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Rouge gueule de bois

On connaissait jusqu’à présent Léo Henry nouvelliste, que ce soit en solo ou en collaboration avec son compère Jacques Mucchielli (Yama Loka Terminus et Bara Yogoï). On avait de fait déjà pris toute la mesure de son talent, très justement récompensé par un Grand Prix de l’Imaginaire. Avec Rouge gueule de bois, le voici aujourd’hui qui franchit le cap du premier roman ; mais — hasard ou pas — il en profite pour rendre hommage à un grand maître de la forme courte, justement, à savoir Fredric Brown.

Est-il vraiment nécessaire de présenter Fredric Brown aux lecteurs de Bifrost ? Probablement pas, aussi se contentera-t-on d’une poignée de mots pour la forme : le bonhomme a livré quelques classiques de la science-fiction, notamment — mais pas uniquement — humoristique, Martiens, go home ! en tête. Mais on lui doit aussi, outre L’Univers en folie, autre roman tout à fait recommandable, un remarquable ensemble de nouvelles, souvent très courtes — quelques lignes, éventuellement… —, parfois grivoises, toujours ou presque d’une efficacité remarquable. Brown fut par ailleurs un auteur de polars très apprécié, qui livra une œuvre abondante dans le genre, là encore tant en romans qu’en nouvelles (on pourrait citer par exemple La Fille de nulle part, qui n’est pas sans lien avec le livre qui nous intéresse).

Comme le titre du roman de Léo Henry le laisse entendre, Fredric Brown avait un léger problème avec l’alcool. On parlera donc beaucoup de boisson dans Rouge gueule de bois, les cuites s’enchaînant sur un train d’enfer, mais on parlera aussi de bien d’autres choses, tant, à vrai dire, que cela rend toute tentative de résumé pour le moins hasardeuse — d’autant plus que la surprise fait partie intégrante de l’intérêt de la chose… Essayons tout de même.

Nous sommes en Arizona en 1965. C’est-à-dire ce fameux été qui vit Buzz Aldrin marcher sur la Lune (« Dans l’cul les communistes ! »). Fredric Brown n’écrit pas. Il n’écrit plus depuis un bon moment, d’ailleurs. La machine à écrire, c’est sa femme Elizabeth qui s’en sert, pour rédiger une improbable biographie de son supposé écrivain de mari — ou une autobiographie de femme de supposé écrivain, comme on voudra. Non, Fredric Brown passe plutôt ses journées à glandouiller, à jouer aux échecs et à se pinter la gueule. C’est ainsi qu’un jour, parti glandouiller en jouant aux échecs et en se pintant la gueule, il fait la rencontre incongrue du réalisateur français Roger Vadim (non, on ne le présentera pas). Les deux hommes jouent ensemble, boivent ensemble, parlent, aussi. De quoi ? Du crime parfait. Une idée qui bientôt, de manière insidieuse, fait son chemin dans le cerveau embrumé par les vapeurs éthyliques de l’écrivain… Qui en vient à choisir de le commettre, ce crime parfait. Pour cela, il se rend à Taos, Nouveau-Mexique, requérir bien malgré lui les services de son sosie George Weaver. Mais évidemment, tout ne se passe pas comme prévu… Et quand ça dérape, ça dérape vraiment…

Road novel totalement foutraque et jubilatoire, Rouge gueule de bois balade son lecteur d’un événement improbable à un autre tout aussi peu vraisemblable, et on en redemande. Cycle infernal de l’alcoolisme ! Sauf qu’ici, le garçon ne remet jamais la même chose. Car Léo Henry fait preuve d’une imagination débridée et sait toujours surprendre ses compagnons de route et de cuite. Et c’est drôle, infiniment drôle, émouvant, aussi, riche de beaux portraits de personnages oscillant sans cesse entre médiocrité et stature bigger than life, sans oublier une peinture de l’amitié qui vaut le détour…

Et puis c’est magnifiquement écrit — sans surprise. Léo Henry est décidément une des plumes les plus intéressantes de l’imaginaire francophone, et sans doute cette classification est-elle encore trop restrictive (le bouquin est semble-t-il vendu comme un polar… déjanté, tout de même, le polar ! à vrai dire, on n’osera guère proposer de « genre » précis : c’est de la littérature « bizarre », « transfictionnelle » si l’on y tient). Son style imagé et sonore coule avec une aisance rare, et c’est tout juste si l’on peut lui reprocher à l’occasion — rare, l’occasion — quelques tics d’écriture, tics qui tiennent peut-être autant de la signature que du maniérisme.

Sous le couvert d’une pochade, Léo Henry livre donc un petit bijou d’écriture, loin d’être aussi crétin qu’il n’y paraît, et qui ne peut que susciter l’enthousiasme. Une vraie réussite que ce premier roman.

Finalement, on n’a en effet pas grand-chose à lui reprocher… si ce n’est, peut-être, d’avoir gaspillé des pages et de l’encre pour un long — très long — index pas forcément nécessaire, quand bien même il autorise quelques blaguounettes supplémentaires et, surtout, contient les recettes des fameux cocktails de Brown et Vadim. A ne pas manquer, par contre, le « Vade mecum » en fin de volume, ensemble de citations et notes de voyage : une conclusion superbe, sur un ton plus sérieux, qui achève de confirmer tout le bien que l’on pense de Léo Henry.

Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de dragons

Pour inaugurer sa nouvelle collection « Territoires », destinée au public « young adults » (puisque c’est comme ça qu’on dit, paraît-il), le Fleuve Noir aurait pu tomber plus mal : Jasper Fforde, que l’on connaissait jusqu’à présent en France pour sa géniale et indispensable série des aventures de Thursday Next (10/18), voilà bien un nom qui inspire confiance, et qui donne assurément envie d’y jeter un œil (bien plus que la couverture, terne et inadéquate au possible…). Voyons donc ce qui se cache derrière ce titre à rallonge (plus explicite que le The Last Dragon-slayer original, mais bon…).

« A une époque, j’ai été célèbre. On a vu ma tête sur des T-shirts, des badges, des tasses à thé et des posters. J’ai fait la Une des journaux, je suis passée à la télé, et j’ai même été invitée au Yogi Baird Show. Le Quotidien des Palourdes m’a proclamé “L’adolescente la plus remarquable de l’année” et j’ai été élue femme de l’année par Mollusque-Dimanche. On a deux fois essayé de me tuer, on m’a menacée de la prison, j’ai reçu seize demandes en mariage et j’ai été déclarée hors la loi par le roi Snodd. Tout cela, et plus encore, et en moins d’une semaine.

» Je m’appelle Jennifer Strange. »

XXIe siècle. Mais dans une Grande-Bretagne différente. Nous sommes dans les Royaumes Désunis, plus particulièrement au royaume d’Hereford. Dans ce monde-là, il y a encore de la magie (et une curieuse obsession pour le massepain, mais c’est une autre histoire). Il y a encore de la magie, donc. Mais plus des masses, et le respect pour le sacerdoce s’est perdu… Aussi les quelques mages encore dotés de pouvoirs se voient-ils contraints d’offrir leurs services pour des tâches a priori peu glorieuses : transport d’organes en tapis volants, réparation d’installations électriques, etc. Kazam est une des entreprises gérant ces affaires. En l’absence — momentanée, bien sûr — de son fondateur, le Grand Zambini, Kazam est gérée par l’enfant trouvée Jennifer Strange — bientôt seize ans. Elle est un peu jeune, certes, mais comme elle est plus ou moins la seule à avoir toute sa tête dans cette maison de dingues, elle ne se débrouille pas trop mal. Et puis, tout à coup, l’énergie sorciérique se met à connaître des pics d’intensité qu’on n’avait plus connus depuis fort longtemps. Et tout cela semble coïncider avec la dernière prophétie en date selon laquelle l’ultime dragon des Royaumes Désunis, Maltcassion, qui, ça tombe bien, vit dans la dragonie d’Hereford, doit mourir le dimanche suivant. De la main d’un tueur de dragons, forcément, puisque seul un tueur de dragons peut pénétrer les frontières de la dragonie.

Le titre français lâchant le morceau — mais de toute façon, on s’en doutait —, on peut bien le dire ici : par un étrange concours de circonstances, Jennifer Strange se trouve hériter du titre de dernière tueuse de dragons et se voit donc confier ladite tâche, tâche glorieuse, peut-être, mais très certainement dangereuse. D’autant que cela lui pose un problème de conscience : elle n’a pas vraiment — non, pas du tout — envie de le tuer, ce dragon. Déjà parce qu’elle craint, ce faisant, de faire disparaître la magie pour de bon, et ce pour des raisons qu’elle ne parvient pas très bien à s’expliquer elle-même ; ensuite, et surtout, parce qu’elle se rend compte que ledit Maltcassion est une créature noble, érudite et intelligente, et que, pour le moment en tout cas, il n’a pas brisé le Pacte : Jennifer n’a donc aucune raison de le tuer et d’accomplir la prophétie ! Mais on la presse de toutes parts. Des milliers de personnes s’amassent aux frontières de la dragonie, désireuses de s’accaparer ces terres dès que le dragon aura rendu son dernier souffle. Et le roi Snodd, son ennemi de toujours le duc de Brecon, et les grandes entreprises des Royaumes Désunis (voire un car de Danois trahis par leurs rollmops) sont de la partie…

Au début, on a un peu peur : on sent en effet que Harry Potter est passé par là, et on craint de voir Fforde succomber à son tour à la tentation du clonage… Heureusement cette impression disparaît assez vite, et on retrouve bientôt le ton joyeusement délirant et bourré d’inventivité de l’auteur, bien que dans une veine plus… « gentille », dirons-nous, que pour les Thursday Next — on sent tout de même la différence de public —, mais qui peut également faire penser à du Pratchett de bon aloi.

Passées les premières pages un peu douteuses, le roman — très court : 300 pages en gros caractères — se dévore avec un plaisir constant. Léger et drôle sans jamais être creux, il offre à n’en pas douter un bon divertissement, bref mais tout à fait honorable.

Seulement voilà, c’est un peu le problème. Non, Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons n’est pas un mauvais roman ; on peut même dire, en desserrant un peu les dents, qu’il est plutôt bon… Mais de la part de Jasper Fforde, le fait est que l’on peut se sentir en droit d’en attendre davantage. Plus d’exubérance, de folie, de style, de sens, de double sens ; de tout ce qui a fait qu’on a tant aimé les Thursday Next (et plus si affinités). Car ici même si on ne s’ennuie pas, même si — oui — on passe un bon moment, on a quand même un peu l’impression d’un auteur, certes talentueux, mais qui livre le minimum syndical.

Du Fforde moyen sera toujours largement meilleur que la plupart des sorties habituelles en fantasy, « jeunesse » ou pas. A ce compte là, nul doute que Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons sortira du lot, et constituera — par exemple — un cadeau de choix à votre ado préféré(e) (en attendant de lui refiler les Thursday Next), cadeau que vous pourrez lui piquer à l’occasion. Ce qui n’empêche pas une déception relative…

Killing Kate Knight

Avec son premier roman Killing Kate Knight (titre « officiel » qu’on pourra un peu regretter), le fielleux critique Arkady K. nous démontre, s’il en était encore besoin, qu’il est un dangereux pervers. Sous couvert de nous parler de cinéma, de création, d’identité, de liberté et de toutes ces sortes de choses (mais surtout de cinéma, comme la jolie couverture le suggère avec le dos de la cuillère), il nous a en effet livré un bouquin étalant à la vue de tous ses fantasmes sordides concernant la pauvre Keira Knightley, actrice connue du monde entier (ou presque…), qui ne lui a probablement rien demandé. On peut d’ailleurs à bon droit s’interroger sur les raisons de cette fascination pour la star hollywoodienne (mais néanmoins anglaise), chez l’auteur comme chez les fans qu’il met en scène dès les (hilarantes) premières pages de son roman, fans qui dissertent à longueur de forum sur les qualités essentielles de ladite K.K.

C’est ainsi qu’il nous dépeint bien vite, à la manière d’un scénario et à grands renforts de fuck fuck fuck, l’actrice enlevée par un maniaque en plein tournage d’un blockbuster sentant le navet. Elle se réveille, sans trop savoir comment elle est arrivée là, menottée à un lit telle la Jessie de Stephen King, sans défense face au mystérieux individu qui dispose désormais d’un droit de vie et de mort sur elle ; droit qu’il entend bien exercer, à terme — il lui assure en effet qu’elle doit mourir, « pour son propre bien et celui du cinéma ».

Parallèlement, nous suivons sous une forme plus classiquement romanesque, tout d’abord, puis sous une forme éclatée, l’histoire de Lara Sarah Delilah K., qui nous est contée à grands renforts de putain putain putain. Lara est tueuse de son état, au service du Service (c’est-à-dire du gouvernement), et lutte armée de son big smile gun contre l’Organisation, maîtresse du trafic de drogue à une échelle difficilement concevable. Quelque part entre Domino (bien sûr), Nikita et l’héroïne de Kill Bill, Lara est aussi impitoyable que fatale et répand la mort autour d’elle tout au long d’une trame savamment bourrée de clichés, de punchlines et de twists hollywoodiens.

Bien évidemment, ces deux histoires sont amenées à s’entrecroiser, à s’accoupler dans un gros bordel de dérèglement de la réalité, grave et sérieux. « Coulez mes larmes », dit la girl kick-ass… Killing Kate Knight, du coup, c’est un peu — tentons la métaphore « tartare » — Sarah Connor® traçant à bord d’un putain de 4x4® sur la Lost Highway® de David Lynch® en jurant comme un charretier, filmée par un John McTiernan® sous acide, sur un script co-écrit par Christopher Priest® et le fantôme de Philip K. Dick®, tous le flingue sur la tempe. Du cinéma tantôt hénaurme et tonitruant, tantôt glacialement pervers, mais qui, heureusement pour nous, a oublié d’être con, et, sous sa patine d’actioner bourrin mêlé de (faux) thriller en huis-clos, se révèle bien entendu d’une subtilité (si) et d’une profondeur qui font honneur à son auteur.

Car Arkady K. a du talent, et Killing Kate Knight, roman complexe et ambitieux (voire mégalo), en témoigne assurément : le ton est juste, le style impeccable de bout en bout, la narration d’une efficacité éclatante (bang), les personnages, Keira Knightley en tête, hauts en couleurs et en même temps très humains, le propos, enfin, passionné et passionnant. Dissection acérée et fine du cinéma contemporain et des phénomènes médiatiques qu’il suscite et qui en viennent à le parasiter, ce premier roman est une réussite indéniable, façon « coup de poing », comme dirait un journaliste. Le lecteur en ressort avec quelques bleus en plus, des dents et des illusions en moins, mais irrémédiablement conquis, tant par la forme, audacieuse mais dans l’ensemble très pertinente, que par le fond, lucide et brillant.

Certes, à l’instar de l’héroïne dédoublée, on gardera les pieds sur terre, et on ne fera pas pour autant de Killing Kate Knight un chef-d’œuvre. On peut bien lui reprocher quelques menus défauts, en effet : sans doute est-il un poil trop long, et du coup parfois redondant ; on peut rester sceptique devant certains traits vaguement « expérimentaux » pas toujours nécessaires, certains artifices un peu trop appuyés ; on peut aussi considérer, dans le même ordre d’idées, certaines scènes — rares, heureusement — un brin pontifiantes. Killing Kate Knight, avec tout son éclat, reste un premier roman, et cela se sent à l’occasion ; aussi peut-on trouver qu’Arkady K. en fait parfois un peu trop, et que son talent n’est pas toujours canalisé au mieux, à trop vouloir sauter à la gueule du lecteur à chaque page. Un peu plus de retenue aurait été souhaitable par endroits.

Mais l’impression générale est indéniablement et très largement positive. Killing Kate Knight séduit et fait mal, ce qui fait du bien ; c’est une réussite certaine, délicieusement hors-normes, audacieuse et ambitieuse : des premiers romans comme ça, on aimerait en lire plus souvent.

Imprésario du troisième type

On a découvert John Scalzi avec le tout à fait recommandable Le Vieil Homme et la guerre et ses suites ; des romans pas forcément très originaux mais d’une lecture agréable, bien ficelés sur le fond, témoignant d’une certaine aisance pour la forme et ne manquant pas d’humour, qui lui avaient valu la reconnaissance du public et l’avaient amené en lice pour le prix Hugo. Ce n’était toutefois pas là sa première tentative romanesque. John Scalzi s’était en effet attelé dès 1997 à la rédaction de cet Imprésario du troisième type (on préfèrera le titre VO, Agent To The Stars) en tant que « roman test » : il s’agissait de voir s’il était capable d’écrire un livre. La réponse lui semblant positive, il mit son livre en partage sur Internet en 1999, invitant les lecteurs à lui envoyer un dollar s’il leur plaisait. Cinq ans et quatre mille dollars plus tard, l’auteur pria les internautes de cesser leurs envois d’argent. Enfin le roman fut publié en édition limitée en 2005, avant d’être repris en 2008.

C’est donc en fait le premier roman de John Scalzi qu’édite aujourd’hui l’Atalante, sous une couverture — moche — d’un Paul Kidby qu’on a connu plus inspiré (pour Terry Pratchett, en l’occurrence), couverture qui donne le ton : il s’agit ici clairement d’un roman de SF humoristique. La lecture confirme vite cette première impression, et l’on ne peut s’empêcher, très tôt, de penser à des classiques du genre, dans la lignée desquels ce roman entend s’inscrire, tels Martiens, go home ! de Fredric Brown, ou peut-être plus encore Planète à gogos de Frederik Pohl et C. M. Kornbluth, la dimension satirique étant clairement affichée. Cibles désignées : Hollywood et le monde des agents artistiques.

Tom Stein est un jeune imprésario aux dents longues travaillant pour le redouté Carl Lupo ; il a déjà à son actif quelques réussites non négligeables, la plus importante étant Michelle Beck, une greluche dont il a fait une star, à tel point qu’il parvient à négocier pour elle un cachet de douze millions de dollars pour son prochain film, un quelconque navet de science-fiction. Peu importe, à ce compte-là, que ladite star ne sache pas jouer et ait le Q.I. d’une huître… Le problème est que l’ex-pom pom girl a des ambitions « artistiques », et qu’elle aimerait décrocher un rôle « sérieux », à savoir celui d’une Juive rescapée de la Shoah et devenue militante des droits civiques après son arrivée aux Etats-Unis, héroïne d’un biopic intitulé Les Heures noires… Sauf que dans l’immédiat, Tom Stein a une autre affaire sur les bras, et non des moindres : son patron le pousse en effet à devenir l’agent des Yherajks, des extraterrestres à l’apparence de blobs qui ont découvert l’humanité à travers les séries télévisées — ce qui explique leur humour lamentable — et qui, outre leur allure peu engageante, ont le fâcheux défaut de puer atrocement. Pour éviter une réaction de rejet de la part de l’Humanité, les Yherajks ont besoin de préparer le terrain, et c’est à cet effet qu’ils contactent Carl Lupo, puis, par son intermédiaire, Tom Stein, afin de les représenter sur Terre et d’aménager la rencontre entre les deux espèces dans les meilleures conditions possibles. C’est ainsi que Tom Stein se trouve hériter du Yherajk Joshua, afin de lui servir de guide et de réfléchir avec lui en secret à cet épineux problème. Ce qui lui impose de lâcher la plupart des artistes qu’il représente, sa nouvelle tâche l’occupant peu ou prou à plein temps ; mais voilà qui ne manque pas de susciter la curiosité d’un journaliste particulièrement persévérant travaillant pour un pathétique torchon hollywoodien, ce qui ne pouvait pas tomber plus mal…

La satire est corrosive et efficace, et l’on retrouve dès ce premier roman bon nombre des éléments ayant fait le succès de John Scalzi, notamment cette écriture d’une rare fluidité qui amène le lecteur à faire défiler les pages comme si de rien n’était, sans que jamais la moindre lassitude ne s’installe. A ce compte-là, on peut bien d’ores et déjà qualifier Imprésario du troisième type de divertissement plus qu’honnête.

Pourtant, le livre déçoit, et son statut de « roman test » ressort régulièrement. On fermera gentiment les yeux sur quelques gags lourdingues ici ou là, notamment ceux versant plus ou moins dans le scato ; dans l’ensemble, le roman reste assez drôle et ne déshonore pas ses prestigieux modèles. Le problème est ailleurs, relevant davantage de la construction romanesque : le livre prend au fil des pages un tournant, peut-être pas « inattendu », les indices ne manquant pas, mais qui ne coule pas forcément de source, et introduit un peu plus de gravité dans le propos ; en soi, l’idée n’est pas mauvaise, mais sa réalisation laisse davantage à désirer : on a un peu l’impression d’un roman fait de bric et de broc, construit au fur et à mesure avec une adresse variable, jusqu’à une conclusion nécessairement hollywoodienne et donc confondante de naïveté (vraie ou fausse, on laissera au lecteur le soin d’en juger). Le roman se perd un peu dans ses différentes trames, qui semblent ne se rejoindre qu’au prix d’artifices de narration (hollywoodiens, certes) plus ou moins bienvenus, ce qui nuit à la suspension d’incrédulité. Et si l’on ne s’ennuie pas à la lecture de cet Imprésario du troisième type, on ne peut néanmoins s’empêcher de régulièrement émettre des réserves sur tel ou tel procédé, et on garde une fois la dernière page tournée un léger arrière-goût d’inachevé, une impression mitigée, hésitant entre les qualités indéniables du roman et ses défauts tout aussi frappants.

Pas terrible, donc ; un divertissement pas franchement mauvais, mais ne s’élevant que rarement au-dessus de la médiocrité, et sur lequel on pourra faire l’impasse sans trop de remords. En attendant — une fois de plus — que John Scalzi nous livre enfin un roman un peu plus ambitieux que ce qu’il a produit jusqu’alors : il en a très certainement les moyens, et quelques passages de cette première tentative en témoignent déjà, mais il se fait attendre, le bougre.

Pouvoirs

[Critique commune à Dons, Voix et Pouvoirs.]

Ces dernières années, délaissant — pour un temps ? — ses incontournables cycles de Terremer et de l’Ekumen, Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec Chronique des Rivages de l’Ouest, composée de Dons (Pen/USA Award 2005), Voix et Pouvoirs (prix Nebula 2008) ; ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l’on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l’excellentissime Lavinia, paru en début d’année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l’auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire…

Chronique des Rivages de l’Ouest, à l’origine, a été vendue comme une série de littérature « jeunesse » ; ce que traduisent assez ces abominables couvertures flashouilles (et par ailleurs mensongères) et, au dos, la mention « Pour tous lecteurs à partir de 14 ans ». On notera cependant, outre cet âge relativement élevé (nous sommes donc plutôt dans la catégorie « young adult »), que l’Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension « jeunesse », et de publier ces trois volumes dans la collection « La Dentelle du cygne » ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture, tant on peut légitimement se demander s’ils sauront séduire un jeune public : certes, les récits sont focalisés sur le parcours initiatique de trois adolescents (les romans peuvent d’ailleurs se lire indépendamment les uns des autres, même si le « héros » du premier joue un rôle non négligeable dans les deux suivants), mais le ton très contemplatif et sérieux de l’ensemble, ainsi que l’absence quasi totale « d’action » au sens le plus vif du terme (le mot « chronique » renvoyant ici à la biographie et à la micro-histoire, celle du quotidien, et non aux beaux gestes des cycles épiques), en réserveront sans doute la lecture à un public peut-être plus âgé, finalement, que celui de la trilogie originale de Terremer, déjà bâtie sur un moule assez semblable. Pas dit que les plus jeunes s’y retrouvent, donc. Ce qui est certain, c’est que les adultes auraient bien tort de s’abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l’exercice « jeunesse », prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l’élever en l’amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l’actualité ne saurait faire de doute ; tendance qui se dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu’à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s’inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon (pas ce que l’auteur a produit de pire, donc…).

Les Rivages de l’Ouest ne sont véritablement décrits qu’en creux, quand bien même chaque roman se voit précédé d’une ou plusieurs cartes. On ne saurait donc se livrer à une présentation globale, comme pour Terremer. Notons juste que cet univers de fantasy est passablement réaliste : pas de bestioles étranges ici (à une exception près, assez anecdotique), et le surnaturel n’y intervient que très rarement (ce qui, là encore, rebutera peut-être les plus jeunes lecteurs), généralement sous la forme de « dons » ou « pouvoirs » de nature plus ou moins magique ou spirituelle, dont bénéficient — ou souffrent — les principaux protagonistes du récit.

L’essentiel de l’action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un « don » particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut « défaire » tout et n’importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu’il a choisi de ne pas en faire usage en se « mutilant » : il s’est « aveuglé » à l’aide d’un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l’Œil sauvage, et peut-être bien l’Œil fort… Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d’Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l’on appellera son « émancipation », si ce n’est l’âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocents avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois pillards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les « brantors », négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d’anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l’ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l’auteur, son sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l’émotion, son talent pour la caractérisation des personnages… et une certaine atmosphère indéfinissable, bucolique et sauvage, particulièrement réussie.

Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portuaire d’Ansul, et laisse la première place à une jeune fille, Némar. Ansul était autrefois réputée pour sa bibliothèque et son université. Mais tout cela a changé avec la conquête de la ville par les Alds, adorateurs du dieu ardent et unique Atth, qui n’ont que mépris pour les femmes, et, surtout, voient dans les livres l’œuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n’est guère que symbolique ; il s’en trouve quelques-uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l’Oracle, où ils savent qu’ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l’air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes ; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu’il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d’Ansul n’ont aux lèvres qu’un poème de la composition même d’Orrec, qui a nom « Liberté »… Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Mais, contexte oblige, on avouera qu’il paraît cibler tout particulièrement les tendances les plus radicales de l’islamisme, et en premier lieu celui des Talibans. La révolution libératrice ayant en outre, plus ou moins, un déclencheur extérieur, il est difficile de ne pas faire le lien avec l’actualité. Avec tout autre auteur qu’Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passablement mauvais… Mais nul excès de manichéisme n’est à craindre dans ce livre d’une profonde humanité et d’une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L’identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n’est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d’enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses…

Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l’identité, le savoir, et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d’Etra, qui n’a jamais véritablement connu la liberté — il a été enlevé tout enfant — et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l’enfant des Marais, doté d’une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu’il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple — tenant de l’exode ou de la diaspora —, qui l’amènera à croiser nombre de personnages hauts en couleurs, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu’il croyait savoir ; car la réalité et l’apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n’est pas chose si répandue de par les Rivages de l’Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités. On notera cependant que c’est, des trois volumes, celui dont la dimension « initiatique » est la plus affichée, et donc — paradoxalement ? — celui dont les traits « jeunesse » sont les plus sensibles, ce qui ne nuit en rien à l’intérêt du livre, toujours aussi juste et profond ; mais on ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de cet ultime volume, aux Dépossédés et à Quatre chemins de pardon, et on reconnaîtra que, malgré son prix Nebula, Pouvoirs, qui en est un prolongement « allégé », pourrait-on dire, ne soutient pas la comparaison, sans être déshonorant pour autant.

Quoi qu’il en soit, avec Chronique des Rivages de l’Ouest, Ursula K. Le Guin livre à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l’on n’osera pas dire que l’on y atteint les sommets des meilleurs volumes de l’Ekumen ou de Lavinia — c’est que la barre est placée très haut —, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers « réaliste », propice à la réflexion éthique et politique. Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d’âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.

Voix

[Critique commune à Dons, Voix et Pouvoirs.]

Ces dernières années, délaissant — pour un temps ? — ses incontournables cycles de Terremer et de l’Ekumen, Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec Chronique des Rivages de l’Ouest, composée de Dons (Pen/USA Award 2005), Voix et Pouvoirs (prix Nebula 2008) ; ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l’on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l’excellentissime Lavinia, paru en début d’année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l’auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire…

Chronique des Rivages de l’Ouest, à l’origine, a été vendue comme une série de littérature « jeunesse » ; ce que traduisent assez ces abominables couvertures flashouilles (et par ailleurs mensongères) et, au dos, la mention « Pour tous lecteurs à partir de 14 ans ». On notera cependant, outre cet âge relativement élevé (nous sommes donc plutôt dans la catégorie « young adult »), que l’Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension « jeunesse », et de publier ces trois volumes dans la collection « La Dentelle du cygne » ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture, tant on peut légitimement se demander s’ils sauront séduire un jeune public : certes, les récits sont focalisés sur le parcours initiatique de trois adolescents (les romans peuvent d’ailleurs se lire indépendamment les uns des autres, même si le « héros » du premier joue un rôle non négligeable dans les deux suivants), mais le ton très contemplatif et sérieux de l’ensemble, ainsi que l’absence quasi totale « d’action » au sens le plus vif du terme (le mot « chronique » renvoyant ici à la biographie et à la micro-histoire, celle du quotidien, et non aux beaux gestes des cycles épiques), en réserveront sans doute la lecture à un public peut-être plus âgé, finalement, que celui de la trilogie originale de Terremer, déjà bâtie sur un moule assez semblable. Pas dit que les plus jeunes s’y retrouvent, donc. Ce qui est certain, c’est que les adultes auraient bien tort de s’abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l’exercice « jeunesse », prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l’élever en l’amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l’actualité ne saurait faire de doute ; tendance qui se dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu’à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s’inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon (pas ce que l’auteur a produit de pire, donc…).

Les Rivages de l’Ouest ne sont véritablement décrits qu’en creux, quand bien même chaque roman se voit précédé d’une ou plusieurs cartes. On ne saurait donc se livrer à une présentation globale, comme pour Terremer. Notons juste que cet univers de fantasy est passablement réaliste : pas de bestioles étranges ici (à une exception près, assez anecdotique), et le surnaturel n’y intervient que très rarement (ce qui, là encore, rebutera peut-être les plus jeunes lecteurs), généralement sous la forme de « dons » ou « pouvoirs » de nature plus ou moins magique ou spirituelle, dont bénéficient — ou souffrent — les principaux protagonistes du récit.

L’essentiel de l’action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un « don » particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut « défaire » tout et n’importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu’il a choisi de ne pas en faire usage en se « mutilant » : il s’est « aveuglé » à l’aide d’un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l’Œil sauvage, et peut-être bien l’Œil fort… Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d’Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l’on appellera son « émancipation », si ce n’est l’âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocents avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois pillards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les « brantors », négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d’anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l’ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l’auteur, son sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l’émotion, son talent pour la caractérisation des personnages… et une certaine atmosphère indéfinissable, bucolique et sauvage, particulièrement réussie.

Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portuaire d’Ansul, et laisse la première place à une jeune fille, Némar. Ansul était autrefois réputée pour sa bibliothèque et son université. Mais tout cela a changé avec la conquête de la ville par les Alds, adorateurs du dieu ardent et unique Atth, qui n’ont que mépris pour les femmes, et, surtout, voient dans les livres l’œuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n’est guère que symbolique ; il s’en trouve quelques-uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l’Oracle, où ils savent qu’ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l’air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes ; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu’il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d’Ansul n’ont aux lèvres qu’un poème de la composition même d’Orrec, qui a nom « Liberté »… Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Mais, contexte oblige, on avouera qu’il paraît cibler tout particulièrement les tendances les plus radicales de l’islamisme, et en premier lieu celui des Talibans. La révolution libératrice ayant en outre, plus ou moins, un déclencheur extérieur, il est difficile de ne pas faire le lien avec l’actualité. Avec tout autre auteur qu’Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passablement mauvais… Mais nul excès de manichéisme n’est à craindre dans ce livre d’une profonde humanité et d’une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L’identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n’est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d’enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses…

Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l’identité, le savoir, et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d’Etra, qui n’a jamais véritablement connu la liberté — il a été enlevé tout enfant — et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l’enfant des Marais, doté d’une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu’il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple — tenant de l’exode ou de la diaspora —, qui l’amènera à croiser nombre de personnages hauts en couleurs, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu’il croyait savoir ; car la réalité et l’apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n’est pas chose si répandue de par les Rivages de l’Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités. On notera cependant que c’est, des trois volumes, celui dont la dimension « initiatique » est la plus affichée, et donc — paradoxalement ? — celui dont les traits « jeunesse » sont les plus sensibles, ce qui ne nuit en rien à l’intérêt du livre, toujours aussi juste et profond ; mais on ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de cet ultime volume, aux Dépossédés et à Quatre chemins de pardon, et on reconnaîtra que, malgré son prix Nebula, Pouvoirs, qui en est un prolongement « allégé », pourrait-on dire, ne soutient pas la comparaison, sans être déshonorant pour autant.

Quoi qu’il en soit, avec Chronique des Rivages de l’Ouest, Ursula K. Le Guin livre à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l’on n’osera pas dire que l’on y atteint les sommets des meilleurs volumes de l’Ekumen ou de Lavinia — c’est que la barre est placée très haut —, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers « réaliste », propice à la réflexion éthique et politique. Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d’âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.

Dons

[Critique commune à Dons, Voix et Pouvoirs.]

Ces dernières années, délaissant — pour un temps ? — ses incontournables cycles de Terremer et de l’Ekumen, Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec Chronique des Rivages de l’Ouest, composée de Dons (Pen/USA Award 2005), Voix et Pouvoirs (prix Nebula 2008) ; ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l’on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l’excellentissime Lavinia, paru en début d’année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l’auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire…

Chronique des Rivages de l’Ouest, à l’origine, a été vendue comme une série de littérature « jeunesse » ; ce que traduisent assez ces abominables couvertures flashouilles (et par ailleurs mensongères) et, au dos, la mention « Pour tous lecteurs à partir de 14 ans ». On notera cependant, outre cet âge relativement élevé (nous sommes donc plutôt dans la catégorie « young adult »), que l’Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension « jeunesse », et de publier ces trois volumes dans la collection « La Dentelle du cygne » ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture, tant on peut légitimement se demander s’ils sauront séduire un jeune public : certes, les récits sont focalisés sur le parcours initiatique de trois adolescents (les romans peuvent d’ailleurs se lire indépendamment les uns des autres, même si le « héros » du premier joue un rôle non négligeable dans les deux suivants), mais le ton très contemplatif et sérieux de l’ensemble, ainsi que l’absence quasi totale « d’action » au sens le plus vif du terme (le mot « chronique » renvoyant ici à la biographie et à la micro-histoire, celle du quotidien, et non aux beaux gestes des cycles épiques), en réserveront sans doute la lecture à un public peut-être plus âgé, finalement, que celui de la trilogie originale de Terremer, déjà bâtie sur un moule assez semblable. Pas dit que les plus jeunes s’y retrouvent, donc. Ce qui est certain, c’est que les adultes auraient bien tort de s’abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l’exercice « jeunesse », prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l’élever en l’amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l’actualité ne saurait faire de doute ; tendance qui se dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu’à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s’inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon (pas ce que l’auteur a produit de pire, donc…).

Les Rivages de l’Ouest ne sont véritablement décrits qu’en creux, quand bien même chaque roman se voit précédé d’une ou plusieurs cartes. On ne saurait donc se livrer à une présentation globale, comme pour Terremer. Notons juste que cet univers de fantasy est passablement réaliste : pas de bestioles étranges ici (à une exception près, assez anecdotique), et le surnaturel n’y intervient que très rarement (ce qui, là encore, rebutera peut-être les plus jeunes lecteurs), généralement sous la forme de « dons » ou « pouvoirs » de nature plus ou moins magique ou spirituelle, dont bénéficient — ou souffrent — les principaux protagonistes du récit.

L’essentiel de l’action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un « don » particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut « défaire » tout et n’importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu’il a choisi de ne pas en faire usage en se « mutilant » : il s’est « aveuglé » à l’aide d’un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l’Œil sauvage, et peut-être bien l’Œil fort… Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d’Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l’on appellera son « émancipation », si ce n’est l’âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocents avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois pillards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les « brantors », négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d’anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l’ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l’auteur, son sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l’émotion, son talent pour la caractérisation des personnages… et une certaine atmosphère indéfinissable, bucolique et sauvage, particulièrement réussie.

Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portuaire d’Ansul, et laisse la première place à une jeune fille, Némar. Ansul était autrefois réputée pour sa bibliothèque et son université. Mais tout cela a changé avec la conquête de la ville par les Alds, adorateurs du dieu ardent et unique Atth, qui n’ont que mépris pour les femmes, et, surtout, voient dans les livres l’œuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n’est guère que symbolique ; il s’en trouve quelques-uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l’Oracle, où ils savent qu’ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l’air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes ; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu’il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d’Ansul n’ont aux lèvres qu’un poème de la composition même d’Orrec, qui a nom « Liberté »… Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Mais, contexte oblige, on avouera qu’il paraît cibler tout particulièrement les tendances les plus radicales de l’islamisme, et en premier lieu celui des Talibans. La révolution libératrice ayant en outre, plus ou moins, un déclencheur extérieur, il est difficile de ne pas faire le lien avec l’actualité. Avec tout autre auteur qu’Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passablement mauvais… Mais nul excès de manichéisme n’est à craindre dans ce livre d’une profonde humanité et d’une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L’identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n’est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d’enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses…

Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l’identité, le savoir, et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d’Etra, qui n’a jamais véritablement connu la liberté — il a été enlevé tout enfant — et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l’enfant des Marais, doté d’une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu’il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple — tenant de l’exode ou de la diaspora —, qui l’amènera à croiser nombre de personnages hauts en couleurs, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu’il croyait savoir ; car la réalité et l’apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n’est pas chose si répandue de par les Rivages de l’Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités. On notera cependant que c’est, des trois volumes, celui dont la dimension « initiatique » est la plus affichée, et donc — paradoxalement ? — celui dont les traits « jeunesse » sont les plus sensibles, ce qui ne nuit en rien à l’intérêt du livre, toujours aussi juste et profond ; mais on ne peut s’empêcher de penser, à la lecture de cet ultime volume, aux Dépossédés et à Quatre chemins de pardon, et on reconnaîtra que, malgré son prix Nebula, Pouvoirs, qui en est un prolongement « allégé », pourrait-on dire, ne soutient pas la comparaison, sans être déshonorant pour autant.

Quoi qu’il en soit, avec Chronique des Rivages de l’Ouest, Ursula K. Le Guin livre à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l’on n’osera pas dire que l’on y atteint les sommets des meilleurs volumes de l’Ekumen ou de Lavinia — c’est que la barre est placée très haut —, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers « réaliste », propice à la réflexion éthique et politique. Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d’âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.

CPCBN

Pour fêter la parution chez La Volte du dernier roman de David Calvo, Elliot du Néant, retrouvez sur le blog Bifrost CPCBN, « conspiration approximative qui finit dans le mur » parue dans le Bifrost n°23 !

Starship(s)

Après Science [Fiction] en 2002, les éditions Delcourt publient un second art book Manchu, Starship[s] : plus de cent vingt illustrations de couvertures, une vingtaine de couvertures de BD, des vues d’artiste, des roughs…

La première partie, préfacée par Laurent Genefort, est un somptueux retour sur une décennie de science-fiction. A retrouver, page après page, les images qui nous ont fait de l’œil depuis les rayons des libraires, on mesure à quel point Manchu a contribué à façonner notre imaginaire (et à martyriser nos portefeuilles !), via le Livre de Poche depuis la « Grande Anthologie de la S-F », mais aussi le Bélial’, Denoël, Bragelonne, Mnémos, Folio ou l’Atalante.

Libérées des titres et logos, ses illustrations prennent ici toute leur ampleur. C’est bien sûr un vaisseau spatial qui fait l’ouverture, le Lewis & Clark de L’âge des étoiles de Robert Heinlein, s’élevant majestueusement du satellite d’une planète qui emplit le ciel. Tout Manchu est déjà là — le réalisme de l’engin et des paysages, la fidélité au texte, l’attention aux détails physiques et techniques, la collision vertigineuse des échelles, de la gerbe d’éclaboussures du décollage aux nébuleuses lointaines. On enchaîne sur Les Chants de la terre lointaine, d’Arthur C. Clarke, l’immense Magellan en orbite autour d’une planète aquatique, et on ne se souvient de respirer que dix images plus loin.

Toutes ne sont pas aussi sereines. Certains vaisseaux sont des machines de guerre, parfois représentées en pleine bataille. « C’est malheureux, certaines de nos sauvageries ont de la gueule », constatait Franquin entre deux Idées noires. Chez Manchu, toutefois, la sauvagerie est reléguée au second plan : c’est la puissance brute qui a de la gueule, celle de la machine comme celle de la technologie qui la rend possible.

Car Manchu aime les belles mécaniques, des vaisseaux spatiaux futuristes à d’improbables créations steampunk en passant par les locomotives géantes et les belles Américaines. Mieux que personne, il sait rendre perceptible la beauté propre d’un objet technique élégamment conçu. Comme certains musiciens ont « l’oreille absolue », il saisit à la perfection les relations spatiales entre les objets qu’il met en scène : éclairages impeccables et points de vue au cordeau rendent les trajectoires limpides, et ses Terres gibbeuses valent bien des leçons d’astronomie.

Relevant aussi les défis de la hard science fiction, il invente de nouvelles représentations, aussi belles qu’évocatrices, de la violence de certains événements cosmiques (à propos de Gravité et de Singularité, de Stephen Baxter ; ou de L’Ogre de l’espace, de Gregory Benford) voire, avec un peu moins de bonheur peut-être, des paradoxes de la mécanique quantique (pour Isolation de Greg Egan, par exemple).

Quelques robots encore, quelques dragons, une poignée de monstres rigolards, comme le Lummox de L’Enfant tombé des étoiles, quelques architectures énigmatiques comme les anneaux de Retour sur l’horizon, et le feu d’artifice s’achève déjà. Le temps de retrouver ses esprits, et l’on se rappelle pourquoi on aime tant la science-fiction…

Une deuxième partie traite de collaborations avec Daniel Pecqueur, Olivier Vatine, Alain Henriet et Fred Blanchard, sur les couvertures de leurs albums de bandes dessinées ou sur des études d’objets techniques (armes, uniformes, valises réfrigérantes, etc.) que la minutie de Manchu rend parfaitement crédibles. La juxtaposition de ses études et des couvertures finies fascinera sans doute les connaisseurs, mais le Béotien que je suis regrette l’absence de commentaires explicatifs dans cette section plus technique, et s’étonne de l’accent porté sur les personnages dessinés par d’autres, dont l’expressivité souligne par contraste l’un des points faibles de son œuvre.

Starship[s] se termine sur quelques vues d’artiste de serres, d’habitats et de véhicules martiens et sur un intéressant step by step de la réalisation d’une illustration réaliste de la rentrée atmosphérique d’un véhicule habité — des outils de vulgarisation et de promotion d’une idée juste, qui ne demande qu’à être réalisée dans un futur immédiat (où signe-t-on ?).

Au final, Starship[s] ravira tous les vrais amateurs de S-F, et probablement beaucoup d’autres, par la qualité des œuvres présentées. Au-delà, on peut d’autant plus regretter la faiblesse du paratexte (les auteurs des ouvrages illustrés ne sont même pas mentionnés) comme déplorer que les préfaces soient presque illisibles en orange, vert et bleu pâles et qu’une mise en page discutable nous prive d’illustrations pleine page. Mais l’essentiel n’est pas là : Starship[s] est l’occasion rêvée de se rappeler que Manchu est un artiste majeur.

La Chute dans le néant

Après avoir réédité entre autres Jacques Spitz, Henri Duvernois, David Keller, Régis Messac ou encore Alfred Louis Franklin, bref tout un pan de science-fiction à l’ancienne (fin du XIXe siècle/début du XXe), les éditions de l’Arbre Vengeur ressortent d’une bibliothèque qu’on imagine poussiéreuse un roman de Marc Wersinger, La Chute dans le néant. En effet, initialement publié au Pré aux Clercs en 1947, ce livre avait fait l’objet d’une réédition dans la collection « Ailleurs & Demain classiques » (rien que ça !) en 1972, et depuis… plus rien. Comment expliquer qu’il n’ait plus été réédité depuis presque quarante ans ? Certes, on sait très peu de choses sur l’auteur, dont il semble qu’il s’agisse du seul roman, mais c’est tout de même un mystère insoluble qui se pose au lecteur. Car il faut bien le reconnaître, ce roman est un petit bijou, un de ces livres qui n’ont pas vieilli, même si bien sûr la progression des connaissances scientifiques rendent son propos parfois peu crédible, et qui avait donc injustement disparu.

Un jour, Robert Murier, jeune ingénieur, souffre d’un malaise en pleine rue. A son réveil, il s’aperçoit qu’il peut agrandir à volonté ses membres. De découverte en découverte, il apprend à se téléporter d’un endroit à l’autre — même s’il ne maîtrise pas toujours sa trajectoire —, puis à manipuler à distance des objets via des facultés de télékinésie. Par amour pour une femme, il entreprend alors une carrière rémunératrice de magicien. Mal lui prend d’utiliser son pouvoir à des fins aussi futiles : un hindou lui promet des lendemains qui déchantent, et en effet, ceux-ci ne tardent pas à survenir tandis qu’il commence à perdre l’emprise sur ses capacités hors du commun. Débute alors une lente descente aux enfers, parsemée de morts violentes, puis une diminution corporelle de Robert Murier qui le conduira vers le néant.

A la lecture de La Chute dans le néant, on pense bien sûr à Herbert George Wells et son homme invisible, également doué d’un pouvoir étonnant, et qui finit par devenir l’ennemi public numéro un (même si le protagoniste de Wersinger subit plus qu’il ne provoque). On pense aussi forcément à Richard Matheson dans la dernière partie (L’Homme qui rétrécit étant postérieur au livre de Wersinger et, selon Pierre Versins, bien inférieur à celui-ci d’un point de vue conjectural), et à d’autres auteurs, tel Jacques Spitz. Mais ce roman trouve sans peine sa propre voix, un mélange original de sense of wonder initial, à mesure que Murier découvre et développe ses talents, d’horreur pure par la suite quand les morts se succèdent, et d’aventures échevelées enfin, quand s’amorce l’évolution physique. Emerveillement, puis déchéance, puis enfin acceptation par Murier de son statut de monstruosité : l’itinéraire s’impose doucement, naturellement au lecteur. Avec, en pierre angulaire, la faculté qu’a l’ingénieur d’analyser tout ce qui lui arrive ; aux sentiments que sa propre condition lui inspire font écho ses capacités de raisonnement jamais démenties, et le livre gagne alors en crédibilité. Certes, certains aspects de cette trajectoire humaine singulière peinent à convaincre (l’explication fournie quant à la faculté du protagoniste à continuer à réfléchir même quand sa masse cérébrale diminue drastiquement est pour le moins légère, de même que la longévité de ses sens), mais à part ces menus défauts, la description des événements et du décor — qui a grande importance compte tenu de ce qui arrive — est particulièrement réussie. Ajoutez à cela un style élégant qui n’a absolument pas vieilli, et vous comprendrez que cette réédition est une nouvelle réussite à mettre au crédit de l’Arbre vengeur, et l’absence de ce roman du paysage éditorial depuis près de quarante ans une aberration heureusement enfin réparée.

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