rôle du bolchevique. Il ne s'agit pas tant pour eux de libérer l'Humanité que de la soustraire au pouvoir de Capella à leur profit.

En jouant de décalages en apparence inconciliables — les canaux de Schiaparelli sur Mars, les jungles vénusiennes, clichés de la S-F archaïque d'une part, et, d'autre part, à des références au soucoupisme style X-Files qui seraient le fait des capelliens — Greenland se réclame de la fiction. De rien d'autre. Il use, ou abuse, des codes de la S-F ; leur coexistence, leur multiplicité au sein de l'œuvre exclut tout réalisme, toute prétention à celui-ci et dénie toute cohérence au roman en dehors d'un espace imaginaire et littéraire. Colin Greenland se proclame fabuliste. Il ne recourt pas à un plus ou moins plausible demain pour faire réfléchir sur aujourd'hui. Sous la défroque du space opera, c'est bien de la littérature générale. Les ingrédients du space op' lui sont ce que les animaux parlants étaient à Jean de La Fontaine. ÏÏ en a pour la volonté d'indépendance de Jute, le militantisme, la colonisation et ses modernes avatars. On lira donc que si Jute est une femme, ce n'est point fortuit. Le cliché de l'hideuse chenille capellienne nichée dans le crâne de ceux qu'elle à asservi retrouve sa force métaphorique désignant la pensée de la classe dominante qui investit l'esprit même de ceux qu'elle soumet. Enfin, la découverte de cet univers par le petit bout de la lorgnette est une métaphore de la difficulté qu'éprouve le sujet à percevoir les tenants et les aboutissants de son environnement, de sa vie, au point qu'il est plus facile (fréquent) de se retrouver le nez dedans que d'en acquérir la maîtrise — si c'est possible. À l'action, menée tambour battant, répondent les actes de nos vies quotidiennes qui ne laissent guère le temps de réfléchir, tandis qu'à la difficulté de voir où Greenland nous mène correspond celle de voir, de comprendre, ce que la vie nous réserve. Il faut prendre le temps de lire Le Pays de Cocagne comme il faudrait prendre le recul nécessaire à transformer de fatales destinées en vies maîtrisées où nous ne serions plus — ou moins — emportés comme des fétus de paille par le flux événementiel.

Au final Greenland signe un roman à découvrir, en dépit d'un prix par trop élitiste, voire rédhibitoire. Pitié pour nos portefeuilles !

Le Dernier Cimetière

La Terre. Encore et toujours. Il est vrai qu'au total, peu de textes de Simak se passent ailleurs que sur Terre. Dans ce qu'on s'accorde à définir comme sa quatrième période, soit à partir de 1968, de son propre aveu d'ailleurs, Simak cherche à retrouver ce qu'il pensait avoir perdu depuis l'époque où il écrivait Demain les chiens. D'où cette impression aiguë d'un retour aux sources, à la nostalgie élégiaque de ses œuvres les plus marquantes.

De fait, c'est bien de retour qu'il est question dans Le dernier cimetière, où les personnages s'aventurent sur une Terre détruite dix mille ans plus tôt, dépeuplée et rendue à la nature. Retour sur Terre donc, mais aussi à la terre. Car le berceau de l'humanité est devenu, sur de vastes territoires gérés par la Terre Mère SA, un cimetière où la diaspora humaine de la galaxie est invitée à venir reposer en paix. On a là l'expression la plus aboutie, sans doute, de la nostalgie simakienne, de ce sentiment d'appartenance à un « terroir. » La pratique funéraire est le propre de l'humanité et l'inhumation dans le sol de la Terre constitue un acte éminemment symbolique et culturel. Mais c'est aussi, au passage, l'occasion pour Simak, qui n'avait aucune sympathie pour le capitalisme et le mercantilisme, d'épingler une tare de l'homme, sa capacité à exploiter, à des fins financières, ce qu'il y a de plus noble et de plus sacré dans l'humanité : ici, le respect des morts.

« L'automne, murmura Elmer. J'avais oublié qu'il existait un automne sur Terre. Là-bas, on ne pouvait s'en rendre compte. Tous les arbres sont verts. » De tels mots, prononcés par un robot dix fois millénaire, affranchi pour bons et loyaux services rendus à l'homme, sont caractéristiques de l'univers de Simak. Les thèmes favoris de l'auteur sont là. La nostalgie automnale, le robot fidèle compagnon de l'homme. La nature : les paysages sauvages, les combes encaissées, envahies de bois touffus et denses, les collines rocailleuses aux crêtes hérissées d'arbres centenaires, qui sont la chair de textes tels que, entre autres, Au carrefour des étoiles et « La chose dans la pierre ». Le vieil homme : ici un extraterrestre mythique et multiforme. La maison : en l'occurrence une masure qui renferme un trésor. Et toujours l'humanisme généreux de Simak, dont la plus belle expression est le profond respect de l'autre, quel que soit cet autre : homme, animal, plante, objet, robot. Les méchants sont rares, uniquement motivés par la cupidité ou poussés par la bêtise. Un thème nouveau, peut-être un des seuls que Simak — qui s'est alors davantage tourné vers la fantasy — — ait ajouté à sa palette à la fin de sa vie : celui des fantômes, des revenants.

Tout comme le roman, le personnage central est simakien en diable. Fletcher Carson est un de ces personnages mesurés, réservés, si chers à son créateur. À l'instar du héros simakien, il recherche peu la compagnie des autres et ne se lie qu'avec des êtres hors normes : Elmer, un robot de trois tonnes, et Bronco, un compositeur artificiel, doté de huit pattes qui font de lui un véritable insecte géant. On trouve aussi des machines de guerre repenties, vieilles de dix mille ans. Un loup d'acier, dont le désir de faire ami ami et la méthode employée pour y parvenir résonnent fortement du côté de Demain les chiens. Et puis il y a le recenseur, épouvantail monté sur coussin d'air, droit sorti du Magicien d'Oz. De tous ces personnages émane une sagesse diffuse. Le monde rêvé de Simak est un monde de gentils.

Simak est présenté comme un auteur empreint de nostalgie Ce qu'il est, incontestablement, mais pas au sens d'un regret douloureux, voire réactionnaire. Le regret présent dans son œuvre est attendri. Son Humanité a la tête dans les étoiles, mais elle a avant tout des racines. L'homme ne change pas tant que cela, au fond, et les pulsions qui sont les moteurs de la vie perdurent, même si l'horizon de l'humanité s'ouvre à la galaxie entière. Elmer, natif de la Terre, est un lien, il incarne une mémoire vive d'un passé oublié. C'est aussi le sens du recenseur et de son trésor. Malgré une pause de dix mille ans, le lien n'est pas rompu. La nostalgie de Simak est une nostalgie de la simplicité, non de l'arriération. L'auteur redonne un sens profond à ce qui nous entoure et fait ressurgir la simplicité qui se cache derrière l'apparente complexité : après tout, qu'a-t-on fait à part moderniser un abri dans une fissure rocheuse, le cercle magique d'un feu contre le froid humide de la nuit, le bonheur de ne pas être seul dans la nuit ? Un message moderne pour une société formatée par l'esprit consumériste.

Tous les pièges de la Terre

Lire Tous les pièges de la Terre à la suite de La croisade de l'idiot ne donne pas l'impression d'avoir ouvert un nouveau livre, tant ce deuxième recueil provoque un indéniable sentiment de familiarité. Rien d'étonnant, bien entendu, à y retrouver un air de famille — il s'agit, en effet, de textes écrits à la même époque (les années 1950)… par la même personne ! Mais la recette est elle aussi inchangée : un peu de gravité, une touche de mélancolie, quelques pointes d'humour pour alléger le tout, et servez chaud au coin du feu. Comme le cuisinier, ainsi que je l'ai déjà dit, possède de solides capacités de conteur, le résultat est de qualité, et, s'il ne tire pas de cris d'admiration (j'ai préféré les textes de La croisade de l'idiot), s'apprécie sans arrière-pensées.

Tous les pièges de la Terre, la nouvelle, est l'histoire d'un robot qui, d'un coup, au décès du dernier représentant de la famille à laquelle il appartenait et qu'il servait depuis si longtemps, se retrouve menacé par la loi terrestre de perdre tous les souvenirs qu'il a amassés. Souvenirs auxquels il a la faiblesse de tenir, car, comme il le dit, ce sont « ses seuls biens au soleil ». Après avoir cherché en vain secours et assistance auprès de la loi puis de la religion, il fuit la Terre, pour finir, après quelques péripéties, par retrouver un sens à son existence. Ce texte est le moins convaincant du recueil : les pérégrinations du robot sont trop longues, les ficelles un peu trop grosses, et la morale gentillette…

Bonne nuit, Monsieur James : Henderson James reprend conscience. Il est dehors, dans la nuit, armé. Il se rappelle pourquoi : il lui faut abattre, avant qu'il ne soit trop tard, la créature la plus assoiffée de sang de la Galaxie, un monstre intelligent et implacable (qui ressemble fort à ceux du roman Les enfants de nos enfants) désormais en liberté sur Terre, par sa faute. Le face-à-face aura lieu… mais l'histoire, que le lecteur croyait terminée, rebondit alors dans une autre direction, l'enfermant dans un implacable enchaînement de faits jusqu'à une fin très noire. À la sortie, le dit lecteur s'aperçoit, admiratif, que l'auteur s'est joué de lui tout en le divertissant…

La nouvelle qui suit fleure bon l'âge d'or, celui où l'on confrontait des humains à l'inconnu en les débarquant sur une planète étrangère peuplée des créatures les plus improbables. En l'occurrence, celles de Raides mortes sont de la corpulence d'une vache et peuvent fournir miel, légumes, viandes. De plus, l'une d'elles vient fort obligeamment chaque soir tomber raide morte aux pieds de nos vaillants explorateurs. Récit impeccablement mené, solide, l'auteur ne cherche qu'à apporter plaisir et évasion à son lecteur et y réussit parfaitement.

Les nounous : un très très vieux directeur d'école de Millville se demande pourquoi ses élèves se sont peu à peu mis à acquérir de plus en plus jeunes une maturité d'adulte. La cause est vite identifiée : ce sont ces extraterrestres installés parmi eux, nounous si efficaces que tous les citoyens de Millville leur confient leurs enfants. Mais l'intrigue accroche moins que l'atmosphère. Revoilà le ton si particulièrement mélancolique de Simak, ce regard sensible sur l'humanité, le passé, la vieillesse et la jeunesse.

Changement de ton radical avec Larmes à gogo, texte qui ne fait, lui, aucunement dans la mélancolie, puisqu'il vise plutôt le burlesque. Nous sommes toujours à Millville, archétype de la petite ville simakienne. Un « non-Terrien » débarque avec son robot pour collectionner les histoires tristes. Certains (comme le narrateur) se soûlent à l'alcool, d'autres à la tristesse. Qu'importe le flacon… Simak parvient à nous égratigner, nous autres ses congénères humains, mais aussi à nous faire rire, tout ça avec une histoire pittoresque basée sur la tristesse. Pas mal, non ?

Planète à crédit : Un choc culturel, entre humains et extraterrestres. Classique en SF, certes, mais celui-ci est à la sauce Simak ! Voici donc une planète sur laquelle arrivent un humain et ses robots pour mettre en place un échange commercial entre les autochtones et la Terre. Mais « une planète vierge est toujours une planète vierge […] Il y avait toujours ce facteur irréductible d'inconnu contre lequel on ne pouvait rien. » Les sympathiques terriens représentent des intérêts moins sympathiques, et on suit leurs efforts et leurs déboires avec un petit sourire aux lèvres.

Le nerf de la guerre : un homme sans le sou, sur Terre, aspire à retourner chez lui sur Mars et laisser à « d'autres casse-cou le soin de batifoler dans le système solaire » ; le charme de l'espace n'agit plus sur lui. Comme le dernier texte de La croisade de l'idiot, celui-ci est court, puissant et traite des souffrances endurées par l'homme en assumant son destin de conquérant de l'espace, destin considéré comme une malédiction. « Pourquoi diable l'Homme s'était-il jeté dans l'espace ? »

La Croisade de l idiot

Dans ce recueil de sept de ses nouvelles des années 1950. Simak déploie son talent de conteur, utilisant la gravité ou l'humour pour faire passer en filigrane sa conception de l'existence.

On peut distinguer un thème commun dans les quatre premiers textes : celui de la difficulté de comprendre ou de communiquer avec l'Autre, que cet autre soit humain ou extraterrestre. Dans la nouvelle éponyme qui ouvre le livre, un idiot du village, subitement doté de facultés surhumaines, décide de rendre le bien pour le mal en forçant incognito les habitants de sa bourgade à devenir honnêtes… pour s'étonner ensuite de capter moins de pensées heureuses ! Une histoire au regard à la fois cynique et sensible sur l'homme et son égocentrisme, malheureusement affaiblie par le changement de point de vue qu'impose le placage d'une inutile explication science-fictive des nouvelles capacités de Jim.

Le Zèbre poussiéreux nous place dans un décor assez inhabituel chez l'auteur, la maison, qu'on imagine située dans une banlieue résidentielle, d'une famille de la middle-class américaine. Le père découvre dans son cabinet de travail un moyen d'échanger des objets avec… quoi ? Un autre monde ? Une autre dimension ? Quoi qu'il en soit, le voilà décidé à faire du troc. Des associés jouant aux apprentis sorciers, un ton léger, voilà qui n'est pas sans rappeler La clef laxienne. Mais Simak est moins grinçant, plus optimiste que Sheckley.

Remâchant sa rancœur, le général Flood d'Honorable adversaire doit procéder à un échange de prisonniers avec les Fivers, qui ont battu la Terre à plate couture. Tout le déroute chez ces Fivers qu'on pourrait croire « conçus et habillés dans le dessein délibéré d'offenser un œil militaire ». Et tout, bien sûr, repose sur un énorme malentendu, comme Flood finira par le comprendre… Un happy end ? Que nenni, puisque, après s'être rendu coupable d'anthropomorphisme, le représentant de la Terre imaginera sans coup férir comment tirer avantage du malentendu.

Lulu est le titre de la quatrième nouvelle et le surnom donné par son équipage au robot-astronef qui les emmène en expédition dans l'espace interstellaire. Hélas, gavée de romans sentimentaux lors de son “éducation”, voilà que la machine se déclare soudain amoureuse des trois hommes et décide de les enlever. Comment faire entendre raison à une femme amoureuse, fût-elle réduite à une personnalité adoptée par un robot ? C'est le ressort de cette histoire désopilante.

Le Prix Hugo a récompensé en 1959 La Grande cour de devant, texte au charme simakien incontestable (en dépit de l'absence de robots). Qu'on en juge : c'est l'histoire d'un petit brocanteur et réparateur qui vit paisiblement dans la vieille demeure familiale et qui, droit dans ses bottes, aidé de son fidèle chien et de l'idiot du village, armé de son expérience du troc, fera face aux responsabilités qu'il estime lui incomber quand s'ouvre inopinément chez lui un passage vers un autre monde. Toute la philosophie de Simak est là.

Vient ensuite Copie carbone. Le titre livre un indice de la solution du mystère auquel est confronté cet agent immobilier à qui un étrange individu vient proposer de louer à un prix ridicule des maisons d'un lotissement de luxe… et revient quelque temps plus tard lui enjoindre de les relouer, les maisons étant toujours vides… Un texte gentiment moralisateur à la lecture agréable, sans plus.

Le recueil se termine en beauté avec Le Père fondateur, texte court dont je me refuse à dévoiler ici le contenu de peur d'en gâcher le plaisir de lecture. Simak y confronte de façon terriblement empathique la fragilité de l'individu humain, désormais immortel mais toujours animal social, à l'immensité de l'univers dans lequel l'Humanité s'est lancée à la conquête des étoiles.

La Grande Faucheuse

La nouvelle maison d'édition Au diable vauvert, dirigée par Marion Mazauric, frap­pe fort dès le début ! Ici un diable couillu lisant un livre, là un autre présentant son postérieur sur des icônes religieuses… Le ton est donné : iconoclaste, provocateur et délicieusement dérangeant.

La « trilogie divine » de James Morrow conforte ces prises de position anticonformistes. Une « trilogie » qui n'a rien à voir avec celle de Philip K. Dick. Dans le premier volume, En Remor­quant Jéhovah, le ca­davre de Dieu, long de trois kilomètres, est acheminé jusqu'au Vatican qui le cédera à une société exploi­tant son image. Dieu n'étant qu'en coma dépassé, un juge atteint d'un cancer organise à La Haye le plus grand procès de tous les temps, celui de crimes contre l'humanité par le Créateur : Le Jugement de Jéhovah reste le meilleur roman de la trilogie, pour ses spéculations métaphysiques et eschatologiques.

La Grande Faucheuse, à ce jour inédit en France (les deux premiers volumes avaient, en leur temps, été publiés chez J'ai Lu), raconte l'incroyable décomposition du corps de Dieu, dont le crâne se satellise, seconde lune macabre orbitant autour de la Terre. Apparaît alors une peste des plus curieuses : les doubles spectraux tourmen­tent les vivants et les mènent à la mort en prenant possession de leur corps. Pour combattre ce fléau, le riche Lucido imagine de créer une nouvelle religion, polythéiste, qui redonnerait le goût de la vie à l'humani­té déboussolée. Mais le sculpteur religieux Gérard Korty qui, après avoir conçu le mausolée de Dieu et vu son projet trahi par les commanditaires du Vatican, imagine les dieux de l'ère nouvelle, se rend compte de l'imposture de Lucido, malgré les résultats qu'il parvient à obtenir. Figure héroïque du roman, Nora, dont le fils fut le premier à être atteint de la peste schizophrénique, par son courage et sa volonté, apprend aux hom­mes à vivre dans un monde dépourvu de Dieu.

L'auteur place évidemment sa foi en l'hu­manité, mais sans mièvrerie ni déclaration passionnée, avec une honnêteté qui lui permet de surmonter les ambiguïtés inhé­rentes à la nature humaine.

Le délire baroque qui souffle sur ces pages montre à quel point James Morrow est un merveilleux équilibriste devant l'Éternel — et même sans lui. Entre discours métaphysique et loufoquerie surréaliste, il réalise un subtil mélange où tout autre que lui aurait versé dans un pontifiant ennui ou une fantaisie débridée. Sa grande culture, son style incisif à l'humour noir ravageur l'aident à tenir le cap.

Gardez votre couvre-chef, mister Morrow, c'est le lecteur qui vous dit « chapeau » !

Les Enfants de l esprit

Voici le quatrième et ultime (enfin, espérons !) tome de la saga d' « Ender ». Et affirmons-le franchement : cette séquelle ne valait pas la traduction et seul le nom d'Orson Scott Card lui permettra de ne pas encombrer longtemps les rayons des librairies.

La planète où ont trouvé refuge les arbres-pères, les pequeninos et la Reine, est menacée de désintégration par la flotte du Congrès Stellaire depuis qu'il est avéré qu'elle abrite le dangereux virus de la descolada.

Ender, dont les forces déclinent, est pratiquement absent du roman : il s'efforce de maintenir en vie les enfants nés de son esprit par l'entremise des aiùas du Dehors (dans l'hyperespace), à savoir Peter et Val, répliques de ses frère et sœur tel qu'il en a gardé le souvenir. Il s'agit évidemment d'une image déformée, d'autant plus subjective que Peter concentre en lui les mauvais côtés d'Ender et que Val synthétise ses qualités humaines, son amour pour le vivant.

Tandis que Valentine, la vraie sœur d'Ender, et une équipe de chercheurs tentent de trouver un remède à la descolada, qui rendrait inutile l'intervention de la flotte militaire, Peter, assisté de Wang-Mu, tente de persuader, sur Vent Divin, un personnage susceptible d'influencer la décision du Congrès, lequel ne se fie qu'à l'opinion d'un sage qu'ils doivent aller trouver sur la planète Pacifica. De son côté, Val et Miro cherchent des planètes colonisables susceptibles d'abriter les vies menacées sur Lusitania. Ils ont un avantage sur le Congrès puisqu'ils sont les seuls à disposer de la technologie permettant de passer dans le Dehors et de rendre leurs voyages pratiquement instantanés.

Parallèlement à ces actions, on tremble pour l'intelligence omniprésente, Jane, l'IA alliée d'Ender, qui est menacée d'extinction depuis que le Congrès, devinant la menace, s'efforce de déconnecter les réseaux informatiques : Jane cherche un support assez vaste pour lui permettre de survivre. Par ailleurs, il s'avère que le virus a été fabriqué par une intelligence extraterrestre malveillante susceptible d'envoyer vers les mondes colonisés par les humains des saletés bien pires.

Cette suite d'intrigues pourrait ne pas manquer d'intérêt si Card ne s'était pas contenté de se parodier. Sa sensibilité vire à la sensiblerie, les tourments des personnages à la caricature ; les moments d'émotion sentent la guimauve et le style se fait sirupeux. Tout est bavard, long et ennuyeux. Les rebondissements même tournent au procédé : alors que le Congrès décide d'annuler son ordre de destruction, un militaire, pénétré du sens du devoir autant que d'orgueil, décide de désobéir. Suspense !

Soyons honnête : tout n'est pas raté dans ce roman, loin de là. La réflexion de Scott Card, présentée dans la postface, sur les nations périphériques et centrales, est intéressante mais méritait un autre traitement romanesque. Le lecteur est d'autant plus déçu que la trilogie lui avait laissé à ce jour un souvenir durable et ébloui.

À éviter.

Le Dit d'Aka

Le Dit d'Aka, qui s'inscrit dans le « cycle de l'Ekumen », marque le grand retour d'Ursula Le Guin à la science-fiction. Peintre humaniste de cultures différentes dont l'exposition amène à réfléchir sur la nôtre, l'auteure aborde cette fois le problème de l'intolérance à laquelle peuvent mener le fanatisme et la honte : le mouvement religieux anti-scientifique dont Sutty l'indienne deve­nue l'émissaire de l'Ekumen, a subi les exactions, trouve un écho dans la nouvelle civilisation scientiste de la planète Aka, qui, impressionnée par la supériorité technologique de l'Ekumen, s'efforce de gommer par la répression des siècles d'immobilisme et, estime-t-elle, de sous-développement. Parce que le même radicalisme est à l'œu­vre malgré des idéologies opposées, on estime que la jeune femme sera à même de sauver les vestiges de la culture Aka dont on a programmé la destruction en interdisant, entre autres, les livres et l'écriture.

Heureusement pour Sutty, perdurent dans les montagnes des conteurs qui transmettent leur culture à travers les infinies varia­tions du Dit d'Aka, « vaste ensemble de discours philosophiques sophistiqués sur l'être et le potentiel, la forme et le chaos ; de méditations mystiques sur le Faire et le Fait », admirable série de poèmes célébrant l'harmonieuse union de l'homme et de la nature. Évitant de marcher sur les traces du Bradbury de Fahrenheit 451, Le Guin s'at­tache à dévoiler progressivement cette civi­lisation faite d'humilité plus que de simplicité, éprise de vérité, et dont les charmes sont autant de réquisitoires contre la civilisation technologique occidentale.

Si, en ethnologue confirmée, elle emprunte largement aux Akha de la forêt thaïlandaise, eux-mêmes menacés par le rejet dont ils font l'objet, ayant perdu l'écriture et perpétuant une culture à travers « dix mille vers de poésie, qu'ils se transmettent par voie orale, grâce à une chaîne ininter­rompue de maîtres et de disciples appelés pimas » (« maz » chez Le Guin), c'est pour mieux transcender par la fiction la question des cultures menacées d'extinction et le problème, propre à l'ethnologie, du choc des cultures : la civilisation la plus avancée, toute neutre et bienveillante qu'elle soit, risque fort de générer chez son interlocuteur des sentiments de honte et de rejet de sa propre culture, de sa propre identité.

L'intelligence, la sensibilité et le style de Le Guin font du Dit d'Aka un grand roman.

Il est complété par Le Nom du monde est Forêt, dont la dernière édition française remonte à 1984, où l'intervention de la Ligue des Mondes est plus brutale puisqu'elle asservit les créâtes, les singes verts de la planète-forêt Athsthe, dans le but de récupérer le bois et de transformer leur monde en un paradis dont ils seront exclus.

Enfin, est repris en fin de volume, avec un avant-propos pour la présente édition, un essai de Gérard Klein datant de 1975, « Malaise dans la science-fiction américaine », dont la pertinence et la clairvoyance furent célébrées en son temps et qui reste d'actualité un quart de siècle plus tard, étude dans laquelle, après avoir analysé le groupe social que constitue la science-fiction, Klein commente abondamment l'œuvre et l'extraordinaire univers de Le Guin, une autrice hors du commun.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug