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La Fille qui se noie

Quelque part du côté de Providence, Rhode Island… India Morgan Phelps, qui se surnomme Imp (diablotin, en anglais), a décidé d’écrire une histoire de fantômes, de sirènes et de loups-garous. Elle va surtout écrire sa propre histoire, peuplée de créatures étranges — ou non. De fait, India/Imp souffre de schizophrénie, et son compte-rendu est souvent lacunaire, parfois lucide, parfois mensonger, jamais avare de repentirs et de rectifications tardives. Au départ, il y a ce tableau du peintre Phillip George Saltonstall, intitulé « La Fille qui se noie », montrant une jeune femme diaphane, les pieds baignant dans une onde où se meuvent des ombres inquiétantes, et qui ne laisse pas de fasciner India. Surtout, il y a cette fille, Eva Canning, que India/Imp va rencontrer deux fois pour la première fois sur le bord de la route, nue et éperdue. Et dont l’irruption dans le quotidien d’India va plonger la vie de cette dernière davantage encore dans le chaos et la folie.

Qui est cette « fille qui se noie » ? India ? Imp ? Nous voilà en tout cas avec un roman bien singulier — ou pluriel. Précisons d’emblée : si India est schizophrène, elle ne souffre pas du syndrome de personnalités multiples. Sa perception de soi-même et de la réalité s’avère juste différente, et c’est déjà beaucoup. India, qui écrit sous les yeux du lecteur le présent roman, est régulièrement reprise par Imp (elle-même, donc), et y inclut également deux de ses propres nouvelles. Son histoire de fantômes sort rapidement des sentiers balisés, à mesure qu’India convoque son propre passé, sa lignée où toutes les femmes sont frappées de folie, sa relation tumultueuse avec la transsexuelle Abalyn, les mystères entourant la Millside River, où se serait noyée une fille, où aurait rôdé une créature obscure, et de nombreuses références, fictives ou réelles, de Lewis Carroll à David Bowie.

Dans sa postface, l’auteure reconnaît que la rédaction de son texte lui a donné du fil à retordre : on la croit volontiers. De fait, La Fille qui se noie nous plonge dans les méandres de la psyché troublée d’India : dense et sombre, l’immersion est réussie. Le récit n’a cependant rien d’hermétique. Au contraire, sa lecture s’avère vite envoûtante, pour peu que l’on accepte de lâcher prise et de se laisser emporter par la prose folle d’Imp. Couronné par un Bram Stoker Award en 2012, une récompense méritée, La Fille qui se noie est le deuxième roman de Caitlin Kiernan publié en français — après La Légende de Beowulf, novélisation du film de Robert Zemeckis parue chez Michel Lafon. Or, il constitue pourtant le neuvième titre de l’auteure. Espérons qu’on n’en reste pas à cette seule Fille qui se noie sous nos latitudes…

(Coïncidence ou hommage ? Phelps, le nom de famille d’India, est aussi celui de Morwenna, l’héroïne du roman éponyme de Jo Walton paru en anglais en 2011, soit un an avant celui de Kiernan, qui présente aussi un personnage central pour le moins dérangé…)

Le Nuage noir

Après leur réédition du Formidable événement de Maurice Leblanc, les éditions de l’Evolution poursuivent leur travail d’exhumation de vieux romans d’anticipation avec Le Nuage noir, signé Fred Hoyle. Auteur aujourd’hui quelque peu tombé dans l’oubli, Hoyle est surtout connu comme astronome et cosmologiste, voire comme défenseur de la théorie de la panspermie, et a comme principal fait d’arme d’avoir forgé — par dérision — le terme « Big Bang ».

Ecrit en 1957, avec une action située sept ans plus tard, ce Nuage noir fait désormais figure de rétro-SF. Tout commence donc en 1964, lorsqu’un astronome du mont Palomar découvre une anomalie en observant le ciel du côté de la nébuleuse d’Orion : quelque chose occulte une minuscule partie de la voûte céleste. Quelque chose bientôt baptisé le Nuage noir. Et ledit Nuage semble grossir. Dans le même temps, des astronomes anglais remarquent des perturbations dans l’orbite de Jupiter et Saturne que rien ne paraît expliquer, si ce n’est l’influence d’un objet externe au Système solaire. La mise en commun des découvertes amène à penser que le Nuage noir, d’une taille non négligeable (une UA), fonce droit vers la Terre, avec une arrivée prévue dans une quinzaine de mois. Si tout se déroule comme les scientifiques le craignent, le Nuage provoquera l’extinction de toute vie sur Terre. Son approche n’est pas sans provoquer des désastres : fortes chaleurs, puis obscurité et froid polaire… Les morts se comptent par millions. Sans compter que certaines bizarreries dans le comportement du Nuage lais-sent supposer qu’il est vivant. Intelligent. Reste à savoir s’il est possible de comprendre une telle entité, ou de s’en faire comprendre.

Récit de pure hard science, Le Nuage noir fait la part belle aux réflexions et débats scientifiques. Allant à contre-courant de théories aujourd’hui communément admises (un univers stationnaire : paradoxalement, Hoyle ne croyait pas au Big Bang), il n’en introduit pas moins des idées qui seront reprises plus tard par des auteurs tel que Stephen Baxter — notamment celle d’une vie qui se dé-veloppe partout où elle le peut. Quitte à délaisser les personnages. Ainsi, de la galerie de scientifiques, protagonistes du roman, n’émerge guère que la figure de Chris Kingsley, brillant astronome mais tête de mule, qui ne dissimule guère son mé-pris envers les politiciens. La médiocrité et l’étroitesse de vue de ces derniers s’avèreront désastreuses, et un humour fé-roce imprègne les pages concernées.

Enfin, à la manière de notre bon professeur Lehoucq et sa rubrique « Scientifiction », James Lequeux remet en perspective, dans une postface hélas trop courte, les aspects scientifiques du Nuage noir — et démontre que Hoyle a commis peu d’erreurs dans son roman. Un peu vieilli, celui-ci n’en demeure pas moins une lecture digne d’intérêt.

MaddAddam

Il faut toujours peu de choses pour que tout bascule dans le chaos. A priori. Prenez en l’occurrence un scientifique de génie, un certain Crake, à l’enfance légèrement frustrée, rajoutez-lui à l’âge adulte le désir d’en finir avec la propension insupportable des hommes et femmes à s’entre-tuer et à gâcher la planète qui les héberge à titre pourtant gracieux, n’oubliez pas de lui assigner la tâche de construire en parallèle, et dans le plus grand secret, une nouvelle humanité bio-remodelée débarrassée des pires travers de leurs ascendants, mixez le tout avec les quelques survivants — bon et mauvais — à la tuerie planétaire orchestrée par le pauvre savant fou (une pilule du bonheur dûment empoisonnée), et vous obtenez le roman de Margaret Atwood.

Bien sûr, il n’est même pas question de mettre en doute le talent de conteuse de la canadienne (même si Atwood n’est pas une écrivaine de l’action), son sens inné du découpage d’une histoire, sa maîtrise des dialogues. Les retours en arrière fréquents pour expliquer le présent de l’histoire choisie par l’auteur sont de ce point de vue assez impressionnants, littérairement parlant. Un souffle profond et irrésistible nous pousse à tourner page après page.

Jusqu’au moment où les porcons — oui, des cochons grand format, bio-remodelés juste avant l’éradication de l’espèce humaine, et accompagnés d’autres joyeusetés animales tout aussi improbables, d’ailleurs — déboulent avec leurs grognements et leurs cerveaux augmentés. Et là, ce n’est plus défendable.

Autant le travail souterrain d’Atwood pour expliquer les prémices sociales et technologiques du monde post-pilule du bonheur est remarquable de syncrétisme et de réalisme, et on sent la formation universitaire solide de l’auteur lui permettant d’assimiler à la perfection des connaissances qui lui sont totalement étrangères, autant le bestiaire éparpillé par la Canadienne tout au long de l’histoire relève, comment dire ? de la candeur maladroite et… embarrassante. Tout simplement parce qu’il n’est pas possible de croire une seule seconde à ce mariage édifiant de la carpe et du lapin, à l’alliance punitive d’un groupe de survivants avec des cochons devenus très intelligents et communiquant par télépathie avec les premiers par le truchement des nouveaux gentils humains à la peau bleue créés par Crake, plus réceptifs parce que dépourvus de tout préjugé — les chanceux. Cela pourrait sûrement amuser un enfant, rendrait probablement sceptique un adolescent ; ici, la recette indigeste se contente seulement d’interloquer le pauvre adulte lecteur qui n’en demandait pas tant. Sans mentionner les récits ponctuant le roman, prodigués par la meneuse des survivants aux nouveaux gentils humains, ces derniers peut-être un peu bêtas mais surtout très naïfs, incapables de la moindre agressivité. D’où une narration explicative, répétitive et bêtifiée qui finit par lasser.

Dommage de ressentir autant de précipitation à finir un livre après avoir éprouvé un réel plaisir à en lire les deux cents premières pages.

Le Roi en jaune

Evidemment, il s’agit de littérature américaine. Dans le champ d’observation de l’écrivain, tout est utile. Et Chambers, même s’il n’est plus là depuis très longtemps pour nous en parler (né en 1865 à Brooklyn, il décédera à New York en 1933), illustre cette sobriété à merveille au long des pages du Roi en jaune. Les descriptions de la nature parisienne et de ses environs sont d’ailleurs souvent très belles. Il reste que ce recueil, paru en 1895, montre toutes les limites de l’exercice lorsqu’il est mal maîtrisé et qu’il souffre d’un manque de cohésion patent.

Ainsi, on passera tout de suite sur les cinq dernières nouvelles mettant en scène la vie de bohème parisienne de peintres américains interchangeables d’une histoire à l’autre, puisque toutes font écho à la propre vie de Chambers ; l’auteur aura en effet séjourné six ans dans la Capitale, de 1886 à 1892, et sera marqué durablement par cet épisode. Chacun de ces cinq textes, très creux et brossant une psychologie des personnages pour le moins expéditive, conte un amour naissant entre un jeune artiste et une Française tout aussi jeune et, bien sûr, toujours charmante. Et l’intérêt de la chose s’arrête là. Puisqu’il ne se passe rien d’autre. L’effet de radotage sur cinq nouvelles lasse de fait très vite.

Non, Le Roi en jaune vaut surtout pour les cinq premiers textes dont le fil rouge reste un ouvrage mystérieux, interdit, intitulé précisément Le Roi en jaune, et dont on ne saura jamais rien ; ce livre, sitôt refermé, rend quoi qu’il en soit fou ou pousse son lecteur à des actes irrémédiables. D’ailleurs, si Chambers est d’un ennui banal dans la mise en scène de la réalité du quotidien, point de départ volontaire de chaque texte, il prend toute sa mesure d’écrivain dès qu’il entraîne ses personnages dans le délire ou le fantastique. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Lovecraft lui-même cite le recueil de l’Américain comme une référence ; et que l’univers lovecraftien résonne lui aussi, par contrecoup, des influences quasi directes du recueil de Chambers — influences qu’on retrouve en pointillé dans la série HBO True Detective, l’arrivée de cette dernière sur Canal + ayant décidé les éditions du Livre de Poche à repêcher ce classique méconnu là où il végétait depuis plusieurs années, à savoir au catalogue du micro-éditeur Mal-pertuis.

Finalement, Le Roi en jaune représente un bon raccourci de la carrière de Chambers balisée entre deux pôles irréconciliables : les débuts prometteurs d’un auteur qui a indéniablement quelque chose à dire, et sa lente, irréversible, métamorphose en pondeur de romans sentimentaux, genre avec lequel il fera très intelligemment, et jusqu’à sa mort, son beurre.

Les cinq premiers textes du recueil sont l’œuvre du premier, les cinq derniers relèvent du second, cet écrivain déjà en germe en 1895 et qui ne s’épanouira vraiment que dix ans plus tard. Le lecteur a priori curieux pourra donc s’arrêter sans état d’âme à la page 168. Puisque lui, le veinard, n’a pas de chronique à rendre à la revue Bifrost.

Déchirés

Super 8 ayant acquis sa vitesse de croisière, on en sait désormais davantage sur les choix de Fabrice Colin et d’Arnaud Hofmarcher. Avec Déchirés, la petite sœur des éditions Sonatine s’inscrit de plain-pied dans le créneau déjà surpeuplé du roman survivaliste. La nouvelle réjouira sans doute l’amateur d’apocalypse Z. Le chroniqueur avoue être resté de marbre, même s’il concède ne pas avoir lâché le livre avant la fin.

L’intérêt du roman de Peter Stenson repose essentiellement sur le choix du narrateur, Chase Daniels, junkie patenté dont le propos sous-tend une intrigue nerveuse et désespérée. Après une semaine de consommation ininterrompue de méthamphétamine, le bonhomme découvre que toute la population est morte puis s’est transformée en monstres affamés de chair vivante. La sienne. La cohabitation entre junkies et zombies étant impossible, Chase voit sa vie, déjà passablement abîmée, se compliquer davantage. Il doit choisir désormais entre deux urgences : trouver sa prochaine dose ou sauver sa peau. En attendant, il s’improvise héros et, flanqué d’un acolyte obèse, se met en tête de sauver son ex-petite amie, elle aussi toxicomane. Il entame alors son chemin de Damas vers ce qui lui paraît une opportunité de rédemption. Un itinéraire parsemé d’embûches, ponctué d’épisodes bien gores, quelques décapitations et démembrements, le tout mené à un train d’enfer. Parviendra-t-il à atteindre son but ? Rien n’est moins sûr quand on a violé à maintes reprises ses promesses, abandonné parents puis amis d’enfance pour se droguer, et renoncé à plusieurs cures de désintoxication. Et puis, peut-on envisager l’avenir quand l’urgence consiste surtout à se procurer sa dose ?

Avec Déchirés, Peter Stenson tenait le scénario d’une excellente nouvelle. Pour son malheur, il a écrit un roman. On l’a dit, l’originalité de l’histoire tient toute entière dans le personnage de Chase Daniels et dans le ton qu’il adopte pour se raconter. Paranoïaque, égoïste et débrouillard, le bougre puise dans le spectacle de la fin du monde le courage de reprendre sa vie en main. L’événement lui laisse même entrevoir la possibilité de reconquérir son amour perdu.

Hélas, les pérégrinations de Chase virent au bad trip. Le récit prend rapidement la tournure d’une longue suite de tueries, de scènes sordides de défonce et de sexe, sans que l’on sorte des banalités sur la psychologie du junkie. A ce titre, Envoie-moi au ciel, Scotty de Michael Guinzburg, pour ne citer qu’un titre, paraît bien plus convaincant en matière de violence, d’humour cynique et de désespoir. En dépit du rythme soutenu, l’intrigue reste minimaliste et ne tarde d’ailleurs pas à tourner en rond, accusant une sévère baisse d’intérêt dans les cent dernières pages.

Bref, loin d’atteindre le niveau de Cormac McCarthy, convoqué une fois de plus en quatrième de couverture, ici par une citation de Donald Ray Pollock, Déchirés permet surtout de se défouler. Voici un livre, certes doté de formules chocs, hélas parfois creuses, que d’aucuns jugeront sans doute cultes, mais dont le propos demeure au final superficiel. Aussitôt lu, vite oublié.

L'Épée brisée

Parmi les auteurs de l’âge d’or américain, Poul Anderson a longtemps souffert dans l’Hexagone d’un ostracisme tenace, au point d’être considéré par beaucoup comme un auteur mineur. On renverra les éventuels curieux à l’article de Philippe Boulier (in Bifrost n°75) pour approfondir les raisons de ce malentendu. Une injustice désormais réparée grâce en particulier au travail de Jean-Daniel Brèque et à la constance des éditions du Bélial’.

Avec L’Epée brisée, Poul Anderson fait sienne la matière des peuples du Nord, nous narrant une geste sauvage, pleine de bruit et de fureur, où les passions humaines teintées de magie se mêlent aux sombres desseins des dieux et des créatures de la féerie. A l’instar de la saga des Völsungar, le roman apparaît comme le récit d’un destin funeste, celui d’Orm le viking et de sa descendance. Pour venger sa maisonnée massacrée par le Danois, une sorcière anglo-saxonne conspire l’enlèvement de son premier-né. Remplacé par un changelin conçu à sa ressemblance par le duc des elfes Imric avec une princesse troll enfermée dans les geôles de son château, le nourrisson est élevé conformément aux coutumes d’Elfheim. Nommé Skafloc, il devient un guerrier redoutable, apte à manier le fer honni par les peuples de la féerie, pendant que son double, Valgard, tombe sous l’emprise de la sorcière saxonne et cause le malheur de sa famille adoptive.

Dans une veine assez proche de La Saga de Hrolf Kraki (même éditeur), roman plus tardif, L’Epée brisée retranscrit avec lyrisme le légendaire des peuples du Nord, scandinaves et celtes y compris. Il lui donne corps, restituant l’atmosphère et le souffle archaïque prévalant dans les sagas. On serait bien en mal de trouver un héros dans ce roman violent où les hommes demeurent jusqu’au bout les jouets de puissances occultes dépourvues de pitié ou de compassion. On ne décèlera pas davantage une once de romantisme pompier dans cette tragédie aux accents crépusculaires, où nul ne ressort indemne. Que ce soit Skafloc et son épée maudite, Valgard, meurtrier de sa propre famille, ou Freda, tiraillée entre sa foi chrétienne et son amour impie pour son frère, tous demeurent prisonniers de leur fatum.

Dans une préface dithyrambique, Michael Moorcock établit un parallèle entre ce roman et « Le Seigneur des Anneaux », paru la même année. Que l’on me permette de nuancer le jugement de l’auteur anglais. Certes, les deux œuvres puisent leur inspiration dans le même légendaire, mais le rapprochement avec Le Silmarillion me paraît plus judicieux, en particulier la geste consacrée aux enfants de Hurin. Sans doute Moorcock s’est-il laissé aveugler par son admiration pour les destins tragiques de Skafloc et de Valgard dont on retrouve un écho évident dans le cycle d’ « Elric ».

Récit de vengeance et de malédiction, L’Epée brisée apparaît aussi comme celui de la fin d’un monde. Celui des elfes, des trolls et de toutes les créatures de la féerie. Celui des Ases, Jötuns et sidhes, amenés à renoncer à leur statut divin pour s’effacer devant la foi chrétienne et l’Histoire. Pas sûr qu’il faille le déplorer ou s’en réjouir. Sur ce point, l’auteur américain n’entretient guère le doute. Il préfère célébrer les plaisirs simples d’une existence humaine apaisée. Une philosophie de vie guère éloignée de celle des hobbits…

A bien des égards, L’Epée brisée s’impose comme une œuvre puissante, sans concession, très éloignée des recettes et de la platitude de la big commercial fantasy. Un roman d’un archaïsme qui le rend encore plus précieux.

Plus grands sont les héros

Inédit en France, Plus grands sont les héros vient compléter les quelques textes traduits de Thomas Burnett Swann, auteur méconnu dans nos contrées et hélas promis à le rester au regard de la frénésie saisissant le milieu à la seule mention de son nom. Une exultation inversement proportionnelle à la énième réédition d’un titre de David Gemmell, pour ne citer que cet exemple. Rien n’est en effet plus éloigné des stéréotypes de la fantasy bas de plafond que la bibliographie de Swann. Une fantasy antiquisante, volontiers sensuelle, empreinte de délicatesse et de subtilité. Bref, le genre de récit à donner illico une grippe intestinale à l’adolescent boutonneux avide de sensations, disons plus brutales…

La lecture de l’œuvre de Thomas Burnett Swann dévoile un univers centré sur l’intime et les émotions. Une prose poétique, pour ne pas dire lyrique, portée par la fascination de l’auteur pour ce que l’on pourrait appeler la « Matière de Méditerranée ». Mythes et légendes gréco-romains figurent en effet parmi les sources principales de son inspiration, et quand bien même Plus grands sont les héros nous emmène du côté de la Judée israélite aux temps de la guerre contre les Philistins, l’imaginaire pré-judéo-chrétien imprègne cette histoire.

Le roman de l’auteur américain propose une relecture d’un épisode fameux de l’Ancien Testament. Une variation guère conforme au canon de la tradition juive de l’affrontement entre David, champion de la cause israélite, et le géant Goliath. Voici sans doute l’un des faits d’arme les plus célèbres de l’histoire de l’unification de la Judée, symbole d’une guerre asymétrique ne disant pas encore son nom, appelé à inspirer une généreuse postérité littéraire, artistique et cinématographique. Toutefois, le récit guerrier ne figure pas parmi les préoccupations d’un auteur plus intéressé par le marivaudage et les descriptions bucoliques. Burnett Swann préfère de loin raconter l’amour homosexuel entre David et Jonathan, l’héritier de Saül. Il livre également un portrait tout en nuances du roi vieillissant et de son épouse répudiée Achinoam, s’écartant des figures bibliques fondant nos représentations.

Comme souvent chez l’auteur américain, les mythes antiques fournissent la matière à un réenchantement de l’Histoire. Sirènes, Cyclopes et autres créatures de l’âge d’or ne font que souligner l’irrémédiable effacement des légendes antédiluviennes devant les héros de l’humanité. Une disparition inéluctable dont les motifs continuent pourtant à hanter la mémoire, perdurant dans le chant des aèdes et entretenant l’illusion d’un bonheur simple, dépouillé de toute arrière-pensée ou interdit religieux.

On serait bien en mal de trouver une once de manichéisme dans le propos de Thomas Burnett Swann. On ne décèle pas davantage d’esprit revanchard. Cette « Matière de Méditerranée » apparaît surtout comme une source d’émerveillement, propice à la contemplation et à la poésie. En cela, l’auteur américain s’avère précieux. Un petit maître de la fantasy dont l’existence trop courte a éteint la voix prématurément. Raison de plus pour louer son œuvre, trop confidentielle en nos contrées, et inciter les éventuels curieux à découvrir ce roman sensible évitant l’écueil de la sensiblerie. Et plus vite que cela !

Rites de sang

Ayant échappé à la mort et retrouvé sa progéniture, Tallula coule désormais des jours plus tranquilles en compagnie de Walker, conciliant vie de famille et baisetuemange sans état d’âme. Le virus empêchant la transmission de la Malédiction étant éradiqué, la lycanthropie prolifère à nouveau à la surface de la Terre, profitant aussi du retrait de l’OMPPO englué dans les luttes internes. Les gens heureux n’ayant pas d’histoire, on pourrait penser que le destin réserve ses piques à d’autres victimes. Pourtant, depuis qu’elle a rencontré Remshi deux années plus tôt, la jeune femme est hantée par un rêve tenace d’un érotisme torride. Un fait qu’elle pourrait négliger s’il n’impliquait l’espèce honnie des loups-garous, les vampires. Pas sûr qu’une telle union ne soit également du goût du nouvel ennemi des créatures surnaturelles, l’Église catholique.

Rites de sang met un terme à la trilogie initiée par Glen Duncan avec Le Dernier loup-garou. Et l’on a immédiatement envie de dire fort heureusement, car si Talulla se montrait encore à la hauteur de son prédécesseur, ce n’est plus du tout le cas ici. A vrai dire, on s’ennuie beaucoup à la lecture du roman, le cocktail de sexe, de violence et d’ironie ne parvenant pas à contrebalancer la monotonie et l’aspect répétitif d’une intrigue enferrée dans la routine. A quelques détails près, notamment un entrelacement de plusieurs trames et points de vue, Rites de sang reprend en effet les mêmes recettes que les précédents volets. On troque juste l’OMPPO et la secte vampirique contre le Milite Christi, organisation paramilitaire catholique guère convaincante dans sa capacité de nuisance. Il faut beaucoup creuser pour trouver ne serait-ce qu’une once d’originalité dans ce troisième roman et exhumer ainsi l’exultation prévalant à la lecture du Dernier loup-garou. Diluée dans un rythme mollasson, l’intrigue ne parvient à aucun moment à susciter l’enthousiasme. La tension dramatique pointe aux abonnés absents, les cliffhangers sont téléphonés, mais surtout les personnages brillent par leur banalité, un comble, compte tenu de leur nature. On peut adresser le reproche en particulier au fameux Remshi dont le modus operandi dans le roman se réduit à saigner une victime, dormir, puis à se lamenter sur son amour perdu au cours de plusieurs flashback laborieux, cherchant en Tallula comme un écho de celui-ci. On a connu mieux pour une créature dont l’existence s’étale sur vingt millénaires et on en vient à regretter le désenchantement jubilatoire de Jake et ses remarques acerbes sur le sens de la vie ou l’humanité.

Bref, Rites de sang apparaît à tous points de vue décevant. Et comme si ces motifs d’agacement ne suffisaient pas, le roman s’achève sur un twist final qui laisse perplexe tant il paraît bâclé. A se demander si avec cette fin ouverte, Glen Duncan ne garde pas sous le coude de quoi amorcer un nouveau cycle. Pas sûr qu’on le suivra sur ce coup, même accompagné des vers de Robert Browning.

Le Zoo de Mengele

Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? Fréquemment associée à la théorie du chaos, la question du météorologue Edward Lorenz convient aussi au roman de Gert Nygårdshaug, l’image du papillon y provoquant un tout autre genre de chaos…

Né dans un village de la selva sud-américaine, Mino Aquiles Portoguesa en connaît tous les dangers. Il sait également que les lieux recèlent des trésors. Une biodiversité foisonnante qui ne cesse de l’émerveiller. Dès son plus jeune âge, le garçon s’intéresse aux papillons. Une passion dont il fait une source de revenu en les chassant pour son père qui les re-vend ensuite à des collectionneurs. L’existence de Mino aurait pu se cantonner à ce bout de forêt s’il n’avait été contraint de fuir devant l’irruption d’une société pétrolière. La population du village exterminée, sa famille y compris, il commence alors le long apprentissage de la vengeance.

L’engagement politique de Gert Nygårdshaug trouve sans doute sa forme littéraire la plus aboutie avec Le Zoo de Mengele. Premier tome d’une trilogie, conçu comme un pamphlet contre la mondialisation, l’ouvrage oscille entre la fable et le thriller de politique fiction. Un curieux cocktail qui ne manque toutefois pas de qualités. L’Amérique du Sud de Mino est en grande partie imaginaire. Elle condense pourtant tous les malheurs des pays en voie de développement, passés à la moulinette d’une mondialisation prédatrice. Les Indiens, la faune et la flore sont ainsi sommés par les armeros, les comenderos et autres carabineros de s’effacer devant les barrages hydroélectriques, les plantations de palmiers à huile, les exploitations minières ou pétrolières. Avec la bénédiction des divers gouvernements, les gringos sacrifient sur l’autel de la croissance des hectares de forêt, éradiquant au passage les espèces endémiques, indigènes y compris. La selva cède la place à une civilisation gangrenée par le consumérisme, l’alcoolisme, l’acculturation et la pauvreté, où on ne peut guère compter sur les mouvements révolutionnaires pour inverser la tendance.

Au-delà de la fable écologique, Le Zoo de Mengele aborde le sujet de l’éco-terrorisme. A bien des égards, l’itinéraire suivi par Mino apparaît comme une éducation à la lutte armée prônant la formule : « la fin justifie les moyens ». Nygårdshaug ne semble en effet pas partisan du développement durable impulsé par le rapport Bruntland deux ans avant la parution de son roman en Norvège. Il préfère tailler dans le gras de l’humanité en commençant par la tête. Mino et ses amis s’érigent ainsi en défenseur de Gaïa, assassinant ceux qui lui portent tort. Et tous y passent sans exception, patrons de multinationales, dirigeants de fonds spéculatifs, intermédiaires complices et médias. Une violence radicale renvoyant les sabotages du Gang de la clef à molette au rang de gamineries sans conséquences.

Grand succès de librairie lors de sa parution en 1989, Le Zoo de Mengele reste plus que jamais d’actualité à l’heure des conférences mondiales sur le climat et la biodiversité. Il peut se lire comme une catharsis face à l’immobilisme d’une humanité enferrée dans ses contradictions. Une bien maigre consolation au regard du désastre.

La Fleur de verre

Voici donc le cinquième ouvrage et le troisième recueil de George R. R. Martin chez ActuSF. Point ne sert de se voiler la face : il faut bien admettre que ses meilleurs textes ont été traduits depuis longtemps, même si ce qui reste est encore très acceptable.

Pourtant, ça commence franchement mal avec « La Fleur de verre », novella qui occupe un quart du volume (aïe) et qui est beaucoup trop longue bien qu’elle date de 1986, époque où l’auteur avait déjà donné nombre de chefs-d’œuvre. ActuSF ne fournit pas d’indication bibliographique, aussi ne sait-on pas quel fut le parcours du récit avant qu’il ne trouve preneur. Ce texte s’inscrit dans l’univers de space opera que Martin a créé pour L’Agonie de la lumière (J’ai Lu) et plusieurs autres nouvelles, souvent remarquables. Ici, Martin nous entraine hors de l’espace humain, sur Croan’dhenni, où Cyrain propose un jeu de vie et de mort à l’aide d’un très ancien artefact qui permet la transmigration d’un esprit dans un autre corps à conquérir de haute lutte. Certains jouent contraints et forcés, d’autres paient des fortunes pour ça. Sa rencontre avec l’immortel cyborg Kleronomas ne sera pas sans conséquences… Martin aime les personnages et il revient sur le passé de l’un et de l’autre longuement, beaucoup trop longuement.

Bien plus récent puisque daté de 2009, « Une nuit au chalet du lac » est un hommage à Jack Vance et au monde de la « Terre Mourante ». C’est aussi une des rares incursions que Martin s’autorise encore dans la forme (relativement) courte, tout occupé qu’il est par « Le Trône de Fer ». Ce texte, qui occupe un autre quart du volume, constitue lui aussi une variation sur le thème de la transmigration. En dépit de sa longueur, Martin y cultive l’art de la chute et un certain humour qui va de pair — un humour un peu sombre, faut-il le préciser. C’est un texte agréable mais certainement pas un chef-d’œuvre !

Nettement plus court, « Cette bonne vieille Mélodie » ressemble longtemps à un texte de littérature générale. Quatre étudiants partageant un appartement nouent un pacte d’entraide à jamais un soir de cuite, et puis la vie les sépare, chacun vivant la sienne et faisant carrière… Sauf Mélodie ! Véritable musée à emmerdes qui ne cesse de se rappeler aux bons soins de ses ex-colocataires. La plaie, quoi ! Une nouvelle qui finira par basculer dans l’horreur et qui s’avère une réussite.

Lauréat du prix Locus, « Le Régime du singe », que l’on avait pu lire dans Bifrost voici deux ans (n°67), est un exemple tout à fait remarquable d’horreur sociale. Martin est lui-même assez corpulent, et l’on peut penser que cette situation lui a inspiré au moins deux textes très forts, pour ne pas dire exceptionnels : celui-ci et « L’Homme en forme de poire », également publié dans Bifrost (n°33) et tout autant repris par ActuSF (dans le recueil Dragon de glace). Son talent s’y exprime à pleine puissance et il sait comme peu vous remuer les tripes. Sans conteste le meilleur morceau de ce recueil, et l’occasion d’un rattrapage pour ceux qui l’ont manqué dans Bifrost.

Traduit dans Fiction voici plus de trente ans, « L’Homme aux aiguilles », inspiré d’une légende urbaine, trouve aujourd’hui une nouvelle jeunesse. Ce récit ne déparerait aucune anthologie de polar contemporain, où le crime se pavane très volontiers revêtu des sombres atours de l’horrible. On saura en apprécier toute l’amère saveur.

Texte d’un tout jeune Martin, datant de 1967, « Y a que les gosses qui ont peur du noir » croise thématique lovecraftienne et super-héros de comics. Il s’agit vraiment d’un récit de jeunesse perclus de défauts, et on aurait beaucoup gagné à une notice bibliographique expliquant le contexte de sa ré-daction. Si la nouvelle n’est pas en soi d’un grand intérêt propre, elle montre cependant que Martin s’intéressait déjà aux thèmes des « Wild Cards » dont le premier tome vient de sortir chez J’ai Lu. On peut appeler ça avoir de la suite dans les idées…

« On ferme », pochade sheckleyenne à l’humour ravageur, clôt le recueil sur un grand éclat de rire.

Plusieurs textes valent ici encore le détour, et Martin a suffisamment de talent pour que même ses fonds de tiroir présentent autant — voire davantage — d’intérêt que les textes de bien d’autres. Nulle déception au final, donc, car on sait à quoi s’attendre. Mais La Fleur de verre ne sera certainement pas une priorité. Un tel recueil ne concerne désormais plus que le fan de l’auteur. Le fan hardcore…

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