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Les critiques de Bifrost

Une chasse dangereuse

Une chasse dangereuse

Clifford Donald SIMAK
J'AI LU
317pp - 6,00 €

Bifrost n° 22

Critique parue en juin 2001 dans Bifrost n° 22

Ces nouvelles écrites au cours de la deuxième moitié des années 1950, qui dépeignent des hommes simples et des êtres champêtres, évoquent parfois moins la SF de leur époque que certains auteurs mainstream des décennies précédentes — tout en touchant aux dimensions modernes de l'inconnu. Autres planètes (Une chasse dangereuse, Pour sauver la guerre, La planète aux pièges), autres temps (Projet Mastodonte), extraterrestres (Jardinage, Opération Putois), robots pensants (Plus besoin d'hommes) y fournissent le prétexte à broder sur le thème de la perte de l'innocence dans des textes métaphoriques, voire symboliques, qui illustrent l'attachement de l'auteur aux valeurs humanistes (ainsi que, bien souvent, sa désillusion devant leur mise en échec).

Une chasse dangereuse : Sur la planète agricole Layard, le brave colon Duncan saisit son fusil le jour où un animal redouté, le Cytha, s'attaque à ses cultures. L'instinct du chasseur s'empare bien vite de notre petit fermier quand il atteint une première fois la bête sans lui infliger de dommages. De quelle forme de vie s'agit-il donc ? Guidé par son « boy », un autochtone non-humain, Duncan se lance alors dans une longue course-poursuite aux parfums de Stevenson, Kipling et Hemingway mêlés, en méditant sur les particularités de Layard — où la différence sexuée n'a pas cours. Il découvre qu'une partie de la faune de la planète forme un « tout », que l'on ne peut dissocier sans qu'il revienne vous attaquer avec plus de force. Pris au piège dans une tempête, Duncan se tirera d'affaire en sauvant d'abord le Cytha, ce qui ouvrira la voie d'une coexistence pacifique — du moins tous deux le croient, car une chute en forme de retournement nous laisse comprendre à quel point le chemin de l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Si, malgré les fausses pistes, on sent percer sous le récit de chasse à la bestiole extraterrestre une métaphore des soubresauts de la décolonisation européenne (présentés à travers le prisme d'un esprit pionnier fort américain), on ne saurait réduire l'intérêt de ce texte à son effet de miroir historique. C'est sans doute dans le titre original, Le monde impossible (The World That Couldn't Be), qu'il faut rechercher la morale de cette presque fable où le paternalisme des colons et l'irrespect envers l'équilibre des écosystèmes en prennent autant pour leur grade que la candeur finale du Cytha et de Duncan.

Par-delà les décodages possibles, une poésie brute et acide se dégage d'Une chasse dangereuse, qui en fait un véritable classique.

Avec Plus besoin d'hommes, on peut aussi filer allègrement la métaphore. Un matin, dans une société où la technologie n'induit que passivité et où l'on se distrait en montant tout en kit, le brave employé lambda qu'est Gordon reçoit par erreur un robot humanoïde à monter lui-même au lieu du chien mécanique qu'il avait commandé. Le robot bientôt en état de marche déclare s'appeler Albert et être doué d'instinct de « reproduction » : il entreprend de mettre au monde d'autres robots, théoriquement destinés à alléger les tâches humaines. Tout irait pour le mieux si la firme Bricolo ainsi que le fisc, alléché par ces nouveaux biens mobiliers, ne réclamaient leur dû. Il ne reste plus alors à Gordon qu'à ester en justice, aidé en cela par les robots qui ingurgitent en accéléré toute la jurisprudence pour revendiquer la reconnaissance de leur forme d'intelligence — avec succès. La passivité du début n'en sera que décuplée…

Là encore, les bonnes intentions égalitaristes débouchent sur un cauchemar potentiel. Au-delà de la quasi dystopie matriarcale suggérée par le titre français ou des similarités avec l'émancipation des esclaves noirs américains, Plus besoin d'hommes est aussi un pied de nez imparable à la notion de progrès et à la SF scientiste.

La planète aux pièges : « Et si l'oubli […] n'avait pas une cause psychique mais était le résultat de l'action de milliers et de milliers de pièges [à mémoire] disséminés dans toute la galaxie ? » Sur une planète quasi-déserte s'échoue un astronef humain dont l'équipage perd la mémoire peu à peu. D'autres navires, dont les restes jonchent le site, ne sont jamais parvenus à repartir. Des éclaireurs découvrent alors l'existence d'un « capteur de mémoire », sorte de gigantesque cerveau mi-mécanique, mi-organique, qui aspire toutes les connaissances à sa proximité dans un but inconnu. La fascination des scientifiques du bord pour ce dangereux piège mental ne sera pas le moindre des obstacles affrontés par le commandant Warren - — tandis que, dans un développement satirique, l'ivresse représentera la condition sine qua non de la survie. Un texte de facture classique, auquel on remarque toutefois un fonds qu'on qualifierait aujourd'hui de dickien.

Jardinage : Sur Terre, un homme solitaire se prend d'affection pour une plante extraterrestre sentiente débarquée dans son jardin et lui enseigne les us et coutumes des humains. Communiquant par empathie avec elle, il la sauve, puis en vient à comprendre que l'engrais qui fait pousser les plantes, c'est en réalité l'amour… Tout comme le Petit Prince, il remarquera bientôt, après le départ de la plante, que son rosier jaune qu'il croyait décati refleurit de plus belle. Cette nouvelle poignante — qu'on la lise au premier degré comme dans son sens figuré touchant à la relation amicale ou amoureuse — mérite elle aussi de figurer au rayon des petits bijoux classiques.

Dans Opération putois, on retrouve l'humour style pochade présent dans La planète aux pièges, ainsi que le personnage du brave gars dérangé dans sa quiétude campagnarde : en avance sur ses futurs homologues du Larzac, Asa guette les avions militaires assourdissants qui le survolent, bien décidé à les tirer comme des pigeons. Lorsqu'il se rend compte que l'un des sconses réfugiés sous sa maison n'est pas un putois comme un autre, il se prend d'affection pour lui. Et patatras, voilà-t-y pas que la drôle de créature lui répare son vieux tacot ! Le commandant de la base aérienne toute proche comprend bien vite l'intérêt stratégique de l'extraterrestre — car c'est de cela qu'il s'agit — au point d'engager nos deux amis.

Racontée à travers le point de vue limité du narrateur qu'est Asa, innocent pour lequel tout le monde l'est aussi, cette lutte du pot de terre contre le pot de fer se solde, une fois n'est pas coutume, par la victoire du premier.

Une chasse dangereuse contient également deux textes fort honnêtes, quoique moins remarquables que les cinq qui précèdent : Pour sauver la guerre et Projet Mastodonte. Il s'agit de variations pacifistes, la première sur le thème d'une Terre néo-féodale et décadente, la seconde sur celui du voyage dans le temps, publiées à la même période que les cinq autres. Au total, on peut estimer sans crainte de se tromper qu'il s'agit là d'un recueil de premier plan, tant par la diversité des univers science-fictifs abordés que par l'unité et l'universalité de sa thématique.

Nathalie MÈGE

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