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Un jour je serai invincible

Hasard du calendrier, c'est au moment où les fameux Watchmen débarquent à l'écran que la collection « Interstices » publie un autre exercice de style consacré aux super-héros. De l'auteur — Austin Grossman —, on ne connaît pas grand-chose, mais Un jour je serai invincible est de nature à convaincre tout le monde et nous incitera sans nul doute à garder l'œil sur ses productions futures. Intelligent, drôle, désespéré et profondément humain, le scénario macabre habilement tissé au fil des pages n'entretient qu'un vague rapport avec le récit imaginé par Alan Moore. On y retrouve tout un bestiaire de super-héros fascinant d'ambiguïté, une totale absence de manichéisme et un traitement horriblement quotidien du mythe. Entendre par là que les super-héros sont des hommes (ou des femmes, ou des quasi-machines) comme les autres, avec leurs problèmes de couple, d'alcool, d'ego, d'intégration, et ce subtil mélange d'amour/haine à l'égard de ceux qu'ils sont censés sauver : nous. Les hommes au sens large. Cette infernale humanité qui n'en finit pas de bêler, de gémir, de s'entre-tuer, de comploter, de voler, de piller tout en se plaignant sans cesse de l'indifférence du Grand Tout. Difficile d'assumer son rôle de super-héros quand les hommes ne vous inspirent au mieux qu'un vague mépris plus ou moins amusé. Dès lors, la barrière est vite franchie. Pourquoi ne pas devenir un super-vilain ? C'est objectivement plus drôle, plus sexy, et les trouvailles artistiques pour éradiquer l'humanité ou la Terre ne manquent pas. Partant de ce parti pris saugrenu au premier abord, mais assez touchant quand on y réfléchit bien, Grossman réalise l'impensable : rendre crédible un monde où gravitent de véritables super-héros, dans une lutte permanente contre le mal suprême, aka Docteur Impossible, génie du mal ayant juré la destruction de cette misérable poussière cosmique que les hommes osent appeler foyer. Réjouissant, certes, mais surtout triste et tragique. Car si Grossman prend soin de détailler son monde à l'extrême, la véritable force de son récit tient à la personnalité complexe des héros (super ou anti) qui l'habitent. Et tout ça n'a franchement rien de drôle, tant le quotidien pue la misère, la résignation, la douleur, la vieillesse et la mort. Cerise sur le gâteau, c'est finalement (et logiquement ?) le super-vilain qui devient le véritable personnage central, et l'on se prend à regretter que pour des motifs bassement techniques (si la Terre est détruite, y a pas de roman, ducon), ses tentatives répétées pour en finir une bonne fois pour toute avec l'humanité n'aboutissent jamais.

Tout commence par un éternel recommencement, justement. Docteur Impossible s'évade de sa super-prison après avoir été torturé par des would-be super-héros un poil nazis. Du coup, c'est à l'éternel super-quatuor de super-héros de reprendre du service. Sauf que le super-quatuor a splitté il y a déjà quelques années, suite au douloureux divorce impliquant les deux héros principaux. Deuxième problème, le leader du quatuor a justement disparu et personne ne sait où il se terre (ni d'ailleurs pourquoi il se terre…). Pas grave, il suffit d'engager une nouvelle recrue, une femme, enfin plutôt une femme-machine qui tient plus du cyborg de guerre qu'autre chose, et dont la part d'inhumanité rend sa vision existentielle étonnamment touchante… Et sombre, bien sûr, très sombre. Un jour je serai invincible n'a rien de drôle, non, au contraire. Ce nouveau quatuor prend sur lui la traque du Docteur Impossible. Une traque que l'on suit page après page, de déconvenue en déconvenue. Sous un vernis très comic-book, Grossman nous laisse entrevoir la saleté. Le costume brillant qui pue la naphtaline, le marcel sous la cape, avec comme seule échappatoire la mort et la nullité. Brillant et tragique, le roman ne parle finalement que de perte. L'enfance, la joie, la vie même.

Le Livre des Théophanies

Livres après livres, les éditions Griffe d'Encre s'imposent doucement dans notre microcosme science-fictionnesque hexagonal. Témoin, cet intrigant recueil de Jonas Lenn, dont on a pu lire certains textes ici ou là. Assez classique dans sa forme comme dans son fond (les mythes s'y taillent la part belle), Le Livre des théophanies se compose de huit textes hétérogènes sur le fond, mais somme toute trop homogènes en termes d'ambiance et de procédés narratifs. Les deux inédits ouvrent le bal, les autres se présentent sous une version révisée. D'entrée de jeu, Jonas Lenn frappe l'imagination par son art de l'ellipse et du non-dit. Qu'il s'agisse de l'exploration d'une jungle extraterrestre, des cauchemars d'un enfant ou de la résurgence d'un titan grec, les mêmes fils tissent les récits, les mêmes « trous » laissent le lecteur juge de ce qu'il faut croire — ou pas. Qualité qui se transforme parfois en défaut, dans la mesure où la lecture du Livre des théophanies procure un plaisir calme et tranquille, là où l'on apprécierait parfois la fureur du torrent. Reste que la majorité des nouvelles proposées ici sont de haute tenue. Témoin, « Les Elytres du temps », excellent texte assez roublard qui relate le retour dans sa tribu d'un extraterrestre adopté par des scientifiques humains en mission d'exploration. Brillante idée que de traiter l'éternel thème du premier contact via un personnage a priori adapté à la situation (c'est son peuple, après tout), mais totalement dénaturé par son séjour chez les hommes et finalement étranger à tout. Plus loin, « Un grain de légende » joue également du cliché, en mettant en scène un frère et une sœur en vacances chez leurs grands-parents. Et quand un gitan fait un pacte avec le garçon, ce dernier glisse subtilement vers quelque chose… d'autre. Rêve ? Réalité ? Ou plus simplement les deux ? Variation introspective sur la réalité virtuelle et les mondes inexistants, « La Leçon de ténèbres » fonctionne de la même façon : une idée classique, un traitement introspectif. Quelques textes se démarquent des autres, comme « Le Maître de céramique », jolie nouvelle sur les relations maudites entre art et artiste, artiste et muse et plus généralement sur la représentation de la réalité. Là encore, rien de nouveau dans cette idée d'une création qui accède à l'existence, mais un traitement de l'intérieur qui permet à l'auteur d'écrire de très belles pages sur la nature de la folie. Enfin, citons également « Le Sang des titans » qui, en mettant en scène Alexandre et la cloche à plongée d'Aristote, permettra aux amateurs de fantasy antique d'en avoir pour leur argent…

Les idées sont là, les nouvelles valent le détour et Jonas Lenn prend le temps de camper des personnages crédibles et fouillés. C'est d'ailleurs l'intérêt principal du recueil. Chaque texte est vécu de l'intérieur, d'où la nécessité de recourir à l'ellipse dont on parlait plus haut. Au final, si Le Livre des théophanies ne marque pas son lecteur au fer rouge, il n'en reste pas moins subtilement déviant. De quoi nuancer l'impression générale de classicisme. On pourra tout de même lui reprocher une certaine forme d'apathie, qui confine parfois à l'ennui, mais l'ambiance générale possède suffisamment de force pour affirmer l'identité d'un auteur décidément à part dans le paysage francophone.

Frankia T1

Auteur de Louis le Galoup, une série de fantasy de terroir (éditions Créaliv), Jean-Luc Marcastel défend un certain régionalisme de l'Imaginaire. Un parti-pris qui en vaut bien un autre, et effectivement pourquoi certains paysages de notre beau pays ne fourniraient-ils pas un décor tout à fait acceptable pour une imagination fertile en quête d'espaces sauvages ? Mais de là à peupler les derniers contreforts du Massif Central d'Orcs et de Nains, il y a un pas. Et un autre, plus audacieux encore, à faire cohabiter ceux-ci avec des hommes, dans une France alternative plongée dans la débâcle d'une Seconde Guerre Mondiale qui ne l'est pas moins. Alternative.

Tout comme « chez nous », Frankia est tombée en quelques mois sous les assauts d'une Teutonia revencharde. À sa tête, l'Überkaiser Von Darkho, un technomancien fourbe et cruel, comme de juste, qui a su redonner sa grandeur au peuple teuton. Epaulé par son état-major de Technarchontes, sorte de mages mécanoïdes à l'âme aussi noire que leurs armures, il a entreprit de débarrasser Europa de la peste Elfe, avant — imagine-t-on — d'installer un Überreich de mille über-ans.

Et c'est justement Faëllia s'Aïlenn Shaar Yggdrassaï, la dernière reine des Elfes, qui vient enrouler son automotrice autour d'un platane, non loin d'Anduz. Tentant de fuir les soldats à ses trousses, elle se réfugie dans la remise à bois de Gralk Orug Korg, qui, s'il n'a pas inventé le synthétiseur, a en revanche deux fils : Morkhaï, un orc tout comme lui, et Loïren, un humain qu'il a recueilli et adopté il y a dix ans de cela. C'est ce dernier qui découvre Faëllia. Prise de panique, celle-ci manque de le tuer, mais, blessée et épuisée par sa longue fuite, elle s'écroule, mourante. Immédiatement sous le charme de l'Elfe, Loïren est déterminé à la sauver, coûte que coûte. Il va demander l'aide de l'instituteur du village, et découvrir à cette occasion que le tranquille vieillard est en fait l'un des plus puissants technomanciens d'Europa. Si si ! Ce ne sera que le premier des masques à tomber au cours de cette nuit, des secrets vieux de dix ans vont remonter à la surface des avens cévenols et la vie du jeune homme va définitivement basculer…

Alors passons sur le saugrenu de cette France en guerre peuplée d'Orcs, d'Elfes et de Nains. Après tout, ça aurait presque pu être une bonne idée. Mettons ça sur les caprices de la physique quantique et des univers alternatifs plutôt que sur des délires de rôliste tardif qui aurait forcé sur le Granola pendant des vacances occitanes. Certes, on pourrait trouver à redire au manichéisme schématique de ce monde d'analogies trop transparentes. Toutefois, dans la tonalité indubitablement « jeunesse » du roman, ce n'est guère gênant. La pompe presque notariale de l'écriture de Jean-Luc Marcastel l'est bien davantage, en fait.

Le ton est confit dans une bonhomie campagnarde très « avant-guerre », et les références cévenoles évoquent — non sans horreur — l'empreinte de Barjavel (et pourquoi pas, après tout ? Frankia parle aussi de collabos). Pour nous laisser cette impression de ruralité saine, Marcastel a la main lourde sur la personnification. La pénombre n'hésite ainsi aucunement à être « en anxiété », occasionnellement la nuit est « en orgie de noirceur », quant à Paris — « la belle de Frankia » — elle ne peut-être que « volage et brillante », encore qu'en ces temps moins glorieux, « elle se recroqueville sur ses blessures, telle une femme violentée ». Rien de moins.

Et lorsqu'il n'a pas la métaphore plombée, Marcastel donne sans retenue dans la périphrase pataude. En résulte une lecture fastidieuse, lourde comme une potée aux choux, qui trottine à son rythme flatulent vers des rebondissements attendus. Des défauts dommageables au rythme de cette relecture convenue de la Seconde Guerre Mondiale, déjà entravée par soixante ans de poncifs filmiques qui vont du Vieil homme et l'enfant à Quand les aigles attaquent, en passant même par La Bataille du rail. De fait, il se passe notablement peu de choses dans ce premier tome (car c'est un premier tome !). Que de temps perdu, il faut dire, à cause de cette besogneuse grandiloquence dont Marcastel ne se départit jamais. Une insupportable propension au rebondissement mesquin lui fait trop systématiquement différer d'une bonne demi-page chaque révélation d'une nouvelle tribulation. Pas une seule fois, un danger qui n'apparaisse sans que l'auteur ne s'appesantisse avec un lyrisme gauche sur l'horreur indicible qui étreint ses personnages à la vue de ce qu'une destinée traîtresse et haineuse s'acharne à mettre sur leur chemin. Voilà, y'a pas de raison, moi aussi je donne dans la personnification.

On sent pourtant derrière ces laborieux efforts un amour touchant du travail bien fait. Cette passion artisane qui pousse parfois à en faire trop. On aurait aimé s'y laisser prendre, et on aurait pu beaucoup pardonner à Marcastel sans ce systématisme agaçant et regrettable dans le poussif. On passe.

Le Maître des Chrecques

Ce roman faussement attribué à Walter Moers est en réalité un conte culinaire de Gofid Letterkerl, ici raconté dans une nouvelle version par Hildegunst de Taillemythes, que l'auteur allemand aurait seulement traduit du zamonien et agrémenté de nombreuses et grandes illustrations à la plume. À Sledwaya, localité de la Zamonie où tout est l'inverse de la norme, à savoir que les gens y sont avant tout malades et plaintifs, Echo, un mistigriffe, espèce de chat à deux foies, capable de parler toutes les langues, jeté à la rue depuis la mort de sa maîtresse, aurait péri de faim s'il n'avait accepté le redoutable contrat proposé par Succubius Eisspin, le maître des Chrecques et tyran de la ville, à savoir vivre un mois entier de plaisirs de bouche et de félicités culinaires, dans un confort douillet et plein de distraction, avant d'être sacrifié à la prochaine lune afin qu'Eisspin récupère sa graisse pour préparer une potion à des fins inavouables. Bien sûr, son estomac rassasié, Echo redoute l'échéance finale. Mais il n'est pas facile de s'éloigner du château, un maléfice d'Eisspin l'y ramenant immanquablement. D'ailleurs, Echo n'est plus si leste depuis qu'il engraisse grâce à la magie culinaire du maître des Chrecques qui détaille ici ses très exotiques recettes : quenelle de saumon à l'essence de tomate safranée, intestomac de gargouillette, silure féline au beurre de crevette… L'imagination de Moers semble sans limites, aussi bien dans l'art culinaire que dans la description d'animaux étranges comme les chauves-souris tégumentaires et les houbous cyclopes, les Souffretards et les esturgeons à cape d'invisibilité. D'ailleurs, le roman repose en grande partie sur de logorrhéiques énumérations et des listes évocatrices de merveilles ou de cauchemars.

Si Succubius Eisspin ne paraît plus si inquiétant dès lors qu'il partage son savoir avec sa future victime et qu'une partie de son caractère maléfique s'explique par ses souffrances passées, Echo ne perd pas de vue que ses jours sont comptés et que le régime qu'il a entrepris ne le mène pas bien loin, même si le fumet de vessies de souris rôties continue de flatter son odorat. À la recherche d'une solution, le mistigriffe finit par demander de l'aide auprès de la dernière Chrecque de la ville, une sorcière qui, pour des raisons personnelles, se laisse convaincre malgré la crainte qu'inspire le tyran.

Chaque partie du récit contient quelques pépites philosophiques à déguster entre deux plats : ainsi, il est curieux d'observer que les gourmets considèrent comme des délicatesses extrêmes des aliments qui devraient inspirer de la répulsion, telles ces « huîtres vivantes, le foie malade d'oies gavées, la cervelle d'un jeune veau ». Au détour d'une action, on apprend à maîtriser sa peur en la graduant sur une échelle de dix. Les leçons de Moers apparaissent sans crier gare : c'est en racontant l'histoire d'un génie malfaisant qui ne se laisse pas avoir par celui qui le met au défi de réduire suffisamment sa taille pour se glisser dans une bouteille que l'auteur évoque les dangers du nucléaire et la responsabilité de l'alchimiste qui, en cherchant dans la petitesse, risque de trouver une force surpuissante. La richesse de l'univers de Zamonie, déjà décliné dans Les 13 vies du capitaine Ours bleu (en deux tomes chez Albin Michel dans la collection « Wiz ») et La Cité des livres qui rêvent (Panama), à l'origine une BD du même Moers, est le principal attrait de ce roman pour la jeunesse assez déjanté, riche de sensations et débordant d'idées pas si saugrenues qu'il n'y paraît. Au rayon des curiosités littéraires, en voici une excellente.

Guide de survie en territoire zombie

[Critique commune à World War Z et Le Guide de survie en territoire zombie.]

 Un jour, ils sont apparus, les Z, les Zacks, les rampants, et le monde s'est trouvé plongé dans le chaos. Des hordes de zombies ont envahi les villes, les bourgs et les campagnes, dévorant tout être vivant sur leur passage, contaminant les mordus qui réussissaient à leur échapper. Leur obstination et leur nombre les rendait invulnérables, malgré leur lenteur. La panique causa des dégâts considérables, l'humanité entrevit sa fin, mais la résistance s'organisa et l'épidémie de morts-vivants fut vaincue. Voilà, en gros, ce que relate World War Z d'une façon certes très particulière, mais d'une façon magistrale. Un interviewer mandaté par l'ONU a en effet recueilli à travers le monde les témoignages des survivants, ordonnés de façon à suivre l'évolution de la lutte. Premiers symptômes, La Grande Panique, Retournement de situation, Guerre totale sont quelques-unes des parties de ce saisissant patchwork de tranches de vie qu'on peut considérer comme des nouvelles indépendantes les unes des autres, tour à tour circonstanciées, privilégiant l'information ou au contraire humaines, mettant l'accent sur des situations individuelles tragiques.

On devine tout le parti que peut tirer Max Brooks d'un tel procédé : chaque narration, par le jeu des questions-réponses, va droit à l'essentiel, apporte un éclairage inédit sur le contexte de la guerre ou délivre une réflexion philosophique inspirée par un vécu particulièrement pénible ou horrifique. Le récit de l'invasion est avant tout prétexte à un instantané du monde et des problèmes qui travaillent l'humanité : le conflit Israélo-palestinien, les politiques martiale ou répressive de la Russie et de la Chine, la misère africaine, les trafics au Brésil, la ségrégation raciale aux USA, l'égoïsme forcené des Occidentaux, tout est présenté là, par flashs brefs mais éloquents, parfois juste à l'aide d'un terme imagé ou d'une expression en vogue. C'est le souci du détail qui confère à ces témoignages la précision documentaire d'une rare authenticité, encore rehaussée par celle du langage, qui restitue la personnalité en un clin d'œil. Ainsi, pour un ex futur martyr de la bande de Gaza est-il difficile de croire à la politique de la main tendue d'Israël accueillant les Palestiniens dans des camps protégés, alors qu'une ressortissante russe, contrainte de désigner les soldats à exécuter en guise de punition collective, en vient presque à préférer, à la responsabilité individuelle que suppose la démocratie, la liberté que laisse un gouvernement autoritaire, celle qui lui permet de se dédouaner en disant que tels étaient les ordres.

La multiplicité des réactions offre par ailleurs une impressionnante collection de faits divers, touchants ou sordides, cyniques ou empreints de colère ; c'est ici la variété des situations qui fait la richesse des épisodes, réactions de panique suicidaires comme ces fuyards si serrés dans les embouteillages qu'ils ne peuvent sortir des véhicules assaillis par les Z, retour à l'individualisme forcené et à la sauvagerie comme cette famille canadienne se réfugiant dans les régions polaires où les zombies sont assurés de geler, abandonnant sans sourciller sur les routes toute personne un tant soit peu suspecte, envisageant de consommer sa progéniture devant la dégradation de leurs conditions de vie, pitoyables lâchetés ici et intolérable opportunisme là, quand un malin ayant compris que la peur fait vendre écoule des pilules censées protéger de la contagion.

Des témoins ayant participé à la guerre de façon active ne manquent pas de fustiger les réactions imbéciles de l'armée qui n'a pas su s'adapter à l'ennemi ni compris assez vite qu'il fallait frapper à la tête au lieu d'éparpiller l'ennemi avec un obus, les criminelles hésitations des politiques et les abjectes mais nécessaires décisions des deux face à l'inéluctable. L'effondrement de la civilisation est aussi l'occasion de méditer sur sa fragilité et de constater les saisissants renversements de valeur qu'il provoque : les employés occupant des postes de dirigeants ou de commerciaux se révélant inutiles n'ont d'autre choix que de se mettre au service des métiers manuels ou agricoles essentiels à la survie. Bref, cet ouvrage, par sa densité et sa richesse extraordinaires, par la pertinence de ses propos qui en reviennent vite aux valeurs fondamentales, est à lire de toute urgence.

Moins indispensable que le premier, bien que sous-titré Ce livre peut vous sauver la vie, Le Guide de survie en territoire zombie prolonge de façon plus ludique ces récits par des conseils adaptés à toutes les situations — et de nombreuses illustrations de Max Werner, proche des schémas de modes d'emploi — qui rappellent que le port des cheveux courts est préférable aux longs (les Z peuvent les agripper), qu'il faut se méfier des points d'eau (ils peuvent rester indéfiniment au fond), le mode de transport idéal et le choix des armes. Plus fantaisiste que le premier, il se feuillette plus qu'il ne se lit d'une traite, la dégustation d'entrées au hasard étant la forme la plus adaptée à son humour pince-sans-rire, cynique par endroits.

World War Z

[Critique commune à World War Z et Le Guide de survie en territoire zombie.]

 Un jour, ils sont apparus, les Z, les Zacks, les rampants, et le monde s'est trouvé plongé dans le chaos. Des hordes de zombies ont envahi les villes, les bourgs et les campagnes, dévorant tout être vivant sur leur passage, contaminant les mordus qui réussissaient à leur échapper. Leur obstination et leur nombre les rendait invulnérables, malgré leur lenteur. La panique causa des dégâts considérables, l'humanité entrevit sa fin, mais la résistance s'organisa et l'épidémie de morts-vivants fut vaincue. Voilà, en gros, ce que relate World War Z d'une façon certes très particulière, mais d'une façon magistrale. Un interviewer mandaté par l'ONU a en effet recueilli à travers le monde les témoignages des survivants, ordonnés de façon à suivre l'évolution de la lutte. Premiers symptômes, La Grande Panique, Retournement de situation, Guerre totale sont quelques-unes des parties de ce saisissant patchwork de tranches de vie qu'on peut considérer comme des nouvelles indépendantes les unes des autres, tour à tour circonstanciées, privilégiant l'information ou au contraire humaines, mettant l'accent sur des situations individuelles tragiques.

On devine tout le parti que peut tirer Max Brooks d'un tel procédé : chaque narration, par le jeu des questions-réponses, va droit à l'essentiel, apporte un éclairage inédit sur le contexte de la guerre ou délivre une réflexion philosophique inspirée par un vécu particulièrement pénible ou horrifique. Le récit de l'invasion est avant tout prétexte à un instantané du monde et des problèmes qui travaillent l'humanité : le conflit Israélo-palestinien, les politiques martiale ou répressive de la Russie et de la Chine, la misère africaine, les trafics au Brésil, la ségrégation raciale aux USA, l'égoïsme forcené des Occidentaux, tout est présenté là, par flashs brefs mais éloquents, parfois juste à l'aide d'un terme imagé ou d'une expression en vogue. C'est le souci du détail qui confère à ces témoignages la précision documentaire d'une rare authenticité, encore rehaussée par celle du langage, qui restitue la personnalité en un clin d'œil. Ainsi, pour un ex futur martyr de la bande de Gaza est-il difficile de croire à la politique de la main tendue d'Israël accueillant les Palestiniens dans des camps protégés, alors qu'une ressortissante russe, contrainte de désigner les soldats à exécuter en guise de punition collective, en vient presque à préférer, à la responsabilité individuelle que suppose la démocratie, la liberté que laisse un gouvernement autoritaire, celle qui lui permet de se dédouaner en disant que tels étaient les ordres.

La multiplicité des réactions offre par ailleurs une impressionnante collection de faits divers, touchants ou sordides, cyniques ou empreints de colère ; c'est ici la variété des situations qui fait la richesse des épisodes, réactions de panique suicidaires comme ces fuyards si serrés dans les embouteillages qu'ils ne peuvent sortir des véhicules assaillis par les Z, retour à l'individualisme forcené et à la sauvagerie comme cette famille canadienne se réfugiant dans les régions polaires où les zombies sont assurés de geler, abandonnant sans sourciller sur les routes toute personne un tant soit peu suspecte, envisageant de consommer sa progéniture devant la dégradation de leurs conditions de vie, pitoyables lâchetés ici et intolérable opportunisme là, quand un malin ayant compris que la peur fait vendre écoule des pilules censées protéger de la contagion.

Des témoins ayant participé à la guerre de façon active ne manquent pas de fustiger les réactions imbéciles de l'armée qui n'a pas su s'adapter à l'ennemi ni compris assez vite qu'il fallait frapper à la tête au lieu d'éparpiller l'ennemi avec un obus, les criminelles hésitations des politiques et les abjectes mais nécessaires décisions des deux face à l'inéluctable. L'effondrement de la civilisation est aussi l'occasion de méditer sur sa fragilité et de constater les saisissants renversements de valeur qu'il provoque : les employés occupant des postes de dirigeants ou de commerciaux se révélant inutiles n'ont d'autre choix que de se mettre au service des métiers manuels ou agricoles essentiels à la survie. Bref, cet ouvrage, par sa densité et sa richesse extraordinaires, par la pertinence de ses propos qui en reviennent vite aux valeurs fondamentales, est à lire de toute urgence.

Moins indispensable que le premier, bien que sous-titré Ce livre peut vous sauver la vie, Le Guide de survie en territoire zombie prolonge de façon plus ludique ces récits par des conseils adaptés à toutes les situations — et de nombreuses illustrations de Max Werner, proche des schémas de modes d'emploi — qui rappellent que le port des cheveux courts est préférable aux longs (les Z peuvent les agripper), qu'il faut se méfier des points d'eau (ils peuvent rester indéfiniment au fond), le mode de transport idéal et le choix des armes. Plus fantaisiste que le premier, il se feuillette plus qu'il ne se lit d'une traite, la dégustation d'entrées au hasard étant la forme la plus adaptée à son humour pince-sans-rire, cynique par endroits.

En panne sèche

Alors que la fin de l'ère du pétrole est programmée, Karl Block, un autodidacte, annonce l'existence de réserves pratiquement illimitées. Son calcul, très simple, se base sur le taux de gaz carbonique aux ères géologiques, un taux cinq fois plus élevé qu'aujourd'hui. Les activités humaines récentes n'ont contribué à rejeter dans l'atmosphère que 0,008 % supplémentaire du combustible fossile. Les gisements inexploitables pour cause de mauvais rendement ne suffisent pas à expliquer à eux seuls une telle différence. Si Block a trouvé du pétrole chez lui, en Autriche, il se fait fort d'en trouver partout sur la planète, grâce à sa méthode révolutionnaire contredisant toutes les expertises effectuées à ce jour. Reste à dénicher des investisseurs…

Désireux de faire fortune aux Etats-Unis, Markus Westermann, jeune Allemand dévoré d'ambition, trouve là le moyen de rester dans la nation de tous les possibles : associé à Block, il parvient à lever des capitaux, une fois faite la démonstration qu'il reste du pétrole dans le sous-sol des Etats-Unis, le pays le plus prospecté au monde, au Dakota du Sud, jadis examiné par un prospecteur expert d'autant plus écouté qu'il était originaire de la région. Dans la période euphorique qui s'annonce, Markus vit une aventure passionnée avec Amy-Lee, fille d'un milliardaire chinois, dont la relation n'est peut-être pas si désintéressée que ça. Car la méthode de Block, encore largement intuitive et qui a besoin du concours de Markus pour être perfectionnée, n'intéresse pas seulement des personnages influents pour ses perspectives financières, mais aussi à cause des déséquilibres sociaux qu'elle induit (avant même d'avoir encaissé ses premiers revenus, la société de capteurs solaires de son frère en Allemagne est menacée de faillite) et surtout des menaces géopolitiques qu'elle fait peser sur la planète, l'Arabie Saoudite risquant fort de perdre sa position stratégique. Autant dire que les comploteurs sont légion et que Markus ira de mauvaises surprises en cruelles désillusions, sans cependant jamais perdre sa rage de vaincre les obstacles semés sur sa route.

Cet imposant récit contient deux romans en un : le premier est un thriller de près de 500 pages centré sur la méthode Block et les luttes de pouvoir qu'elle suscite, le second est un roman de science-fiction de moins de 300 pages sur les conséquences dramatiques liées à la pénurie de pétrole.

Le thriller, très documenté, est l'occasion pour Eschbach de faire le point sur les enjeux énergétiques et notre civilisation basée sur le pétrole. L'intrigue, qui alterne entre présent et passé dans une construction très dynamique, comporte quelques passages plus didactiques rangés sous la rubrique passé antérieur, où l'auteur dresse des rappels historiques, politiques et autres qui resituent la thématique dans une perspective sociologique et brosse la menace que fait peser cette trop forte dépendance énergétique.

La seconde partie, plus prospective, donc, montre les conséquences de la flambée des prix suite à un attentat de Ben Laden dans le principal port saoudien, attentat qui cache d'autres vérités plus dramatiques. Le retour à une société néo-rurale proche du XIXe siècle et la chute rapide de la civilisation en l'absence de transport des marchandises, de banlieues trop excentrées de tout pour rester vivables, est convaincante, sans donner dans le spectaculaire. Ici aussi, la documentation confère à des événements de notre histoire récente un éclairage révélateur.

Bien des personnages secondaires (Dorothée, la sœur de Markus, et son mari en Allemagne, une famille princière saoudienne, un prévoyant espion de la CIA) multiplient les points de vue et humanisent le récit, à travers des problématiques qui finissent par recouper l'intrigue principale, parfois de façon trop fortuite. Sur ce point, le roman n'est pas exempt de menus défauts : quelques explications didactiques évidentes exposées dans des dialogues naïfs et des coups de théâtre basés sur des coïncidences formidables, à la façon des feuilletons d'antan, nuisent à la crédibilité de l'ensemble. On a ainsi de la peine à croire, quand Dorothée envisage de façon excessivement dramatique la fin du pétrole, qu'elle ignore que son frère fait la une de la presse aux Etats-Unis en vantant une méthode éloignant cette menace, de même qu'il est surprenant de voir son mari, pourtant employé dans l'automobile, ne pas réaliser les conséquences sur son emploi. Heureusement, Eschbach a suffisamment de métier pour faire oublier ces faiblesses et rendre palpitante cette histoire racontée de façon claire et alerte, sans aucun temps mort, tout en parvenant à faire le tour exhaustif d'une question pourtant très complexe. Un roman fleuve aussi visionnaire qu'impressionnant, qui ne fait l'impasse sur aucun problème.

Incarnations

« Une ancienne charcuterie industrielle. Un lieu clos, labyrinthique et interactif. Un vieil artiste : Antonin Fabrio, cinéaste et sculpteur sulfureux. Cinq personnes, trois hommes, deux femmes, recrutées pour participer à une expérience extrême. Moyenne d'âge : entre vingt et trente ans. Cinq prisonniers volontaires, enfermés dans ce bâtiment où ils deviennent une matière brute entre les mains du vieil homme. Et très vite, les motivations réelles d'Antonin Fabrio apparaissent : réaliser une œuvre totale et définitive, faire de l'art avec du vivant ; transformer ces cinq individus en « bioacteurs » pour les amener à incarner des personnes disparues. La métamorphose commence. Dans la douleur. Car Fabrio est prêt à tout pour parvenir à son but : torture mentale, manipulations, violences physiques… »

À cette présentation de l'éditeur, limpide, on se permettra de rajouter qu'une grande rousse se promène aussi dans le complexe industriel ; ainsi que deux gardes du corps, dont un sans main, mais expert en savate.

Collaborateur de la revue Bifrost toujours prêt à dénicher des perles dans les coins les plus obscurs de la littérature dite générale, perles qui se révèlent bien souvent au carrefour des genres, dans ce trou noir qu'on appelle les transfictions, Xavier Bruce a 41 ans. Il vit à Paris. Incarnations est son premier roman. Et une sacrée surprise, n'ayons pas peur des mots, car Incarnations est un roman surprenant, de la première à la dernière page.

Surprenant par sa couverture : une belle illustration de Patrick Imbert (un autre collaborateur de Bifrost : décidemment !) qui évoque le cinéma cradingue de Saw et Hostel et nous emmène de fait sur une fausse piste. On imagine un Loft Story façon survival horror alors qu'on devrait plutôt penser au Eraserhead de David Lynch et au giallo, ce genre de film d'exploitation, principalement italien, à la frontière entre le cinéma policier, l'horreur, le fantastique et l'érotisme, qui a connu son heure de gloire dans les années 1960 à 1980. À bien y réfléchir, Incarnations est une transfiction ET un giallo. Aucune des quatre composantes du genre cinématographique ne manque : scènes de violence physique, scènes de terreur, phénomènes inexplicables (un des personnages ressent les douleurs infligés aux autres), érotisme (le personnage d'Apolline évoque un torchon enflammé virevoltant au-dessus d'une généreuse flaque d'essence). Les codes sont respectés, jusqu'aux détails architecturaux torturés chers au Dario Argento de la grande époque (ici un jardin inversé, là des chambres trop grandes, dénuées de mobilier si ce n'est un lit, etc.).

Surprenant aussi, la construction du roman, extrêmement élaborée, anti-linéaire, en chapitres courts, où presque tous les points de vues s'alternent et forment une mosaïque de folies ; car, inutile de se voiler la face, ils sont tous à la masse dans ce bouquin, dysfonctionnels, autodestructeurs pour certains, narcissiques jusqu'à la nausée pour d'autres, manipulateurs, paranoïaques, sadiques, en proie à diverses hallucinations et j'en passe. Une vraie galerie de monstres. Le marionnettiste a trop bien choisi ses marionnettes ? Sans doute. Et la charcuterie industrielle d'Ozoir-la-ferrière évoque une maison de fous insalubre tirée d'un chef-d'œuvre du cinéma d'épouvante. Cette plongée dans les ténèbres de l'âme humaine n'est pas de tout repos, malgré l'humour (noir) de l'auteur. Elle est beaucoup plus dérangeante qu'une scène de torture frontale tirée d'Hostel — vite vue, vite oubliée. Incarnations suinte la rouille et les fluides corporels viciés, ce n'est pas une lecture pour tous ; dans le meilleur des cas l'hypothétique adaptation cinématographique sera interdite au moins de 16 ans, après affrontements au comité de censure.

En commençant la lecture du livre, je n'ai pu m'empêcher de penser aux premiers romans de Chuck Palahniuk (narrateur à la première personne, phrases courtes, humour méchant, comme on aime), mais cette impression s'est vite estompée tant Xavier Bruce nous plonge dans le kaléidoscope mental de ses protagonistes dérangés (une technique d'écriture que Palahniuk n'utilise pas dans ses premiers romans). Cette prime impression passée, qui relève sans doute de l'influence réelle, c'est le jeu sur la mythologie du cinéma fantastique/d'horreur qui a capté mon attention, car Bruce joue un peu sur le même terrain que La Conspiration des ténèbres de Theodore Roszak, mais poursuit un but tout à fait différent (il part de la mythologie, les scènes de présentation d'Antonin Fabrio, pour aller au présent et même vers l'avenir ; Roszak part du présent pour aller à la mythologie du cinéma, puis s'enfonce jusqu'à l'histoire secrète).

Pur produit de la contre-culture, jeu sur les limites de la littérature dite générale, hommage au cinéma d'horreur italien des années 60-80 (Bava, Argento, Fulci, évidemment, mais aussi peut-être le plus récent Bloody Bird de Michele Saovi, 1987), réflexion assez poussée sur le voyeurisme, la société de spectacle et notre irréversible intoxication aux images de la téléréalité, Incarnations est un bon roman, et par voie de conséquence un très bon premier roman.

Comme il n'existe pas de romans parfaits, on se permettra quelques critiques succinctes : l'utilisation de phrases courtes se révèle parfois lassante ; certaines choses sont doublées et triplées, là où une seule description ou une seule métaphore aurait suffi (bien que bref, le livre aurait gagné à être un poil plus dense, d'autant qu'il souffre d'un petit coup de mou aux alentours de la page 170). Xavier Bruce sacrifie aussi quelques pans de son intrigue au profit d'« effets visuels », mais vu le sujet du livre, on s'autorisera à penser que cela relève d'un choix.

Dès son premier roman, Xavier Bruce va au bout de son projet, au bout d'une folie extraordinaire (à opposer à celle de Bukowski, par exemple), et se taille à grands coups de scalpel un coin douillet quelque part entre le Palahniuk de Monstres invisibles et Les Livres de sang de Clive Barker.

Maintenant, lecteur, c'est ton tour de découvrir les secrets de la bioincarnation.

L'Enfant des cimetières

Tout commence comme un épisode loner d'X-Files… Une journaliste et un photographe enquêtent sur un massacre qui a eu lieu près d'un cimetière ; un père de famille, fossoyeur de métier, a flingué sa femme et ses enfants. Le lendemain, la petite amie du photographe est assassinée à l'hôpital, où elle faisait une animation. Son meurtrier n'est autre que le neveu du fossoyeur fou, un adolescent qui croyait dur comme fer que la légende urbaine de l'enfant des cimetières n'est justement pas une légende. Pour Aurore Dumas, la journaliste, et David Ormeval, le photographe, commence alors une enquête qui les mènera sur la piste de cet enfant qu'il ne faut jamais regarder dans les yeux, Nathaniel. Et sur la trace d'ombres aussi vivantes que mortelles.

Quand j'avais treize ans, et jusqu'à mes quinze ans à peu près, l'auteur dont j'attendais les parutions avec le plus d'impatience était Graham Masterton, alors publié chez Néo (corollaire : on a rarement bon goût à cet âge-là). Je me souviens avoir lu Le Djinn d'une traite, Manitou dans des conditions similaires, etc. Avec le recul, il est facile de voir ce qui me plaisait dans ces œuvres : pleines de provoc' et de déviances sexuelles, remplies jusqu'à la gueule de mutilations et autres éventrations, elles répondaient à la plupart de mes « manques » d'adolescent (au milieu des années 80, cette violence-là, cette sexualité-là n'étaient pas aussi faciles à trouver qu'aujourd'hui ; ce qui rendait Masterton irrésistible, tout comme Spectres de Dean R. Koontz ou Simetierre de Stephen King). L'Enfant des cimetières, avec ses scènes d'horreur grand-guignolesques (pour s'amuser, on pourrait compter les giclées de cervelle humaine sur les murs) et ses scènes de sexe full frontal, a interpellé l'adolescent que j'étais il y a vingt-cinq ans, et m'a procuré de ce fait un vrai plaisir de lecture, mais un plaisir au « second degré », un soupçon nostalgique.

Avec ce roman (sans doute écrit trop vite), Sire Cédric joue sur plusieurs tableaux (celui du thriller fantastique à la Dean R. Koontz/Graham Masterton, celui du conte gothique et celui du survival horror cradingue, drôle, bête et méchant). Si cette dispersion surprend agréablement dans un genre (le thriller) où les produits sont souvent très formatés (pour ne pas dire très propres), malheureusement cette même dispersion empêche L'Enfant des cimetières de convaincre totalement (une déception que renforce un style avec des hauts et des bas, qui passe volontiers du lyrique surécrit au synopsis à peine relu ; sans parler du mélange éprouvant d'analyses ADN que-moi-aussi-je-regarde-Les-Experts et de dialogues goguenards dignes de Shaun of the dead). Au final, ce roman qui ne se prend guère au sérieux fonctionne ni plus ni moins comme une de ces séries B d'épouvante que Milady réédite régulièrement.

Sans doute, sur un malentendu, attendait-on de Sire Cédric un vrai « livre fantastique », tendu, sans gras, oppressant ; mais ce n'était probablement pas ce qu'il voulait écrire, préférant creuser son propre sillon, celui de son premier roman, Angemort, livrant ainsi une nouvelle comédie romantique porno-gore (dont l'exemple le plus probant est sans doute Sailor et Lula de David Lynch, un réalisateur par ailleurs cité en ouverture et en clôture de L'Enfant des cimetières). Pour les aficionados, donc, jeunes de préférence.

Dehors les chiens, les infidèles

Maïa Mazaurette est née en 1978. Journaliste, blogueuse qui « parle de sexe sans parler de cul » (si, c'est possible !), elle a publié son premier ouvrage, une autofiction, en 2001 chez Florent Massot, Nos amis les hommes, puis son premier roman en 2004 Le Pire est avenir chez Jacques-Marie Laffont, un ouvrage qui devrait reparaître bientôt chez Mnémos et qui s'apparente aux anticipations sociales chères à J. G. Ballard. Plus récemment ont paru deux essais à La Musardine (en collaboration avec Damien Mascret) : La Revanche du clitoris et Peut-on être romantique en levrette ?

Dehors les chiens, les infidèles est sa première fantasy.

« Tous les cinq ans, Auristelle envoyait cinq adolescents en exil. La Quête avait commencé soixante-dix ans plus tôt, soit une décennie seulement après la défaite de Galaad : on estimait que quatorze groupes sillonnaient en permanence le continent pour trouver L'Etoile du Matin. Mais combien avaient réellement survécu ? » page 42.

Voilà en quelques lignes l'intrigue de Dehors les chiens, les infidèles posée. Le groupe que l'on va suivre dans sa quête c'est celui de Spérance, Vaast, Astasie, Lièpre et Cyférien (ce qui, on le reconnaîtra sans peine, nous change des habituels noms/prénoms à consonance elfique, celte, ou plus couramment merdique). Le décor — mélange de croisade, de Sainte Inquisition, d'idéal aryen et de quête du Graal (la terre gaste est ici transformée en pays de la nuit) — est relativement original. Relativement, car en fait Maïa Mazaurette, sans doute de façon totalement inconsciente, marche sur les traces de Cendres, l'héroïne de Mary Gentle condamnée à repousser les barbares venus de Carthage sous le ciel noir de la Pénitence. Sans parler de l'influence de l'Excalibur de John Boorman, tout à fait tangible, et de divers éléments puisés dans la Matière de Bretagne. Le décalque est assez simple, sans être simpliste, et fonctionne.

Outre cette originalité relative, on notera aussi le sens du scénario de Maïa Mazaurette, qui se permet plusieurs retournements de situations à la fois surprenants et logiques, ainsi qu'un sens aigu des personnages (la plupart sont réussis, tenus ; certains, comme Astasie, sont même très réussis et, de fait, portent le livre sur leurs épaules).

Tout ça n'empêche pas Dehors les chiens, les infidèles d'être décevant, d'une ambition réelle, mais mal maîtrisée. La narration en points de vue papillonne sans élégance d'un personnage à un autre, les dialogues ne vont jamais très loin (ce n'est pas parce qu'on y met des jurons qu'un dialogue est bon), les descriptions s'arrêtent à peu près là où elles devraient commencer, etc. La quatrième de couverture parle d'un « univers médiéval désespéré et violent » ; personnellement, je n'ai pas tellement ressenti ce désespoir ni cette violence. À dire vrai, pendant les cent premières pages j'ai eu l'impression de lire un compte-rendu de partie de jeux massivement multijoueurs, et puis j'ai compris qu'il n'y avait rien de virtuel dans cette affaire, et qu'en fait Maïa Mazaurette n'avait pas pensé que « scène de crime », « organisation pyramidale » et autres anachronismes/incongruités desservaient son récit. À aucun moment, elle n'a cherché à adapter sa langue à son décor (contrairement à un Pelot ou à un Druon, pour n'en citer que deux), ce qui rend l'ensemble « facile », peu immersif (Tancrède, l'uchronie d'Ugo Bellagamba publiée aux Moutons électriques, souffre à mon sens du même problème de manque d'implication dans l'écriture).

Tel un bateau sur des récifs, Dehors les chiens, les infidèles se brise aussi sur quelques phrases ou répliques particulièrement maladroites : « Au moins ces paysans-ci ne se consommaient-ils pas directement d'humains, comme c'était le cas dans les contrées sujettes au cannibalisme », page 39. L'eau mouille, et il pleut dans les villes sous la pluie. Ah ah ah.

À sept euros en poche, pourquoi ne pas découvrir une nouvelle plume prometteuse ? Mais en ces temps de crise, quitte à dépenser 22 euros, dépensez-en plutôt 21 pour acheter La Guerre du Mein, Acacia tome 1 de David Anthony Durham (680 ! ! ! pages, et traduites qui plus est ; critique dans Bifrost 53), qui est à la fantasy moderne ce que Ran est au cinéma japonais.

Pour conclure sur Dehors les chiens, les infidèles : une édition poche étant plus que probable, il convient de l'attendre en espérant qu'elle sera lourdement corrigée.

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