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Le Roman de Jeanne

2049. Dans ce futur proche, la Terre que nous connaissons a disparu, mutilée par une suite de « géocataclysmes » et de guerres interminables. Les plus riches, les privilégiés, se sont réfugiés dans une station spatiale en orbite autour de la planète, le CIEL. Emmenés par Jean de Men, un dictateur se piquant de poésie, ils y survivent difficilement tout en continuant à piller le peu de ressources d’une Terre exsangue. Devenus albinos et totalement imberbes, ils ont perdu leurs organes génitaux. Stériles, incapables de se reproduire, ils doivent néanmoins mourir le jour de leurs cinquante ans. L’anniversaire fatidique de Christine Pizan approche. Sur sa peau translucide, elle « griphe » l’histoire de Jeanne la rebelle, prétendument morte sur le bûcher pour s’être opposée au tyran de Men. Elle espère que l’évocation de Jeanne – un interdit qu’elle transgresse – éveillera les consciences.

Le Roman de Jeanne se déroule en trois parties. La première se centre sur la révolte de Christine Pisan et Trinculo, artiste subversif, qui tentent de s’aimer au-delà de la matérialité du corps et de créer dans un monde clos, stérile et concentrationnaire. Le deuxième nous conduit sur une Terre devenue cimetière et poussière, sur les pas de Jeanne et de Léonie, survivantes en mouvement permanent. La troisième dépeint l’inévitable confrontation et met au jour les plus viles exactions du despote de Men. Lidia Yuknavitch revisite la figure de Jeanne d’Arc sous les traits d’une enfant soldat, touchée non pas par la voix de Dieu, mais par celle de l’univers. Une lumière intense, une chanson, et voilà Jeanne dotée de pouvoir immenses. Elle rejoue aussi la querelle littéraire, sur fond de phallocratie, de Christine de Pizan, contemporaine de Jeanne d’Arc et première femme de lettres à vivre de sa plume, et Jean de Meung, connu pour avoir donnée une suite, acide et satirique, au Roman de la Rose.

Roman érudit et engagé, Le Roman de Jeanne met en scène une multitude de combats, âpres, durs, où les mots sont autant d’armes et les corps autant de lames tranchantes. Scarifications, meurtres, torture inspirée des supplices moyenâgeux, odeur de chair brûlée, goût métallique du sang… Lidia Yuknavitch n’épargne ni la violence, ni la brutalité à ses lecteurs. Et son écriture, crue, abrupte, révoltée, suit la colère, la haine, l’amour et la destruction (bravo au traducteur). Christine s’exprime de manière littéraire, contrairement à Jeanne, plus directe et rude. Jean de Men incarne la classe des puissants usant des armes économiques, idéologiques, linguistiques, qui lui permettent une ascension des plus obscènes. En ôtant le corps, le sexe et le genre de l’équation, en plongeant ses personnages dans un monde post-apocalyptique où l’avenir ne fait plus sens, où le présent les cantonne à la survie, l’autrice questionne la nature profonde de l’être humain. Que reste-t-il à ce dernier ? Le désir, l’amour, la haine, l’art ? Complexe, foisonnant, radical et sans concession – et par conséquent à lire absolument.

Way Inn

Les congrès professionnels : un plaisir pour certains, une corvée pour la plupart. Surtout quand ils se multiplient. Heureusement, Neil Double et sa petite entreprise proposent une nouvelle gamme de services. Il peut, moyennant finances, remplacer le congressiste pendant cette épreuve. Il suit les conférences préalablement choisies et fait un rapport quotidien complet. Plus besoin de perdre son temps dans les avions. Plus besoin de se forcer à sourire à tous ses collègues et concurrents aux dents longues. Plus besoin d’affronter ces hôtels identiques, sans âme, où les couloirs, les bars, les salles de réunion se ressemblent d’un bout à l’autre de la planète.

Pour Neil Double, au contraire, ce métier est un rêve. Là où une majorité voit, dans ces chaînes d’hôtels, une uniformisation pénible et déshumanisante, lui se délecte de ce côté prévisible, de l’aspect toujours neuf et propre des chambres. Il aime cette ambiance impersonnelle. Elle le rassure et lui rappelle son père, voyageur de commerce. Mais la mécanique bien huilée ne tarde pas à connaître des ratés quand il est découvert… En effet, son métier pourrait bien mettre en danger les organisateurs de congrès ; un risque que ces derniers ne peuvent se permettre. Aussi vont-ils bannir Neil Double de leur circuit. L’univers bien réglé de notre (anti)héros vole alors en éclats, et le voilà qui découvre peu à peu une réalité terrifiante, réalité qui n’est pas sans évoquer celle du Brazil de Terry Gilliam ou de l’univers de Kafka.

Après Attention au parquet ! (très bon roman hors SFFF paru chez Liana Levi en 2014), Way Inn, deuxième ouvrage de Will Wiles, montre la même attention portée aux objets et bâtiments de notre quotidien. Les humains y jouent d’ailleurs un peu les seconds couteaux, passant après le décor où ils évoluent, auquel ils réagissent. L’auteur, outre sa carrière de jeune écrivain, collabore à une revue d’architecture et de design. Un intérêt qui ne manque pas de transparaître ici, une partie non négligeable du récit étant consacrée à l’observation et à la description de l’hôtel où loge Neil Double, de la « non-zone » qui l’entoure et du palais des congrès. Mais pas d’inquiétude ! Tout cela se fait sans ralentir la lecture, sans lasser le moins du monde. On a vraiment l’impression d’être dans cette chambre, de fouler cette moquette, de découvrir par la fenêtre cette friche inhumaine peuplée de véhicules pressés sans conducteur apparent. Ainsi, quand les évènements vont se précipiter (ce qu’ils font bel et bien, allant crescendo, et ce jusqu’à l’haletant dans le dernier tiers), l’essentiel passera par le décor. Et des images du Shining de Stanley Kubrick de revenir des tréfonds de la mémoire. Ces longs couloirs filmés à hauteur de petit garçon – à hauteur de Danny. Et l’angoisse de surgir et d’emporter le lecteur.

On peut s’interroger sur ce qui lie Will Wiles à ces témoins sans âme d’une mondialisation dépassionnée, la nature des événements qu’il traversa pour éprouver à leur encontre des sentiments si ambivalents — amour et répulsion mêlés. Mais on ne peut passer à côté de ce roman original, prenant et effrayant. Assurément, oui, nul ne regardera plus du même œil blasé sa chambre d’hôtel…

Sur épreuves

Avertissement traditionnel : si vous n’avez pas lu les deux premiers volumes de cette série (critiqués ici et ), arrêtez-vous là dans cette critique, obtenez ces ouvrages et repassez une fois la lecture terminée.

Les temps sont durs pour Isaac Vainio : Gutenberg lui a retiré ses pouvoirs  ; il se sent coupable de la destruction d’une partie de son quartier et du décès de certains habitants et amis ; Jeneta, une jeune fille aux pouvoirs extraordinaires, a disparu alors qu’elle était sous sa responsabilité. Bref, il est au trente-sixième dessous. L’ennemi n’est pas en pause, au contraire. Des forces terribles rameutent leurs troupes. Et notre bibliomancien est bloqué, impuissant, écarté de l’organisation des Gardiens. La dépression est proche, au grand dam de sa compagne, Lena. Mais Isaac est un battant et quand on lui ferme des portes, il tente de passer par une autre issue. Ou de défoncer l’entrée principale.

Comme le fait remarquer sur son blog Lionel Davoust, son traducteur, Jim C. Hines repart dans Sur épreuves avec les mêmes (bonnes) recettes, la même énergie, la même folie parfois foutraque, les mêmes « jeux référentiels à l’imaginaire », les mêmes « jeux de mots idiots » que pour les deux volumes précédents. Et, autant pour Lecteurs nés, tout cela ronronnait un peu (et inquiétait pour la suite de la série), autant dans ce troisième tome, Jim C. Hines rassure : la dynamique est retrouvée. Le bestiaire est toujours aussi riche : les vampires (dans l’espace, si, si !) côtoient les loups-garous, Méduse combat aux côtés d’un Yeren. Et Meridiana, la puissante magicienne, tout droit venue d’une Renaissance savante et religieuse à la fois, a vraiment l’étoffe d’un méchant de film d’action. Mais surtout, l’amour des livres exsude de chacune des pages de ce roman. Le bonheur de lire, de connaître un livre, de le toucher, de l’utiliser. Et même ceux qui ont abandonné le support papier y trouveront leur compte, puisque la dangereuse et terrifiante adversaire d’Isaac utilise une liseuse pour ses combats.

De plus, dans ce tome, Jim C. Hines fait progresser à grands pas le monde qu’il a imaginé. Si Gutenberg avait voulu garder la magie secrète pour les non-initiés, quitte à tuer, voire massacrer, des dizaines de personnes, l’ampleur des combats et des dégâts collatéraux est désormais trop importante pour la laisser dans l’ombre ou en faire disparaître les traces. Les populations du monde entier vont découvrir l’existence de cette puissance. Et avec elle, des questions épineuses : si la magie existe depuis longtemps, pourquoi ne l’a-t-on pas utilisée pour sauver les blessés graves, pour nourrir les peuples affamés, pour rendre le monde meilleur ? Interrogations très pertinentes et amenées par petites touches, entres les chapitres.

Sur épreuves relance donc l’intérêt pour cette série distrayante, mais pas seulement : entre deux grosses bastons, entre deux blagues plus ou moins efficaces, Jim C. Hines parvient à nous faire réfléchir à notre monde et, surtout, à nos rapports avec le livre.

Nous sommes nombreux

Si vous n’avez pas lu Nous sommes Bob, premier volume de cette trilogie, vous ne comprendrez rien aux lignes qui suivent. À vous de voir et d’en tirer les conséquences…

Sur Delta Eridani, la société des Deltaiens, épaulés par Bob (le premier de cette immense famille), assure sa position dans son nouveau camp. Mais un danger les menace soudain, invisible et puissant. Changer de lieu de vie était-il vraiment une bonne idée ? Pendant ce temps, l’évacuation de la Terre continue. Mais trop lentement. D’autant que des sabotages de plus en plus nombreux mettent l’opération en péril. Ailleurs dans l’espace, un groupe de Bob recherche des traces de l’ennemi brésilien afin de se débarrasser de ce concurrent meurtrier. Et soudain, au détour d’un système planétaire apparaissent les Autres. Puissants, monstrueux, dévastateurs. Or, l’humanité est sur leur route.

Nous sommes nombreux est la suite directe de Nous sommes Bob. Et des Bob, on en trouve partout. Dennis E. Taylor poursuit, dans ce deuxième opus, de dévider les fils de sa bobine, de plus en plus grosse. Les trames narratives se multiplient, au point de, parfois, perdre un peu le lecteur insuffisamment attentif (ça arrive !). D’ailleurs, l’éditeur, malin, a pensé à proposer un petit arbre généalogique en fin de volume pour permettre au lecteur de s’y retrouver. Car il faut être bien concentré pour s’y retrouver entre les Homer, les Ralph, les Milo, les Thor (si, si) ou les Timide (est-il besoin d’en rajouter ?).

Mais cet obstacle passé, on est agréablement surpris par la capacité de l’auteur à renouveler en partie ses histoires. Il poursuit avec une certaine efficacité les intrigues du premier volume. Et en développe d’autres. D’ailleurs, outre l’aspect purement narratif, de nouveaux thèmes sont évoqués, permettant d’approfondir enfin certains points, survolés dans Nous sommes nombreux. Comme l’humanité de ces êtres, autrefois de chair et de sang, à présent numérisés dans une boite métallique : les Bob, tout digitaux qu’ils sont, sont-ils de possibles victimes de Cupidon ? Et si oui, quid de leurs relations avec les éphémères (ainsi quelques-uns d’entre eux nomment-ils les humains) ? Comment maintenir le lien avec les représentants de leur ancienne famille ? Comment rester encore des hommes ? En poursuivant la mission : trouver des systèmes planétaires viables pour essaimer l’humanité. Aider à la survie des derniers humains sur Terre et à leur voyage vers leurs futures colonies. Mais aussi en évoluant. Certains Bob vont travailler sur un animal mécanique, puis un robot qu’ils pourraient piloter. Afin de redécouvrir des sensations disparues depuis leur changement d’état. Histoire aussi de communiquer plus facilement avec les êtres humains ; tout en se raccrochant à une humanité fragile, s’effilochant génération après génération.

Si vous avez aimé Nous sommes Bob, vous aimerez Nous sommes nombreux et attendrez que Bragelonne publie le troisième et, pour l’instant, dernier tome de cette trilogie. Dennis E. Taylor utilise les mêmes recettes avec la même efficacité et le même plaisir évident. Et nous entraine dans un moment de lecture divertissant à défaut d’être dérangeant, agréable à défaut d’être révolutionnaire. Pendant quelques centaines de pages, nous sommes tous Bob.

Frankenstein 1918

Imaginons un instant que la Prusse l’ait emporté. Que l’Europe, en cette première moitié du xxe siècle, vive sous sa coupe sans pitié. Que Winston Churchill, l’une des figures héroïques de nos manuels scolaires, sauveur de la Grande-Bretagne, ait disparu dans les couloirs anonymes du temps. Que l’expérience du docteur Frankenstein, figure de papier inventée par Mary Shelley, mais savant de chair et de sang ici, dans cette réalité, ait servi de modèle pour tenter de créer une armée de guerriers sans peur, à la force terrifiante, capables de renverser un ennemi plus efficace et mieux armé… hypothèse qu’un journal trouvé dans les ruines de Londres semble étayer, le récit poignant du premier des non-nés, ces créatures censées servir les Britanniques en lutte contre les Prussiens – et inverser le cours de la guerre…

Avec Frankenstein 1918, Johan Heliot revient une fois encore à ses vieilles amours, lui, l’ancien professeur d’histoire, pour bâtir une intrigue poignante dans un monde uchronique d’une grande richesse et d’un réalisme étonnant — l’une des forces indéniables du présent récit. Le roman est présenté comme le travail d’une chercheuse et de son époux, couple qui a découvert des textes précieux montrant une facette de l’histoire bien différente de celle proposée par les autorités. Les mémoires d’un certain Winston Churchill, d’abord, personnage oublié car sans intérêt historique. Où y on découvre le plan audacieux et quasi insensé de ce patriote, voix solitaire dans l’Angleterre rigide et constipée de l’époque, prêt à jouer avec les morts dans sa recherche d’une solution pour éviter les massacres à venir de ses compatriotes dans les tranchées. Il nous narre un épisode resté secret, car trop gênant pour le pouvoir. L’autre document capital exhumé est un fragment des mémoires de Victor, la première créature conçue par Churchill, le premier non-né : un amas de chairs cousues selon le procédé inventé par le docteur Frankenstein et amené à la vie par un savant dosage de chimie et d’électricité. Puis utilisé sans plus de vergogne que d’hésitation par son créateur afin de retourner le cours de l’histoire. Une opération qui, on l’apprend dès le début du récit, provoquera la destruction de Londres par une arme aux effets désastreux – un sort équivalent à nos Hiroshima et Nagasaki.

On l’a compris, l’ensemble du récit mélange habilement histoires etHistoire, avec pour brouet initial et essentiel le Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley. L’alchimie fonctionne dès les premières pages : les solides connaissances historiques de l’auteur, son appétence pour l’exercice uchronique et ses talents de conteur font merveille. L’alternance des supports est une réussite : Heliot adapte son style au sage Victor, à l’impulsif Churchill et au courageux Edmond, et ce avec brio. Tout sauf une surprise, en somme, tant on le sait capable du meilleur (« La Trilogie de la Lune »), mais aussi, parfois, du moins bon (le bancale Françatome). Avec Frankenstein 1918, il propose en tout cas un roman hu-main et fort. Son ancrage dans l’histoire, sa puissance d’évocation et, surtout, le personnage émouvant et sans mièvrerie de Victor font mouche. Un excellent moment, en somme, et sans doute même un peu plus, en ces temps troublés où les nationalismes et la haine de l’autre reprennent du poil de la bête. Une leçon à méditer, encore et encore…

Le Sommeil des géants

[Critique commune à la trilogie « Les Dossiers Thémis » : Le Sommeil des géants, L'Éveil des dieux et Trop humains.]

Enfant, Rose Franklin tombe dans un fossé et atterrit sur une main gigantesque. La main d’un robot géant. Le reste de son corps a été réparti façon puzzle sur la Terre. Par qui ? Mystère. Devenue adulte, engagée par un homme mystérieux dont on ignore le nom et le rôle réel, elle part à la recherche des autres morceaux. Vu la taille de l’engin, difficile de rester discret. De nombreux pays se montrent intéressés par cette potentielle arme fantastique et apprécient moyennement la mainmise par les États-Unis. Les tensions se multiplient… et les questions restent nombreuses. Seule certitude, cet artefact est d’origine extraterrestre. Comme va le prouver le débarquement de certains d’entre eux sur Terre. Viennent-ils récupérer leur bien ? Ou punir l’arrogance humaine ?

Pour nous narrer ces aventures hors du commun (quoique…), Sylvain Neuvel a choisi une option radicale : du dialogue, du dialogue, rien que du dialogue. Sous forme de conversations ou d’enregistrements de journaux personnels. Autrement dit, une lecture au rythme rapide, des pages vite tournées, sans accroc, sans temps mort. Le procédé semble parfois artificiel, mais l’auteur maîtrise raisonnablement sa technique. Par contre, à la longue, cela lasse un brin. Ajoutez à cela un style fluide, passe-partout….voire inexistant. Sur ce plan-là, c’est sûr : en ce qui concerne le Nobel, c’est raté.

L’histoire, alors ? Efficace à défaut d’être originale. Les robots géants, ça attire toujours les foules — qu’on songe à Goldorak, la série animée inspirée de Go Nagai, par exemple, pour la version vintage, ou, plus récemment, en 1999, au Géant de fer, très chouette long-métrage, lui aussi animé, de Brad Bird, voire encore, en 2013, à Pacific Rim, le blockbuster de Guillermo del Toro, et ses combats de titans en plein milieu des fourmilières humaines… Sylvain Neuvel s’en sort honorablement : ses grosses machines de métal intriguent au début, puis fascinent. D’autant que leur pilotage nécessite des qualités difficiles à réunir. Pour enrober tout cela, l’intrigue tient bien la route sur le premier tome. Sauf qu’elle s’émousse, perd de son tranchant, et finit par décevoir dans l’ultime volume. Le mystère des débuts enthousiasmait. Sa résolution (comme souvent) déçoit. Restent les personnages. Mais là encore, le tiède l’emporte : si certains d’entre eux peuvent se montrer attachants, leur côté caricatural ou déjà-vu finit par agacer. Le mystérieux commanditaire du Sommeil des géants, par exemple, fait irrémédiablement penser à l’homme à la cigarette de la tétralogie de Stéphane Przybylski. Les histoires d’amour sentent plus le réchauffé que la grande passion. Bref, un peu trop de maladresse pour réellement toucher le lecteur.

« Les Dossiers Thémis » constituent donc une trilogie sympatoche (un adjectif qui en dit long sur l’âge du rédacteur de cette critique…), facile à lire et au scénario suffisamment dynamique et simpliste pour faire un succès à l’écran (car, bien sûr, un réalisateur travaille dessus… depuis 2015). Vite lu. Vite oublié. Ni plus ni moins.

Variations sur l'histoire de l'humanité

En quatorze textes choisis et commentés par autant de scientifiques et auteurs, Variations sur l’histoire de l’humanité propose un arc de réflexion sur l’origine et le devenir de l’humain, allant de la tradition à la spéculation en passant par la raison. Cet ouvrage collectif, préfacé avec enthousiasme par Yves Coppens, se décline en quatre grands chapitres : les variations mythologiques, fondatrices, modernes et libres. Jean-Loïc Le Quellec dresse un arbre phylogénétique des mythes des origines, et on relira le mythe de Prométhée ou celui du Golem dans la Kabbale. La seconde partie consiste en une relecture critique de trois textes fondateurs de Lamarck, Darwin et Boule. Les contributeurs modernes s’appliquent à montrer que les sciences de l’homme sont conscientes d’elles-mêmes et de leurs origines, et n’hésitent pas à écorner leurs idoles. La troisième partie est consacrée aux études modernes à travers un choix de textes très pédagogique. On y trouve notamment le très beau « Race et culture » de Claude Levi-Strauss, « La mal-mesure de l’homme » dans lequel Stephen Jay Gould règle son compte à la sociobiologie, et une mise à jour des connaissances sur l’hérédité par Luca et Francesco Cavalli-Sforza. Les commentaires constituent évidemment la valeur ajoutée du recueil. Si le troisième chapitre est le plus technique, la qualité de l’accompagnement rend l’ensemble très abordable et passionnant.

Enfin, les variations libres s’ouvrent à l’imagination débridée des auteurs de fiction. Quatre textes sont proposés. « L’Ours » de William Faulkner (1940) peine à défendre sa place dans le livre. « Les Animaux dénaturés » de Vercors (1952), à l’inverse, est un texte séduisant et plein d’humour qui reprend l’idée de la Controverse de Valladolid et décrit le procès qui doit décider si une nouvelle espèce primitive mais bien vivante découverte par des paléontologues en Nouvelle-Guinée se verra attribuer le statut d’humain ou de bête. Les arguments des deux bords fusent et la chute est délicieusement grinçante. Je suis moins enthousiaste sur le troisième texte, «  Humanité et demi » de T.J. Bass (1971), proposé par Laurent Genefort. Tiré du roman du même nom, il livre une dystopie totale où en 2350, toute espèce autre que l’humanité a disparu, celle-ci est réduite à l’état de fourmilière dirigée par un ordinateur, et la surface de la Terre est entièrement couverte de champs de céréales subvenant aux besoins alimentaires de base de trois mille milliards de posthumains. Pour moi, ce genre de SF ne sert pas à penser l’avenir, juste à booster les ventes d’antidépresseurs. Avec le dernier texte, «  L’Appel de la nébuleuse » de Claude Ecken (2002), sélectionné par Roland Lehoucq, on touche au sublime. Ecken livre un superbe texte de hard SF, à la Stephen Baxter, qui est à la fois poétique, scientifique et prophétique. Une mission scientifique terrestre voyage jusqu’à une nébuleuse, espérant en vain y découvrir une vie naissante. La désillusion s’accompagnera d’un sentiment de solitude sidérale, et mènera à une décision radicale. Jouant sur l’hypothèse panspermique, Ecken imagine que la vie a besoin d’un petit coup de pouce pour émerger. Un texte brillant qui avait été publié dans Bifrost n°31.

La science fait son cinéma

Fort du succès de Faire des sciences avec Star Wars de Roland Lehoucq et des dossiers « Scientifiction » dans la revue Bifrost, le Bélial’ se tisse un habit de vulgarisateur de science et lance une nouvelle collection dédiée à la transmission du savoir, « Parallaxe », dotée d’une identité visuelle forte et belle, conçue par Cédric Bucaille. Ainsi, deux fois l’an, Olivier Girard (son fringant éditeur) et Roland Lehoucq (son savant directeur) se lanceront cheveux au vent à l’assaut des ombres de l’ignorance. « Parallaxe », c’est une question de point de vue, celui de la science-fiction sur le monde et de la science sur la fiction. Deux titres en assurent l’ouverture  : La Science fait son cinéma de Roland Lehoucq (astrophysicien) et Jean-Sébastien Steyer (paléontologue), et Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin (linguiste). Pour aborder des sujets aussi distincts que la relativité en physique ou l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, les deux titres adoptent des approches différentes.

La Science fait son cinéma reprend, avec quelques retouches cosmétiques, quatorze articles publiés précédemment dans Bifrost, et les organise thématiquement pour tisser un lien. Le principe est efficace, les auteurs choisissent un film pour illustrer une thématique dont ils discutent du traitement en regard des connaissances scientifiques actuelles. L’accent est mis sur les disciplines de la physique et de la biologie. Ils y abordent aussi bien les surprises qui attendraient Paul Rudd dans le monde réel lorsqu’il revêt le costume d’Ant Man et les sévices que le trou noir Gargantua réserverait à Matthew McConaughey dans Interstellar , que la crédibilité des espèces extraterrestres en SF, ou les menaces qui pèsent sur les héros hollywoodiens dans l’espace. Le sérieux du fond s’orne d’humour et de bienveillance, même quand ça tape fort, comme sur Prometheus ou Pacific Rim.

[…]

Ces deux ouvrages s’adressent essentiellement aux lecteurs de science-fiction. Les références à des œuvres plus ou moins connues y sont nombreuses, et il est utile de s’y entendre pour apprécier pleinement le propos. Cela étant, les deux titres réussissent magnifiquement l’exercice délicat de la vulgarisation scientifique. Notons enfin que la collection accomplit un pas de titan en traitant de la science-fiction non plus simplement en tant qu’objet, mais aussi en tant que source de savoir. Chapeau !

La mort immortelle

Publié en Chine en 2010, traduit en anglais par Ken Liu sous le titre Death’s End en 2016 (qui est la version lue pour cette critique – précision de taille, puisque nous n’avons pas ici jeté le moindre regard sur la VF), le roman de Cixin Liu devient La Mort immortelle chez Actes Sud et conclut la trilogie des « Trois Corps », après Le Problème à trois corps (2016) et La Forêt sombre (2017). Le moins qu’on puisse dire est qu’il est conclusif, et on peut affirmer avec certitude qu’il n’y aura pas de suite. Il conclut non seulement la trilogie, mais aussi tous les livres. Liu offre un roman de hard SF d’une très rare ampleur qui, avec ses qualités et ses défauts, constitue à mon avis le meilleur opus de la trilogie. Foncièrement pessimiste, la trilogie des «  Trois Corps » peut être lue comme un exercice de déconstruction de la civilisation et des espoirs qu’elle porte. Avec le cynisme de ceux qui aiment trop la vie pour soutenir l’humanité, Liu écrit sa démonstration depuis les années 60, jusqu’à la mort thermique de l’univers. Cela prend du temps, 2000 pages pour les trois tomes.

Dans Le Problème à trois corps, l’auteur plaçait l’humanité face à elle-même, ce qui se termine souvent mal. Ye Wenjie, astrophysicienne légèrement échaudée par la révolution culturelle, livrait la Terre aux Trisolariens, une race extraterrestre qui a des soucis domestiques d’ordre cosmologique. Dans La Forêt sombre, l’humanité se trouvait ainsi confrontée à l’arrivée imminente – 400 ans — d’extraterrestres hostiles et technologiquement supérieurs, ce qui se termine souvent mal. Une solution fut trouvée par Luo Ji, un des quatre sauveurs désignés par l’humanité, sous une variante de la guerre froide imposée par la promesse d’une annihilation commune. Liu y inventait le concept élégant de forêt sombre : pour survivre dans l’univers, il faut vivre caché. Dans La Mort immortelle, donc, l’humanité se trouve confrontée à l’univers tout entier, ce qui se termine souvent mal. Cheng Xin est désignée pour prendre la suite de Luo Ji et préserver la paix. Trop idéaliste, elle ne sera jamais capable de le faire, quelles que soient les opportunités qui lui seront données, précipitant l’humanité vers un destin funeste. Cixin Liu invite cette dernière à se réinventer, à dépasser ses préconceptions de l’univers et sa place dans celui-ci. Mais l’humanité en est-elle capable ? Liu explore les systèmes sociétaux, politiques, religieux, moraux, et les abat un à un. On ne saurait identifier chez l’auteur un positionnement politique ou philosophique, si ce n’est peut-être un nihilisme radical. Son avis est sans appel : nos agitations morales ou intellectuelles sont vaines. Liu se projette dans l’espace et le temps. On pense aux « Xeelee » de Stephen Baxter ou à Tau Zero de Poul Anderson, pour l’énormité des propositions, mais Liu va plus loin encore.

La Mort immortelle a ses défauts : sa longueur, la faiblesse des personnages. Cheng Xin ne s’élève jamais à la hauteur du policier Shi Quiang dans Le Problème à trois corps, ou de Luo Ji dans La Forêt sombre. À toujours faire les mauvais choix, elle agace, même si c’est là sa raison d’être. Roman de hard SF, on pourrait aussi lui reprocher de jouer avec les lois de la physique, mais tellement moins que nombre d’autres romans et tellement mieux. Rien ne saurait pour autant faire oublier son ampleur phénoménale. En repoussant les limites de la démesure par une imagination hors norme, La Mort immortelle est un livre comme vous n’en avez jamais lu. Il faut le lire.

Comment parler à un alien ?

Fort du succès de Faire des sciences avec Star Wars de Roland Lehoucq et des dossiers « Scientifiction » dans la revue Bifrost, le Bélial’ se tisse un habit de vulgarisateur de science et lance une nouvelle collection dédiée à la transmission du savoir, « Parallaxe », dotée d’une identité visuelle forte et belle, conçue par Cédric Bucaille. Ainsi, deux fois l’an, Olivier Girard (son fringant éditeur) et Roland Lehoucq (son savant directeur) se lanceront cheveux au vent à l’assaut des ombres de l’ignorance. « Parallaxe », c’est une question de point de vue, celui de la science-fiction sur le monde et de la science sur la fiction. Deux titres en assurent l’ouverture  : La Science fait son cinéma de Roland Lehoucq (astrophysicien) et Jean-Sébastien Steyer (paléontologue), et Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin (linguiste). Pour aborder des sujets aussi distincts que la relativité en physique ou l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, les deux titres adoptent des approches différentes.

[…]

Comment parler à un alien ? prend lui la forme d’un exposé sur les recherches actuelles en linguistique, plus cohérent dans sa structure, et focalisé dans son propos. Le livre s’intéresse à deux théories qui ont motivé plus particulièrement les auteurs de SF : celle de la grammaire universelle de Chomsky et celle de Sapir-Whorf sur l’influence du langage sur notre perception du monde. À travers l’étude de linguistique-fictions emblématiques, de L’Enchâssement (le Bélial’) de Ian Watson à « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang (dans le recueil La Tour de Babylone - « Folio SF »), et de nombreuses autres encore, l’auteur introduit progressivement le lecteur au vocabulaire et aux concepts de la linguistique moderne, jusqu’à les lui rendre familiers. Il raconte l’évolution des langues naturelles, celles que l’on parle, puis celle des langues synthétiques, celles que l’on crée, pour aboutir finalement à la question de la communication avec une espèce autre, aussi différente que pourrait l’être un extra-terrestre, et de toutes les difficultés qu’elle implique. Frédéric Landragin livre un texte passionnant, pointu dans ses concepts, qui reste accessible au béotien.

Ces deux ouvrages s’adressent essentiellement aux lecteurs de science-fiction. Les références à des œuvres plus ou moins connues y sont nombreuses, et il est utile de s’y entendre pour apprécier pleinement le propos. Cela étant, les deux titres réussissent magnifiquement l’exercice délicat de la vulgarisation scientifique. Notons enfin que la collection accomplit un pas de titan en traitant de la science-fiction non plus simplement en tant qu’objet, mais aussi en tant que source de savoir. Chapeau !

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