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Baleinier de la nuit

Comme vous le savez, à Bifrost, nous aimons les petits maîtres de la SF. Vous aussi, je n'en doute pas. On me dit que vous êtes plusieurs centaines de milliers à suivre assidûment la rubrique d'André-François Ruaud. C'est bien. La réédition de Baleinier de la nuit devrait donc vous réjouir autant que nous. Robert F. Young eut en France sa petite heure de gloire, grâce aux efforts éditoriaux d'Alain Dorémieux, Jean-Pierre Fontana ou Daniel Walther. Malheureusement, depuis sa mort en 1986, il a quasiment disparu des rayonnages comme des sommaires des revues et anthologies. D'où la joie de le voir reparaître aujourd'hui.

Reconnaissons-le, Robert F. Young doit avant tout sa (modeste) réputation à ses nouvelles. Venu sur le tard au roman (son premier, La Quête de la Sainte Grille, est publié alors qu'il a déjà soixante ans), les cinq qu'il a écrit — deux restent inédits chez nous — n'ont pas laissé un souvenir impérissable. Excepté ce Baleinier de la nuit, unanimement reconnu comme étant le plus réussi. Ce roman trouve son origine dans une nouvelle de 1962, « Le Léviathan de l'espace » (in Fiction N° 110, repris dans le recueil éponyme paru chez Néo en 1984), récit sympathique sinon convaincant d'un homme découvrant dans une immense baleine spatiale une société humaine archaïque — c'est-à-dire semblable à notre XXe siècle.

En s'intéressant à nouveau à ces monstrueuses créatures cosmiques, capables de voyager aussi bien dans l'espace que dans le temps, et que les humains tuent pour les transformer en navires, Robert F. Young a adopté un ton beaucoup plus sombre. John Starfinder est l'un des chasseurs de baleines les plus réputés. L'un des plus instables aussi. Sa vie bascule lorsque, après avoir assassiné l'immortelle qu'il devait épouser, il est contacté par une baleine, retenue sur un chantier spatial mais toujours vivante. La créature lui propose un marché : si Starfinder l'aide à s'échapper, elle deviendra son esclave. L'accord est conclu, l'histoire peut réellement commencer.

Dans un premier temps, les aventures de John Starfinder semblent se suivre sans vraiment avoir de lien entre elles : il est attaqué par trois êtres mythiques, cause la perte d'une naufragée spatiale qu'il voulait sauver, recueille à bord de la baleine une adolescente perdue. Mais par la suite, et grâce à quelques voyages temporels plus ou moins volontaires, les différents fils de la trame se nouent et l'intrigue apparaît dans toute sa cohérence. Au final, Baleinier de la nuit se révèle être une belle réussite, et sa réédition on ne peut plus heureuse.

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Voyage

Et si, au lieu de se tourner vers la navette spatiale au lendemain d'Apollo, Richard Nixon s'était orienté vers une expédition martienne ? Dans la continuité de l'aventure lunaire, elle aurait suivi la même méthode générale, subissant son lot de contraintes budgétaires et de choix techniques minimalistes.

Comme Jules Verne, Baxter inscrit sa SF dans une période contemporaine (ou immédiatement passée : 1969-1986), et à sa différence, il pratique une uchronie pointilliste et pointilleuse. Documenté et précis sur les faits et les dates, il met en scène des réalisations astronautiques demeurées dans notre monde au stade des essais préliminaires (comme ce dernier étage de Saturn V à propulsion nucléaire !). Technophile passionné, Baxter se méfie pourtant de l'enthousiasme conquérant des successeurs de Von Braun. L'importance plus ou moins grande accordée à la protection de la vie des astronautes est au cœur des passages les plus poignants du livre.

Même audacieux, un vol spatial habité requiert une préparation minutieuse, apparemment interminable en regard des instants de gloire passés loin du plancher des vaches. Fort logiquement donc, le roman consacre l'essentiel de sa longueur (et ses meilleures pages) à cette préparation. Si le vol vers Mars s'envole dès les premières pages, son déroulement est entrecoupé de flash-backs beaucoup plus substantiels qui expliquent comment furent choisis hommes et matériel pour la mission. Souvent contre toute attente. Les interrogations du lecteur (on n'ose dire suspense) porteront donc sur le chemin tortueux qui mène au résultat déjà connu.

Rivalités entre astronautes et entre fournisseurs industriels de la NASA, enjeux de pouvoir bureaucratiques et politiques : cette uchronie où la survie de John F. Kennedy à Dallas se réduit à une toile de fond des débats entre Langley et Huntsville (deux centres de recherche de la NASA) peut paraître aussi aride que le désert martien. Au pire, on pense aux pavés explicatifs en bas d'image des Buck Danny de la grande époque. Toutefois, Baxter sait faire vivre un moment captivant, un accident spatial qui tient à la fois de celui d'Apollo 13 (qui appartient aussi à l'univers du roman) et à l'explosion de la navette Challenger. Ce moment n'a que le tort d'arriver tard dans le livre, vers la fin du premier volume.

Comme dans L'Étoffe des héros de Tom Wolfe, les personnages sont nombreux, parfois difficiles à distinguer au début (Baxter n'a pas la maîtrise romanesque de son modèle). Émerge heureusement la figure de Natalie York, première femme astronaute et première sur Mars, qui triomphe des obstacles placés sur son chemin par le machisme ordinaire. Et toute une galerie de scientifiques et d'administrateurs, avec leurs vies tordues, voire détruites par l'entreprise pharaonique à laquelle ils se sont voués.

Il faut sûrement pour plonger dans ce livre avoir conservé une pincée de passion pour l'aventure spatiale. Technophiles, amoureux d'écriture journalistique transparente, vous adorerez. Baxter laboure l'étroit sillon d'un réalisme « alternatif » : on peut se piquer à son jeu à condition d'avoir quelques prédispositions.

Vous avez dit virtuel ?

Si les modules de Réalité Virtuelle récréatifs les plus populaires sont ceux mettant en scène des guerres de gangs dans des villes post-apocalyptiques, quand les usagers commencent à mourir sous le casque au moment même où leur arrivent des malheurs dans le virtuel, il y a quelque chose qui cloche. Et de quoi motiver l'intervention de la police.

L'inspectrice Konstantin enquête sur le meurtre de Tomoyuki Iguchi, un jeune homme retrouvé la gorge tranchée dans le club de RV duquel il se connectait à Noo Yawk Sitty post-apocalyptique. Elle doit faire face à une patronne de club peu encline à coopérer avec les forces de l'ordre, à des employés frustrés, et à des clients qui éprouvent pour la virtualité une loyauté à la mesure de leur échec dans la réalité ordinaire. Pendant ce temps, Yuki, une jeune femme d'origine japonaise, recherche désespérément le même « Tom » Iguchi, qui n'a plus donné signe de vie après être entré en contact avec une femme à la réputation de caïd du milieu, Joy Fowler.

Chacune des moitiés de ce court roman pourrait constituer une longue nouvelle (et celle qui met en scène Konstantin a déjà été publiée en 1995 dans Omni On Line sous le titre « Death in the Promised Land », avec un dénouement quelque peu différent). Le résultat global est enlevé, moins ambitieux peut-être mais beaucoup plus lisible que Les Synthérétiques. Surtout, la virtualité y est vue avec beaucoup d'humour, sans doute parce que vue par les yeux de Konstantin, novice en matière de RV. Elle y accumule les bévues — souvent sans gravité — et s'indigne du commercialisme rapace et du légalisme hypocrite qu'on y rencontre sans cesse. Quant aux aficionados de la RV, ils paraissent aussi obsédés et ridicules que, disons, des fans de SF ! (du moins dans l'image la moins favorables qu'on peut s'en faire).

Un fantôme plein de dignité plane cependant sur ce livre, celui du Japon, englouti bien avant dans une catastrophe jamais détaillée. Le pays ne vit plus que dans les cœurs de ses enfants dispersés dans le monde, qui sont passionnés par sa culture sans toujours bien la comprendre. On pourrait prendre cela comme une touche d'ironie de plus, un regard biaisé sur la fascination japonaise des fondateurs du cyberpunk qu'ont été William Gibson et Bruce Sterling ; mais ce Japon virtuel sait exercer une véritable fascination, susciter de véritables émotions.

On peut comparer ce livre au Dixième Cercle de Guy Thuillier : celui de Cadigan est l'œuvre d'une auteur infiniment plus expérimentée, voire blasée ; ses personnages ne remettent pas en question la structure de leur univers, restent au niveau de l'anecdote, mais brillamment exécutée, pleine de petites trouvailles, et sans cesse prenante. Comme un très bon roman policier.

Frère Termite

Depuis la présidence d'Eisenhower, des extra-terrestres aux mœurs d'insectes se sont installés à la Maison Blanche et dans les allées du pouvoir américain. Nous sommes au 21e siècle, une sorte de gouvernement mondial est en place (greffé sur le pouvoir américain) ; et les Cousins, comme ils se nomment eux-mêmes, occupent ouvertement des postes-clé dans la hiérarchie. À commencer par Reen, protagoniste du livre, et sorte de proconsul extra-terrestre sur notre planète.

Il est l'inamovible chef d'état-major du Président Jeff Womack, lui-même installé à son poste depuis cinquante et un ans par la grâce d'un amendement constitutionnel dû au même Reen. Pendant que les Cousins préparent en secret l'extinction de la race humaine, les chefs respectifs de la CIÀ et du FBI se livrent une lutte féroce pour conquérir la confiance de Reen, tout en complotant chacun derrière son dos.

Les humains de base manifestent, eux, une haine beaucoup plus franche envers les extra-terrestres…

Pauvre Reen, finalement. Il est douloureusement surpris par toutes les trahisons qu'il découvre. D'autant plus douloureusement qu'il aime ces humains qu'il doit éliminer en douceur, et qu'il aime passionnément Marian Cole, directrice de la CIA et mère de son enfant.

Obtenue par recombinaison génétique, Angela est encore une petite fille, mais, avec une poignée d'autres, elle préfigure une race hybride, destinée à prendre la place à la fois des humains et des Cousins, rongés par un mal génétique inexorable.

Patricia Anthony adopte un style narratif très dépouillé, concis, factuel, fait de phrases courtes. Qui me rappelle Rebecca Ore. Et comme elle, elle met en scène des extra-terrestres qui s'intègrent dans un jeu social avec les humains ; ses Cousins me font penser à des patrons japonais venus s'adapter avec plus ou moins de bonheur aux employés américains des entreprises qu'ils auraient rachetées. Il faut préciser que l'humanité, dans le vécu du livre, se confond avec les USA, au point que les humains sont à un moment décrits comme des gens qui conduisent des Volvo, ou des pick ups Chevy, une distinction socio-culturelle qui appartient entièrement aux Etats-Unis des années 1980. L'étonnant, la marque du talent, c'est l'intensité de l'émotion tragique qu'elle arrive à susciter malgré la concision chirurgicale de sa narration.

Ce livre, en dépit d'affirmations téméraires de sa 4e de couverture, n'a rien à voir avec les « X-Files » (aucune paranoïa n'est nécessaire, on sait exactement ce que veulent les extra-terrestres, puisque le récit est de leur point de vue), et n'a en commun avec Docteur Folamour que se dérouler à la Maison Blanche. La traduction est parsemée d'anglicisme qui m'ont fait grincer les dents. Que ces péchés véniels de l'éditeur ne vous empêchent pas de découvrir un livre original et bien mené.

Étoiles mourantes

En se répandant dans l'espace, l'humanité s'est dispersée en quatre Rameaux plus mutuellement étrangers qu'antagonistes : Mécanistes, Organiques, Connectés, et la Fédération Originelle qui, en dépit de son nom et de sa position historique (la Terre en fait encore partie) est aussi isolée et bizarre que n'importe quelle autre branche ; car toutes ont connu des évolutions qui ont modifié la notion même d'humain. Les quatre Rameaux sont présentés dans une première partie du livre dans quatre sections d'exposition. Chacune occupe l'espace d'une longue nouvelle, mais introduit assez de personnages et d'éléments de décor pour avoir le potentiel d'un roman.

Les Mécanistes mâles vivent en symbiose avec des armures qui sont intelligentes, héritières de la mémoire de toute la lignée de leurs habitants successifs. Autant dire qu'il ne fait pas bon entretenir une mentalité de révolté ; et la volonté propre des Armures est pour beaucoup dans l'orientation permanente de leur société vers la guerre. Les femmes, qui ne portent pas d'armure, sont vouées au rôle de mère ou de putain (pardon, geisha), ce qui n'empêche pas quelques-unes d'entre elles d'entretenir des projets de révolte féministe, brutalement réprimés ; tandis qu'un autre foyer d'agitation couve du côté des ingénieurs, rétifs au pouvoir beaucoup plus militariste (si c'est possible) des Armurieurs. Tecamac, le jeune protagoniste de cette section, présente l'originalité d'habiter une Armure vierge, sans occupant précédent. Son talent n'a d'égale que sa révolte.

La Fédération voue à la mort une sorte de culte paradoxal ; ses citoyens, et même ses enfants, passent une bonne partie de leur vie sous forme de projection désincarnée, et lors de leur décès se font remplacer par des personae qui doivent exprimer un maximum de ce qu'ils furent. Mais la création d'une personae ne va pas de soi, c'est une œuvre d'art qui demande l'intervention d'un spécialiste. Gadjio est un de ceux-là. Il entretient avec la mort un rapport aiguisé par le décès de sa fille, qui aura toujours huit ans sous la forme éthérée qui est désormais sienne. Quand s'ouvre le roman, Janos Koriana, qui est le Charon, c'est-à-dire le dictateur de la fédération, est mourant ; il fait appel à Gadjio pour confectionner sa personae. Mais un tel client ne peut pas être commode. Koriana, comme un despote faisant exécuter ses architectes une fois son palais construit, exige d'effacer la mémoire de Gadjio une fois la personae réalisée. Le heurt est inévitable.

La société des Organiques vit pour l'Artefaction. Rendue possible par les « embiotes » qui partagent le corps de tous les Organiques, c'est une forme de création artistique qui ressemble plutôt à un accouchement (avec tous les aléas que cela présente), et a pour but un don mutuel. Faute de ce don, la croissance des embiotes n'a plus de limites dans son hôte, et transforme l'artiste lui-même en statue. Les œuvres ainsi créées, dernier témoignage de dépassement artistique de leurs auteurs, reposent dans un musée spécial. Mais le gros de la section est consacré à des dialogues sur le système politique des Artefacteurs, qui se veut anarchiste. Bien entendu, il est en fait dominé par des tendances, des clubs plus ou moins organisés parmi la minorité des gens qui se soucient du devenir collectif de leur société — qui se nomment, avec une certaine dérision, les Anarques. Les protagonistes principales de cette section, Tachine et sa fille Erythrée, sont en première ligne du combat politique souterrain de la société Artefactrice — avec Erythrée dans le rôle de la révolutionnaire ; c'est elle qui écrit les meilleurs slogans de Contre-Ut(opie), dans ces batailles qui ne peuv[ent] être qu'orale[s] (p. 184). La seule bataille qui compte, finalement, c'est celle que se livrent Tachine et Erythrée au cours de leurs dialogues : « les phrases taillées au couteau se mettaient à crépiter, péremptoires, violentes, jusqu'à n'avoir plus, chacune, que l'ambition d'emporter le duel en clouant définitivement l'adversaire » (p. 183).

Quatrième et dernier Rameau, les Connectés ne peuvent supporter la vie sans un flot constant d'information échangé sur le réseau informatique avec les autres membres de leur communauté — ce qui limite nécessairement la taille de leur Rameau, localisé dans un habitat spatial, et leurs voyages d'exploration ! Nadiane, protagoniste de cette section, doit ses succès dans la prospection minière sur les astéroïdes à sa capacité à reconstituer une communauté virtuelle qui lui permet de supporter l'isolation quelques heures de plus.

Ayerdhal et Jean-Claude Dunyach travaillent dans des registres fort différents, et plutôt que d'essayer de fusionner leurs styles ou leurs imaginaires, ils semblent avoir joué intelligemment sur leurs différences pour élaborer l'univers de ce livre. Si les Connectés font penser aux univers de Greg Egan et au cyberpunks, si la dualité entre Mécanistes et Organiques est parallèle à celle élaborée par Bruce Sterling dans La Schismatrice et le cycle de nouvelles associé (in Crystal Express), si la relation entre Armure et Mécaniste de chair doit beaucoup aux humains cyborguisés de Gregory Benford (La Grande Rivière du Ciel), le contraste entre Mécanistes et Fédération, les deux premiers Rameaux présentés, met en exergue les tropismes de chaque auteur. Ils se caricaturent eux-mêmes plutôt que de diluer leurs spécificités respectives. Ayerdhal en particulier doit bien jouer quand il décrit comme des batailles les dialogues (très marqués) qu'il pratique. Et si Stolze fournit avec l'analyse grammaticale du texte des arguments irréfutables de paternité littéraire, le comportement des personnages et, dans une moindre mesure, les obsessions thématiques, permettent d'identifier immédiatement l'auteur de chaque passage.

Quoique notre tandem ne pratique pas jusqu'au bout le jeu de la dissonnance : l'Artéfaction des Organiques est une préoccupation bien dunyachienne, tandis que les préoccupations politiques des Artefacteurs (au-delà de leurs répliques) sont du Ayerdhal tout craché. S'il y a hésitation possible sur l'identité du concepteur de ce Rameau-là, on ne peut douter de qui a écrit la section qui lui est consacrée. Le rapport mère-fille de Tachine et Erythrée (Ayerdhal) est une perpétuelle rivalité ; le rapport père-fille entre Gadjio et Marine (Dunyach) est tout en amour nostalgique

Il est un autre point où le tandem autorial vient puiser dans l'univers de Dunyach seul : l'essaimage humain, toutefois, n'aurait jamais pu se produire sans les AnimauxVilles, celles qui avaient été introduites dans Étoiles Mortes (Fleuve Noir 1991, deux volumes). Gigantesques, structurées en rues, places et corridors, ces baleines de l'espace possèdent le pouvoir de voyager par téléportation et se sont volontiers pliées aux désirs des humains. Celles qui sont domestiquées peuvent remplir leur fonction de cité, comme Lapis Lazuli, devenue centre urbain majeur des Organiques ; et Brumée, qui héberge leur musée des créateurs statufiés par leur embiote. Notre Mère des Os, installée à côté du palais du Charon de la Fédération Originelle, faisait fonction de corbillard de l'espace. Maintenant elle ressemble plutôt à une cathédrale habitée par le seul Gadjio, prêtre jaloux, et hantée par le spectre de la fille de celui-ci. Mais les Villes habitées sont légion, et les troupeaux d'AnimauxVilles sauvages plus nombreux encore.

Ce sont les AnimauxVilles qui mettent l'intrigue en route, en provoquant les Retrouvailles des Rameaux qui seront le sujet de la deuxième moitié du livre. Une supernova se prépare, et cet événement porte toujours à conséquence sur le Ban, le réseau hyperspatial utilisé par les AnimauxVilles pour se téléporter. À chacune de ces occasions, donc, les AnimauxVilles se regroupent autour de l'étoile sur le point d'exploser, et souhaitent toujours amener avec eux des représentants de chacun des Rameaux de l'humanité. Les personnages que nous avons suivis au cours des sections d'ouverture ont tous une raison ou une autre de venir au Retrouvailles — mais ceux qui ont le plus d'arrière-pensées sont les Mécanistes.

Connectés et Mécanistes n'utilisent pas les AnimauxVilles ; mais ces derniers construisent un vaisseau expérimental qui leur permettra la téléportation mécanique, privant par là les Villes de leur nécessité. Là encore, la collaboration entre Ayerdhal et Dunyach s'épanouit en un duel féroce entre leurs créations, les Mécanistes figurant une vision démentielle du surmâle, dominateur, agressif, bardé de ce préservatif d'acier qu'est l'Armure ; tandis que les AnimauxVilles — qui sont sexués, et peuvent être mâles ou femelles, éventuellement tour à tour — présentent quand bien des aspects (éventuellement fantasmatiques) d'un sexe féminin. Même Noone, une ville vieille, « au cuir épais, possédait toutefois au cœur de ses replis une zone de chair tendre, aux capillaires apparents » (p. 130). Janos Koriana entretient avec Noone une liaison physique passionnée : « l'air (…) laissait sur la langue un goût imperceptible que le Charon n'avait jamais oublié. Retrouver, après tant d'années, cette saveur qui n'appartenait qu'à Noone le bouleversa (p. 131). Les Villes possèdent une surface, avec des bâtiments, mais dans ce livre-ci, l'action se passe surtout au sein de leurs cavités internes, dont les parois intimes (p. 370) ruissellent de sécrétions, ou sont décorées de draperies couleur de rubis (p. 131).

On pourra objecter à ce tableau vaginal la présence des Beffrois des villes, sortes de tours de chair, d'os et de cartilage qui se dressent en leur centre ; je pense qu'ils tiennent plus lieu de clitoris que de verge. Et quand Notre Mère des Os s'arrache du palais du Charon Koriana en se laissant déchirer par les câbles barbelés qui la retenaient au sol, je ne peux m'empêcher de penser au déchirement (douloureux) d'une monstrueuse infibulation. Erythrée, comme Gadjio et Koriana fait partie de ceux que Dunyach nommait déjà dans Etoiles Mortes les Amants des Villes — tandis que les Mécanistes, naturellement, cherchent à soumettre ou à violer ces dernières. La sensualité qui irrigue toute la section consacrée à la Fédération Originelle lui confère une puissance qui manque à celle consacrée aux Connectés, où Dunyach met plus en œuvre ses connaissances d'informaticien.

Après avoir suivi les personnages de chaque Rameau dans quatre sections initiales peu liées entre elles, le roman passe sa deuxième moitié au voisinage de la supernova imminente. Ici Ayerdhal et Dunyach travaillent en tandem ; grosso modo, au premier l'action et les dialogues, au second les décors, les idées relevant plus spécifiquement de la SF. Ayerdhal le moraliste, Dunyach l'esthète — à condition de prendre la recherche scientifique comme un art. Le complot des Mécanistes est une vraie histoire de super-science comme la SF française en offre peu d'exemples — et il est symptomatique que Jean-Louis Trudel ait été mis à contribution sur quelques points techniques de ce roman. Toutefois, l'aspect émerveillement scientifique est occulté au profit des aspects politiques et amoureux du choc des cultures humaines. J'avoue une petite déception quant à la deuxième partie : les quatre amorces avaient mis en place des sociétés et des personnages d'une complexité jubilatoires. Mais trop nombreux pour tous avoir la vedette ! Les intrigues naissantes sont souvent oubliées une fois que tout le monde se Retrouve. Certes, Gadjio le Passeur des Morts règle en bonne partie ses comptes avec le Charon, et avec le spectre de sa petite fille morte, mais (par exemple) les contradictions internes à la société Mécaniste sont escamotées dans la violence, et celle de l'anarchisme des Organiques ne sont plus rediscutées, et surtout ne jouent guère de rôle au moment des Retrouvailles, alors qu'elles occupaient beaucoup d'espace au début du livre. Quant aux Connectés, ils restent, tant au niveau individuel que collectif, la composante la plus pâle du livre.

Collaboration ne veut pas dire alignement, et Ayerdhal et Dunyach me plaisent plus en polyphonie qu'à l'unisson. Leur livre en commun puise à de nombreuses sources, regorge d'éléments intéressants, mais son intérêt faiblit dans l'emballement de la dernière ligne droite.

Le Dixième Cercle

Paris, 2099. Macrosoft et Virtual, deux sociétés d'informatique, se livrent une course effrénée pour la mise au point du procédé Cogito, une méthode d'immersion dans le virtuel qui permette au cybernaute d'oublier non seulement la réalité extérieure, mais encore sa propre personnalité, comme s'il vivait un rêve où son rôle investisse son moi intérieur.

Malheureusement pour eux, les tests achoppent toujours au même point, avec une perte de contrôle de l'univers du rêveur pour en arriver à un cadre cauchemardesque qui est le même pour tout le monde.

Arthur Taillandier travaille pour Virtual, mais ses préoccupations sont bien loin de refléter une parfaite loyauté d'entreprise. Essayer (sans le moindre succès) de sortir avec sa collègue Marie, fumer joint sur joint, et s'enfoncer dans des univers virtuels de plus en plus pervers, voici la trame de son quotidien. Et qu'importent les bruits de révolution qui grondent dans les cités périphériques, ou les élections à venir qui promettent l'arrivée au pouvoir d'un candidat fasciste. Le plus ennuyeux pour Arthur, ce seraient plutôt ces attentats commis dans le cyberspace par le mystérieux groupe RV. Et l'effilochage de la trame de son quotidien qui se manifeste d'abord par des phénomènes inexpliqués dans son appartement, dont la maladie mentale pourrait rendre compte ; puis par l'accès inopiné à un dixième cercle du cyber-espace, dont les activités économiques ou culturelles sont organisées en neuf cercles, les deux derniers étant voués respectivement à la pornographie et à la violence avec douleur réellement ressentie. Ce dixième cercle est lui un univers unique et de taille inédite dans l'espace et dans le temps, qui retrace les conquêtes d'une religion nouvelle, suivant un schéma emprunté à l'histoire de l'islam.

On s'en doute, la majeure partie du récit se déroule dans des univers virtuels. Et ce jeu du virtuel, ou de l'hallucinatoire, ne se joue à son niveau d'intérêt maximal que si personnages et lecteurs peuvent se méprendre sur le niveau de réalité auxquels ils se trouvent — depuis Simulacron 3, depuis Philip K. Dick cité en exergue de ce roman, l'amateur de SF a dû apprendre la leçon. Le Dixième Cercle ne déroge pas à cette règle, même s'il ne compte qu'un vrai retournement ; moins extraordinaire, mais plus solidement étayé que celui qui était au cœur des Paradis Piégés de Richard Canal.

On ne peut guère pousser plus loin la comparaison ; là où Canal est poétique dans les images comme dans le langage (jusqu'à l'excès, s'il le faut), Thuillier est direct dans son style, et la société future qu'il postule relève d'une extrapolation linéaire. Arthur Taillandier, comme il est d'emblée confessé, est certes un anti-héros, et porte sans cesse sa balourdise et l'ordinaire de ses goûts. Et la lutte pour le pouvoir dans la société européenne, jusqu'à ses coulisses, est réduite à une caricature. Si l'on peut trouver des justifications logiques au grain plutôt grossier de l'image ici développée, ces défauts de finesse n'en rendent pas moins la lecture moins excitante à l'échelle d'un roman. Toutefois celui-ci ne manque pas d'énergie, et devrait plaire beaucoup. Il a le mérite d'être l'œuvre d'un auteur nouveau, qui pourrait trouver un public nouveau, pas encore blasé de la thématique des univers artificiels emboîtés.

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