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Crossfire

[Critique commune à Charlie de Stephen King et Crossfire de Miyuki Miyabe.]

Etats-Unis. Années 70. Au milieu de dix autres étudiants, Andy McGee et Vicky Tomlinson participent, contre 200 dollars, à une expérience du docteur Wanless durant laquelle leur est injecté un soi-disant hallucinogène léger apparenté au LSD et appelé Lot 6. L'expérience tourne mal : un des étudiants s'arrache les yeux, un autre fait un arrêt cardiaque fatal. Andy et Vicky ont l'impression d'être passés au travers et se mettent en couple, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que cette expérience les a changés. Andy a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré, un pouvoir qui lui occasionne ensuite de terribles migraines ; Vicky ferme le frigo depuis l'autre côté de la cuisine sans vraiment y penser, sans vraiment s'en rendre compte. Et puis le bonheur arrive dans la maison, sous la forme d'un bébé, Charlie, une petite fille qui en cauchemardant ne va pas tarder à mettre le feu à sa chambre, car elle a un don autrement plus impressionnant que ceux de ses parents : elle est dotée du pouvoir de pyrokinésie. Après la mort (accidentelle ?) de Vicky, il est temps pour le docteur Wanless de réapparaître et avec lui « La Boîte », cette étrange agence gouvernementale qui n'est ni la CIA, ni le FBI, ni la NSA…

Stephen King a commencé sa carrière littéraire en 1974 avec Carrie (adaptée au cinéma par Brian De Palma dès 1976) et n'a jamais vraiment cessé d'écrire sur les pouvoirs parapsychologiques : Shining (1977), Dead Zone (1979, écrit juste avant Charlie), La Ligne verte (1996), Cœurs perdus en Atlantide (1998), Dreamcatcher (2001), etc. En considérant cette liste non exhaustive et la qualité de ces titres (Dreamcatcher est sans doute le plus faible de la liste), force est de constater que les pouvoirs psys ont plutôt bien inspiré King. Charlie (dont l'intrigue ressemble sans doute trop à Furie (1976) de John Farris ; le traqueur est Amérindien dans les deux livres, ce qui a donné lieu à quelques explications d'avocats) est une des réussites majeures de l'auteur, une sorte de « roman de gare » parfait. La course-poursuite est haletante, les personnages fouillés, les scènes d'action remuent, ça chauffe (pour le moins) et le vertige naît à plusieurs moments. Servi par un sens de la narration, et notamment du flash-back, tout simplement magistral, Charlie se dévore par paquets de 100 pages (malgré une traduction française qui mériterait d'être revue, F. M. Lennox arrivant à restituer à l'identique tous les faux amis de la langue américaine ou presque). Cette lecture, qui nous happe comme par un torrent furieux, nous rappelle, car on l'avait un petit peu oublié ces dernières années, que Stephen King est un géant, tout autant dans le domaine de la littérature populaire que celui de la littérature dite « générale ».

Dix-huit ans après la prime publication de Charlie aux USA, paraissait au Japon, en 1998, donc, Crossfire de Miyabe Miyuki, imposant polar récemment publié par les éditions Philippe Picquier. Et le moins que l'on puisse dire c'est que l'auteur japonaise y rend un sincère hommage à Stephen King : comme Charlie, Aoki Junko (l'héroïne/la méchante, au choix) a le pouvoir de mettre le feu ; comme le docteur Wanless, l'ancien policer Skipper émiette ses cigarettes plutôt que de les fumer ; comme Andy McGee, Kôichi a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré ; quant au code de l'ordinateur d'Aoki, ce n'est rien moins que Firestarter, le titre original de Charlie

Au-delà de l'hommage, Crossfire est un bon roman policier, doublé d'un bon livre fantastique, triplé d'une très intéressante vision de la société japonaise contemporaine. Un livre dense (avec toutefois quelques « plages calmes ») où l'aspect policier pèse davantage que l'aspect fantastique/science-fictif. On y suit une équipe de police à la poursuite d'Aoki Junko ; car celle-ci, de massacre en massacre, agit comme une super justicière en mission. Le livre rebondit à peu près toutes les cent pages (en fait, à peu près à chaque fois qu'on commence à s'ennuyer), partant alors dans une direction surprenante et pourtant cohérente avec ce qui a précédé (on est loin de certains twists de thriller hollywoodien qui ne résistent à aucune analyse, même polie). À bien y réfléchir, Crossfire pose exactement les mêmes questions, soulève exactement les mêmes draps sales que la série Dexter : justice défaillante, notion de « juste punition », peine de mort, présomption d'innocence, avocats trop malins ; seul petit problème, Dexter va beaucoup plus loin et se révèle donc au final plus intéressant (digression pour digression, juste un petit aparté sur les livres de Jeff Lindsay, Ce cher Dexter, Dexter revient, Les Démons de Dexter ; les deux premiers sont sympathiques mais souffrent de la comparaison avec la série ; le troisième, qui verse dans le fantastique, est… une mauvaise blague ?). Bien que prenant, terriblement dépaysant puisqu'il nous plonge au cœur de la société japonaise et de ses services de police, Crossfire n'arrive pas au niveau de son modèle Charlie, sans doute parce que Miyabe Miyuki ne possède pas l'énorme moteur narratif de Stephen King — elle reprend son souffle régulièrement et son style est plat, assez désincarné, monotone, ce que n'arrangent guère quelques maladresses manifestes dans la version française.

Crossfire a été adapté au cinéma en 2000 par Shusuke Kaneko (titre anglais : Pyrokinesis), le réalisateur du médiocre Azumi 2.

Charlie

[Critique commune à Charlie de Stephen King et Crossfire de Miyuki Miyabe.]

États-Unis. Années 70. Au milieu de dix autres étudiants, Andy McGee et Vicky Tomlinson participent, contre 200 dollars, à une expérience du docteur Wanless durant laquelle leur est injecté un soi-disant hallucinogène léger apparenté au LSD et appelé Lot 6. L'expérience tourne mal : un des étudiants s'arrache les yeux, un autre fait un arrêt cardiaque fatal. Andy et Vicky ont l'impression d'être passés au travers et se mettent en couple, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que cette expérience les a changés. Andy a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré, un pouvoir qui lui occasionne ensuite de terribles migraines ; Vicky ferme le frigo depuis l'autre côté de la cuisine sans vraiment y penser, sans vraiment s'en rendre compte. Et puis le bonheur arrive dans la maison, sous la forme d'un bébé, Charlie, une petite fille qui en cauchemardant ne va pas tarder à mettre le feu à sa chambre, car elle a un don autrement plus impressionnant que ceux de ses parents : elle est dotée du pouvoir de pyrokinésie. Après la mort (accidentelle ?) de Vicky, il est temps pour le docteur Wanless de réapparaître et avec lui « La Boîte », cette étrange agence gouvernementale qui n'est ni la CIA, ni le FBI, ni la NSA…

Stephen King a commencé sa carrière littéraire en 1974 avec Carrie (adaptée au cinéma par Brian De Palma dès 1976) et n'a jamais vraiment cessé d'écrire sur les pouvoirs parapsychologiques : Shining (1977), Dead Zone (1979, écrit juste avant Charlie), La Ligne verte (1996), Cœurs perdus en Atlantide (1998), Dreamcatcher (2001), etc. En considérant cette liste non exhaustive et la qualité de ces titres (Dreamcatcher est sans doute le plus faible de la liste), force est de constater que les pouvoirs psys ont plutôt bien inspiré King. Charlie (dont l'intrigue ressemble sans doute trop à Furie (1976) de John Farris ; le traqueur est Amérindien dans les deux livres, ce qui a donné lieu à quelques explications d'avocats) est une des réussites majeures de l'auteur, une sorte de « roman de gare » parfait. La course-poursuite est haletante, les personnages fouillés, les scènes d'action remuent, ça chauffe (pour le moins) et le vertige naît à plusieurs moments. Servi par un sens de la narration, et notamment du flash-back, tout simplement magistral, Charlie se dévore par paquets de 100 pages (malgré une traduction française qui mériterait d'être revue, F. M. Lennox arrivant à restituer à l'identique tous les faux amis de la langue américaine ou presque). Cette lecture, qui nous happe comme par un torrent furieux, nous rappelle, car on l'avait un petit peu oublié ces dernières années, que Stephen King est un géant, tout autant dans le domaine de la littérature populaire que celui de la littérature dite « générale ».

Dix-huit ans après la prime publication de Charlie aux USA, paraissait au Japon, en 1998, donc, Crossfire de Miyabe Miyuki, imposant polar récemment publié par les éditions Philippe Picquier. Et le moins que l'on puisse dire c'est que l'auteur japonaise y rend un sincère hommage à Stephen King : comme Charlie, Aoki Junko (l'héroïne/la méchante, au choix) a le pouvoir de mettre le feu ; comme le docteur Wanless, l'ancien policer Skipper émiette ses cigarettes plutôt que de les fumer ; comme Andy McGee, Kôichi a le pouvoir de pousser les gens à agir contre leur gré ; quant au code de l'ordinateur d'Aoki, ce n'est rien moins que Firestarter, le titre original de Charlie

Au-delà de l'hommage, Crossfire est un bon roman policier, doublé d'un bon livre fantastique, triplé d'une très intéressante vision de la société japonaise contemporaine. Un livre dense (avec toutefois quelques « plages calmes ») où l'aspect policier pèse davantage que l'aspect fantastique/science-fictif. On y suit une équipe de police à la poursuite d'Aoki Junko ; car celle-ci, de massacre en massacre, agit comme une super justicière en mission. Le livre rebondit à peu près toutes les cent pages (en fait, à peu près à chaque fois qu'on commence à s'ennuyer), partant alors dans une direction surprenante et pourtant cohérente avec ce qui a précédé (on est loin de certains twists de thriller hollywoodien qui ne résistent à aucune analyse, même polie). À bien y réfléchir, Crossfire pose exactement les mêmes questions, soulève exactement les mêmes draps sales que la série Dexter : justice défaillante, notion de « juste punition », peine de mort, présomption d'innocence, avocats trop malins ; seul petit problème, Dexter va beaucoup plus loin et se révèle donc au final plus intéressant (digression pour digression, juste un petit aparté sur les livres de Jeff Lindsay, Ce cher Dexter, Dexter revient, Les Démons de Dexter ; les deux premiers sont sympathiques mais souffrent de la comparaison avec la série ; le troisième, qui verse dans le fantastique, est… une mauvaise blague ?). Bien que prenant, terriblement dépaysant puisqu'il nous plonge au cœur de la société japonaise et de ses services de police, Crossfire n'arrive pas au niveau de son modèle Charlie, sans doute parce que Miyabe Miyuki ne possède pas l'énorme moteur narratif de Stephen King — elle reprend son souffle régulièrement et son style est plat, assez désincarné, monotone, ce que n'arrangent guère quelques maladresses manifestes dans la version française.

Crossfire a été adapté au cinéma en 2000 par Shusuke Kaneko (titre anglais : Pyrokinesis), le réalisateur du médiocre Azumi 2.

Sous la bannière étoilée

Décidément, la collection « Terres d'Amérique » réserve toujours de bonnes surprises. Après Craig Davidson et son excellent recueil, Un goût de rouille et d'os, voilà une autre révélation littéraire : Sous la bannière étoilée de Benjamin Percy, un jeune écrivain qui fonce droit dans le tas, sans faire de manières, et nous assène avec force quelques vérités bien senties sur l'Amérique d'aujourd'hui. Et là aussi, il s'agit de nouvelles.

Au programme, dix textes à l'écriture nerveuse, aux thèmes dérangeants, avec pour unique décor les vastes paysages désertiques de l'Orégon. Benjamin Percy a grandi dans cette région de l'Amérique. Et à la lecture de son recueil, on s'en rend compte. Car tout sonne vrai : personnages, situations, lieux décrits… On sent que Percy sait de quoi il parle. Ce qui donne à ses nouvelles une authenticité et une densité assez rares. On y est et on y croit. D'autant plus que Percy ne fait pas le malin. Il raconte crûment. Il écrit à hauteur d'homme, sans effets racoleurs, mais avec une foi totale, une conviction absolue.

Tout commence avec la nouvelle qui donne son nom au recueil, « Sous la bannière étoilée ». À Tumalo, une petite ville de l'Oregon, les pères de familles, réservistes pour l'armée, sont partis combattre en Irak. Deux jeunes garçons décident de mener leur propre guerre. Leur cible : un sergent recruteur qu'ils jugent responsable du départ de leurs pères… Dans « Les Bois », un père et un fils qui ne parviennent pas à communiquer partent chasser dans la forêt. Ils y découvrent le cadavre d'un homme, puis d'un deuxième. Au cœur de cette forêt qu'ils croyaient connaître, les voilà devenus un simple gibier confronté à la menace d'un prédateur invisible et impitoyable. Et cette fois, père et fils vont devoir faire front ensemble… Dans une autre nouvelle, intitulée « Les Grottes », un couple se déchire violement autour du souvenir d'un enfant mort-né. Pour redonner un sens à leur vie commune, il leur faudra traverser une étrange épreuve : pénétrer dans une grotte où vit une communauté de chauve-souris ; des chauves-souris dont la physionomie ressemble bizarrement à celle de leur bébé mort… Et dans « Les Liens du sang », un vieil homme, ancien combattant du Vietnam reconverti en taxidermiste, va régler à sa manière les problèmes conjugaux de sa fille Anne. Cette nouvelle, forte et intense, chargée d'émotions retenues, de non-dits entre un père et sa fille, est d'ailleurs très révélatrice. Ici, les « liens du sang » est une expression à prendre au sens littéral : le vieil homme communie avec son petit fils, Cody, en lui apprenant à dépecer des cadavres d'animaux, et quand il s'agit d'aider sa fille à la dérive, il n'hésite pas à faire couler le sang. C'est d'ailleurs une constante de ce recueil. Les nouvelles de Benjamin Percy n'ont rien du conte de fée. Les rapports humains ne sont pas simples, et conduisent souvent à une violence extrême. Et bien sûr, malgré le fait que l'intrigue de chaque nouvelle se situe dans l'Orégon, les thèmes abordés par Percy recouvrent une réalité qui s'étend à toute l'Amérique : traumatismes liés au conflit en Irak, obsession des armes à feu, et poids des traditions dans les rapports familiaux. À la manière de beaucoup d'autres écrivains, Percy braque sa loupe sur une région précise de l'Amérique, mais pour mieux nous parler de nous. Des hommes. Des femmes. Vieux ou jeunes. Pères, mères, et enfants. Et même si certaines nouvelles sont plus faibles, moins percutantes (« Crash », « Murmure »), et même si « Fusion », une nouvelle résolument S-F (l'action se passe en 2015, dans une ambiance post-apocalyptique à la Mad max), ne convainc pas entièrement, il n'y a aucun doute sur le fait que ce Benjamin Percy, c'est de la graine de grand écrivain, de ceux qui vous retournent l'épiderme en quelques phrases. Il en donne une preuve supplémentaire avec le dernier texte du recueil, « Quand l'ours est venu », ou comment un ours tueur vient bouleverser l'existence trop tranquille d'une petite ville Américaine. En résumé, Sous la bannière étoilée est un recueil qui mérite largement le détour, et qui impose d'emblée Benjamin Percy comme un auteur à suivre de très près.

Le Club des policiers yiddish

Talentueux, imprévisible, considéré par beaucoup de jeunes écrivains américains comme un modèle, Michael Chabon a tout du surdoué. Adulé dès son premier roman, Les Mystères de Pittsburgh (récemment réédité dans la collection « Pavillon Poche » chez Robert Laffont), il a reçu en 2001 le prix Pulitzer pour Les Extraordinaires aventures de Kavalier & Clay (10/18) ; roman aussi fou qu'ambitieux dans lequel il rendait un hommage vibrant aux comics américains de l'âge d'or. Dans La Solution finale — un livre mineur mais intéressant —, c'est à Conan Doyle qu'il rendait hommage en mettant en scène un Sherlock Holmes vieillissant. Il a également supervisé l'édition de McSweeney's : méga-anthologie d'histoires effroyables (coll. « Du monde entier », Gallimard). Autant dire que Michael Chabon est un adepte convaincu du mélange des genres, c'est même une constante de son travail d'écrivain. On n'est donc pas surpris que Le Club des policiers yiddish, son dernier roman, ait reçu le prestigieux prix Hugo 2008 (un prix pourtant réservé aux œuvres de S-F ou de fantasy). La raison d'une telle distinction est simple : non seulement Le Club des policiers yiddish est une uchronie, une vraie, mais c'est même une des plus belles, une des plus inventives qu'on ait lu depuis longtemps.

Et bien sûr, puisqu'il s'agit d'une uchronie, tout débute par un subtil décalage historico-temporel : nous sommes au XXIe siècle. Deux millions de juifs, exilés d'Israël, sont venus trouver refuge à Sitka, une région située en plein cœur de l'Alaska. Dans ce décor glaciaire, devenu désormais leur nouvelle patrie, on parle exclusivement le yiddish. Au sein de cette communauté, Meyer Landsman est inspecteur de police. Sa vie est un désastre. Son ex-femme le méprise, il boit trop, et sa carrière dans la police est au point mort. Il loge dans un hôtel minable, dans une chambre sordide. Et comme si ça ne suffisait pas, voilà que dans son propre hôtel, un meurtre est commis. La victime, Emanuel Lasker, a été assassinée d'une balle dans la tête alors qu'il disputait une partie d'échecs. Landsman a beaucoup de défauts, ne croit à peu près en rien, mais il a une qualité : c'est un flic honnête, obstiné, et plus coriace qu'il n'y paraît. Et puis ce crime tombe à pic, car il l'oblige à sortir de sa léthargie. Alors Landsman met un frein à sa consommation d'alcool, enfile son plus beau costume et débute son enquête. Il découvre rapidement la vérité : la victime ne s'appelait pas Emanuel Lasker, mais Mendel Shpilman. Il était accro à l'héroïne, homosexuel, considéré par certains comme un messie, et fils d'un rabbin très influent. L'enquête se complique. Pour le seconder, Landsman fait donc appel à Burko, son cousin moitié juif, moitié indien. Ensemble, ils vont découvrir que la mort de Mendel Shpilman n'est qu'un des épisodes d'un vaste complot politico-religieux aux ramifications internationales…

Et si vous trouvez que ce résumé est un peu long, c'est tout simplement parce qu'il se passe beaucoup de choses dans ces 473 pages intenses comme un café sans sucre. Chabon est un feuilletoniste d'une efficacité redoutable, et il sait y faire pour promener son lecteur. Le Club des policiers yiddish tient à la fois du polar à l'ancienne — impossible de ne pas penser à Raymond Chandler, à Dashiell Hammett, voire même à Ed McBain — et de la S-F, par le biais de l'uchronie. Ce mélange entre roman policier et S-F n'a rien de bien nouveau. Beaucoup d'auteurs ont tenté ce pari risqué. Mais avec Le Club des policiers yiddish, Michael Chabon laisse tout le monde derrière. En fait, dans le genre, on a rien lu d'aussi jouissif depuis le fameux Flingue sur fond musical de Jonathan Lethem (dont le nom est d'ailleurs cité dans les remerciements). Chabon jongle et s'amuse avec les codes du roman policier : flic désabusé, renversements de situations, personnages secondaires hauts en couleur… Pour finalement nous concocter une uchronie magistrale, une fable politique qui trouve de multiples résonances dans notre monde réel. C'est puissant, vertigineux, d'une drôlerie et d'une modernité imparables. Et, sans en avoir l'air, sans pour autant devenir démonstratif ou pesant, Michael Chabon s'interroge aussi sur l'identité juive, sur l'exil (volontaire ou non), et dresse un constat sans appel sur les conséquences de tous les fanatismes religieux. Captivant du début à la fin, intelligent et jubilatoire, original et rythmé, Le Club des policiers yiddish est un roman qu'on n'oublie pas. À l'image de sa couverture, c'est un bolide qui avance à pleine vitesse, tous phares allumés, et qui éblouit durablement son lecteur. Au final, on applaudit. On dit bravo. Parce qu'effectivement, c'est du grand art. Michael Chabon a bien mérité son prix Hugo. L'histoire ne se termine d'ailleurs pas là, puisque Le Club des policiers yiddish va être adapté au cinéma. Et pas par n'importe qui. Par les frères Coen themselves. Tout ce qu'on leur souhaite, c'est que le film soit à la hauteur du roman. Brillant, novateur, intemporel. En un mot : incontournable.

Ailleurs

 

Olivia est de retour en France. Elle a dû quitter l’Australie pour fuir un mari trop brutal, en emmenant avec elle ses deux enfants : Andrew, 9 ans, et Lucy, 6 ans. Sa destination finale, c’est le « château », la vaste demeure familiale où elle a grandi. Elle y retrouve sa mère, une vieille femme froide et autoritaire, et Marcus, son frère. Lui aussi est de retour au « château », et pour une raison bien précise : un enterrement. Il est accompagné de sa femme, Sophie. Marcus et Sophie viennent de vivre un drame atroce : leur fille, Alice, est morte pendant l’accouchement, étranglée par le cordon ombilical qui la reliait au corps de sa mère. Sophie, très perturbée, refuse d’enterrer sa fille avant d’avoir eu le temps de la connaître. Alors elle déambule dans les jardins du « château », avec le cadavre d’Alice au creux des bras. Elle lui parle, la berce, l’habille, et tente même de la nourrir. Marcus laisse faire, persuadé que pour sa femme, cette forme de deuil est nécessaire. Simplement, pour freiner une décomposition trop rapide du corps, il dépose régulièrement le cadavre d’Alice au fond du grand congélateur qui se trouve dans la cuisine du « château ». Et pendant ce temps, les deux enfants d’Olivia s’activent. En secret, ils mettent au point un plan d’évasion…

Ailleurs est une œuvre étrange et inclassable. Sous ses apparences de drame familial en huis clos, l’intrigue glisse peu à peu, dérape — on a presque envie de dire qu’elle se décompose sous nos yeux, comme le cadavre d’Alice — pour se transformer en un conte pour adultes, violent, âpre et cruel. Sans cesse à la lisière du fantastique, décalé mais étrangement crédible, Ailleurs est un roman qui glace le sang. On assiste à cette pantomime grotesque, on observe les agissements bizarres des uns et des autres : Marcus qui gère calmement les délires morbides de sa femme ; Olivia qui reste neutre, et semble s’effacer lentement pour devenir une simple présence, presque un fantôme ; et leur mère qui monologue à l’infini, parle et s’écoute parler, en étant incapable d’agir. C’est réellement terrifiant. Pourtant, à bien y regarder, l’intrigue est plutôt banale. Alors comment Julia Leigh parvient-elle à créer un tel effet sur son lecteur à partir d’un récit aussi minimaliste ? Eh bien, tout est dans le traitement. Ou pour être plus précis, dans l’écriture : chaque phrase du roman, concise à l’extrême, fonctionne à la manière d’un couperet qui tranche, découpe et lacère. Chaque dialogue entre les personnages fourmille de sous-entendus inquiétants, souvent horribles, parfois obscènes. En fait, Julia Leigh a le talent assez rare de transformer le moindre mot en une arme mortelle, en un poison vénéneux et foudroyant. Le résultat, c’est que tout le roman baigne dans un climat poisseux, étouffant, schizophrénique. Une ambiance lourde, pesante, qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Henry James (Un portrait de femme ; L’Autel des morts ; Le Tour d’écrou). Ici aussi, le récit fonctionne comme un piège dans lequel le lecteur tombe. Julia Leigh y ajoute une touche d’horreur grimaçante, quasi clownesque ; un peu comme si Les Aventures de la famille Addams étaient réécrites par un Samuel Beckett sous antidépresseurs. La seule note d’espoir — dans cette histoire d’une noirceur cryptique — viendra de la réaction des enfants d’Olivia, et notamment d’Andrew, le petit garçon, qui tentera à sa façon d’échapper à l’emprise des adultes… Roman sans concession, dur, inflexible et excessif, Ailleurs peut agacer ou fasciner. Mais il ne laisse pas indifférent. C’est un texte acide, déstabilisant, incisif. Julia Leigh s’y livre à une véritable autopsie de cette famille : elle dissèque ses personnages, mettant à nu leurs émotions, et elle n’a pas peur de choquer. Voilà bien ce qui fait toute la beauté de ce roman surprenant. 

Outrage et rebellion

Pour son nouveau roman (en « Lunes d'encre », cette fois, sous une couverture d'un Daylon qu'on a connu plus inspiré figurant un incongru fan de Tokyo Hotel) situé dans l'univers sino-glauque du très bon et justement plébiscité Le Goût de l'immortalité (sans qu'on parle pour autant de « suite » ici), Catherine Dufour délaisse les yourcenareries pour faire dans le nettement moins distingué, mais non moins efficace.

Cette fois, on oublie les subjonctifs et autres tournures alambiquées au profit de témoignages crus et gouailleurs, débordant de sexe, de drogue et de rock'n'roll (et de pisse et de vomi) (et de prothèses et de clones). La forme (quasi) épistolaire laisse place à une succession d'entretiens, façon documentaire (mentions légales et générique de fin inclus), entièrement dénués de descriptions, de monologues intérieurs, etc.

Bref, exeunt les Mémoires d'Hadrien ; Catherine Dufour fait cette fois l'éponge avec l'indispensable Please Kill Me de Legs McNeil et Gillian McCain, « histoire non censurée du punk » américain des origines à la décadence (enfin, on se comprend…), où des Lou Reed, Iggy Pop, Ron Asheton, Dee Dee Ramone et autres (producteurs, musiciens, groupies, journalistes…) nous entretiennent avec candeur et outrance de leurs frasques de gamins débiles (et somme toute fort peu de musique…).

Catherine Dufour fait quelque peu l'éponge, oui ; elle ne s'en est jamais cachée, d'ailleurs, mais il est vrai que cela pourrait lui être nuisible à terme… Mais pas pour l'heure. Car si Outrage et rébellion s'inspire largement de Please Kill Me, il n'en constitue certainement pas une adaptation servile, ni a fortiori un plagiat. Si Catherine Dufour emprunte au volumineux essai (en France publié chez Allia) sa structure et quelques anecdotes ici ou là, elle n'en fournit pas moins un considérable travail d'écrivain en en faisant un roman. Un vrai roman, inventif dans la forme comme dans le fond, qui se dévore, et qui vous enthousiasme comme un riff des Ramones, avec la saleté de production des Stooges, et une outrance plus vraie que nature.

Car c'est là, à vrai dire, le tour de force de l'auteur. En nous contant l'épopée de Marquis, de ses potes et des requins et margoulins divers et variés qui profitent de leur talent contestable, le tout dans un contexte science-fictif d'une noirceur organique et horrifique, quelque part entre Ballard et Cronenberg, Catherine Dufour parvient à humaniser son propos et à donner un sens aux idioties juvéniles des branleurs géniaux qui l'ont inspirée. Marquis et ses zicos sont non seulement plus humains, tout en étant sensiblement plus trash, que leurs illustres modèles, mais, au-delà, leurs péripéties se voient ainsi conférer un sens, une portée immédiate, politique et cinglante, qui, quoi que le mythe ait pu en dire, faisait défaut au punk des origines.

Outrage et rébellion (tout est dans le titre) est donc bel et bien un (excellent) roman, fort de sa singularité, d'une humanité et d'une vivacité exemplaires, et autrement plus profond qu'il n'y paraît au premier abord.

Et c'est aussi, sans surprise de la part de Catherine Dufour, un roman superbement écrit. On a souvent eu l'occasion de le constater : il n'y a rien de pire que le pseudo argot que les écrivaillons du dimanche se sentent obligés d'infuser dans leurs dialogues pour faire « populo ». Mais ici l'auteur maîtrise parfaitement sa technique, use des néologismes et barbarismes avec un naturel effarant, et le tout coule tout seul, avec une aisance verbale, une authenticité rares dans un roman. Les interventions des divers personnages, tantôt écœurantes et déprimantes, tantôt (souvent) à hurler de rire, sont toujours d'une justesse qui force le respect. Aussi Outrage et rébellion se lit-il avec un plaisir constant, et une aisance permanente comme on en a rarement vue.

Chef-d'œuvre, alors ? Non, pas jusque-là. Si Outrage et rébellion est bien un excellent roman chaudement recommandé, il n'en est pas moins régulièrement victime de menus défauts qui l'empêchent d'accéder tout au sommet de la pyramide. De fait, si les emprunts et clins d'œil, nombreux, se montrent souvent jouissifs, il est à craindre que certains puristes ne jasent devant le procédé et le jugent quelque peu artificiel (sans parler des culs serrés à même de s'offusquer de la — oh mon Dieu ! — « vulgarité » du roman, mais ceux-là, n'est-ce pas, on les empapaoute, alors, bon…). Mais il y a plus gênant. Car au-delà des très nombreux personnages, tous aisément identifiables, solidement construits et cohérents, la structure même du roman, elle, en rend parfois le déroulement quelque peu confus. Et c'est à mon sens particulièrement vrai, et d'autant plus regrettable, pour ce qui est de la fin du livre, laquelle peine à convaincre : trop abrupte, trop confuse, et en définitive peu crédible… Dommage. Il s'en fallait de peu.

Mais, bordel, on parle de punk, que diable ! Alors ce n'est certainement pas le moment de faire la fine bouche. Dans l'ensemble, il ne saurait faire de doute qu'Outrage et rébellion est un roman qui vaut le détour ; il est même probablement meilleur que son illustre prédécesseur. Aussi l'adage se vérifie-t-il encore une fois : Catherine Dufour, c'est bon, mangez-en.

Divergences 001

Une bonne initiative dans le champ de la littérature jeunesse : avec sa toute nouvelle collection dédiée, Flammarion entend faire découvrir les merveilles de l'uchronie à nos chères petites têtes blondes (… et pourquoi blondes, d'ailleurs ? tiens, en voilà, un sujet d'uchronie…). Et pour étrenner cette collection judicieusement baptisée « Ukronie » (parce que le « k », ça fait plus djeunz), on trouve entre autres titres ce fort gouleyant Divergences 001 (appelant bel et bien à terme un Divergences 002), non pas un « roman jeunesse » comme l'indique un malencontreux sticker argenté sur la couverture, mais un recueil de nouvelles réunies et présentées par Alain Grousset, lequel s'enorgueillit (et pourquoi pas, après tout) du fait qu'il s'agit là d'une première en France.

Et le moins qu'on puisse dire est qu'il a réuni du beau monde. Jugez plutôt : Pierre Pelot, Fabrice Colin, Johan Heliot, Xavier Mauméjean, Michel Pagel, Jean-Marc Ligny, Laurent Genefort, Roland C. Wagner, et, histoire de sortir du cadre strictement franco-français, une nouvelle de Paul J. McAuley (traduite par l'excellent Jean-Daniel Brèque). Eh oui, tout de même ! Sans oublier la cerise sur le gâteau : une postface d'Eric B. Henriet, spécialiste français de l'uchronie s'il en est, dont on ne recommandera jamais assez l'excellent L'Histoire revisitée. Panorama de l'uchronie sous toutes ses formes, publié chez Encrage 1 (une postface salutaire et du plus grand intérêt pour découvrir le genre ; on la préférera largement à la préface et aux présentations d'Alain Grousset, pour le coup excessivement juvéniles et saturées de points d'exclamation).

Les nouvelles sont présentées selon l'ordre chronologique des points de divergence. Ce qui nous vaut une petite surprise pour la première, « Après le déluge » de Pierre Pelot, puisque la divergence n'est pas ici historique à proprement parler, mais religieuse : et si Noé et sa famille n'avaient pas été les seuls survivants du Déluge ? Un texte étrange, tantôt enthousiasmant, tantôt mollasson, parfois inventif, parfois convenu. Une introduction en demi-teinte, en somme.

Jean-Marc Ligny se montre ensuite plus convaincant avec « Exode » (non, rien de religieux cette fois), en imaginant la disparition de l'homo sapiens au profit des Néanderthals. Un texte fort et émouvant.

Fabrice Colin concocte un récit jeunesse tout ce qu'il y a d'efficace avec « Le Serpent qui changea le monde », et son Afrique civilisée l'emportant sur l'Europe barbare. Aventure et leçon de tolérance sont au programme, et cela fonctionne très bien.

On passe encore un cran au-dessus avec Michel Pagel, qui signe une des meilleures nouvelles du recueil avec « Le Petit coup d'épée de Maurevert » ; le point de divergence se situe lors de la Saint-Barthélemy, et, au terme d'amusantes aventures type « cape et épées », les conséquences en seront d'autant plus réjouissantes qu'elles verseront allègrement dans l'utopie…

Une déception ensuite avec Johan Heliot, dont la « Pax Bonapartia » est une uchronie napoléonienne et américaine banale au possible et sans grand intérêt. Ce n'est guère original, et a de fâcheuses allures de synopsis…

Déception encore avec Laurent Genefort, « L'Affaire Marie Curie » étant probablement le texte le moins intéressant du recueil : une Première Guerre Mondiale qui s'éternise, les Brigades du Tigre, Marie Curie et Constantin Tsiolkovski… Tout pour plaire a priori. Mais la sauce ne prend pas, la faute à un style médiocre et à une intrigue poussive. Dommage…

Xavier Mauméjean, par contre, s'en tire remarquablement bien avec « Reich Zone ». L'Allemagne nazie qui gagne la guerre, quoi de plus éculé ? Mais en jouant à son habitude des références et de la culture populaire (ici essentiellement La Quatrième dimension, les héros n'étant autres que Rod Serling et Richard Matheson !), l'auteur sait emporter son lecteur avec son aisance coutumière. Une excellente nouvelle.

Pas grand-chose à dire, par contre, sur les deux textes restants : Roland C. Wagner, avec « De la part de Staline », nous prodigue un texte définitivement adolescent mais sans réel intérêt ; quant à Paul J. McAuley, son « Histoire très britannique » est amusante, certes, mais sans plus…

Quoi qu'il en soit, ce recueil est dans l'ensemble de bonne, voire de très bonne facture. Idéal pour faire découvrir le genre uchronique à nos chères petites têtes brunes. En attendant un Divergences 002, qui devrait s'éloigner des uchronies « pures » ayant fait l'objet de ce premier volume.

 

Notes :
Un incontournable auquel Eric B. Henriet vient tout juste d'ajouter L'Uchronie, aux éditions Klincksieck, ouvrage qui, en 50 questions aborde tout ce qu'il faut savoir sur le domaine (262 pp. GdF. 18 euros) [NDRC]

Aube d’Acier

« 1. Je suis l'Eschaton. Je ne suis pas ton dieu.
2. Je descends de toi et j'existe dans ton futur.
3. Tu ne violeras pas la causalité à l'intérieur de mon cône de lumière historique. Sinon… »

On avouera que, pour n'être pas divine, l'IA mégalomane et paranoïaque post-singularité ne manque pas d'une certaine classe. Ce « Sinon… », notamment, est lourd de menaces. Quand une étoile explose et raye de la carte galactique la civilisation terriblement ennuyeuse et banale de la Nouvelle Moscou, on pense immédiatement au grand E. En s'étonnant, tout de même, de ce que les pacifiques néo-moscovites aient pu d'une manière ou d'une autre violer la causalité.

Peut-être le coupable se trouve-t-il ailleurs, et l'Eschaton s'est-il en fait montré faillible ? Pour les survivants expatriés de la Nouvelle Moscou, il y a une cible toute désignée : la bien plus hargneuse Nouvelle Dresde. Aussi avait-elle établi à tout hasard un programme de dissuasion par riposte massive qui, à l'instant même où la planète mère disparaissait dans une aube d'acier destinée à s'étendre sur plusieurs années-lumière, a précipité des missiles nucléaires NAFAL sur les coupables supposés, à leur tour menacés d'anéantissement d'ici une trentaine d'années (décidément, tout cela fait à nouveau énormément penser au Docteur Folamour de Stanley Kubrick). À tout cela, il faut encore ajouter les manœuvres mystérieuses d'improbables nazillons de l'espace, les Recompilés, nécessairement beaux, forts, et un peu crétins tout de même.

Une nouvelle mission de choix pour la charismatique espionne terrienne Rachel Mansour et son époux Martin Springfield, qui les amènera à faire bien des rencontres marquantes, et notamment celle de l'inénarrable et bien nommée Mercredi, ado goth à baffer au service de l'Eschaton (à moins qu'elle ne soit que schizophrène).

Après avoir torpillé les clichés du space opera militariste dans Crépuscule d'acier, Charles Stross retrouve son univers post-Singularité pour un détournement en règle des lieux communs du roman d'espionnage. On aura droit à tout : Rachel Mansour fait plus que jamais figure de James Bond doté d'une forte poitrine, l'intrigue est à la fois évidente et abominablement capillotractée, les méchants sont vraiment très méchants, et ont le bon goût de révéler aux héros l'intégralité de leur plan diabolique dans les dernières pages tout en multipliant les indispensables ricanements sardoniques. Et c'est à nouveau passablement débile… et franchement jubilatoire.

Evidemment, c'est aussi quelque peu outrancier, ce qui ne sera probablement pas du goût de tous. D'autant qu'Aube d'acier se montre sans doute moins directement efficace que son prédécesseur. Cette fois, le jargon hard science — assez superflu — en arrive même à rendre certaines pages proprement illisibles, notamment vers le début du roman, un tantinet laborieux. Il serait dommage, pourtant, de s'en tenir à cette mauvaise impression. Au fur et à mesure que les personnages et l'intrigue se mettent en place — ce qui n'exclut pas un brin de tirage à la ligne de temps à autre —, le roman se fait de plus en plus réjouissant, et, pour peu que l'on se montre bon public, on retrouve finalement assez vite le plaisir pur et simple de la lecture de Crépuscule d'acier, et l'indéracinable sourire vaguement régressif qui va avec.

Alors on peut bien faire la fine bouche à l'occasion, et notamment regretter que le roman, tout en conservant une certaine gravité qui ressurgit de temps à autre, délaisse largement les thématiques de la Singularité et de l'Eschaton pour s'en tenir au pur divertissement. Mais ce divertissement reste efficace, souvent drôle — quoique un peu inégal —, et parfois franchement enthousiasmant. Le ton de Charles Stross, entre humour absurde et pince-sans-rire plus britannique qu'un five o'clock tea, cynisme destructeur et punchlines à dix sous, fait régulièrement des merveilles.

En refermant Aube d'acier, on peut difficilement prétendre avoir lu un grand roman, et certainement pas un chef-d'œuvre. En même temps, on a dans l'ensemble passé un très bon moment. Et n'est-ce pas là l'essentiel ?

La Saison de la Colère

« On ne devient adulte qu'en se frottant au réel, qui reste la seule façon de perdre l'encombrant radicalisme de l'enfance. » Outre sa poésie, cette phrase est l'une des clefs du dernier texte de Claude Ecken, publié par les toutes jeunes éditions du Somnium.

Nous sommes au milieu du XXIe siècle, au lendemain d'une tempête qui a ravagé le sud de la France, emportant cultures et habitations. Rien de nouveau, puisque cela fait des années déjà qu'inondations et sècheresses ont transformé le quotidien des hommes sur les deux rives de la Méditerranée, au point de créer une nouvelle catégorie de SDF : les réfugiés climatiques. Depuis Kyoto, les protocoles et les traités se sont succédés, en vain. Pourtant, bien qu'il soit trop tard pour enrayer le changement climatique, l'écologie est devenue le nouvel axe des politiques publiques et la maîtrise des dépenses énergétiques, le fil directeur d'un urbanisme réformé : maisons produisant leur propre électricité grâce à des peintures solaires, parfaitement isolées grâce à des matériaux à changement de phases. L'exigence d'un impact zéro sur l'environnement a multiplié les contraintes pesant sur les habitudes quotidiennes : l'eau potable est strictement rationnée, le moindre produit recyclé.

Dans une Camargue méconnaissable, qui a perdu ses cultures traditionnelles, sa flore marécageuse, ses oiseaux sauvages — à l'exception de quelques flamants faméliques —, les nouveaux quartiers d'habitation, mêlant natifs et réfugiés, vivent sous la coupe administrative de « Facteur 4 », alias « le facho vert », alias Roger Barbin. Dommage pour le jeune Tarek, qui essaye de passer son bac tout en profitant de sa jeunesse pour zoner avec ses potes — dommage parce que Roger Barbin, c'est son père. Lorsque, pendant des années, on s'est fait sermonner pour une épluchure jetée dans le mauvais conteneur ou une porte restée entrebâillée, les mondes virtuels sont la seule manière agréable de s'échapper, surtout si c'est en compagnie de Mirella, la jeune réfugiée climatique qui vient d'emménager avec toute sa famille de l'autre côté du village. Mais il vient un moment où la frustration de l'adolescence se mue en colère et doit se trouver une véritable cible. Et quand celle-ci s'avère être la même que celle du sourd ressentiment qui gronde dans les quartiers, tout peut arriver, même le pire…

Claude Ecken livre là un texte intelligent sur notre « bulle de présent ». Sur ce qui est, depuis quelques décennies déjà, en train d'advenir : un monde humain de plus en plus policé parce que de plus en plus fragile. Un monde, à une génération du nôtre, libéré de nos mauvaises habitudes de pollueurs insouciants, mais enchaîné par un nouveau dogme : celui de la vigilance environnementale. Et il nous pose une question qui n'a rien d'anodin : pourquoi les générations futures devraient-elles, en plus de payer les erreurs de la nôtre, aliéner leur liberté à tenter de les réparer ? En choisissant délibérément d'aborder le problème du point de vue d'un adolescent, en quête de sa propre identité, Claude Ecken nous permet de constater que la colère, aussi légitime soit-elle, ne suffit pas : « les deux dernières générations, celles qui savaient mais qui étaient trop occupées à se faire du fric pour prendre les mesures qui s'imposaient. Elles nous traitent en gosses qui ne respectent rien, et on devrait les écouter, ces industriels, ces ingénieurs, ces politiques, tous, qui ont considéré la planète comme leur jouet, et qui, comme tous les enfants, ont fini par le casser ? »

Bien au-delà de l'apparente sobriété de son récit (qui ne glisse guère vers l'épique, sinon dans les passages concernant le jeu Wizards of Water), Claude Ecken nous propose une mise en abyme : redéfinir le rôle que peut tenir la culture populaire, et au premier rang, la science-fiction, dans les enjeux qui montent à notre encontre de l'autre côté de l'horizon. La solution n'est pas dans le radicalisme, et le temps du récit-catastrophe est révolu. La science-fiction doit, aujourd'hui, proposer, par l'imaginaire, des solutions, des réponses, des futuribles, fondés non plus sur la dramatisation, mais sur la personnalisation. Sa fonction est moins prospective que psychologique : elle doit nous préparer, en tant que citoyens, à accepter un monde dont il nous faudra, qui plus est, faire la pédagogie à ceux qui nous survivront.

Le moindre des intérêts de ce récit n'est pas celui, précisément, d'avoir été écrit à la suite des huitièmes rencontres euroméditerranéennes de l'association Volubilis, qui portaient sur « vivre, rêver, créer la ville et les paysages contemporains avec le changement climatique ». Les débats ont permis, à n'en point douter, un bel échange d'idées. Mais seul un texte de science-fiction pouvait offrir l'expérience de leur mise en application. La science-fiction doit « se frotter au réel », prendre l'empreinte du présent. Claude Ecken l'a admirablement compris.

Lombres

Le moins que l'on puisse écrire, c'est que China Miéville a pris tout le monde de court en écrivant un roman jeunesse. Si on l'a connu auteur de romans sociaux et engagés, on ne l'attendait pas sur le terrain des contes folkloriques et de l'hommage à des textes tel qu'Alice au pays des merveilles.

À l'instar du Neverwhere, de l'autre écrivain surdoué du fantastique anglais, Neil Gaiman, Un Lun Dun relate les péripéties d'une jeune héroïne dans les rues fantasmagoriques d'un Londres transformé et méconnaissable. Un Lun Dun, c'est en fait la déformation d'UnLondon. Une altération patronymique qui s'applique à toute la ville et revêt de nombreuses formes, aussi bien syntaxiques que physiques. Les quartiers d'UnLondon regroupent des communautés sub-culturelles marquées, avec parfois une ghettoïsation profonde — ce qui permet à l'auteur de renouer avec certains de ses thèmes récurrents, comme le racisme. Toujours est-il que les fantômes, les morts sont parqués dans un seul et même lieu, tout comme les artistes, d'ailleurs, et que le pôle décisionnaire se trouve sur un pont capable d'apparaître de manière aléatoire à n'importe quel endroit sur le fleuve. Un centre de pouvoir insaisissable, en somme. Sur le fond, China Miéville reste cohérent. C'est sur la forme qu'il innove. Une innovation qui paie : Un Lun Dun a obtenu le prix Hugo du roman jeunesse.

L'histoire s'engage avec deux mignonnes petites londoniennes, Zanna et Deeba. Elles ont douze ans et n'ont d'autre souci que celui de bien travailler en classe. Pourtant, la vie de Zanna va prendre un tour étrange lorsque plusieurs évènements surviennent successivement : elle rencontre un renard incroyablement docile, voit un graffiti sur un mur qui lui est destiné, sa maîtresse l'appelle « Shwazzy », son père manque de la renverser au volant de sa voiture et un parapluie cassé vient se coller à sa fenêtre le soir même. Mue par une curiosité surnaturelle, Zanna, accompagnée de Deeba, se retrouve au beau milieu de la nuit, au fond d'un bâtiment abandonné, occupée à tourner une manivelle… Les gamines sont alors projetées dans une ville qui ressemble à Londres, mais un Londres autre, ce que confirment bientôt de nombreux détails. Et comme il n'y a aucun moyen de faire demi-tour, les deux amies commencent à errer dans UnLondon.

Dans ce livre, et ça ne surprendra personne, l'univers de China Miéville se veut aussi foisonnant et aussi généreux en inventions que celui d'Alice au pays des merveilles. L'idée n'est pas de recycler les idées de Lewis Carroll, mais bien de construire un monde au moins aussi cohérent (ou aussi incohérent) où l'on retrouverait en toile de fond le même sens de l'absurde. C'est ainsi que Deeba et la Shwazzy (l'élue) côtoient ou croisent le chemin de créatures extraordinaires et merveilleuses comme les poubelles ninjas armées de nunchakus (Binjas en VO), les araignées-fenêtres renfermant des chasseurs de trésors égarés, des bus volants dont certains sont munis de pattes, des mouches géantes servant de montures, des girafes carnivores et terriblement dangereuses, des créatures-mots, des animaux de compagnie pour cartons d'emballage… Et cette faune hétéroclite habite des lieux hors du commun qui sont les déformations littérales et réelles des lieux les plus célèbres de Londres — Westminster Abbey se trouvant rebaptisée Webminster Abbey (à cause des araignées-fenêtres, bien entendu !). Dans le jeu syntaxique et linguistique, Miéville s'en tire avec les honneurs, non sans un élégant sens de l'absurde. Les clins d'œil sont nombreux, tout comme les pichenettes assenées aux célèbres références du moment ; Miéville se permet ainsi d'envoyer valser le concept du jeune héros à la destinée exceptionnelle qui vaincra celui-qui-faut-pas-qu'on-dise-son-nom-sinon-on-est-mort.

En accord avec ses opinions politiques marquées, l'écrivain anglais profite du voyage pour égratigner les détenteurs du pouvoir de UnLondon, leur gestion de la ville discriminatoire et en particulier leur politique environnementale catastrophique qui explique la mission de la Shwazzy : elle doit s'opposer au Fog, ce brouillard formé par la pollution de Londres, ici doué d'intelligence, qui tente de prendre possession de la ville…

Bourré d'humour, pétri de références, joyeusement écologique, Un Lun Dun est un bouillon d'idées aussi farfelues les unes que les autres. Une lecture plus que recommandable, et un premier roman jeunesse remarquable.

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