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La Religion

Deux romans ont suffi pour imposer le nom de Tim Willocks : Bad city blues et Les Rois écarlates. Deux polars d’une puissance de frappe, d’une originalité et d’une densité assez rares. Des qualités certaines qui font que beaucoup de critiques l’ont aussitôt considéré comme un nouveau James Ellroy. Bien vu. Car le moins que l’on puisse dire, c’est qu’entre l’auteur du Dahlia noir et Tim Willocks, la parenté est évidente : écriture survoltée, intrigues complexes, personnages tordus, violence assumée… les points communs ne manquent pas. Et c’est peut-être aussi pour échapper à cette influence écrasante que Willocks a décidé de changer de registre, en s’attaquant cette fois à un tout autre genre littéraire : le roman historique. Sur le quatrième de couverture du livre, on peut d’ailleurs lire cette phrase définitive : « James Ellroy a transfiguré le thriller, Stephen King a réinventé le roman d’horreur. Avec La Religion, Tim Willocks renouvelle le roman historique. » Rien que ça ! Mais avant d’aller plus loin, commençons par planter le décor. Nous sommes en 1565. Entre islam et chrétienté, la guerre fait rage. Soliman Khan, sultan des Ottomans, prône la guerre sainte et veut l’anéantissement total des chevaliers de l’ordre de Malte. Une gigantesque armada ottomane encercle l’Archipel de Malte. Les chevaliers refusent de céder et s’organisent pour résister à l’envahisseur. L’affrontement sera sanglant. Au cœur de ce conflit, Matthias Tanhauser, mercenaire et marchand d’armes. Carla La Penautier, une comtesse française, lui a confié une mission : retrouver le fils qu’elle a perdu. Mais pour y parvenir, Tanhauser devra affronter Ludovico Ludovici, un inquisiteur qui semble lui aussi à la recherche de l’enfant…

Entremêlant scènes de guerre, complots religieux et intrigues amoureuses, La Religion est un roman qui ne cache pas son ambition : utiliser tous les codes du roman historique, tout en dépoussiérant le genre pour lui redonner une totale modernité. Et le pari est réussi. La Religion est un récit puissant et inspiré, dans la droite ligne des meilleurs livres d’Alexandre Dumas. Tranchante comme une lame, l’écriture ample et incisive de Tim Willocks y fait merveille. D’une violence sèche, extrême — très proche de celle qu’on trouve dans les films de Sam Peckimpah —, les scènes de combats aux corps à corps sont inoubliables. Willocks immerge son lecteur en plein cœur des batailles, souvent jusqu’à l’écœurement. Impossible d’échapper à l’horreur palpable qui éclabousse certaines pages. D’ailleurs, tout est brutal dans ce roman, à commencer par les rapports amoureux. Il faut dire qu’en plus d’être écrivain et scénariste (pour Steven Spielberg et Michael Mann), Willocks est également psychiatre. Et ce qui frappe d’emblée à la lecture de La Religion, c’est cette volonté qu’a Willocks de creuser la psychologie de ses personnages, en étant sans cesse à l’écoute de leurs peurs, de leurs hésitations, de leurs doutes… Rien n’échappe à l’attention experte de cet écrivain psychiatre. Ce qui donne a chacun des protagonistes de La Religion — y compris aux personnages secondaires — une vérité et un réalisme saisissants. On regrettera simplement certains passages trop longs (notamment dans la seconde moitié), et une fin un peu convenue ; mais ce sont là les seules réelles faiblesses de ce roman impressionnant. Tim Willocks est donc parvenu à renouveler un genre littéraire qu’on croyait dépassé et poussiéreux. Et il le fait avec panache et maestria. Ambitieux, maîtrisé, haletant, La Religion est un roman qui ne s’oublie pas. Une œuvre à la fois forte et subtile qui, sans être le chef-d’œuvre annoncé, vaut tout de même le détour, et deux fois plutôt qu’une.

Fuck America

 

Fuck America est un roman qui fait plaisir. Le plaisir d’une double découverte : celle d’Edgar Hilsenrath, écrivain allemand d’origine juive injustement méconnu en France ; et celle d’un personnage / narrateur nommé Jakob Bronsky. Inutile de faire durer le suspense : il s’agit en fait d’une seule et même personne. Car Fuck America est un récit largement autobiographique. C’est bien ce qui fait la force de ce petit bijou littéraire. La vie, la vraie, dans toute sa crudité, y pulse à chaque page. C’est drôle, tonique et réjouissant. Ce qui n’empêche ni la gravité ni la réflexion. Fuck America est donc une excellente surprise.

Mais il est temps de faire connaissance avec Jakob Bronsky : en 1952, il débarque aux Etats-Unis. C’est un survivant, traumatisé par son expérience du ghetto pendant la guerre. Un immigré juif qui a échappé à la folie nazie. Il s’installe à Broadway, et devient très vite l’un des clients réguliers d’une cafétéria où se réunit la communauté juive. Exilé volontaire dans « un pays qu’il ne comprend pas et qui ne le comprend pas », il enchaîne les jobs mal payés — serveur, portier de nuit, promeneur de chien — et loge dans des hôtels crasseux. Autant dire que l’Amérique, loin d’être une terre promise, se transforme pour lui en une véritable jungle. Et ici aussi, en plein cœur des Etats-Unis, il va devoir apprendre à survivre. Mais Jakob Bronsky a une ambition : devenir écrivain. Chaque nuit, il s’acharne à écrire son roman, un récit inspiré de sa propre vie et pour lequel il a trouvé un titre imparable : Le Branleur…

Fuck América est un roman dont tout le charme tient dans son personnage principal. Anti-héros radical, loser magnifique, Jakob Bronsky est un type formidable auquel on s’attache très vite. On a envie qu’il s’en sorte. Et on le suit, jour après jour, nuit après nuit, dans sa quête héroïque, dans sa lutte acharnée pour échapper à sa condition d’immigré. Et c’est là où Hilsenrath est vraiment malin : sans en avoir l’air, par petites touches, il nous parle de l’exil, de la pauvreté, de la solitude, du destin et de la fatalité. Mais toujours avec humour. L’écriture rythmée, d’une incroyable spontanéité — assez proche du langage parlé —, donne à ce roman une tonalité très particulière. S’y ajoute un humour grinçant, féroce, absurde et parfois macabre. Une forte propension aussi à parler de sexe d’une manière très crue. On n’est pas très loin de certains romans de Charles Bukowski (Women, Les Contes de la folie ordinaire…) ou de John Fante ( Demande à la poussière, Mon chien stupide…). Hilsenrath n’a peur de rien, il ose même s’attaquer à un tabou absolu : parler de la Shoah avec une ironie distanciée. C’est d’ailleurs une chose qui lui a été beaucoup reprochée, et qui explique pour une bonne part les difficultés qu’il a pu rencontrer, à ses débuts, pour trouver un éditeur (lire à se sujet la postface, courte mais éclairante.).

Roman acide, hilarant et jubilatoire, Fuck América est une friandise littéraire à ne pas rater. D’autant plus que l’éditeur a particulièrement bien soigné la présentation : couverture, mise en page, postface… C’est du très beau boulot, et qui ajoute encore au plaisir de la lecture. L’aventure ne s’arrête d’ailleurs pas là, puisque les éditions Attila ont déjà prévu d’éditer deux autres romans d’Hilsenrath : Le Nazi et le barbier et Nuit.

Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde

Eric Sanderson se réveille un matin sans le moindre souvenir de ce qu'a été sa vie auparavant. Devenu amnésique, il part à la recherche du moindre indice lui permettant de reconstituer son passé. Il découvre alors que son « premier moi », l'Eric Sanderson d'avant l'amnésie, avait anticipé cette situation, et qu'il avait réuni un certain nombre de documents — lettres, textes codés — afin de parer à cet effacement de sa mémoire. Tout en continuant à réunir des indices sur sa vie passée, Eric Sanderson prend conscience de l'existence d'un « requin conceptuel » qui nage dans ses pensées et dévore ses souvenirs. Il apprend également qu'une jeune femme nommée Clio Aames était sa petite amie, et qu'elle est apparemment décédée. Poursuivant son enquête, Eric Sanderson part à la rencontre du docteur Trey Fidorous, un universitaire qui semble détenir des informations sur ce « requin conceptuel ». Sanderson pénètre peu à peu dans une sorte de monde parallèle, à la recherche de son passé et de son amour perdu…

C'est comme ça que débute le premier roman de Steven Hall : Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. Et il est vrai que c'est plutôt intriguant. Pour compléter ce résumé, il faut aussi dire que Steven Hall utilise dans son livre toute une panoplie de procédés typographiques, et que le « requin conceptuel » qui hante les pensées d'Eric Sanderson apparaît dans certaines pages, sous la forme d'une silhouette composée de morceaux de mots. L'idée est ambitieuse, surtout pour un premier roman. On comprend d'ailleurs très vite la nature réelle du projet de Steven Hall : écrire un roman qu'on peut situer entre La Fin des temps d'Haruki Murakami et La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski. Et c'est là où tout se complique. Car Steven Hall n'a pas cette capacité qu'a Murakami de faire glisser son récit vers l'indicible ou le surnaturel tout en conservant une part de réalisme apparent. Il n'a pas non plus cette dimension visionnaire, quasiment lovecraftienne, qui faisait toute la force de La Maison des feuilles. Du coup, il est à la peine. Il a bien du mal a donner vie, corps et chair à sa fiction et à son narrateur. Le lecteur, quant à lui, passe d'une page à l'autre, d'un jeu typographique censé représenter visuellement le requin conceptuel à un morceau de fiction où le narrateur nous informe de l'état de ses recherches et des lieux qu'il visite. Mais la connexion, ou plutôt l'interaction entre ces deux niveaux du récit, ne se fait pas, ou trop peu. Le roman tout entier vire rapidement à l'exercice de style un peu vain. Là où Danielewski, en usant de procédés similaires, parvenait à capter et à maintenir l'attention de son lecteur, Steven Hall échoue. Il y a bien un léger sursaut d'intérêt lorsque Eric Sanderson rencontre une jeune femme nommée Scout dans le non-espace. Mais ça ne suffit pas. L'autre problème, c'est l'écriture de Steven Hall. Difficile de faire plus plat et plus banal. Bref, inutile d'en rajouter, car comme disait ma grand-mère : « quand ça veut pas, ça veut pas ! »

Trop ambitieux, trop conceptuel et référentiel (Steven Hall émaille son récit d'hommages appuyés à José Luis Borges, Italo Calvino, Lovecraft…), manquant cruellement de véritable enjeu et de véritable sujet, Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde ne convainc pas. Reste qu'il s'agit d'un premier roman, aussi attendra-t-on la suite pour juger du talent réel de ce jeune écrivain qui a encore tout à prouver.

Voisins d'ailleurs

Pour qui lisait déjà de la science-fiction au siècle dernier, voir paraître aujourd'hui un « nouveau » Simak constitue une surprise aussi inattendue qu'agréable. Plus de vingt ans après la disparition de l'auteur, on ne peut que se réjouir du fait qu'un éditeur continue de s'intéresser à son œuvre si particulière et parvienne encore à y dénicher quelques perles peu ou pas connues.

Nouveau, Voisins d'ailleurs l'est en bonne partie. Des neufs nouvelles figurant à son sommaire, quatre sont inédites, et les cinq autres étaient jusqu'alors seulement disponibles en revues, parfois dans des traductions peu recommandables (je pense en particulier à « La Maternelle », dont la version parue il y a plus d'un demi-siècle dans Galaxie n'entretient qu'un rapport assez lointain avec le texte d'origine). Les récits sélectionnés par Pierre-Paul Durastanti appartiennent à deux époques différentes de la carrière de l'auteur. Cinq d'entre eux ont été publiés entre 1953 et 1961, lorsque Simak était à l'apogée de sa carrière de nouvelliste. Les autres, parus en 1974 et 1980, datent d'une période où l'écrivain a délaissé la forme courte au profit du roman.

« La Maternelle », qui ouvre ce recueil, constitue l'archétype de la nouvelle simakienne : un décor champêtre omniprésent, commun à nombre de ses œuvres, version idéalisée de son Wisconsin natal ; un vieil homme solitaire, menant une vie paisible, faite de contemplation et de rituels routiniers ; et puis soudain, entre un prunier en fleurs et une étable abandonnée, un objet incongru, tombé d'on ne sait où, et offrant aux promeneurs les cadeaux de leurs rêves. À partir de cette découverte, Simak déroule méthodiquement le fil de son récit, observant non sans amusement les réactions provoquées par l'irruption de cette machine, jusqu'à la révélation finale de sa véritable nature.

Lorsqu'on évoque Simak, on insiste le plus souvent — et à juste titre — sur ses origines. Mais il est l'homme de deux mondes : l'un rural, presque archaïque, survivance d'une Amérique d'un autre âge, la ferme familiale où il a grandi ; l'autre urbain, moderne, la ville de Minneapolis où il a mené l'essentiel de sa carrière journalistique. Son œuvre toute entière est empreinte de cette dualité, à la fois nostalgique d'un mode de vie en voie de disparition et en prise directe sur l'évolution de la société américaine. Et lorsque ces deux univers se rencontrent, ce n'est pas toujours sans heurts, qu'il s'agisse des innombrables curieux attirés par la machine de « La Maternelle » ou du journaliste menaçant de révéler le secret de Coon Valley dans « Le Voisin ».

Le plus souvent toutefois, Simak évite d'opposer frontalement ces deux mondes. Son propos n'est pas de faire l'apologie de l'un au détriment de l'autre. Plus subtilement, le décor familier, presque hors du temps, où il situe nombre de ses histoires, constitue pour lui le socle idéal d'où il peut observer ses contemporains, s'interroger sur leurs valeurs, leur mode de vie. Ici, la nature invite l'homme à s'appuyer sur « la solidité des choses terrestres » pour aborder le monde d'un point de vue différent. C'est sans doute ce qui en fait aussi pour les extraterrestres l'endroit parfait où poser leur soucoupe, qu'ils souhaitent établir un premier contact avec l'humanité ou simplement y couler des jours paisibles.

Même lorsqu'il nous embarque pour une planète lointaine dans « Un Van Gogh de l'ère spatiale », Simak opte pour un cadre rural, peuplé de créatures bienveillantes, qui lui permet à travers le destin d'un artiste étranger à ce monde de développer une réflexion passionnante sur la rivalité opposant la foi à la raison, prolongeant ainsi un questionnement permanent dans son œuvre sur la nature de l'homme et son parcours.

Evidemment, à force d'utiliser sans cesse les mêmes thèmes, il lui arrive parfois de se répéter. C'est le cas pour « Le Bidule », la nouvelle la plus faible du recueil, qui ne fait qu'effleurer une idée qu'il a développé de manière plus convaincante dans d'autres textes. Mais le plus souvent l'effet de répétition n'est en rien gênant. Au contraire, il structure la pensée de l'auteur, et offre au lecteur le même cadre confortable dont bénéficient ses personnages.

Les quatre textes écrits dans les années 70 marquent une évolution dans le style de Simak. Les thèmes abordés sont plus variés, leur construction parfois plus alambiquée. À soixante-dix passés, Simak s'amuse à se frotter à des genres qu'il avait peu abordés jusque-là, comme dans « Le Puits siffleur », récit horrifique tout à fait inattendu de sa part. On retrouve souvent le décor familier de ses nouvelles antérieures, mais il prend alors soin de tirer son histoire dans une direction inattendue (la pirouette finale de « Le Cylindre dans le bosquet de bouleaux ») ou de brouiller les pistes en entremêlant divers éléments (« La Photographie de Marathon », où l'on croise voyageurs temporels, artefact extraterrestre et images surgies du passé). De ces quatre nouvelles, la plus réussie est sans conteste « La Grotte des cerfs qui dansent », vainqueur en son temps des prix Hugo et Nebula. Une histoire simple et élégante, mettant en scène un personnage on ne peut plus simakien, témoin discret mais privilégié de l'histoire de l'humanité.

Que vous soyez fan de Simak de longue date, ou que vous souhaitiez vous initier à son œuvre, Voisins d'Ailleurs constitue une lecture indispensable.

Il est parmi nous

Il est parmi nous est-il le chef-d'œuvre maudit de Norman Spinrad ? Ecrit il y a près de quinze ans, entre En Direct et Bleue comme une orange, ce roman n'a pas trouvé preneur aux Etats-Unis et n'a connu qu'une modeste carrière via Internet. Qu'un écrivain de la stature de Spinrad ne soit pas parvenu à vendre un tel projet en dit long sur l'état de l'édition américaine aujourd'hui. Raison de plus pour saluer cette parution française chez Fayard, même si l'on se serait volontiers passé du nombre effarant de coquilles qui parsèment ce texte.

Il est parmi nous est centré sur un personnage énigmatique, Ralf, un comédien de stand-up prétendant venir du futur, plus précisément d'un monde agonisant, où les derniers représentants de l'espèce humaine vivent terrés dans d'anciens centres commerciaux pour échapper aux conditions climatiques cataclysmiques qui sévissent sur tout le globe. S'agit-il d'un simple rôle, est-il vraiment un voyageur temporel chargé de prévenir notre monde du désastre en préparation, ou juste un de ces cinglés dont les médias raffolent tant ? « Si Ralf avait été le personnage d'un de ses romans, il aurait eu besoin d'une bonne réécriture. » C'est ce que Spinrad ne va cesser de faire tout au long des 700 pages de ce livre.

Ralf nous apparaît à travers le regard de trois personnages : Texas Jimmy Balaban, l'agent qui le découvre sur la scène d'un cabaret de troisième ordre et va en faire l'animateur d'un talk-show guère plus glorieux, « Le Monde selon Ralf » ; Dexter D. Lampkin, écrivain de science-fiction dont les ambitions littéraires n'ont guère trouvé d'écho auprès du grand public ; et Amanda Robin, actrice dilettante et conseillère en communication tendance new age. Tous trois vont à leur manière façonner Ralf, sa personnalité, et la perception qu'auront de lui les spectateurs de son émission.

Il est parmi nous est moins un roman de science-fiction qu'un roman sur la science-fiction. Spinrad y analyse en détail son impact sur la culture américaine, la manière dont certains de ses thèmes ou des images qu'elle suscite peuvent durablement marquer l'imaginaire collectif. Une vulgarisation qui ne peut se faire que par le biais d'un plus petit dénominateur commun, en l'occurrence un talk-show racoleur de deuxième partie de soirée, et qui nécessitera de la part de ses instigateurs d'avaler un nombre considérable de couleuvres. Les protagonistes de ce récit devront sans cesse naviguer entre compromissions honteuses, tentations bassement mercantiles, et l'espoir sincère de changer un tant soit peu le monde.

Symboles d'une telle réussite, Norman Spinrad dédie son roman à deux figures marquantes, chacune à leur façon, de la culture contemporaine : Timothy Leary et Gene Roddenberry. Un troisième nom est régulièrement cité, celui de L. Ron Hubbard, créateur de la Dianétique et de l'Eglise de Scientologie. Il est ce que la science-fiction a de pire à offrir au monde, et marque pour l'entourage de Ralf la limite à ne pas franchir. Tous sont conscients d'être en permanence sur le fil du rasoir, et que du prophète pour rire gentiment timbré au messie autoproclamé, il n'y a guère qu'un petit pas dans le vide…

Et puis il y a le fandom. Norman Spinrad nous donne une description aussi peu ragoûtante que drôle de ce petit peuple de la S-F, arpentant les couloirs des conventions, épée de plastique à la main et bourrelets au vent pour les uns, engoncés dans des uniformes de trekkies trop justes pour contenir leurs formes disgracieuses pour les autres. J'ignore à quel point le portrait est fidèle, n'ayant fréquenté que les conventions de science-fiction française (dont les membres peuvent s'enorgueillir de la sveltesse de leur silhouette et d'une sobriété vestimentaire irréprochable), il n'est en tout cas guère flatteur. Malgré tout, le dézingage n'a rien de gratuit, et Spinrad reconnaît volontiers au fandom un rôle majeur dans la diffusion des idées de la science-fiction auprès du grand public, pour le pire comme pour le meilleur.

En parallèle à l'histoire de Ralf, Spinrad met également en scène celle de Foxy Loxy, jeune femme un peu paumée qui va sombrer dans la drogue et connaître une descente aux enfers particulièrement éprouvante, pour le lecteur comme pour elle (on saluera au passage le travail des traducteurs sur ces séquences où l'écriture se détériore en même temps que la santé physique et mentale du personnage, un exercice casse-gueule dont ils se tirent remarquablement bien). Longtemps sans liens avec l'autre partie du roman, le destin de Loxy va finir par rejoindre celui de Ralf, dans un final où la tension ne cesse de croître au fil des pages.

Dans le même temps, et assez paradoxalement, il se dégage des derniers chapitres d'Il est parmi nous un enthousiasme qui va lui aussi crescendo et donne à voir un Norman Spinrad au sommet de son art. Le roman souffre sans doute de certaines longueurs, mais les quelques réserves qu'on pourrait avoir à son égard sont balayées par une conclusion aussi magistrale qu'exaltante, où le romancier déjoue tous les lieux communs propres à une telle situation, tout en nouant les fils de ses nombreuses interrogations de la plus belle des manières. Au sein d'une bibliographie comptant un nombre respectable de classiques de la science-fiction, il n'est peut-être pas exagéré de considérer Il est parmi nous comme l'œuvre majeure de son auteur.

[Voir également l'avis de Patrick Imbert.]

La Mémoire du crime

Après les excellents Narcose et L'Homme qui parlait aux araignées, la Volte réédite aujourd'hui La Mémoire du crime, deuxième volet de la trilogie Narcose (mais lisible de manière indépendante, il ne s'agit pas d'une suite, quand bien même on trouvera quelques passerelles ici ou là) précédemment publié en 1992 dans la défunte collection « Présence du futur » des éditions Denoël, en attendant un troisième opus — inédit, cette fois — pour l'année prochaine, au titre éminemment dickien de Le Tueur venu du Centaure. On en salive d'avance…

En attendant, La Mémoire du crime nous replonge dans l'univers déjanté de Narcose, la ville-sphère improbable. Nous y faisons la connaissance d'Harry Botkine, rodéomane de son état : au court de « concerts », il synthétise des œuvres littéraires sous forme chimique, pour redistribuer le résultat à ses fans sous perfusion collective. Une idée folle et géniale, typiquement barbérienne…

Et de manière tout aussi délicieusement barbérienne, le roman débute sur les chapeaux de roue quand Harry se voit livrer chez lui le cadavre de sa compagne Pricilla Rosetawer, enrobé dans un cocon semblable à de la toile d'araignée (ce qui, là encore, est une obsession typique de l'auteur, qui nous réserve plein d'utilisations saugrenues des horribles bestioles dans son roman). Le cadavre se liquéfie rapidement, et Harry panique : craignant d'être accusé du meurtre, il nettoie toute trace de la défunte et du mystérieux cocon.

Mais la curiosité le tenaille, et il se lance bientôt dans une enquête, dans l'Extrados et en dessous, afin de déterminer qui a tué Pricilla, et pourquoi. Une enquête plutôt maladroite, cela dit : Harry est pour le moins paumé, largement dépassé par les événements, et il accumule les gaffes… Mais les éléments commencent à lui tomber dans le bec, les femmes fatales se multiplient… et les cadavres se ramassent à la pelle.

La Mémoire du crime est un roman dans l'ensemble bien plus sage que Narcose : là où ce dernier, suivant un train d'enfer totalement maniaque, nageait en permanence dans la folie furieuse, La Mémoire du crime, moins fou et nettement moins dickien, quand bien même il partage nombre d'aspects avec son illustre prédécesseur, suit un rythme plus classique d'enquête policière, avec un loser pour enquêteur. C'est un peu frustrant…

Car, quand Barbéri se lâche, c'est toujours aussi jouissif : l'art du rodéomane, la demeure d'Esméralda, l'ingénierie génétique à base d'araignées, et, partout, tout le temps, les plastitêtes en folie et les verres de scotch-benzédrine… Un vrai bonheur. Servi comme il se doit par une plume dense et efficace, pour notre plus grand plaisir saturée de néologismes et de mots-valises en pagaille. Pas de doute : Barbéri a une voix, unique dans la S-F française, et immédiatement reconnaissable.

Ici, cependant, il ne se montre pas aussi convaincant que dans Narcose ou L'Homme qui parlait aux araignées. La folie est longtemps retenue et, si l'on ne s'ennuie pas à la lecture de cette Mémoire du crime, on ne retrouve pas pour autant la même passion que dans les ouvrages précités. Barbéri s'amuse avec les codes du polar, et c'est la plupart du temps savoureux, mais pas toujours ; en parallèle, le roman est truffé de saynètes érotiques pas forcément indispensables et dans l'ensemble peu convaincantes…

Dommage. Car, passée la moitié du (court) roman environ, après nous avoir baladés de témoins en suspects de manière très « compréhensible », Barbéri ouvre de nouveau les vannes, et c'est avec délice que l'on se laisse emporter dans les flots furibonds du Grand N'importe Quoi, jusqu'à un final en forme d'apothéose. Ici l'on retrouve Narcose, et l'influence dickienne (le questionnement de l'identité et de la réalité), qui était beaucoup moins sensible dans les cent premières pages.

La Mémoire du crime est un roman digne d'intérêt, aucun doute à ce sujet. Mais il est quand même un bon cran, sinon deux, en dessous de Narcose, dont il bride peut-être trop longtemps l'imagination déjantée qui en faisait toute la saveur ou presque. Reste un bon polar S-F, servi par une plume audacieuse et réjouissante. De quoi patienter en attendant Le Tueur venu du Centaure

La Maison aux fenêtres de papier

[Critique commune à This is not America et La Maison aux fenêtres de papier.]

Actualité chargée, en ce début 2009, pour notre éminent collaborateur Thomas Day. Deux ouvrages ont en effet tout récemment enrichi sa bibliographie : le court recueil de nouvelles This is not America, publié par ActuSF dans sa décidément sympathique collection des « Trois Souhaits », et le roman La Maison aux fenêtres de papier, publié directement en poche en Folio « SF » — une fois n'est pas coutume, mais la coutume est régulièrement violée chez cet éditeur et c'est tant mieux. Deux ouvrages très différents, donc, et présentant diverses facettes d'un auteur qui, on le sait, a plus d'un tour dans son sac ; mais deux publications finalement très proches, revendiquant toutes deux l'influence de Quentin Tarantino (pas forcément pour ce qu'il a fait de mieux, d'ailleurs), au milieu d'autres références plus ou moins cryptiques, et marquées par un goût prononcé pour le voyage et l'exotisme.

Ce qui est petit étant joli, commençons donc par évoquer This is not America. Derrière ce titre musical et connoté (une habitude ?) se cachent trois nouvelles dépeignant une Amérique « qui n'est tellement plus elle-même qu'on a déjà l'impression de la connaître », pour citer la belle formule de la quatrième de couverture. Nul anti-américanisme de bas étage à craindre pour autant : ce qui intéresse ici Thomas Day, c'est le rêve américain, avec ses idoles et ses tares, trituré jusqu'à la moelle par un auteur qui connaît son sujet.

Le recueil s'ouvre sur « Cette année-là, l'hiver commença le 22 novembre », nouvelle façon road movie qui nous explique à demi-mots ce qui s'est vraiment passé le 22 novembre 1963 à Dallas, en jouant plus ou moins sérieusement de l'inévitable histoire secrète, avec des vrais morceaux de l'inévitable théorie du complot. Un texte rondement mené, palpitant de bout en bout et d'une efficacité certaine. Dommage, toutefois — mais cela faisait évidemment partie du jeu — qu'on ait plus ou moins déjà lu ça cent fois…

On préférera sans doute « American Drug Trip », nouvelle burlesque et déjantée reposant sur une variation dickienne à base d'univers parallèles, avec plein de choses réjouissantes et improbables dedans. Une autre vision de l'Amérique, effectivement, bourrée de références et pour le moins jubilatoire. Probablement le meilleur texte de ce bref recueil — que les lecteurs de Bifrost auront toutefois déjà lu dans notre vingt-sixième livraison…

La dernière nouvelle, « Eloge du sacrifice », est plus grave en apparence — s'y pose un terrible dilemme —, mais les références, et plus largement les bonnes idées, abondent à nouveau — on notera au passage quelques très belles scènes de bataille… tout en regrettant, peut-être, que ce texte se montre un peu artificiel et n'aille pas forcément jusqu'au bout de ses idées, le tout pouvant laisser un brin perplexe.

This is not America se révèle être au final un agréable petit recueil, savoureux et efficace. Rien de transcendant, certes, mais le fait est que cela se lit tout seul et qu'on en redemande volontiers.

Ça tombe bien, La Maison aux fenêtres de papiers est là pour ça. Sous une belle couverture de Daylon, Thomas Day y retrouve son Japon chéri après La Voie du sabre (Folio « SF ») et L'Homme qui voulait tuer l'Empereur (roman publié dans le Bifrost n° 32 et réédité chez Folio « SF »), mais versant contemporain, cette fois. Le sous-titre est parlant : « Hommage à Fukasaku Kinji, Takashi Miike et Quentin Tarantino ». L'influence des trois réalisateurs se sent en effet dans cette histoire débordant de yakuzas, de giclées d'hémoglobine et de sodomie à sec (pas de doute, on lit bien du Thomas Day). Mais on pourrait également y rajouter Takeshi Kitano, largement cité dans la filmographie en fin de volume, et dont l'influence se retrouve essentiellement dans de très réjouissants intermèdes ludiques (« paroles de yakuzas ») évoquant furieusement Sonatine (surtout), Hana-Bi et Aniki. Plein de bonnes choses, donc, et un programme tout ce qu'il y a d'attrayant.

L'essentiel de l'histoire repose sur la rivalité entre deux puissants clans de yakuzas, dirigés par deux frères, deux démons nés des cendres d'Hiroshima et de Nagasaki. Le chef du clan Nagasaki a élevé à sa manière (pour le moins rude) la troublante Sadako, une femme-panthère muée en irrésistible machine à tuer. Un jour, cependant, la destinée déjà étonnante de la jeune femme prend un brusque virage, quand Nagasaki Oni lui confie la terrible Oni No Shi, une épée légendaire et tueuse de démons. Un héritage difficile à porter et qui, très vite, jouera son rôle dans la guerre impitoyable que se livreront les deux clans yakuzas.

Cette fantasy urbaine crue et violente nous vaut un roman d'action efficace de bout en bout, et tout à fait distrayant. L'hommage est réussi, et les amateurs ne pourront que s'en trouver comblés. Mais le meilleur ne réside pourtant peut-être pas dans cet aspect du roman, qui n'est par ailleurs pas exempt de menus défauts : on peut ainsi regretter que cette trame, outre son côté passablement bourrin, se montre parfois un peu trop didactique, et que les éléments relevant proprement de l'imaginaire donnent en fin de compte une impression d'artifice, voire de superflu…

Mais l'aventure de Sadako est encadrée par un prologue et un épilogue cambodgiens narrant, le premier du point de vue de Nagasaki Oni, le dernier de celui de son frère démoniaque, les origines de l'Oni No Shi. Ce qui nous donne, dans un sens, deux nouvelles de fantasy à la fois plus classiques de par leur côté « archaïque », et plus étonnantes et séduisantes en raison de leur cadre original, entourant le récit contemporain. La plume de l'auteur s'y fait plus fine, plus travaillée, sans que le récit ne s'en trouve édulcoré pour autant. Il s'en dégage une belle puissance narrative et un souffle remarquable, qui rendent cette Maison aux fenêtres de papier plus convaincante encore.

En somme, Thomas Day nous a gâtés avec ces deux ouvrages, certes pas parfaits, mais témoignant assurément tant du talent de l'auteur que de la cohérence dans la variété de son œuvre.

This is not America

[Critique commune à This is not America et La Maison aux fenêtres de papier.]

Actualité chargée, en ce début 2009, pour notre éminent collaborateur Thomas Day. Deux ouvrages ont en effet tout récemment enrichi sa bibliographie : le court recueil de nouvelles This is not America, publié par ActuSF dans sa décidément sympathique collection des « Trois Souhaits », et le roman La Maison aux fenêtres de papier, publié directement en poche en Folio « SF » — une fois n'est pas coutume, mais la coutume est régulièrement violée chez cet éditeur et c'est tant mieux. Deux ouvrages très différents, donc, et présentant diverses facettes d'un auteur qui, on le sait, a plus d'un tour dans son sac ; mais deux publications finalement très proches, revendiquant toutes deux l'influence de Quentin Tarantino (pas forcément pour ce qu'il a fait de mieux, d'ailleurs), au milieu d'autres références plus ou moins cryptiques, et marquées par un goût prononcé pour le voyage et l'exotisme.

Ce qui est petit étant joli, commençons donc par évoquer This is not America. Derrière ce titre musical et connoté (une habitude ?) se cachent trois nouvelles dépeignant une Amérique « qui n'est tellement plus elle-même qu'on a déjà l'impression de la connaître », pour citer la belle formule de la quatrième de couverture. Nul anti-américanisme de bas étage à craindre pour autant : ce qui intéresse ici Thomas Day, c'est le rêve américain, avec ses idoles et ses tares, trituré jusqu'à la moelle par un auteur qui connaît son sujet.

Le recueil s'ouvre sur « Cette année-là, l'hiver commença le 22 novembre », nouvelle façon road movie qui nous explique à demi-mots ce qui s'est vraiment passé le 22 novembre 1963 à Dallas, en jouant plus ou moins sérieusement de l'inévitable histoire secrète, avec des vrais morceaux de l'inévitable théorie du complot. Un texte rondement mené, palpitant de bout en bout et d'une efficacité certaine. Dommage, toutefois — mais cela faisait évidemment partie du jeu — qu'on ait plus ou moins déjà lu ça cent fois…

On préférera sans doute « American Drug Trip », nouvelle burlesque et déjantée reposant sur une variation dickienne à base d'univers parallèles, avec plein de choses réjouissantes et improbables dedans. Une autre vision de l'Amérique, effectivement, bourrée de références et pour le moins jubilatoire. Probablement le meilleur texte de ce bref recueil — que les lecteurs de Bifrost auront toutefois déjà lu dans notre vingt-sixième livraison…

La dernière nouvelle, « Eloge du sacrifice », est plus grave en apparence — s'y pose un terrible dilemme —, mais les références, et plus largement les bonnes idées, abondent à nouveau — on notera au passage quelques très belles scènes de bataille… tout en regrettant, peut-être, que ce texte se montre un peu artificiel et n'aille pas forcément jusqu'au bout de ses idées, le tout pouvant laisser un brin perplexe.

This is not America se révèle être au final un agréable petit recueil, savoureux et efficace. Rien de transcendant, certes, mais le fait est que cela se lit tout seul et qu'on en redemande volontiers.

Ça tombe bien, La Maison aux fenêtres de papiers est là pour ça. Sous une belle couverture de Daylon, Thomas Day y retrouve son Japon chéri après La Voie du sabre (Folio « SF ») et L'Homme qui voulait tuer l'Empereur (roman publié dans le Bifrost n° 32 et réédité chez Folio « SF »), mais versant contemporain, cette fois. Le sous-titre est parlant : « Hommage à Fukasaku Kinji, Takashi Miike et Quentin Tarantino ». L'influence des trois réalisateurs se sent en effet dans cette histoire débordant de yakuzas, de giclées d'hémoglobine et de sodomie à sec (pas de doute, on lit bien du Thomas Day). Mais on pourrait également y rajouter Takeshi Kitano, largement cité dans la filmographie en fin de volume, et dont l'influence se retrouve essentiellement dans de très réjouissants intermèdes ludiques (« paroles de yakuzas ») évoquant furieusement Sonatine (surtout), Hana-Bi et Aniki. Plein de bonnes choses, donc, et un programme tout ce qu'il y a d'attrayant.

L'essentiel de l'histoire repose sur la rivalité entre deux puissants clans de yakuzas, dirigés par deux frères, deux démons nés des cendres d'Hiroshima et de Nagasaki. Le chef du clan Nagasaki a élevé à sa manière (pour le moins rude) la troublante Sadako, une femme-panthère muée en irrésistible machine à tuer. Un jour, cependant, la destinée déjà étonnante de la jeune femme prend un brusque virage, quand Nagasaki Oni lui confie la terrible Oni No Shi, une épée légendaire et tueuse de démons. Un héritage difficile à porter et qui, très vite, jouera son rôle dans la guerre impitoyable que se livreront les deux clans yakuzas.

Cette fantasy urbaine crue et violente nous vaut un roman d'action efficace de bout en bout, et tout à fait distrayant. L'hommage est réussi, et les amateurs ne pourront que s'en trouver comblés. Mais le meilleur ne réside pourtant peut-être pas dans cet aspect du roman, qui n'est par ailleurs pas exempt de menus défauts : on peut ainsi regretter que cette trame, outre son côté passablement bourrin, se montre parfois un peu trop didactique, et que les éléments relevant proprement de l'imaginaire donnent en fin de compte une impression d'artifice, voire de superflu…

Mais l'aventure de Sadako est encadrée par un prologue et un épilogue cambodgiens narrant, le premier du point de vue de Nagasaki Oni, le dernier de celui de son frère démoniaque, les origines de l'Oni No Shi. Ce qui nous donne, dans un sens, deux nouvelles de fantasy à la fois plus classiques de par leur côté « archaïque », et plus étonnantes et séduisantes en raison de leur cadre original, entourant le récit contemporain. La plume de l'auteur s'y fait plus fine, plus travaillée, sans que le récit ne s'en trouve édulcoré pour autant. Il s'en dégage une belle puissance narrative et un souffle remarquable, qui rendent cette Maison aux fenêtres de papier plus convaincante encore.

En somme, Thomas Day nous a gâtés avec ces deux ouvrages, certes pas parfaits, mais témoignant assurément tant du talent de l'auteur que de la cohérence dans la variété de son œuvre.

Gagner la guerre

Jean-Philippe Jaworski avait gagné le prix du Cafard cosmique 2008 pour son premier ouvrage, Janua Vera, excellent recueil de nouvelles de fantasy réaliste publié aux Moutons électriques (et récemment repris en Folio « SF »). Le volume, d'une richesse impressionnante et d'une qualité d'écriture remarquable pour une première parution, nous contait quelques récits du Vieux Royaume, un univers mâtiné d'Europe médiévale et de Renaissance qui autorisait bien des développements ultérieurs. Aussi est-ce donc sans déplaisir aucun que l'on retrouve aujourd'hui, avec Gagner la guerre, ce cadre fascinant et, mieux encore, un héros singulier et attachant en la personne de Don Benvenuto Gesufal, assassin de son état, superbe fripouille déjà croisée dans la longue nouvelle intitulée « Mauvaise donne », dont le roman constitue une suite (quand bien même il se lit fort bien de manière indépendante).

Et pour son premier roman, raconté à la première personne par ladite canaille, Jean-Philippe Jaworski et les Moutons électriques ont vu les choses en grand : Gagner la guerre est un énorme pavé de près de 700 pages denses et resserrées ; pas exactement le genre de roman que l'on plie en une soirée… Notons au passage que c'est un très bel objet, orné d'une superbe couverture d'Arnaud Cremet… mais qu'il n'est guère d'un maniement aisé.

Nous y retrouvons le très beau cadre de Ciudalia, cité-état faisant irrésistiblement penser à Venise, et plus largement à l'Italie de la Renaissance, celle de Machiavel et de Guichardin, avec quelques emprunts à la Rome antique à l'occasion. Il s'agit bien d'un monde de fantasy, mais notons d'ores et déjà que, comme dans Janua Vera, le surnaturel et le fantastique y sont rares ; les sorciers, s'il y en a, ne courent pas les rues ; quant aux elfes et aux nains, s'ils existent, ils sont peu nombreux et on ne les évoque qu'en passant, ou presque. Gagner la guerre relève de la fantasy la plus réaliste, et aussi, d'une certaine manière, de la « fantasy de mœurs », à l'instar du très bon À la pointe de l'épée d'Ellen Kushner.

Mais posons le point de départ. Depuis « Mauvaise donne », Don Benvenuto est devenu l'assassin personnel et le chef des renseignements de la plus puissante autorité politique de Ciudalia, le podestat Leonide Ducatore. Belle ascension, pour cet homme de la plus basse extraction. Alors que Ciudalia vient de remporter une victoire décisive dans la guerre contre Ressine (royaume qui évoque tout naturellement l'Empire ottoman, quand bien même son « Sublime Souverain » porte le titre persan de Chah), Don Benvenuto, qui n'a guère le pied marin, se voit confier une mission de la plus haute importance… Mais l'on n'en dira pas davantage, de peur de déflorer prématurément l'intrigue haute en couleurs et riche en rebondissements de ce passionnant pavé…

Les complots politiques capillotractés abondent en effet tout au long de ce roman exigeant mais irrésistiblement prenant ; c'est qu'il s'agit, au-delà des seules batailles navales, de gagner enfin la guerre contre Ressine, mais aussi celle, plus feutrée en apparence, qui sévit à Ciudalia même, entre les différentes familles sénatoriales, désireuses de s'emparer du pouvoir suprême. Bref, Don Benvenuto, l'assassin devenu peu ou prou personnage public, aura du pain sur la planche, et les ennuis ne cesseront de l'accabler ; il est vrai que ce zélé serviteur, le cas échéant, ferait un bouc émissaire adéquat…

Si la trame est d'une complexité rare, elle reste cependant toujours lisible, servie par le style à la fois coloré et fluide de l'auteur, qui fait preuve d'une maîtrise impressionnante pour un premier roman. En effet, si l'on peut bien tiquer ici ou là sur quelques brutaux changements de registre (les insultes et jurons, notamment, sonnent très « modernes », ce que l'on peut regretter), la plume de Jean-Philippe Jaworski est le plus souvent délicieuse de cynisme et d'efficacité, et emporte facilement le lecteur dans son univers intriguant et dans les ramifications les plus obscures de la politique ciudalienne. Les morceaux de bravoure, par ailleurs, ne manquent pas, et l'auteur se montre aussi à l'aise dans les scènes d'action débridées que dans les tractations politiques les plus complexes, dans les descriptions savoureuses que dans les méditations introspectives.

Quel plaisir, enfin, de lire un pavé de fantasy dans lequel rien, absolument rien, ne se montre gratuit ! Là où la mode est hélas à la « big commercial fantasy » s'étendant sur des tomes et des tomes en dilatant excessivement l'action et en faisant du tirage à la ligne un art, Jean-Philippe Jaworski, pour sa part, nous livre en un roman unique et prenant (à peine si l'on peut noter une brève baisse de régime passée environ la moitié du récit) une saga entière dans laquelle rien n'est laissé au hasard, et tout se trouve à sa juste place (presque trop, à la limite…). Impossible de s'ennuyer dans ce pavé qui requiert — mais obtient sans souci — une concentration de tous les instants. L'auteur a su puiser aux meilleures sources de la fantasy et du roman-feuilleton une puissance et une efficacité narratives tout simplement bluffantes.

On peut bien le dire : avec Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski a franchi haut la main la délicate épreuve du premier roman. Surpassant toutes les attentes, pourtant élevées, que l'on pouvait placer en lui depuis Janua Vera, il nous fournit tout simplement, et de loin, un des meilleurs romans de ce début d'année 2009. Aussi ne saurait-on véritablement le qualifier, comme il est d'usage, d'auteur « prometteur » : avec Janua Vera et Gagner la guerre, Jean-Philippe Jaworski a déjà tenu bien des promesses et se pose d'entrée de jeu comme l'un des meilleurs auteurs français de fantasy à l'heure actuelle. Rien de moins, et peut-être plus encore

Des choses fragiles

Après l'indispensable Miroirs et fumée, Neil Gaiman, que l'on ne présente plus, nous revient aujourd'hui avec un second recueil de nouvelles, poèmes et autres expérimentations diverses et variées, dont bon nombre de textes primés. Et l'auteur britannique, à n'en pas douter, a choisi pour son ouvrage à la fois dense et volumineux le meilleur des titres. Ce sont bien, en effet, « des choses fragiles » que ces trente-deux textes de taille variable, et bien souvent des « merveilles ». Une succession d'instants précieux, de petites histoires enchâssées les unes dans les autres, de fragments plus ou moins hermétiques, de saynètes tantôt drôles, tantôt cauchemardesques, alternant gravité et légèreté, quelque part entre l'enfance de tous les possibles et les tristes réalités de l'âge adulte. Des petits bijoux, camées fourmillant de détails, gravés avec délicatesse et méticulosité. La confirmation, s'il en était besoin, de l'art de l'auteur, tout particulièrement pour ce qui est de la forme courte.

Difficile, ceci étant, d'en dire beaucoup plus : dans bien des cas, en dire quelques mots, c'est déjà en dire trop. Et détailler par le menu ce recueil confinerait à l'absurde…

Il faudra donc bien se contenter ici d'impressions, de survol, de souvenirs plus particulièrement saillants : évoquer par exemple la confrontation des univers de Lovecraft et de Conan Doyle dans « Une étude en vert », la nouvelle qui ouvre ce recueil (prix Hugo 2004).

Ou mentionner parallèlement la novella (on préférera ce terme à celui de « court roman » employé un peu abusivement par la quatrième de couverture…) intitulée « Le Monarque de la vallée », qui clôt le volume et rappelle à notre bon souvenir Ombre, le héros du roman sur-primé American Gods ; Ombre, ici amené à participer à d'étranges festivités au cœur de l'Ecosse la plus embrumée et la moins touristique, où il croisera les inquiétants et fascinants personnages que sont Smith et son employeur M. Alice, que l'on avait déjà suivis auparavant dans « Souvenirs et trésors », une nouvelle particulièrement glauque.

C'est qu'il y eut, entre temps, bien des « nouvelles et merveilles », expérimentations plus ou moins anecdotiques, poèmes épars et, surtout, petits bijoux de nouvelles. « La Présidence d'Octobre », par exemple (prix Locus 2003) ; ou « Amères moutures » et ses filles-café ; ou « Les Bons garçons méritent des récompenses » et son merveilleux souvenir d'enfance ; ou encore « L'Oiseau-soleil », avec ses fins gourmets en quête du plus précieux des repas… Mais on pourrait en citer bien d'autres : « La Vérité sur le cas du départ de Mlle Finch », « Comment parler aux filles pendant les fêtes »…

Il y eut aussi, régulièrement, des univers accaparés et/ou revisités (dont, dans un sens, celui de Matrix avec « Goliath »), des histoires et archétypes renouvelés, de Boucles d'or à Arlequin. Un texte de jeunesse au titre à coucher dehors, également (« Les Épouses interdites des esclaves sans visage dans le manoir secret de la nuit du désir redoutable »). Et nombre de bizarreries souvent savoureuses, et en tout cas largement rétives à la classification comme au commentaire.

Bien des choses, tout ce qui, en somme, fait de Neil Gaiman un des meilleurs auteurs du genre, a fortiori en tant que nouvelliste. Ce n'est sûrement pas un hasard si le volume est dédié à Ray Bradbury, Harlan Ellison et Robert Sheckley, « grands maîtres de l'art ». Et le fait est qu'il se montre ici à son meilleur, particulièrement convaincant quand il se livre au travail de précision. Des choses fragiles le confirme, s'il en était encore besoin après Miroirs et fumée : Neil Gaiman est bel et bien un des meilleurs nouvellistes de sa génération.

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