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Actualités

Invasion

Si l’on considère L’Anneau de Ritornel de Charles L. Harness comme la Rolls-Royce du space opera, alors Invasion en sera la Fiat Tipo, pas tout à fait en bas de l’échelle, mais presque. Ça se lit facilement mais s’oublie encore bien plus aisément. Le moins équipé des poissons rouges devrait parvenir à suivre sans trop de peine… Y a rien là-dedans ! Plus creux qu’une boite de corned beef vide. Ce n’est absolument pas de la fiction spéculative. Aussi intéressant qu’une dalle de parking…

Pour « Les Sept mercenaires dans l’espace », accroche dont se gargarise la 4e de couverture, tu repasseras ! On est à des mégaparsecs du chef-d’œuvre de John Sturges ou de son modèle nippon, Les Sept samouraïs d’Akira Kurosawa. L’idée de base est bien là, certes. Une petite planète sans importance – au lieu d’un village – est menacée par une immense flotte robot programmée pour éradiquer toute vie rencontrée – en place de bandits –, et nul ne juge qu’il vaille la peine de la défendre. Deux religieuses – à la place des paysans – partent chercher des guerriers susceptibles de les sauver. Elles ne trouvent que Lanoe, un vieux pilote de chasse las des combats pour des causes auxquelles il ne croit pas, qui finit par battre le rappel de ses anciennes sœurs d’armes : Zhang, l’amour non dit de sa vie, devenue aveugle et ne percevant le monde qu’au moyen de prothèses, et Etha, qui ne peut plus voler. S’ajoutent à elles Valk, un ancien héros ennemi – le seul a être un tant soit peu intéressant –, Thom, un jeune pilote de régates spatiales qui s’est foutu dans une merde noire dont Lanoe l’a plus ou moins tiré, et Maggs, un officier corrompu qui se retrouve mêlée à l’affaire après l’échec de l’arnaque dont nos « bonnes sœurs » devaient faire les frais, leur planète étant censée passer par pertes et profits. Ajoutons encore madame l’ingénieur Derrow, qui fera ce qu’elle peut, c’est-à-dire beaucoup, beaucoup trop, comme les autres, pour que ce soit crédible. Bon, on n’a pas dit non plus que les modèles cinématographiques étaient crédibles… C’est héroïque, mais ça passe mal de l’écran au livre. En lisant, j’avais plutôt à l’esprit les derniers pilotes de chasse de la Luftwaffe qui montaient à un contre vingt face aux flottes de bombardiers alliées ; mais eux n’ont pas gagné…

Kurosawa est l’un des plus grands cinéastes de l’histoire du cinéma mondial  ; Sturges, un géant du western ; et D. Nolan Clark, un tâcheron produisant de la littérature d’action kilométrique. Il peine même à rivaliser avec James S. A. Corey ou Kevin J. Anderson et, pour tout dire, n’y parvient pas… Pour sa première incursion dans le domaine du space opera, dont nous pouvons surtout espérer qu’elle soit la dernière, D. Nolan Clark nourrit l’ambition somme toute mesurée de devenir David Weber à la place de David Weber. Il devrait pouvoir pondre pas mal de kilomètres d’Honor Harrington… Et basta.

Le Dieu assis

« Tout vient à point à qui sait attendre » illustre comme il se doit l’édition de ce roman de jeunesse de Pierre Stolze, rédigé à l’automne 1977, alors qu’il était encore un jeune écrivain, pour ne le voir publier que cette année, chez Rroyzz, un éditeur mosellan… Dans sa préface, l’auteur reconnaît n’avoir certes pas fait le forcing pour le publier — mais quarante ans, c’est tout de même bien long.

Qu’avons-nous dû si longtemps attendre ? Un roman de SF, bien sûr, bâti sur une trame de roman policier avec une chute dans le plus pur style de la New Wave et des expérimentations stylistiques et littéraires qui prévalaient alors. Philipp Warding, flic spatial de choc, se voit confier l’enquête sur l’assassinat d’un ancien secrétaire général de l’ONU qui ne s’opposait plus qu’à ce que tous les pouvoirs soient délégués à Mark/Mickey, le super-ordinateur planqué sous les Montagnes Rocheuses avec lequel Warding va devoir faire équipe. Cette science-fiction vintage est celle des ordinateurs géants, avides de pouvoir et paranoïaques à souhait. Dans sa préface, l’auteur évoque entre autres Colossus de D. F. Jones, qui fut porté à l’écran par Joseph Sargent. Ajoutez-y deux entités d’outre-espace plus ou moins rivales venues faire joujou sur notre belle planète pour faire bonne mesure, et vous pourrez obtenir une conclusion dans la tonalité de ce qui se faisait à la fin des années 70.

La préface, toujours elle, met en condition un lecteur qui ne saurait plus lire la SF vieille de quelques décennies. On se retrouve dès lors avec un agréable divertissement à la lecture aisée qui n’est certainement pas ce que Pierre Stolze a écrit de mieux, de loin s’en faut, mais permet de passer un bon moment. Le Dieu assis aurait pu ou dû trouver sa place dans la collection « Anticipation » en 85 qui l’a refusé, allez savoir pourquoi ? À cette époque-là, le Fleuve Noir avait pourtant déjà publié Mais l’espace… Mais le temps… de Daniel Walther, par exemple…

Il suffit de se souvenir que la SF n’a rien d’une littérature intemporelle  ; elle est ancrée dans l’époque qui l’a vu écrire et dont elle est un reflet.

Créatures

D’une régularité de coucou, l’anthologie des Imaginales continue de paraître chaque printemps, à l’occasion du festival éponyme.

Cette livraison, la huitième, se veut dans l’ensemble une réflexion (ou un plaidoyer) sur le libre-arbitre et la différence. Ça commence avec « La Machine différente », de Jean-Laurent Del Socorro, qui transpose au xixe siècle un thème classique de la SF : l’éveil à la conscience de la machine. On se pince pour y croire, mais le récit ménage de beaux moments d’émotion. Il faut en revanche une bonne dose d’abnégation pour poursuivre la lecture de l’anthologie après s’être fadé les nouvelles qui suivent (Anthelme Hauchecorne, les époux Belmas et Patrick Moran), oscillant entre l’indigeste, le laborieux et le n’importe quoi. « Une chance sur Six », de Gabriel Katz, relève le niveau. L’auteur y convoque tous les codes du western et une certaine mythologie littéraire pour en tirer un récit de vengeance qui tourne au jeu de dupes. Malgré une maîtrise indéniable, la chute laisse le lecteur sur sa faim. Adrien Tomas, spécialiste ès fantasy, promène son «  Homme d’argile » à travers les siècles mais la balade laisse de marbre. Elisabeth Vonarburg, au métier, livre un fort récit d’apprentissage. « Les Portes du monde » peuvent dérouter par excès de densité, on s’y accroche grâce à des personnages bien caractérisés. Les nouvelles suivantes peinent à convaincre : Olivier Gechter a une plume correcte mais manque d’ambition, Fabien Cerutti a de l’ambition mais manque de clarté, Fabien Fernandez manquant quant à lui un peu de tout… Hélène Larbaigt propose de son côté une nouvelle médiocre de bout en bout. D’un tout autre calibre est «  Casser la coquille », le texte de Jean-Claude Dunyach. Vétéran d’une guerre contre les Wanis, d’étranges créatures ovoïdes, Gabe saute d’une base militaire à l’autre, d’une planète à l’autre. Une fuite perpétuelle provoquée par l’attention particulière que lui porte l’ancienne race ennemie : en effet, où qu’il aille et pour une raison qu’il ignore, les Wanis convergent vers lui… Sans doute la meilleure contribution de l’an-tho. Du lourd aussi chez Jean-Louis Trudel (« La Traductrice et les monstres »), où une gamine subit les pires manipulations pour devenir capable de déchiffrer la langue d’une espèce incompréhensible. En quelques pages à peine, Trudel dresse le portrait d’une colonie humaine sur une planète étrangère ; un bémol, toutefois, car l’auteur semble au final dépassé par son projet, et l’on ressort un peu confus de la lecture. On se souvient qu’avec des ingrédients similaires, Ted Chiang avait accouché d’un chef-d’œuvre. Enfin, Estelle Faye produit du style, mais son histoire de mercenaire cherchant à travers toute la galaxie les pièces détachées de sa compagne défunte, piochant à diverses influences (notamment cinématographiques, de Ridley Scott à Real Steel), a un goût de déjà-vu.

À noter que, contrairement à l’édition précédente, ce sont clairement quelques textes de SF (y compris la contribution vintage de Del Socorro) qui tiennent la baraque. Et ça n’est pas pour déplaire à Bifrost, ça…

Uter Pandragon

À la croisée de l’Historia regum Britannia de Geoffroy de Monmouth et de l’œuvre de Robert de Boron, Uter Pandragon convoque le ban et l’arrière-ban du légendaire arthurien pour accoucher d’une fantasy chevaleresque délicieusement anachronique. Ne tergiversons pas un instant, le jeune auteur français, dont il s’agit ici du premier roman, livre avec Uter Pandragon un récit tenant plus de la « Matière de Bretagne  » que de l’histoire des âges sombres de la Grande-Bretagne. Pour qui n’est pas un familier du légendaire, rappelons que les romans arthuriens forment un vaste corpus de textes ayant contribué à forger la culture d’une grande partie des élites aristocratiques européennes au Moyen-âge. Une œuvre dont on peut suivre l’évolution au fil de ses multiples réécritures, ajouts et autres amendements ayant contribué à tisser un cycle au moins aussi populaire que celui de Star Wars, si l’on peut se permettre un parallèle osé avec l’époque contemporaine (et peut-être pas tant que cela, si l’on pense aux nombreux emprunts de la saga lucasienne aux motifs traditionnels de la littérature chevaleresque). Bref, Thomas Spok se laisse aller à réinventer la légende, nous délivrant une version épique jalonnée de combats et de batailles acharnées dépeints comme autant de tableaux, mais aussi fantastique car traversée de moments surnaturels propices à une magie païenne ou d’obédience plus chrétienne. Des visions surréalistes, à la frontière de l’allégorie, où s’affrontent les champions de causes antagonistes.

Sans rien céder à la symbolique chrétienne, Thomas Spok imagine ainsi un astucieux syncrétisme entre le monde celte et celui de Byzance, entre le christianisme, ardent et conquérant, et le paganisme primitif, toujours aux aguets dans les angles morts de la civilisation, au cœur des forêts, telle Brocéliande. L’auteur français déroule un récit tragique, animé par le fatum, la vengeance et surtout la foi, objet de toutes les convoitises et ultime viatique du pouvoir. Chemin faisant, il fait et défait les archétypes imaginés par Robert de Boron et ses devanciers, réinterprétant la « Matière de Bretagne » à sa manière en donnant la part belle aux outsiders. Sous sa plume très travaillée, Merlin, fils du diable, combat son atavisme paternel tout en essayant de donner corps aux oracles de ses visions. Et pendant que Vortigern sombre dans la folie et le néant, dévoré par l’ombre de Constant, le précédent souverain britton dont il a été le sénéchal avant d’usurper le pouvoir, les Saisnes, par l’intermédiaire de leur chef Hengist, placent leurs pions pour tenter d’accaparer les terres bretonnes. Quant à Uter et Pandragon, les fils du souverain défunt, ils fourbissent leurs armes, attendant le moment propice pour reconquérir leur trône.

Première pierre d’une trilogie dont les épisodes peuvent se lire indépendamment les uns des autres, Uter Pandragon devrait être suivi d’une préquelle consacrée au personnage de Merlin et d’un autre roman centré sur la quête du Graal. L’occasion de suivre les aventures de Gauvain, Perceval et Judas. Il va sans dire que l’on auscultera cela de très près.

Le Fini des mers

Longtemps annoncés par les prophètes de mauvais augure et par la science-fiction, les extraterrestres ont fini par débarquer sur Terre. Dans leurs astronefs en forme d’œuf, dont la coque reste impénétrable aux armes et aux instruments d’observation, ils sont apparus sans avertissement. Quatre vaisseaux tombés du ciel sur le continent américain, provoquant aussitôt la peur et la curiosité. Bien loin de l’agitation des militaires et de l’analyse froide des IA du système de défense, Tommy se rend à contrecœur à l’école. Depuis quelque temps, il rechigne en effet à rejoindre sa classe, arrivant de plus en plus en retard. Si les disputes de ses parents ne sont pas étrangères à ce fait, l’attitude des adultes de son établissement n’arrange guère les choses. Jusque-là, sa connaissance de l’autre monde lui avait permis de supporter ce calvaire. Mais, jibelins, kernes, daléons et thents, toutes ces créatures évoluant aux marges du monde physique et qu’il est le seul à voir, semblent désormais l’ignorer. Et ce désintérêt soudain lui fait pressentir le pire. Quelque chose de grave et de définitif…

Gardner Dozois ne figure pas parmi les auteurs les plus connus dans nos contrées. La faute à la faible appétence pour la forme courte dans l’Hexagone, format de prédilection d’un écrivain s’étant également illustré outre-Atlantique comme essayiste, rédacteur en chef du magazine Asimov’s Science Fiction et anthologiste, notamment avec les fameux Year’s Best Science Fiction. Le Fini des mers aura mis plus de quarante ans pour être traduit par Pierre-Paul Durastanti et ainsi rejoindre la petite vingtaine de titres de la collection « Une heure-lumière », entrant en résonance avec une actualité funeste : le décès de Gardner Dozois. Le destin est parfois facétieux. Certes, on ne retiendra pas ce texte pour l’extrême originalité de sa thématique. À vrai dire, le premier contact avec les extra-terrestres fait partie des lieux communs de la science-fiction. La novella de Gardner Dozois pâtit sans doute aussi d’une traduction tardive sous nos longitudes, donnant la fausse impression que le texte ne fait que ressasser des motifs déjà lus ou vus par ailleurs, dans des œuvres plus récentes. Pourtant, en dépit de son âge (il a été publié en 1973 outre-Atlantique), Le Fini des mers se distingue par son traitement particulier, alternant le registre de la tragi-comédie lorsqu’il s’agit de relater l’agitation absurde des gouvernements confrontés à l’arrivée des extraterrestres, et celui plus dramatique de l’enfance en souffrance. On s’émeut ainsi de l’existence de Tommy, pauvre gosse tiraillé entre un quotidien sordide et une imagination débordante, stimulée par sa faculté à percevoir et à communiquer avec les Autres. Témoin indirect de la fin programmée d’une humanité s’étant toujours comportée en sale gosse, il se retrouve dans une situation d’impuissance absolue, dans l’impossibilité à communiquer son mal être avec des adultes qui le dédaignent, ne cherchent pas à le comprendre et font le vide autour de lui. Et, lorsque le dénouement brutal survient, on referme le livre avec la gorge serrée, choqué par sa froideur et son caractère impitoyable. Bref, si Le Fini des mers ne brille pas pour le vertige de ses spéculations, il compense amplement ce fait par l’émotion et le malaise qu’il suscite. Après tout, c’est aussi pour cela qu’on aime la science-fiction.

L’Été de la haine

Premier roman de David Means, auteur américain réputé jusque-là pour ses nouvelles, L’Été de la haine est un peu passé sous les radars d’une actualité littéraire guère prolixe avec les transfictions. Le titre mérite pourtant bien plus qu’un regard distrait pour sa couverture arty, son traitement et ses thématiques évoquant à la fois Tommaso Pincio et Lewis Shiner. De quoi donner du grain à moudre à l’amateur d’Imaginaire, on va le voir, mais à la condition de s’accrocher.

La fiction permet souvent à la résilience de s’exprimer, cicatrisant les plaies de l’esprit et atténuant les cauchemars. Pour surmonter le trauma de la guerre du Vietnam, Eugene Allen s’est construit un univers fictif, puisant dans son vécu et dans l’histoire des États-Unis les éléments d’un roman en forme de catharsis personnelle. De son expérience de la guerre, de l’assassinat de Kennedy pendant son troisième mandat et de la mort de sa sœur, dont la police a retrouvé le corps, abandonné au bord d’une route, il tire un récit immersif, sorte de bad trip à rebours, intitulé Hystopia. Il imagine ainsi une course-poursuite entre Rake, un tueur en série, et un duo de flics appartenant à la Brigade Psycho, l’agence fédérale créée par Kennedy pour neutraliser les « mal repliés », autrement dit les vétérans rétifs au traitement à la Tripizoïde, un stupéfiant puissant supposé permettre le repliement de leur stress post-traumatique en effaçant leur mémoire.

Livre gigogne, uchronie personnelle et mise en abyme de la société américaine contemporaine, L’ Été de la haine est aussi le portrait d’une nation malade, incapable de surmonter ses multiples troubles après avoir longtemps flirté avec le déni de la prospérité. Avec ses gangs de motards ultra-violents, le Black flag, attirés par l’État du Michigan comme un aimant pour s’y livrer à des batailles rangées impitoyables, avec son président handicapé, rescapé de plusieurs attentats, avec sa guerre du Vietnam toujours plus meurtrière, pourvoyeuse de vétérans inadaptés dont on cherche à replier le mal être grâce à un traitement médicamenteux, avec ses cités en proie aux émeutes raciales et sociales, l’Amérique d’Eugene Allen apparaît comme le reflet décalé de celle de David Means. Une Amérique alternative où le Summer of Love cède la place à un Summer of Hate, libéré du joug chimique de la Tripizoïde et de l’illusion de la Nouvelle Frontière de John Fitzgerald Kennedy. Une Amérique où les dépliés, purgés de leurs traumas et libérés du carcan d’une société prospérant sur le mensonge et la frustration, optent pour une vie plus sincère, au son du Raw Power d’Iggy Pop et des Stooges.

Bref, en dépit d’une construction narrative déroutante ne facilitant sans doute pas la lecture, David Means nous livre avec L’Été de la haine un roman désenchanté, mais qui recèle des fulgurances stylistiques étonnantes et des trésors d’émotions inoubliables. À découvrir assurément, mais non sans effort.

American Elsewhere

Publié en 2013, lauréat du Shirley Jackson Award la même année, American Elsewhere arrive en France au sein de la trinité inaugurale de la nouvelle collection de genres chez Albin Michel.

Ici et maintenant. Mona Bright est une vraie badass ; une femme à la dérive, aussi. Ex-flic, ex-épouse, ex-future mère, Mona traîne de lieu en lieu, et de coup d’un soir en coït vespéral, sans attache ni foyer. Il faut dire que sa vie n’a jamais été facile, entre un père aussi dur que peu amène et une mère schizophrène qui a fini par se suicider. Alors, quand Mona reçoit un message lui annonçant le décès du vieux, elle se rend aux obsèques avec comme seul projet de toucher un maigre héritage avant de reprendre la route. Quelle n’est donc pas sa surprise lorsqu’elle apprend que sa mère, Laura, avait une maison dans la petite ville de Wink – au Nouveau-Mexique –, qu’elle en est héritière, et qu’une photo trouvée lui laisse entrevoir un autre moment de la vie de celle-ci, un moment de joie et de normalité qui prouve à Mona que sa mère n’a pas toujours été la frêle loque triste qu’elle a connue. La jeune femme part alors pour le Nouveau-Mexique, en quête de son héritage et de l’histoire perdue de Laura. Elle y arrive au beau milieu d’un enterrement et va y trouver bien plus que dans ses rêves les plus fous…

Aucun spoiler jusque-là, donc stop !

American Elsewhere est un roman envoûtant. Le lecteur amateur sera intrigué, inquiété, et rapidement captivé par les mystères qui entourent la petite ville et la biographie de Laura. Il voudra savoir. Il tournera les pages compulsivement, emmené par l’étrangeté des situations et des personnages, la quête existentielle de l’aimable Mona, la volonté de découvrir qui ose ajouter du trouble à un lieu déjà visiblement troublé – un lieu hors du temps (entre architecture Googie et design Mid-century Modern) où règne la peur et la pratique surprenante des « arrangements ». Il sera séduit aussi par l’écriture caustique de l’auteur (ses descriptions d’obsèques, de grossesse, ou de libido adolescente sont succulentes). Le lecteur averti aura en plus le plaisir de reconnaître quantité d’influences et de les voir converger vers Wink, sans avoir jamais la certitude de tenir la bonne interprétation. Il y a dans ce roman du King et du Gaiman, voire du Scott Hawkins. On se croit parfois dans LesFemmes de Stepford ou dans un épisode deTwilight Zone. On lorgne du côté de Lovecraft. Mais surtout c’est Twin Peaks qui vient à l’esprit, ou Lynch, plus généralement. La petite ville proprette, parfaite, amicale et policée (qu’on dirait sortie d’une illustration de Rockwell) cache une arrière-boutique bien différente ; on y perçoit vite le malaise qui l’imprègne et les secrets larger than life qu’elle dissimule derrière une façade de perfection formelle, comme à Twin Peaks (dont l’héroïne perdue s’appelle Laura, comme ici), comme à Blue Velvet/Lumberton (où un fragment d’identité trouvé par hasard est le fil qui permet de dénouer, avec grande violence, l’écheveau des secrets), comme dans ces histoires à temps bouleversé que sont Mulholland Drive ou Lost Highway. On croise même les lapins d’Inland Empire !

American Elsewhere est donc un roman weird déjanté qui intrique quantité de genres et d’influences pour (presque) le meilleur, et raconte une histoire tourmentée d’héritage, de révolte filiale, et d’abîme qui finit toujours par rendre le regard qu’on lui adresse. Pour être exhaustif, on peut regretter une longueur peut-être excessive, des révélations trop explicites pour le genre, ou une fin qui paraît un peu facile (et c’est écrit au présent, on aime ou pas). Défauts véritables mais défauts mineurs au vu du mix de mystère, d’horreur cosmique et d’aventure pure que contient l’ouvrage.

Tous les oiseaux du ciel

À l’âge de six ans, Patricia Delfine découvre, en sauvant un moineau blessé, qu’elle sait parler la langue des oiseaux, ce qui fait d’elle une sorcière. Conduite devant le Parlement des Oiseaux, elle échoue à répondre à l’énigme posée par l’assemblée. Son don lui confère un lien particulier avec les éléments naturels, même si elle est trop jeune pour le comprendre et le contrôler. Laurence Armstead est un geek surdoué. À partir de plans récupérés sur internet, il fabrique une montre à voyager dans le temps de deux secondes, un objet précieux à plus d’un titre. Les deux secondes gagnées lui permettent d’échapper aux pièges tendus par les autres enfants. Le fait d’avoir réussi à fabriquer cette montre lui offre la perspective d’intégrer le MIT (Massachussets Institute of Technology). Adolescents, Patricia et Laurence n’ont rien en commun, à part leur décalage avec la norme et une famille dysfonctionnelle. Leur marginalisation au sein de l’école qu’ils fréquentent les amène pourtant à se lier d’amitié. Une amitié bancale, mais qui les aide à survivre, à grandir et à se construire jusqu’à ce que leurs chemins se séparent, assez vite d’ailleurs. Lorsqu’ils se croisent à nouveau, une dizaine d’année plus tard, ils ont pleinement exploité leur talent. Patricia est devenue une sorcière si compétente qu’elle doit se garder de la Suffisance. Laurence a intégré un groupe de savants qui se destinent à coloniser une exoplanète pour sauver une partie de l’humanité du désastre imminent. La catastrophe écologique n’est pas loin, précédée de tremblements de terre, tempêtes et tsunamis. Les deux jeunes adultes ont pour destin de sauver le monde. Patricia utilise ses pouvoirs pour guérir et punir. Laurence a pour obsession de concevoir une technologie pour un exode lointain. Leurs approches, différentes, se révèlent antagonistes. Et deux élus, c’est toujours un de trop. Pourtant, il leur est impossible de s’affronter malgré l’influence de leurs communautés respectives qui les dressent l’un contre l’autre. Ce qui les lie dépasse le souvenir d’une amitié adolescente. Tous les oiseaux du ciel plaide pour la collaboration plutôt que la confrontation, pour l’acceptation de l’autre et de la différence plutôt que le rejet et l’affrontement.

Difficile de classer ce roman dans un genre particulier. Tous les oiseaux du ciel baigne dans la culture geek. Charlie Jane Anders sème une multitude de références multimédia. Elle joue aussi bien avec les codes de la SF (conquête spatiale, vortex, intelligence artificielle) que ceux de la fantasy urbaine (système de magie, apprentissage, dissimulation des sorciers, prophétie autour d’un élu). Le monde décrit est indubitablement le nôtre, dans un futur très proche. Mais ses particularités, cachées des individus lambda, nous le rendent étrange et étranger. Charlie Jane Anders s’amuse aussi des genres : du roman d’apprentissage – avec le difficile passage à l’âge adulte – dans son premier tiers, à la bluette amoureuse sur fond d’apocalypse et de guerre de clans, avec, en filigrane, le poids du destin sur les personnages. Qui trop embrasse mal étreint parfois. Ce n’est pas le cas ici, même si le roman souffre, passé ses deux premières parties, d’une forme de précipitation qui le conduit jusqu’à une fin abrupte. Rien de rédhibitoire cependant : il mérite les prix Nebula et Locus reçus.

Retour sur Titan

Année 3685. Grâce à l’utilisation des trous de ver et de la propulsion GUT (Grand Unified Theory), l’humanité a conquis le Système solaire, récoltant sans scrupules ses abondantes ressources. Michael Poole, ingénieur talentueux, et son riche père Harry, se sont lancé un nouveau défi : construire un vaisseau capable de voyager à travers le temps et l’espace. Un projet d’envergure qui nécessite d’importants crédits qu’une habile exploitation de Titan, satellite naturel de Saturne, permettrait probablement de récolter. Comme les lois de la sentience interdisent l’exploration des corps célestes susceptibles d’abriter une forme de vie intelligente, il faut donc démontrer que cette lune n’est pas concernée. Jusqu’alors, toutes les sondes envoyées sur Titan ont disparu, laissant subsister le doute. Et une mission habitée reste interdite. Harry Poole fait enlever Jovik Emry, un gardien de la sentience corrompu et, par un habile chantage, l’envoie sur Titan accompagné de son fils Michael, de la physicienne Miriam Berg, et de l’ingénieur Bill Dzik. Leur mission : prouver, à n’importe quel prix, que Titan n’accueille aucune forme de vie intelligente. Très vite, les ennuis surviennent : le ballon qui véhicule la capsule est crevé par des créatures volantes et cette dernière se crashe à la surface glacée et inhospitalière. La mission doit se poursuivre, même si elle se double d’une course contre la montre pour la survie…

Stephen Baxter écrit de la hard SF basée sur des découvertes solidement étayées. À partir des données collectées notamment par la sonde Huygens, il imagine, avec minutie et rigueur, une forme de vie organisée sur Titan. Il décrit son atmosphère et invente sa géologie. Les descriptions des lacs d’éthane, des cryovolcans, des créatures mi-organiques mi-métalliques qui arpentent la surface du satellite sont abordées sous l’angle scientifique, ce qui peut rebuter le lecteur peu familier de ce courant de la SF. Les autres se laisseront séduire par les images produites et par l’aventure d’une exploration haletante d’un monde étranger. La narration, au plus près du personnage de Jovik Emry, renforce la proximité et l’immersion, quand bien même les personnages secondaires, plus axés sur la collecte de données, manquent un brin de profondeur. Stephen Baxter porte un regard acéré sur la nature humaine, sa soif de profits et son immoralité.

Retour sur Titan fait partie intégrante du Cycle des « Xeelees », publié au Bélial’, mais peut tout à fait se lire indépendamment. Cependant, nul doute que la connaissance du cycle apporte une dimension supplémentaire à ce très recommandable court roman pétri de sense of wonder.

Hier les oiseaux

Kate Wilhelm, auteure de trente romans, a obtenu de nombreux prix dont deux Hugo, trois Nebula et un Locus. Avec son mari Damon Knight, elle animait des conférences qui ont poussé Robin Scott Wilson à fonder les ateliers d’écriture Clarion dans lesquels elle s’est fortement impliquée. Le prix Solstice décerné par l’association Science Fiction Writers of America pour récompenser les auteures ayant eu une influence significative sur la science-fiction a été rebaptisé, en son honneur, prix Kate Wilhelm Solstice. Kate Wilhelm est donc une autrice importante dans le monde anglophone. En France, la collection « Présence du futur » des éditions Denoël a publié huit de ses titres entre 1977 et 1987. Et depuis cette date, son œuvre est absente des rayonnages des libraires. Le Livre de Poche vient de rééditer Hier, les oiseaux, roman écrit en 1976, et premier titre traduit en français en 1977, année pendant laquelle il a été couronné des prix Hugo, Jupiter et Locus – rien que ça…

Imaginez un joli coin de Virginie, doté d’une terre fertile et traversé par une rivière poissonneuse. Une famille de riches propriétaires terriens, pressentant la fin de la civilisation, s’y installe et y développe une communauté auto-suffisante : champs, bétail, habitations, usines de transformation et même un complexe de recherche à la pointe de la technologie. Leur prédiction s’avère juste : pollution, changement climatique (ici un refroidissement global de la température – l’hypothèse de la survenance d’une ère glaciaire était sérieusement envisagée par la communauté scientifique des années 70) entraînent bientôt de nombreuses catastrophes, et le reste de l’humanité, agonisante, sombre peu à peu dans le chaos. La communauté elle-même est touchée : la fertilité chute chez tous les mammifères, femmes et hommes inclus, condamnant ainsi l’espèce humaine à brève échéance. Le recours au clonage semble être la meilleure solution en attendant un retour à la normale.

Le roman se décompose en trois parties, chacune s’attachant à une génération : celle de la catastrophe, celle de la survie et celle de la renaissance avec pour chacune d’entre elles un angle de vue très resserré. Kate Wilhelm s’intéresse plus au fonctionnement de cette communauté fermée, à son évolution et aux interactions humaines, qu’au clonage en lui-même. Très vite, le fossé se creuse entre les générations, et les règles de la communauté évoluent en fonction des jeux de pouvoir internes. Les clones sont « produits » par groupe et développent un lien émotionnel et mental qui confine à la télépathie avec leurs « frères » ou « sœurs » qui, presque identiques, partagent les mêmes goûts. La séparation et l’éloignement génèrent un stress psychologique intense et, souvent, une incapacité à revenir s’intégrer dans le collectif. Au fil du temps, l’individualité s’efface au nom de l’intérêt collectif avant de devenir une tare puis une menace à éradiquer pour le maintien de l’ordre social. La seconde génération de survivants, composée majoritairement de clones, décide de ne pas revenir au mode de reproduction antérieur. La sexualité, débarrassée de sa fonction reproductive, se libère et devient un terrain de jeux et de plaisirs. En parallèle, les instances dirigeantes peuvent décider de quel type de profil a besoin la communauté : les clones héritent des aptitudes de leur modèle et, en vase clos, se révèlent incapables de faire preuve de créativité ou d’imagination. Et quand advient le temps d’explorer le monde et ses ruines, la survie demande des qualités et des capacités d’adaptation perdues depuis longtemps…

Sur la thématique du clonage, le roman accuse un peu son âge. En revanche, les questions éthiques sur ses conséquences sociales restent pertinentes, plus de vingt ans après le clonage de la brebis Dolly. Loin de s’inscrire dans le courant des dystopies glaçantes, Hier, les oiseaux déroule son propos avec une subtilité rafraîchissante et mérite la lecture.

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