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Défricheurs d'imaginaire.

Une anthologie historique de science-fiction suisse romande

Existe-t-il une science-fiction suisse ? On concèdera bien volontiers que depuis la création de la Maison d'Ailleurs, musée unique en son genre, la Suisse est devenue une terre de science-fiction. Mais s'il fallait à la plupart d'entre nous citer cinq écrivains helvètes ayant contribué de manière notable à la S-F francophone, nous serions sans doute passablement embêtés. L'anthologie de Jean-François Thomas vient à point nommé pour combler cette lacune en proposant un survol chronologique du genre s'étendant sur plus d'un siècle, de 1884 à 2004.

Les premiers textes figurant au sommaire de Défricheurs d'imaginaire sont sans doute les plus intéressants, et pas nécessairement pour leur rareté. On retrouve d'ailleurs parmi eux « Anthéa ou l'étrange planète » de Michel Epuy (1918), nouvelle précédemment exhumée par Serge Lehman pour son passionnant Chasseurs de chimères (éditions Omnibus) consacré à l'anticipation scientifique française d'avant-guerre. Il s'agit de l'exploration extrêmement vivante d'une planète amenée à proximité de la Terre dans le sillage d'une comète.

Du coup, la palme de la (re)découverte la plus intéressante de l'anthologie revient à « Les Anekphantes » de Roger Farney, court roman de 1931 décrivant une forme de vie microscopique, sortes de cellules intelligentes organisées au sein d'une société symbiotique. Après avoir étudié en détail le mode de vie de ces créatures, l'auteur adopte leur point de vue pour observer notre propre monde, radicalement différent, dont il va indirectement souligner les insuffisances et les incohérences. Même si l'écriture de Farney est un poil trop ampoulée pour être attrayante, « Les Anekphantes » n'en constitue pas moins une lecture étonnante et originale, qui mérite d'être découverte.

Texte le plus ancien du recueil, « L'Autopsie du Docteur Z*** » d'Edouard Rod (1884) ne s'appuie sur un élément pseudo-scientifique (l'idée que le cerveau cesse progressivement de fonctionner après le décès de son propriétaire) que pour justifier le fait que le narrateur de ce récit soit mort. L'adoption d'un tel point de vue permet à l'écrivain de signer une belle nouvelle, mélancolique et apaisée, mais qui aurait tout aussi bien pu se passer de son alibi science-fictif.

Les textes plus récents sont soit anecdotiques, soit mauvais. « La Grande découverte du savant Isobard » d'Albert Roulier (1938) imagine sur un ton ironique les conséquences inattendues qu'entraînerait la possibilité de prévisions météorologiques infaillibles ; « Les Secrets de Monsieur Merlin » de Noëlle Roger (1949) est une histoire d'amour mièvre au cours de laquelle l'auteur décrit le fonctionnement d'un appareil de télévision révolutionnaire ; quant à « Une Fable » de Léon Bopp (1940), il s'agit d'un conte à vocation humoristique, versant assez vite dans l'hystérique, et d'une lecture particulièrement pénible à force de triturations lexicales sans queue ni tête.

On pourrait à priori s'étonner qu'à l'exception de quelques chansons signées Jean Villard, Jean-François Thomas n'ait retenu aucun texte entre 1949 et 1979. En réalité, il s'agit d'une période d'hibernation pour la science-fiction suisse, comme tend à le montrer le peu d'œuvres parues alors, en particulier dans les années 50 et 60 (l'anthologiste en recense moins d'une dizaine). Trente ans de quasi-silence d'autant plus étonnant que, de ce côté-ci de la frontière, il s'agit au contraire d'une époque cruciale, fondatrice. Rien n'explique que les écrivains suisses se soient à ce point désintéressés du sujet pendant aussi longtemps.

Les années 80-90 sont nettement plus fournies, mais le plus souvent il s'agit de nouvelles parues en dehors des revues et collections spécialisées, écrites par des auteurs de littérature générale optant volontiers pour une science-fiction allégorique qui leur permet de dénoncer tel ou tel travers de notre société. On y trouve quelques textes réussis, comme « Ce Jour-là » d'Odette Renaud-Vernet, une fin du monde tout en douceur, ou « Château d'Eau » de Bernard Comment, comédie absurde dans laquelle la Suisse construit un mur à ses frontières pour empêcher ses fleuves d'irriguer les pays voisins et finit noyée. Les autres ont le défaut rédhibitoire de vouloir réinventer la roue et manient divers poncifs du genre sans même en avoir conscience.

Parmi les noms plus familiers des lecteurs de S-F, on retrouve avec plaisir Wildy Petoud par le biais de « La Maison de l'Araignée », sa première nouvelle, retenue à l'époque (1986) par Philippe Curval pour son anthologie Superfuturs (Denoël « PdF »). Relire ce texte ne peut que nous faire regretter sa disparition du paysage éditorial depuis plus de dix ans maintenant. Rolf Kesselring, dont on se souvient surtout pour son travail d'éditeur qui offrit un support à la S-F politique française de la fin des années 70, figure lui aussi au sommaire avec « Martien vole », une nouvelle évoquant fortement le Martiens go home de Fredric Brown, sans parvenir à se hisser au même niveau de drôlerie hélas.

L'anthologie s'achève sur deux textes parus en 2004, signées respectivement François Rouiller et Georges Panchard. Le premier, « Délocalisation », développe une idée de science-fiction tout à fait intéressante (une expérience scientifique a bouleversé les lois de la physique et indirectement amené à la naissance de mutants) mais souffre d'une écriture pataude, en particulier dans la description de ses personnages. « Comme une fumée » en revanche est maîtrisé de bout en bout, décrivant la vie d'un personnage doté d'un talent unique qu'il gâchera de façon lamentable. Panchard est sans conteste l'auteur suisse le plus doué à l'heure actuelle, dommage qu'il soit si rare.

Défricheurs d'imaginaire, de par sa nature même, est une anthologie très inégale, mais atteint son but en embrassant une vaste période et une grande variété de styles. Le travail de Jean-François Thomas mérite d'être salué, autant pour sa sélection que pour le paratexte qui encadre ces nouvelles. Son histoire de la science-fiction suisse qui constitue la préface de ce livre est fort complète et permet de resituer les œuvres choisies dans leur contexte tout en élargissant son sujet d'étude aux romans. Sa présentation des auteurs est sans doute exagérément laudative, mais on choisira d'y voir la marque de son enthousiasme, qualité indispensable pour mener à bien un tel projet. Mission accomplie.

Zoé

John Scalzi est un jeune auteur éminemment sympathique et terriblement moderne. Pionnier de la « blogosphère », il a déjà obtenu deux prix Hugo pour son travail autour du site Whatever (whatever.scalzi.com) et en particulier ses réflexions sur la mutation du métier d'écrivain au temps du numérique. Son enthousiasme communicatif, ses admirations sincères, sa jubilation à maîtriser chaque fois de nouveaux tours littéraires et à apporter sa touche personnelle aux motifs classiques de la science-fiction, transparaissent dans tous ses romans et justifient à eux seuls une plongée dans l'univers du Vieil homme et la guerre. Mais chaque médaille a son revers, et un tel auteur ne pouvait sans doute que céder à la mode des trilogies en cinq volumes…

Le cycle du Vieil homme…, donc, ce sont d'abord trois histoires indépendantes, contées du point de vue de John Perry. Celui-ci acquiert d'abord, dans le roman qui donne son nom à la série, un corps tout neuf et une solide expérience de combattant sur des planètes lointaines (l'hommage au Starship Troopers de Robert Heinlein est explicite) ; puis, successivement, l'amour d'une compagne plus létale que lui encore, Jane Sagan, et d'une fille adoptive, Zoé, dans le second tome, Les Brigades fantômes ; et dans le troisième, La Dernière colonie, le recul et la conscience politique qui parachèvent le personnage.

Car Scalzi procède par couches successives, et chaque volume répond en partie aux objections que la critique pouvait opposer au précédent. Difficile de lui en tenir rigueur tant qu'il s'agit d'enrichir son univers et d'en consolider la cohérence interne. L'exercice est plus discutable lorsqu'il se fait purement stylistique, comme dans The Sagan Diary (Subterranean Press, 2007 ; inédit en France), qui reprenait les événements des Brigades fantôme du point de vue de Jane et se révélait pratiquement incompréhensible, lu isolément.

À son tour, le cinquième volume de la série (ou le quatrième, si on oublie The Sagan Diary), Zoé, vient reprendre et compléter la narration de La Dernière colonie, cette fois du point de vue de Zoé. Moins ambitieux, l'exercice est aussi plus réussi. La voix de la jeune fille, lointaine cousine de la Podkayne, fille de Mars de Heinlein, sonne raisonnablement juste. Zoé mêle des préoccupations d'adolescente — les premiers émois, les amitiés forcément éternelles, la dépendance au portable — aux enjeux stratégiques galactiques : ses parents adoptifs viennent d'être désignés comme leaders d'une nouvelle colonie planétaire créée par l'Union Coloniale, dominée par les Terriens, en dépit de l'interdit posé par le redoutable Conclave.

Les trouvailles dont Scalzi sait agrémenter ses fictions sont au rendez-vous, et sa créativité en matière de races extraterrestres ne se dément pas. C'est avec plaisir qu'on découvre plus avant les Obins à la conscience de soi débrayable, aux allures d'araignée mâtinée de girafe et aux noms improbables (comme Pirouette et Cacahuète, les gardes du corps de la jeune héroïne), auxquels la sobre couverture de Didier Florentz rend assez bien justice.

Sympathique et imaginatif, le résultat n'aurait pas déparé dans une collection jeunesse (aux côtés de La Guerre spéciale de Xavier Mauméjean, par exemple, chez Mango « Autres mondes » ?), et gageons que les inconditionnels de Scalzi y trouveront sans doute leur compte. Mais pour la même histoire, ou presque, ceux des lecteurs adultes de l'Atalante qui ne connaissent pas encore la trilogie principale préféreront sans doute investir dans La Dernière colonie.

Quand je serai grand, je serai mort

Nouvel auteur chez un éditeur tout jeune, ce livre est plus qu'une incitation. C'est un véritable impératif : celui de féliciter l'auteur et l'éditeur pour la qualité de l'œuvre.

Le fantastique romantique et morbide est un sujet mille fois vu et revu, et hautement casse-gueule pour pseudo-baudelairiens d'opérette. On y trouve néanmoins des perles, telles que les Musiques liturgiques pour nihilistes (le Bélial') de Brian Hodge — on nous reprochera peut-être de prêcher pour notre paroisse, mais si vous lisez ce recueil, vous verrez que l'éloge est plus que justifié. La grande force de Nicolas Liau, c'est d'avoir opté pour le conte court. Il crée ainsi une certaine distance, et évite de tomber dans le mauvais gore. Car il s'intéresse beaucoup plus aux cadavres qu'à leur mort. Il s'intéresse aussi beaucoup à l'attitude des vivants. Ainsi dans « Pour qui croassent les corbeaux » (publié initialement dans le très recommandable Borderline), qui nous conte l'histoire d'une fillette tentant d'éloigner les corbeaux du cadavre d'un pendu. Comme tout conte, la plupart des textes s'ouvrent sur le fameux « Il était une fois ». Mais l'auteur n'hésite pas à louvoyer, en optant aussi pour des « Il y avait une fois », coquetterie jamais superflue, car Nicolas Liau sait justement tirer un judicieux parti de ce contre-pied. On l'imagine d'ailleurs en dandy romantique, car il en épouse merveilleusement les thèmes, mêlant cependant son style au conte, comme nous l'avons vu. Du dandysme, il a également pris le raffinement, ciselant ses textes elliptiques et enchanteurs, qui ne sont pas sans rappeler par moments Francis Berthelot. Comme dans « La complainte des xylanthropes », où un homme abandonné par sa femme apprend le langage des arbres. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'ils sont ravis de trouver un interlocuteur, car ils ont beaucoup de choses à nous dire. On y retrouve aussi cette noirceur constante, parfois rehaussée d'une pointe d'humour, noir bien entendu.

Erudit et reconnaissant, il sait également mêler le contemporain et la littérature classique à travers les clins d'œil. Du côté contemporain, « J'irai marcher sur vos tombes » affiche une nette connivence, pour une histoire sans rapport, si ce n'est la noirceur, avec le polar de Vian. Une belle histoire de cimetière qui résumerait assez bien le livre : s'emparer des lieux communs pour mieux surprendre en s'en détournant. Du coté classique maintenant, « Les rêveries du promeneur suicidaire » est un clin d'œil rousseauiste qui a été éclaté en exergue de chaque conte. Le recueil s'ouvre sur le début du texte, et chaque texte du recueil avec la suite de ce conte. Qui s'avère au final une fantaisie assez futile, et un procédé qui fait perdre au texte le coté percutant qu'il aurait eu en restant d'un seul tenant. S'il faut vraiment trouver un défaut au recueil, eh bien le voici.

À part ça il n'y a rien à redire : c'est du grand art. Du grand art que l'on conseillera toutefois à un public bien ciblé, amateur de contes fantastiques morbides et elliptiques, ainsi qu'aux amateurs des bijoux que recèle notre langue pour qui se donne la peine de la ciseler.

La Créode

Depuis Hurlegriffe, paru il y a une dizaine d'années chez Encrage, nous n'avions plus de recueil de Joëlle Wintrebert. Elle a néanmoins poursuivi son petit bonhomme de chemin, continuant à publier des nouvelles ici et là. Il était donc plus que temps de publier le ci-devant recueil. Dix-neuf textes, dont un inédit, « La Déesse noire et le diable blond », donnant un bon aperçu de plus de trente ans de carrière.

Commençons donc par le commencement, en l'occurrence une préface signée Yves Frémion, et placée sous le signe de l'oulipo. Il échappe ainsi au côté parfois solennel de la chose, et nous livre un dialogue malicieux en y intégrant la plupart des titres de romans, et de quelques nouvelles bien choisies. Ou comment revisiter la carrière exemplaire d'un des meilleurs auteurs actuels, sans jamais être ennuyeux, mais toujours malicieux.

Le recueil, maintenant. Notons tout d'abord l'agencement étonnant des nouvelles, puisqu'elles ne sont pas classées chronologiquement, comme le veut l'exercice habituel. Chacun sera ainsi libre de spéculer sur l'ordonnancement des récits, qui semble plutôt thématique.

Ouverture en fanfare donc, avec « La Créode », qui décrocha le Rosny en 1980. Nous sommes chez le peuple Ouqdar. La société est ultra rigide. Ayant répudié toute forme de sexualité, ses membres ne se reproduisent que par scissiparité — un choix radical qui fut imposé pour sortir du cercle infernal surpopulation-famine-guerre. Cet ordre inflexible est maintenu d'une main de fer par la caste des prêtres, seuls à pouvoir interpréter les textes. C'est contre eux que va se révolter Damballah, au nom d'un sentiment que l'on croyait disparu : l'amour… Précisons que cette nouvelle sera ultérieurement développée en roman, et donnera Le Créateur chimérique, également — et fort justement — primé. Nous trouvons ici plusieurs thèmes centraux de l'œuvre de Joëlle Wintrebert. La révolte de l'individu contre une société inique mais aussi la fusion des sexes en un seul corps.

Révolte là encore, avec le texte suivant, « Hétéros et Thanatos », où l'étrange Sélèn trouvera enfin l'amour auprès d'une jeune fille que les prêtres — encore eux ! — veulent sacrifier aux dieux. La révolte est encore et toujours à l'honneur dans les deux textes suivants : « Qui sème le temps récolte la tempête », où un accident fera remonter des souvenirs qu'Ordalie croyait enfouis. « Le Nirvana des Acclameurs » est lui aussi situé dans un univers dystopique, où Léni offre ses rêves comme échappatoire à une vie entièrement tournée vers la productivité, et d'où le mot coercition est banni. De la révolte aux enfants il n'y a qu'un pas, qui peut même mener dans le fantastique. C'est justement le cas avec « Il ne faut pas jouer avec les enfants », où l'on apprend que les pédophiles doivent se méfier des enfants, mais aussi les enfants des enfants eux-mêmes. Les autres nouvelles sur les enfants reviennent de plein pied dans la S-F. On ne peut manquer de citer le poignant post-apo' « Et après ? », où l'on se rappelle ce monde édénique, détruit du fait de la connerie humaine, par l'entremise du rêve. « Le Verbiage du verbic », enfin. Publié dans les années 70, on y sent l'influence légère de l'antipsychiatrie, et celle plus prégnante de la libération sexuelle. Des chercheurs ont décidé de laisser des orphelins à eux-mêmes, en se contentant de les observer, sans intervenir. Il se dégage de ce texte une innocence gui déplaira beaucoup aux puritains, et qui le place à rebours du pessimisme de Sa majesté des mouches. Joëlle Wintrebert affirme dans sa préface à quel point elle tient à ce texte, et nous ne pouvons que confirmer : ce texte est certainement l'un des plus forts écrits sur l'éducation. Et vive mai 68 !

La guerre fut évoquée dans « Et après ? », sauf que le pire n'y avait pas été évité. Voyons donc un peu comment l'éviter, justement. « La Journée de la guerre » est sans doute le texte le plus glaçant du recueil. Vous voici projeté dans un monde virtuel en guerre civile. Votre famille se fait massacrer dans des conditions atroces. Mais il faut éviter la guerre : vous devez donc apprendre à endurer ces horreurs sans résister, car la paix est à ce prix. Jusqu'à quelles hypocrisies peut-on aller pour éviter la guerre chez soi ? Question brûlante et difficile, mais traitée ici avec une intelligence et un refus de tout manichéisme qui donnent à la réflexion une profondeur que l'on aimerait voir plus souvent.

La possession est un thème a priori fantastique. Il n'y a qu'à songer à L'Exorciste pour s'en rappeler. Eh bien pas toujours, comme le montrent « Avatar » et surtout l'inédit du recueil, « La Déesse noire et le diable blond ». Une jeune cambrioleuse est obligée de cohabiter avec l'esprit du ploutocrate cynique qu'elle a tué lors d'un cambriolage ayant mal tourné. Enfin, c'est ce que dit la justice. La cohabitation de deux esprits dans un corps donne ici une belle variation sur l'un des thèmes majeurs de l'œuvre de l'auteur, les relations homme-femme. Obligée de cohabiter avec un vieux dégueulasse, qui n'a de cesse de la contraindre à tout un tas de pratiques sexuelles, Andria va tirer les choses au clair. Mais comment faire avec votre victime, manipulateur notoire, qui co-contrôle toute votre vie, y compris vos pensées les plus intimes ?

Nous ne pouvons pas non plus passer à côté d'autres bijoux du recueil. Dans la catégorie planet opera et colonisation, citons « Imago », où un condamné doit projeter son esprit au sein d'une communauté extraterrestre pour comprendre comment ces derniers vivent, et juger de l'éventualité d'une colonisation. Mais c'est sans compter sur l'intelligence des potentiels colonisés. La pique bien sentie contre la prétendue supériorité du colonisateur est d'un retors jubilatoire. Quant à « Alien bise », il s'agit d'un texte a priori léger et amusant, quoi que fort bien troussé. Variation hédoniste sur le Alien de Ridley Scott, ici l'avatar vous contrôle en développant toutes vos sensations, jusqu'à connaître des jouissances inconcevables. Mais à y lire de plus près, la fin peut vite apparaître comme terriblement effrayante : à vous de voir…

« La Fiancée du roi », avant-dernier texte, est lui aussi un bijou magnifique. Un jeune chercheur se découvre condamné par une tumeur. Il décide donc de passer du test sur animal de labo à lui-même, en s'injectant à son tour de l'ADN de dinosaure. Quand on n'a plus rien à perdre, on est prêt à tout. Et quelle ne sera pas sa surprise ! Dans ce que son médecin prendra pour une illumination, il découvre que les dinosaures vivent toujours, mais sur une autre planète ! Etes-vous vraiment délirant quand cette réalité à parallèle revient, avec à chaque fois de plus longs flashs, à tel point que vous vous retrouvez partagés entre la Terre et là-bas ? Cette nouvelle est à n'en pas douter l'un des sommets du recueil, qui n'en manque vraiment pas, et plutôt himalayesques que vosgiens. Serge Lehman a eu un véritable éclair de génie en trouvant ce titre, a priori étrange, qui ne prend vraiment sa pleine et entière signification qu'à la toute dernière phrase.

Le recueil se clôt avec « Hurlegriffe », histoire d'anarchistes en lutte contre un empire totalitaire, qui a su remettre au goût du jour le panem et circenses de Juvénal.

Passons maintenant aux annexes du livre. Qui s'ouvrent par une intéressante postface de l'auteur sur la genèse des différentes nouvelles ici réunies, Suit la reprise d'un texte — augmenté pour la présente édition — de Roland C. Wagner consacré à Joëlle Wintrebert. Il y aborde la délicate question de l'écriture féminine, avec une subtilité que l'on aimerait lui voir plus souvent, en particulier sur les forums. L'autre gros morceau est la reprise du long et passionnant entretien que Joëlle avait accordé à Richard Comballot dans le Bifrost qui lui était consacré (n°44). Les abonnés la reliront avec intérêt, les autres la découvriront avec le plus grand plaisir. Le mot de la fin est pour Alain Sprauel, qui établit la bibliographie complète de l'auteur.

Soyons clairs et francs : ce n'est pas parce qu'un livre est publié au Bélial' qu'il bénéficiera d'une bonne critique dans Bifrost. Qu'ils soient publiés ou non au Bélial', les livres de Joëlle Wintrebert ont d'ailleurs toujours été chaudement recommandés par Bifrost. Et celui-ci ne fera pas exception. Tout d'abord par sa grande diversité. Les détracteurs de l'auteur pourront éventuellement rétorquer qu'elle est obsédée par les relations homme-femme. Cela revient à dire que Disch n'écrit que des livres pessimistes. Certes, les livres de Disch sont pessimistes, et Joëlle Wintrebert aborde souvent les relations homme-femme. Mais c'est justement ce qui fait la différence entre un auteur et un tâcheron militant. L'auteur, fort de son talent, sait varier ses traitements du thème, tant sur la forme (lisez ce que Joëlle dit dans sa postface à propos de « Alien bise », puis relisez le texte) que sur le fonds.

Comme dans toute anthologie, nous regretterons bien sûr de ne pas trouver tel ou tel texte, comme « La Voix du sang » à la place de « Arthro », texte trop touffu pour être pleinement convaincant. C'est le défaut inhérent à tout exercice de ce genre. En fait, son seul véritable défaut, c'est d'être trop court ! Nous eussions tant aimé en lire encore que c'est presque avec frustration que l'on referme l'ouvrage, comme on le fait sans exception avec les meilleurs livres.

Vous l'aurez compris, ce recueil est indispensable à toute bonne bibliothèque.

Le Fils de nulle part

De Sean Stewart, on avait déjà pu lire trois romans en Français : l'excellent L'Oiseau moqueur chez Calmann-Lévy « Interstices », Le Jeu de la passion chez Alire, et Yoda, sombre rencontre (une starwarserie ; il faut bien vivre). Quatrième roman, et quatrième éditeur pour cet auteur qui risque de pâtir de ce dispersement. Et c'est bien dommage, car il a des choses intéressantes à raconter.

Le Fils de nulle part, c'est Mark, jeune garçon aventurier issu du peuple qui décide un jour de s'attaquer au Bois des Spectres, une forêt particulière où le temps ralentit au fur et à mesure qu'on s'y enfonce. Son but : aller jusqu'au Donjon Rouge, ce que de nombreux héros n'ont jamais réussi. S'il parvient à ses fins, Mark pourra alors réclamer auprès du roi Astin la récompense qu'il souhaite. Et voici que contre toute attente, Mark ressort du Bois… et part derechef à la cour pour demander au roi la main de sa fille, Gail, dont il est instantanément tombé amoureux la première fois qu'il l'a vue. Il ne se rend alors pas compte qu'avec Gail viennent les obligations du noble qu'il sera obligé de devenir, contre son gré.

Plus que Fils de nulle part, Mark est le Fils de Personne — c'est du reste le titre VO de l'ouvrage, Nobody's Son, prix Aurora en 1994. En effet, plus qu'une quête sur ses origines, c'est une quête sur son identité qu'il entreprend. Mark a vu son père quitter le foyer quand il était jeune, et le garçon n'a eu de cesse depuis de se questionner sur les raisons qui l'ont poussé à accomplir ce geste ; était-ce dû à Mark ? Inadapté pendant son enfance, le jeune homme le sera toujours dès lors qu'il se marie à Gail : lui, l'homme du peuple, le parvenu, ne comprend rien au mode de fonctionnement de ces courtisans, à leurs non-dits, à leurs mesquineries. Et quand il prend soudainement conscience de tout ce qui lui échoit désormais en termes de devoir, il hésite à s'enfuir. Heureusement qu'il se fait des amis à la cour, la pilule sera un peu moins dure à avaler, et sa prise de conscience de tout ce qui l'attend douce-amère. Heureusement aussi qu'il y a Gail, cette princesse prête à dormir en pleine forêt alors qu'il pleut, sa joie de vivre l'aidera à tenir le coup. Et, au final, à se forger son identité, ce qui lui permettra de trouver sa place dans le monde.

Il se passe peu de choses dans ce roman ; il y a néanmoins quelques fantômes issus du passé, ce passé que le Bois des Spectres retenait prisonnier avant que Mark n'y triomphe. Les fantômes et les souvenirs vont alors revenir hanter la région, mais de manière insidieuse, à peine perceptible, de telle sorte que Mark va se remémorer des bouts de son enfance qu'il avait totalement occultés. Il devra aussi faire face à quelques spectres mal intentionnés, mais puisqu'il est déjà revenu vivant du Donjon Rouge…

Le Fils de nulle part s'avère une fantasy subtile, une habile réflexion sur les notions d'identité, de responsabilité. N'allez pas y chercher d'actes héroïques, mais davantage un récit mélancolique sur les notions évoquées ci-dessus, le temps qui passe, la place de chacun dans le monde. Une fantasy profondément humaniste, en somme, qui impose Sean Stewart comme un auteur à (re)découvrir.

Feux croisés

Alors que la Terre agonise, entre dérèglements climatiques et désordre social mondial, un navire-nef s'envole. À son bord, les passagers endormis se composent de Terriens fortunés et de leur entourage : il s'agit d'un vaisseau construit à l'aide de fonds privés, et ses actionnaires vont tenter de partir d'un nouveau pied sur Forêtverte, un monde accueillant prétendument vierge. À leur arrivée, néanmoins, les candidats à l'exil s'apercevront que la planète est déjà habitée par des « velus » dont le comportement curieux varie totalement d'un village à l'autre. Les colons ont à peine entrepris de nouer le contact avec lesdits velus que d'autres extraterrestres se profilent à l'horizon…

Ce roman de Nancy Kress part sur des bases intéressantes : en lieu et place de héros préoccupés par l'avenir de l'Humanité, des hommes et femmes égoïstes qui pensent à leur propre préservation et à celle de leur descendance. Et des personnes assez typées pour ce type de trame classique : il y a là des Cheyennes, des néo-quakers, des Musulmans… L'arrivée sur la planète confirme cette thématique : les colons, tout en essayant de vivre ensemble, reproduisent les dissensions et clivages qui minaient leur Terre d'origine. Il aurait été intéressant, lors de la découverte des velus, de poursuivre dans la même veine, et de traiter de problématique d'identité et de relations sociales, voire de racisme. Mais Kress choisit soudain une voie complètement différente, celle de l'affrontement galactique entre extraterrestres. Et elle retombe sur une trame archi-rebattue, d'un classicisme qui évoque irrésistiblement la science-fiction des années 50. Sa description de sociétés aliens a beau être relativement convaincante, on s'ennuie ferme à la lecture de péripéties prévisibles et surtout mille fois vues. Rajoutez à cela certaines ficelles grosses comme des cordes marines (le honteux secret à l'origine de la fortune de Jake, maintes fois évoqué avant d'être enfin livré au lecteur), ou certains tics scénaristiques énervants (quand l'auteur choisit un protagoniste dont elle expose le point de vue, les événements inattendus ou les coups de théâtre se produisent systématiquement dans le dos du personnage choisi), et vous obtiendrez alors un livre assez médiocre. On attendait largement mieux de la part de Nancy Kress.

Berytus

Beyrouth, de nos jours. Beyrouth, après la guerre. Une ville qui panse encore ses plaies mais qui déjà revit. Dans cette ville, Boutros, le vigile sans grade ni piston ; davantage meurtri par la vie que par la guerre. Rien de vraiment tragique dans cette existence, juste les drames ordinaires de la vie… Le voilà gardien de nuit au City Palace, un cinéma en ruines depuis la guerre que nul n’a encore jugé bon de restaurer ou de raser. Par une pluvieuse nuit d’hiver, il aperçoit une ombre furtive dans ce cinéma en ruine qu’il doit préserver des clochards. Il l’interpelle, la poursuit et elle disparaît dans un trou. Il y saute à sa suite, dévale, se blesse et perd connaissance…

Sommairement résumés, tels sont les premiers événements que Boutros raconte à l’auteur, Rabee Jaber, dans un restaurant de Beyrouth. Parce que Boutros a été, en des jours meilleurs, gardien à Al Hayat, le journal où travaille l’auteur, les deux hommes se connaissent vaguement… A l’exception du premier chapitre, tout le roman n’est constitué que du récit de Boutros. L’auteur reste silencieux en dépit des interpellations récurrentes de Boutros, un peu à la manière de l’écoute en creux d’un psychanalyste. Il le laisse parler. Sans que rien, à aucun moment, ne soit jamais mentionné, le lecteur semble entendre les signes incitatifs par lesquels l’auteur encourage Boutros à poursuivre son récit. Boutros raconte.

Il commence par expliquer comment il est arrivé dans ce cinéma mort puis se lance dans le récit de ses aventures souterraines. Il en respecte la chronologie, s’interdisant des digressions qui auraient vraisemblablement émaillé un récit verbal, mais auraient introduit trop de confusion dans le roman. Celui-ci est par contre agrémenté de nombreux flash-back où Boutros parle de sa vie sur Terre. De son père, de son frère, de feue sa mère (il parle surtout d’elle morte, de son absence), des oncles et des cousins, de son enfance, de la guerre… Né en 1972, Rabee Jaber a vécu toute sa jeunesse durant la guerre, elle l’a marqué et ne peut que rejaillir sur sa littérature quand bien même il aurait passé ses années loin des combats, voire même du Liban car, quoi qu’il en soit, il reste l’enfant d’un pays meurtri par un cruel conflit. Son personnage a vécu la guerre au Liban et son frère a même rejoint les milices. On découvre ainsi la guerre à travers les paroles d’un de ceux qui ne l’ont pas faite mais l’ont néanmoins vécue. Tout au long du roman, on ressent ce besoin que l’auteur a de parler de la guerre, d’en témoigner, sans parti pris.

Les flash-back ne sont pas chronologiques, à l’opposé du récit souterrain qui se divise en deux parties. La première, immobile, et la seconde, en mouvement.

La quatrième de couverture évoque d’une part Le Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, et d’autre part Alice au Pays des Merveilles de Lewis Caroll. Je n’arrive pas à sentir Berytus comme un roman destiné à la jeunesse. Gageons que si Berytus doit tomber des mains de certains lecteurs, ce sera en priorité de celles d’ados rompus à cette littérature que l’on tient à leur fourguer comme leur. Ce Berytus a pour moi davantage évoqué le souvenir de L’Atlantide de Pierre Benoît. Question d’ambiance ? Ce n’est pas ça non plus. Pas vraiment. Ni reine ni officier, rien de tel. Mais l’amour, oui. Présent, et dangereux mais point mortel. L’Atlantide de Benoît est engloutie sous les sables du Sahara comme Berytus est engloutie, enfouie ; l’une comme l’autre vouées au silence du désert, à l’ombre caverneuse, aux bruits rares et feutrés, aux murmures, aux échos, aux mirages et aux rêves, aux délires où l’imaginaire s’en vient peupler les ombres.

Boutros, blessé, sort du coma dans la maison que Cheikh Ishaq partage avec sa fille Rahil. Il a la hanche et le fémur cassés. C’est là qu’il est soigné durant plus de la moitié du livre. Des gens de cette Beyrouth souterraine ne cessent de passer le voir. Il leur parle de la Beyrouth du dessus et eux lui parlent de celle du dessous. Curieusement, elle apparaît plus plausible, plus vraie, plus réelle dans les récits qui lui en sont faits, rarement de première main d’ailleurs, que lorsqu’il s’y déplacera enfin. On peut spéculer à n’en plus finir sur le sens de cette ville cachée qui s’évapore toujours davantage dans l’imaginaire mais l’on sent bien, à défaut de le comprendre, que c’est lié au traumatisme laissé par la guerre.

Boutros raconte à l’auteur les récits dont on lui a fait part tandis qu’il était cloué sur un lit dans la maison de Cheikh Ishaq. Rabee Jaber repousse de façon paroxystique le fameux principe du « show, don’t tell » qui préside à la facture de tout bon récit de S-F (entre autres) selon le canon du roman occidental d’aventures. Jaber en cultive l’antithèse avec un soin jaloux, produisant une certaine esthétique, voire une esthétique certaine. Il peut ainsi laisser planer tout à loisir l’ambiguïté sur le récit de Boutros. Qui peut dire quelle est la part de réalité, de vérité, d’imagination, de délire, de mensonges dans ce texte ? Dans quelle mesure Berytus apparaît comme un purgatoire où Boutros aurait expié la honte et la culpabilité qui transparaissent ici et là dans les flash-back et son récit à Jaber comme une confession, un fragment de psychanalyse ? Tous les protagonistes n’ont de cesse de parler dans ce livre pour ainsi dire exempt de tout dialogue.

Ce livre est on ne peut plus à sa place dans la collection blanche de chez Gallimard. En dépit du thème cher à Guy Costes et Joseph Altairac (auteurs d’une énorme monographie sur les « Terres Creuses et autres Mondes Souterrains », chez Encrage), c’est bel et bien de littérature générale dont il s’agit. Totalement hors genre, ce n’est pas un chef-d’œuvre — du moins pas au sens S-F du terme — mais c’est une vraie curiosité.

Rois & Capitaines

Pourquoi ça marche, les anthologies ? On peut légitimement se poser la question. Epiphénomène conjoncturel, qui revient moins souvent que les années bissextiles, l'anthologie est un genre bâtard, dont la réussite (littéraire plus que commerciale, sauf cas exceptionnels) tient au prestige, au goût et aux intuitions de son maître d'œuvre. Les lecteurs de ma génération gardent un souvenir ému des édifices bâtis autour des noms d'Ayerdhal (Genèses) et de Serge Lehman (Escales sur l'horizon), qui, en convoquant à la fois des auteurs chevronnés et de concupiscents jeunes loups, avaient réussi le triple exploit d'être un succès critique, public (à l'échelle de nos genres, bien entendu), et de poser les bases d'un renouveau de la S-F française. Les pendants fantasy s'appelaient alors Royaumes (au Fleuve Noir) et Légendaire (déjà chez Mnémos), compositions du futur éditeur cannibale Stéphane Marsan. C'était il y a dix ans.

Il faut croire que le concept — à défaut d'avoir été souvent décliné — est resté tout ce temps en faveur auprès des éditeurs, puisqu'on assiste depuis quelques mois à une véritable floraison de recueils, tandis que d'autres (alléchants) projets restent à concrétiser. Rois et capitaines épouse ce mouvement de fond, à une petite différence près : commandé pour le festival des Imaginales 2009, dont il est censé être une sorte de manifeste, il a pu bénéficier d'une promotion sans doute largement supérieure à la moyenne — de quoi assurer ses arrières commercialement parlant.

On peut le pressentir à la lecture du titre, Rois et capitaines renvoie à une conception guerrière (certains diront : convenue) de la fantasy, qui n'exclut pas cependant une bonne dose de cynisme, comme le fait remarquer Stéphanie Nicot dans sa courte mais éclairante préface. Jean Philippe Jaworski illustre le premier cette profession de foi : « Montefellone » est un récit de siège touffu, à la construction impeccable, où l'auteur réinvestit le cadre général mit en place dans ses œuvres antérieures. L'écriture, une peu froide, d'une précision maniaque, fait rouler idées et personnages jusqu'à la chute, magnifique d'amoralité.

De Rachel Tanner et de son cycle de romans inspirés d'une Rome uchronique, je ne gardais pas un souvenir impérissable. « La damoiselle et le roitelet » m'a agréablement surpris. Pendant la guerre de cent ans, un épigone de la Pucelle (qui rappelle aussi la Cendre de Mary Gentle), armé par Charles VII, ravage le camp anglois au nom de Dieu et du roi, jusqu'à ce qu'une sortie malencontreuse l'oblige à troquer ses robes de fer contre des robes de velours… L'intrigue, pleine de rouerie, est entraînante, mais souffre d'une dernière partie un peu vite expédiée.

Avec « Dans la main de l'orage », le couple Belmas tente de greffer sa mythologie personnelle sur la légende arthurienne. L'exercice, bien que traversé d'idées puissantes, veut courir plusieurs lièvres et s'empêtre à mi-parcours pour finir dans une certaine confusion.

« Sacre » est une pochade onanique signée Maïa Mazaurette. Rigolo, sans plus.

Je ne suis pas parvenu à rentrer dans « L'Impassible armada » de Lionel Davoust, étrange texte maritime qui évoque le monstrueux Terreur de Simmons. Deux flottes ennemies, égarées aux confins du monde et captives d'une glace aux propriétés surnaturelles, se livrent un conflit pour la possession de la lady Bourneswatting. Pour résumer : histoire d'un enlisement, qui enlise jusqu'à l'histoire. Le style est pourtant alerte, les personnages attachants. Alors quoi ? Problème de tonalité, de registre ? Davoust hésite à trancher entre l'horreur psychologique et la comédie (ne me dites pas que c'est une comédie d'horreur psychologique ?). On est au théâtre, alors qu'on s'attendait à jouer dans un remake lovecraftien du chef-d'œuvre de Roman Polanski. Un bon point cependant : donne envie de rejouer à Sid Meier's Pirates.

Catherine Dufour continue de faire subir les derniers outrages aux contes de fées. Malgré quelques passages elliptiques, « Le Prince des pucelles » est une perle d'humour noir.

Sous sa carapace de bourrin, Thomas Day cache une sensibilité de romantique : « La Reine sans nom » tranche avec la production habituelle de l'auteur, et avec le reste de l'anthologie d'ailleurs. Un fantôme sort de son tombeau et s'en va à la recherche de lui-même. Avec une grande économie de moyen, l'auteur déroule une histoire empreinte de poésie et de violence retenue. Sans doute une de ses meilleures nouvelles.

« Serpent-Bélier », d'Armand Cabasson, est un récit à grand spectacle, en technicolor, prenant pour cadre les steppes russes à l'époque du déferlement des Mongols sur l'Europe. Le prince chrétien Mikhail de Mazersk tente de rallier les tribus nomades et les lithuaniens, non christianisés, pour s'opposer à la Horde d'or. La rencontre du Serpent-Bélier, véritable divinité païenne incarnée, va transformer radicalement sa façon de voir le monde. Un texte furieux et cruel, sur la tolérance et la bêtise. Mon coup de cœur.

Ça me chagrine de le dire, mais Pierre Bordage livre, avec « Au cœur de l'Aaran », la contribution la plus faible du lot. Sur quoi on ne voit vraiment pas ce qu'il y aurait à rajouter.

Dans « Au plus élevé trône du monde », Johan Heliot s'autorise à sauver d'Artagnan de la mort pour lui faire croiser Cyrano sur la Lune. C'est plein de bons mots, de figures gouailleuses et d'exploits hénaurmes, dans la veine de la BD De capes et de crocs. Très divertissant.

Julien d'Hem, le petit nouveau, met en scène dans « Le Crépuscule de l'Ours » les atermoiements d'un soldat de fortune au soir de sa carrière. Sur le fond : bof. Sur la forme : rebof. Il reste au débutant du chemin à parcourir pour espérer un jour égaler la vieille garde.

Pour conclure, l'excellent Laurent Kloetzer revisite son univers et ses obsessions littéraires. « L'Orage », comédie déroutante sur la mémoire et le rêve, est un modèle d'écriture — à la fois labyrinthique et limpide, déliée et charnelle. Dommage que la fin soit trop équivoque, comme si l'auteur, ne sachant comment conclure, s'était débarrassé de l'histoire par une pirouette.

Résumons : un paratexte discret mais efficace ; une balance qui penche largement du côté des bons récits. Si ça n'est pas la meilleure anthologie de fantasy du moment, ça y ressemble.

Sphex

 

En choisissant le nom d’un insecte comme titre de son recueil, Bruce Bégout fournit un indice essentiel sur l’atmosphère des textes qui le composent ; une information confirmée immédiatement par le sous-titre : « fantaisies malsaines ». A la manière d’un entomologiste, l’écrivain essayiste dissèque la monstruosité banale de l’être humain dans le biotope qui lui est devenu propre : la ville, ses banlieues et les espaces intermédiaires structurant et innervant le tissu urbain, autoroutes, friches urbaines, motels, stabulations commerciales…

D’emblée, on sent que Bruce Bégout maîtrise son sujet. Il restitue une image convaincante de ces lieux interlopes, image puisée dans son vécu puisqu’il a fait des zones suburbaines un sujet d’étude, exposant le fruit de sa réflexion dans quelques essais et un roman (L’Eblouissement des bords de route, éditions Verticales, 2004). A ces espaces extérieurs, il agglomère ceux de l’intérieur de la psyché humaine dont les méandres ténébreux ne sont pas moins angoissants. Ainsi l’intérieur entre en résonance avec l’extérieur.

Vous l’aurez compris à la lecture de ce long préambule : amis de la joie et de la bonne humeur, adeptes des visions prospectives et du vertige spéculatif, laudateurs de l’optimisme à tout crin, passez votre chemin. Nous sommes ici plus du côté de J. G. Ballard, celui de La Foire aux atrocités ou de Millenium People, que de Stephen Baxter ou de Norman Spinrad. A bien des égards, c’est un paysage du désastre, une douce apocalypse que décrit Bruce Bégout. Les trente-huit fragments textuels composant son ouvrage permettent ainsi de reconstituer progressivement une image très sombre de notre société où ne semblent finalement dominer que l’aliénation, le désenchantement, la décadence, l’inappétence, l’indifférence. L’humanité s’y trouve réduite à quelques initiales, pour ne pas dire des particules élémentaires, signe supplémentaire de la déshumanisation générée par les temps modernes. Le quotidien se mélange aux préoccupations morbides des personnages et le morbide devient lui-même un élément de leur quotidien. Hantés par leurs névroses et des monomanies persistantes, victimes consentantes de la société de consommation et de loisirs, en proie à la paupérisation, les personnages de Sphex recherchent une très improbable paix intérieure.

Le diagnostic issu de l’auscultation du patient, notre civilisation, n’est pas très encourageant. On se trouve dans la phase terminale d’une longue maladie dont Bruce Bégout ne nous cache aucun des symptômes. Quant au traitement, il ne semble pas à l’ordre du jour. Ce parti pris est sans doute le point faible de l’ouvrage. On peut juger outrancier une telle vision de la modernité, ne retenant en fin de compte que ces aspects les plus déprimants. Par ailleurs, à quelques exceptions près, les personnages de Bruce Bégout manquent singulièrement de chair. En s’interdisant toute empathie pour eux, l’auteur ne leur confère aucune présence. Ils ne s’incarnent pas et ne se distinguent pas des autres éléments du décor.

En dépit de ces quelques réserves, Sphex reste un ouvrage cohérent de bout en bout, en accord avec le projet de son auteur. Le sera-t-il avec les attentes du lectorat ? Sans doute, si celui-ci recherche une littérature résolument désenchantée.

 

Il est difficile d’être un dieu

Pour le commun des mortels, bourgeois comme boutiquiers, nobles ou simples vilains, don Roumata d'Estor se présente comme le rejeton fortuné d'une vieille famille aristocrate liée à la dynastie impériale ; un fin de race qu'une indélicatesse avec le gouvernement a contraint à l'exil dans le royaume féodal d'Arkanar. Côtoyant au plus près la sphère du pouvoir, il fréquente les puissants, fraye avec la pègre et toise les Gris, cette milice paramilitaire vulgaire dont la seule raison d'exister semble être de servir les desseins de don Reba, principal ministre du royaume. Mais pour la civilisation pan-humaine qui s'étend outre-espace, Roumata n'est qu'un nom d'emprunt, un rôle de composition joué par un agent de l'Institut d'histoire expérimentale de la Terre.

Depuis cinq années, Roumata endure avec fatalisme les mœurs barbares des autochtones et les complots de Cour. En interférant le moins possible, il observe les événements, car s'il est l'équivalent d'un dieu au regard des sujets de ce royaume, il ne doit surtout pas mettre à profit ses connaissances et ses capacités supérieures pour influencer trop ouvertement le déroulement de l'histoire, de peur de provoquer le chaos.

Durant ce lustre, il s'est acquitté efficacement de sa tâche. Mais maintenant que les Gris persécutent les savants, les poètes et les artistes, les événements semblent sortir dangereusement du cadre des prévisions de l'Institut. À ses yeux, le doute n'est plus permis : le fascisme prend pied à Arkanar. Un péril beaucoup plus grand qu'une intervention directe de l'Institut. Sa conscience et son cœur lui dictent d'agir, quitte à susciter la réprobation de ses pairs.

À la lecture de ce bref résumé, d'aucuns auront immédiatement fait la liaison avec le cycle de la Culture de Iain M. Banks, en particulier Inversions. Le parallèle s'impose à l'esprit tant le synopsis, les thématiques et l'atmosphère du roman des frères Strougatski sont ici proches de celles de l'écrivain britannique. Cependant, là où le second fait montre d'une ironie mordante, les premiers laissent libre cours à la noirceur teintée d'un fatalisme slave.

Le roman s'aventure clairement dans le domaine de la réflexion politique et traite au moins deux thématiques : le totalitarisme et l'interventionnisme. Les références au fascisme, sous toutes ses manifestations historiques, sont empruntées directement à notre passé. Ainsi, nazisme et théocratie fournissent-ils les éléments constitutifs du climat de terreur qui prévaut tout au long du roman. Toutefois, il est aisé de relever également des allusions à peine voilées à l'histoire violente de la Russie.

L'interventionnisme est aussi au cœur de l'intrigue des frères Strougatski. Empêtrés dans leurs principes moraux, et convaincus de la fiabilité de leur science historique, les membres de l'Institut refusent d'intervenir sur le cours naturel des événements à Arkanar. Leur inertie condamne Roumata à vivre dans sa chair et son esprit le cauchemar totalitaire. En écartant tout angélisme, les frères Strougatski présentent les avantages et les inconvénients du droit d'ingérence. Leur réponse apparaît radicalement pessimiste : ou ne rien faire ou recréer entièrement l'espèce humaine.

Il est difficile d'être un dieu est enfin le portrait émouvant d'un individu n'arrivant pas à se résoudre à demeurer le simple spectateur du désastre qui s'offre à ses yeux. Qu'il est difficile de vivre l'Histoire lorsqu'elle bégaie…

Au final, Il est difficile d'être un dieu est assurément un roman indispensable à lire, à la fois pour la teneur de son questionnement politique et éventuellement philosophique, mais également pour sa tonalité douloureusement mélancolique. À l'heure des guerres en Irak et en Afghanistan, la réflexion désabusée des frères Strougatski semble plus que jamais d'actualité. Maintenant, on est très impatient de lire les rééditions de Stalker et de L'Ile habitée, annoncées chez le même éditeur.

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