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L'étrange affaire Nottinger

Grande-Bretagne, époque contemporaine. Lasse des affaires d’adultère, la détective Nadia Leigh succombe au charme de l’inconnu, entamant une enquête pour laquelle elle a été sollicitée de manière insolite. En effet, dans un courrier lui étant adressé, un certain Edward M. Nottinger lui demande d’élucider un assassinat commis à Hastings. Selon la police, la victime, dont on a retrouvé le corps dans la bibliothèque de sa demeure familiale, se serait suicidée. Un fait qu’il conteste, bien évidemment, dévoilant dans son message d’autres éléments plus occultes. Mais peut-on croire l’auteur d’une lettre lorsqu’il prétend être la victime elle-même ? En tout cas, le mystère de la situation titille le sens de la logique de Nadia, d’autant plus que la médium ayant servi d’intermédiaire n’est plus en mesure de confirmer s’il s’agit ou non d’un canular, ayant elle-même basculé depuis dans la folie. Toute affaire cessante, la détective prend le train pour Hastings afin de satisfaire sa curiosité et, sur place, ne trouve qu’un faisceau de faits étranges appelant bien d’autres questions. D’abord, un majordome désœuvré, aux prises avec de lointains héritiers chicaneurs, qui n’hésite pas à lui ouvrir les portes de la demeure du défunt. Puis, dans la cave, un coffre rempli de secrets de famille inavouables, prouvant notamment l’existence d’un lien entre le père de la victime et un club réservé aux hommes qui semble abriter des activités bizarres. Enfin, elle reçoit en rêve la visite de son client, du moins, de son fantôme, une apparition spectrale qui la pousse à poursuivre ses investigations jusqu’au bout, quitte à se frotter aux adeptes d’un culte impie prophétisant l’apocalypse et aux créatures qu’ils invoquent.

Que ce soit en littérature, en bande dessinée, au cinéma ou dans le jeu de rôle, H. P. Lovecraft et son univers fascinent toujours une foule de continuateurs, de pasticheurs et autres commentateurs passionnés par un auteur suscitant par ailleurs la controverse pour certaines de ses idées. Jeune auteure venue de l’autoédition, Claire Billaud signe, avec ce second roman paru chez Mü Éditions, une variation autour de l’imaginaire de l’auteur de Providence, puisant dans son œuvre quelques motifs empruntés au pseudo-mythe de Cthulhu et aux aventures d’Herbert West. Pourtant, en dépit de prémisses engageantes, on ne peut s’empêcher de trouver L’Étrange affaire Nottinger un peu terne et mollasson. La faute surtout à une intrigue dépourvue de toute tension dramatique, de tout sentiment d’effroi ou de folie. En conséquence, on tourne les pages poliment, sans véritable passion ou frisson, se contentant de suivre un récit factuel et balisé dépourvu de véritable souffle horrifique. La menace esquissée à Hastings n’est d’ailleurs même pas indicible, elle se révèle juste convenue, prévisible, l’atmosphère fantastique semblant shootée aux anxiolytiques. Quant au traitement des personnages, il ne suscite guère l’adhésion ou la répulsion. Tout au plus, une attention distraite pour leurs malheurs, mais guère davantage.

Bref, s’il n’y a pas matière à s’enthousiasmer ou à frémir en lisant L’Étrange affaire Nottinger, on se gardera pourtant d’accabler une auteure qui s’essaie à un genre qu’elle ne maîtrise manifestement pas. Sans doute pèche-t-elle par la timidité de son écriture, qui peine à convaincre tant elle ne transmet guère d’émotion ou de mystère. On se contentera donc de signaler l’existence de ce roman, à défaut d’en louer le caractère incontournable.

La Part du monstre

La Part du monstre est le second roman post-apo zombie de M.R. Carey. C’est aussi une manière de préquel à Celle qui a tous les dons.

Dix ans que la catastrophe zombie a commencé (nous sommes donc dix ans avant les faits de Celle…). La plus grande partie de la population britannique a été anéantie par les affams, les zombies affamés dont nul ne connaît l’origine mais dont la dangerosité extrême et contagieuse est certaine. Une grosse communauté survit dans la base de Beacon, gouvernée par une dyarchie instable civile et militaire. C’est de cette communauté que part pour plusieurs mois un véhicule blindé, le Rosie. Son équipage mixte (lui aussi, civil et militaire) doit faire la tournée des sites visités par une précédente expédition, perdue depuis, afin d’y collecter les éventuelles informations qui permettraient de lutter enfin efficacement contre le péril mortel qui menace l’humanité. Entre affams et pillards cannibales, les risques sont énormes, d’autant que l’équipe n’est pas cohésive, qu’une des scientifiques est — au pire moment — enceinte, qu’un des leaders du groupe est un agent infiltré de l’autorité militaire de Beacon. Le Rosie a néanmoins, même s’il l’ignore encore, un atout de taille en son sein : Stephen, 14 ans, la pièce rapportée imposée par la biologiste Khan, un autiste surdoué qui va faire une découverte capitale. Sera-ce suffisant ?

Le problème de fond du roman est qu’on sait, si on a lu son prédécesseur, que la réponse à la question précédente est non. Difficile alors de bâtir un thriller, même si le pitch semble pointer dans cette direction, d’autant que les structures des deux romans sont très similaires. Le texte souffre d’autres défauts : une première moitié bien poussive, une centration trop grande sur le petit (mais trop grand pour une vraie immersion) groupe du Rosie alors que des événements capitaux se déroulent au loin mais qu’ils ne sont traités que backstage, une progression narrative dont le moteur réside trop souvent dans la dissimulation d’informations capitales par telle ou telle partie du groupe. Quelques qualités, néanmoins. D’abord, le personnage et les processus mentaux de Stephen sont plutôt bien traités, me semble-t-il. Ensuite, quand le groupe devient plus réduit et que les enjeux se précisent, le texte aborde la question du prix à payer pour sauver l’humanité, dans une approche qui décide absolument de tourner le dos à l’humanocentrisme ; et c’est finalement ce point qui fait l’originalité du récit de Carey (mais là aussi, ça a déjà été vu dans le volume précédent). Enfin, il y a quelques bonnes pages, émouvantes parfois, sur l’acceptation de la fin, de sa propre fin, et quelques passages finement écrits de contact inter-espèce, une volonté manifeste d’humanisation de ces décidément non-humains que sont les infectés. Mais même l’émotion est rare et quelquefois, hélas, un peu facile.

Alors, lire ou pas ? On peut. On n’est pas obligé. D’autant que s’il est habituel de dire qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, c’est pourtant un peu le cas ici.

La Fantastique Famille Telemachus

Durant les années 60, au plus fort de la Guerre froide, Teddy Telemachus rencontre la jeune Maureen McKinnon. Les deux participent à des tests universitaires cherchant à valider et comprendre les pouvoirs paranormaux. Teddy est un escroc charmeur et sans limite, virtuose de la manipulation et de la prestidigitation, Maureen, elle, est une vraie médium qui peut voir à distance. Qu’importe leur différence de fond, les deux sont recrutés par l’une de ces agences gouvernementales qui, à l’époque, essaient de militariser les prétendus pouvoirs psi. Cerise sur le gâteau, Teddy et Maureen tombent amoureux l’un de l’autre, se marient, et engendrent trois enfants, tous doués, Irène, Frankie et Buddy. Les cinq formeront la fantastique famille Telemachus, aussi célèbre qu’Uri Geller jusqu’à une prestation télé catastrophique, suivie, peu après, par la mort de Maureen. Vingt-et-un ans plus tard, la famille n’a plus que l’ombre de sa gloire passée. Frankie — le télékynétique — est un loser du genre de ceux qui pensent toujours que le prochain coup sera celui qui leur permettra de se refaire, Buddy — le voyant — est affligé de ce qui ressemble à une forme d’autisme, Irène — qui sait toujours quand on lui ment — vit avec son fils Matty chez Teddy, incapable qu’elle est de garder un emploi ou une relation amoureuse. Partant de là, le roman entremêle les présents compliqués des membres de la famille : Frankie doit une grosse somme au mafieux local, Buddy est engagé dans une série d’actions qu’il est le seul à comprendre, Irène tente de retrouver une vie amoureuse et professionnelle plus satisfaisante. Si ça ne suffisait pas, Matty et ses cousines ont aussi visiblement des pouvoirs, et l’agence gouvernementale des 60’s se rappelle au souvenir de la famille.

Le roman est régulièrement touchant. Les angoisses d’Irène émeuvent. Le projet à très long terme de Buddy intrigue puis attriste, les graves soucis de Frankie aussi. Il y a également Matty, adolescent en quête de lui-même et d’histoire familiale, ou Teddy qui voudrait une relation sentimentale et aime profondément les siens mais ne sait être qu’autocentré. On sent, entre les Telemachus, un amour véritable qui a trop souvent du mal à s’exprimer. Le poids des responsabilités et des déceptions personnelles, le manque, inguérissable, de Maureen, rendent tout trop compliqué. Et pourtant, l’amour et le soutien des uns aux autres ne se dément jamais, s’exprimant de la manière la plus éclatante dans les messages très émouvants que Maureen envoie à sa famille par-delà la mort ou dans la vie gâchée par l’inquiétude d’un Buddy trop clairvoyant qui aura passé son existence à essayer de protéger sa famille d’un risque inconnu. De grands pouvoirs ne donnent pas de grandes responsabilités, de grands pouvoirs donnent de grandes misères.

Bonus : l’histoire fonctionne comme un des tours de magie de Teddy, avec préparation, construction, et prestige à la fin.

Ceci posé, le roman est néanmoins décevant. Présenté comme très drôle, il l’est parfois mais pas souvent. Problème de texte, de traduction, de références culturelles, je l’ignore. Toujours est-il que, s’il est régulièrement touchant, il est rarement exaltant, et parfois ennuyeux. Trop rempli, trop brouillon, il passe trop souvent d’un coq à un âne, hésitant entre plusieurs histoires et plusieurs genres sans jamais choisir ce qu’il veut dire ou comment le dire. Dommage.

La Controverse de Zara XXIII

Zara XXIII, une planète sauvage à des dizaines d’années-lumière de la Terre. Dépourvue d’espèce sentiente susceptible d’en revendiquer la propriété, et riche de ressources naturelles, Z. XXIII est exploitée à tous les sens du terme par la Zara-Corp. Seule concession aux règles strictes de l’administration coloniale : respecter un minimum l’environnement de la planète, dans un mix de précaution et de remise en état qui s’apparente plus à du greenwashing qu’à un vrai souci environnemental. Les actionnaires s’enrichissent, certains prospecteurs aussi.

L’un de ces prospecteurs s’appelle Jack Holloway. Bordélique, guère respectueux des règles, fort en gueule, Holloway a bien peu d’amis sur Z. XXIII ; il est considéré, à juste titre, comme un vrai connard. Et voilà qu’un jour, en prospection, le misfit foire une déflagration contrôlée. De là, deux issues possibles : il est viré pour le trouble environnemental causé, ou associé à l’exploitation du fabuleux gisement de pierres précieuses qu’il a accidentellement mis au jour. Mais y aura-t-il exploitation ? Car Holloway découvre, dans son habitation, un petit groupe de créatures (les toudous !!!) qui ressemblent à des chats en plus futés, et dont le comportement amène à se demander s’ils ne seraient pas l’espèce intelligente de la planète. Si c’était le cas, tout devrait cesser et Z. XXIII leur serait alors restituée. On comprend que ça ne fasse pas l’affaire de la ZaraCorp. La bataille judiciaire commence, les coups bas aussi…

John Scalzi écrit ici une nouvelle version des Hommes de poche, de H. Beam Piper.

La Controverse de Zara XXIII a beau se passer dans l’espace, il se situe quelque part entre le western ou le roman colonial (ce qui revient un peu au même), mâtiné d’une approche qui se veut humoristique à la Cary Grant, sans oublier le film de procès. L’ensemble se lit vite et bien, mais n’est guère profond. Le titre choisi par l’éditeur veut inciter à lorgner sur La Controverse de Valladolid, mais on en est loin ; le titre VO, Fuzzy Nation, est plus cohérent avec le ton du roman. Publié en 1962 et nominé au Hugo en 63, le Piper était sans doute adapté à son temps. En dépit de quelques patches (greenwashing, souci du patriarcat, etc.), la version de Scalzi est atrocement datée. Tout y est : les oppositions surjouées entre Holloway et la Corp, les « méchants » coloniaux aussi immoraux que guère malins, le chien fidèle, le côté mutin de l’ex d’Holloway, et le charmant couple qu’elle forme avec l’avocat de la compagnie, la bonne humeur volontariste de tout ce petit monde, la comédie judiciaire avec coups de théâtre à la barre, jusqu’à l’épiphanie d’Holloway se découvrant une conscience capable d’étouffer son égoïsme ou le final dans lequel la juge intègre sanctionne le Puissant et protège le Petit ; on se croirait dans un film en noir et blanc. Scalzi fait ce qu’il veut, mais la SF a évolué depuis. On pourra conseiller cet inoffensif roman à un jeune qui veut découvrir le genre ou à un récalcitrant qui veut s’encanailler sans trop se dépayser.

Le Verrou du fleuve

Si vous n’avez pas encore lu La Messagère du ciel, passez d’emblée à la critique suivante. Le Verrou du fleuve, sa suite directe, reprend là où le premier tome s’est arrêté, et cette chronique est susceptible de divulguer des éléments propres à gâcher la lecture de l’opus initial. Deux siècles après l’effondrement de l’empire d’Asrethia, le dieu Aska s’est choisi un prophète, Ganner, a levé une armée de monstruosités et marche, invaincu, sur le royaume de Rhovelle. Pour le contrer, son frère Wer s’est trouvé un Héraut en la personne de Mériane, paria et femme. Convaincre le clergé qu’elle est sa Messagère relève d’une mission impossible. Et faire d’elle la sauveuse de la ville de Loered, surnommée le Verrou du Fleuve (réputée imprenable grâce à ses sept enceintes fortifiées) et assiégée par l’Éternel Crépuscule d’Aska, semble encore plus illusoire. Avant de défaire les Askalites, il lui faudra gagner le cœur des hommes à la raison aveuglée par le poids des traditions et des préjugés. Et convaincre des prêtres pétris de certitudes renforcées par une foi parfois extrême. Pendant qu’elle chemine à la tête d’une maigre colonne de ravitaillement vers Loered, la ville tient le siège, sous le commandement du vaillant mais âgé duc Thormig. La cité attend la charge de l’armée ennemie et, sous une pluie sans fin, le découragement gagne les troupes. Il faut pourtant que le Verrou tienne.

Comme dans le premier tome, la narration multiplie les points de vue, délaissant souvent les pérégrinations de Mériane au profit des événements autour et dans Loered, sans pour autant en oublier les arcs secondaires. L’arrivée de nouveaux personnages ouvre d’autres pistes. Le chroniqueur attaché au pas de Mériane montre ainsi que les faits importent moins que la manière dont ils vont être mis en scène et racontés. On devine que chaque intrigue de palais, chaque décision, chaque action de tous les protagonistes, même celui qui n’a pour l’instant que peu d’importance, peut peser sur le destin du monde. Il en résulte une ambiance générale et un ton plus sombres et plus sanglants, très différents du premier opus. Lionel Davoust restitue avec précision et minutie les combats, les batailles accompagnées du souffle de la mort, et parvient à retranscrire avec force l’attente qui ronge les âmes et le désespoir qui empoisonne lentement. Au bout des cinq cents pages, l’issue finale n’est pas encore connue. Le deuxième tome de la série, trop imposant, s’est vu coupé en deux. La trilogie initiale cède donc la place à une tétralogie. La semi-fin du Verrou du fleuve laisse le lecteur dans l’expectative et dans l’attente du tome suivant tout en lui évitant la frustration d’un cliffhanger trop brutal. Une petite remarque, pour l’éditeur cette fois : il manque parfois des espaces entre les mots et la récurrence du problème trouble la lecture.

L'Année du lion

De Deon Meyer, on connaît ses polars noirs, âpres, qui épluchent au scalpel le millefeuille social d’une Afrique du Sud (il écrit en afrikaans) contemporaine pétrie de contradiction et grevée par le passé d’apartheid qu’on lui connaît — une société fracturée, violente, en un mot fascinante. Un auteur de stature internationale, gros vendeur, y compris en France où son roman Les Soldats de l’aube (Le Seuil, comme le reste de son œuvre) rafla le Grand Prix de la Littérature Policière en 2003 puis le Prix Mystère de la Critique en 2004. Or voici que son dernier livre, monstre de plus de six cents pages que Meyer avoue avoir mis quatre ans à écrire, nous arrive. Et, surprise : en guise de polar, le père de l’inspecteur Mat Joubert nous propose un pur récit post-apocalyptique…

En quelques mois, la Fièvre a balayé les neuf dixièmes de la population mondiale… Pour Willem Storm et son fils Nico, il va désormais falloir survivre dans ce qu’il reste du monde, avec ce qu’il reste d’humanité. D’abord survivre, oui, puis bientôt rebâtir. Car Willem est habité par une vision. Celle d’un havre, d’un phare. Le début d’une nouvelle humanité. La renaissance humaine au sein d’une nature (la vraie, celle de la faune, de la flore, et aussi celle qui sommeille en chacun de nous) qui reprend ses droits.

L’Année du lion n’est pas un livre sur la destruction. C’est bien au contraire un récit post-apocalyptique au sens littéral du terme, c’est-à-dire d’après l’apocalypse ; l’aventure de la refonte de la société humaine. La page est blanche. Il y a tout a (re)faire, en tâchant d’éviter les erreurs du passé. Rêve pour les uns. Cauchemar pour les autres. Et les deux pour Willem, qui compte bien partir du second pour arriver au premier. Un livre construit sur l’antagonisme de deux visions (et on s’arrêtera là, au risque de trop en dire).

L’Année du lion brasse large. C’est un fleuve narratif puissant traversé de nombreux courant. Celui de l’aventure en premier lieu, mais aussi celui du questionnement social, des philosophies des jours actuels, des rapports filiaux, de la nature humaine et de la nature tout court, on l’a dit. Une manière de post-apo’ total et étonnamment optimiste. Conclue par une espèce de mindfuck assez éventé (c’est là son principal défaut — outre une VF un poil suspecte et quelques coquilles dérangeantes). Dont on avale les six cents pages comme en plongée profonde (c’est là sa grande qualité — malgré quelques longueurs). Un livre important du domaine, sans doute. Assez impressionnant de savoir et d’ambition dans ce qu’il sous-tend. Quant à en faire un absolu du champ (The Times le place plus haute que La Route — sérieusement ?), c’est bien possible. Mais on laissera un peu de temps au temps. Avant la fin du monde.

Mange tes morts

Timothy, dit « le pendu » (d’où le titre VO Hangman), est consultant auprès du FBI. On fait appel à lui quand les cas sont graves, quand des vies sont en jeu. Comme pour l’enlèvement du jeune Cameron. Cet adolescent doit être échangé contre une rançon. Le délai est très court. Et même si tout semble évident, rapidement, l’affaire va déraper. Aussi, notre jeune Sherlock, au pouvoir d’observation phénoménal et aux capacités d’analyse remarquables, aura fort à faire tant son adversaire est retors. Et les retournements vont se multiplier…

Rien que de très banal, en somme, du vu et revu, relu, ad nauseam. À ceci près que notre héros a des habitudes alimentaires pour le moins gênantes : un besoin viscéral de manger de la chair humaine. C’est d’ailleurs la raison de sa collaboration avec le FBI : à chaque affaire résolue, il gagne le corps d’un condamné à mort fraichement exécuté. Découpé et caché dans son congélateur, ce cadavre lui permet de tenir jusqu’au cas suivant. Et à la récompense l’accompagnant…

On s’en doute, ce roman est sanglant, violent parfois. Volontiers dérangeant. Quel chemin parcouru depuis l’apparition du Hannibal Lecter de Thomas Harris (trente ans, déjà) ! Fini, dorénavant, le rôle de simple témoin extérieur à l’action. Comme dans la série Dexter, qui invite le spectateur à suivre les pensées et les actes d’un tueur en série, avec Mange tes morts, le lecteur est plongé dans l’esprit, bien affûté, certes, mais complètement dérangé, d’un homme incapable de contrôler ses pulsions, incapable de lutter contre sa faim inextinguible, son addiction au steak humain bien saignant. Le portrait d’un héros repoussant, en somme, dont l’auteur se sort avec les honneurs, parvenant à rendre son personnage suffisamment attachant pour ne pas décourager les plus sensibles, tout en insérant quelques scènes réellement gore.

L’enquête en elle-même s’avère en revanche moins convaincante, un brin simpliste malgré les errements, les fausses pistes et un lot de surprises dosées. Les dons de Timothy, présenté comme un petit génie, sont régulièrement mis à mal, et certains passages laissent clairement entrapercevoir les ficelles. En fait, l’auteur semble avoir hésité entre la narration d’un enlèvement et le portrait d’un monstre — avant d’opter finalement pour le monstre. Comme si Jack Heath, pour son premier roman adulte (l’auteur s’est illustré dans les récits pour la jeunesse), avait lancé les prémisses d’une série et voulu avant tout proposer un héros solide et crédible. Un choix dont il est ici permis de douter.

L'île-réalité

Le Narrateur (il se donne ce nom, ce rôle : on ignore son véritable patronyme, car seule importe sa fonction) est un des gardiens de l’île Réalité. Il a pour tâche de surveiller la côte, de noter les éléments inhabituels, d’alerter ses supérieurs si des Étrangers s’approchent du territoire des Originels. Car les habitants de cette île, à la forme quasi rectangulaire, et des îles alliées, craignent par-dessus tout une invasion venue de ces mondes barbares, abandonnés du Système. Métaphore de notre monde occidental, ou plutôt prolongement, car l’action (si l’on peut parler d’action, tant ce n’est pas l’essentiel du roman) se déroule pendant la Nouvelle Histoire, suite de notre Histoire moderne.

Des craintes fondées : certaines parties du Système commencent à lâcher, des îles fléchissent et sont rejetées. Ces bouleversements entrainent le Narrateur dans un voyage déstabilisant, souvent involontaire et subi : prisonnier de sa hiérarchie suite à ses doutes quant à sa mission, puis des Étrangers suite à la chute de son île, il va évoluer dans sa compréhension des mécanismes en jeu, mais aussi dans sa connaissance de soi.

Car si Ricardo Menéndez Salmón fait ici œuvre de romancier, il fait aussi, surtout, œuvre de philosophe. Sa langue est précise (chapeau au traducteur !), exigeante. Les mots utilisés sont choisis, pesés. Le rythme ternaire fleurit à chaque page. Sans pour autant créer la lassitude. Cependant, la lecture de L’Île réalité nécessite une grande disponibilité : on n’est pas dans un pulp ni dans un page-turner d’été. Mais dans un récit truffé de références (l’auteur les a d’ailleurs gracieusement citées à la fin, ce qui permet de vérifier ses intuitions). En premier lieu, évidemment, Julien Gracq et son fabuleux Rivage des Syrtes : l’attente introspective du narrateur, l’observation du monde environnant, l’interrogation sur l’autre. Surviennent ensuite Céline, Nietzsche ou Kafka. Bref, du lourd ! Et pour quel résultat ? Un voyage hypnotisant, lent mais empli de découvertes, séduisant par sa rigueur. Certains diront chiant. Grand bien leur fasse !

L’auteur interroge des thèmes éternels et terriblement d’actualité. La peur de l’autre, bien sûr, dont on ignore tout mais qu’on préfère rejeter : les migrants sur leurs barques de fortune, si présents dans nos bulletins d’actualité ; la quête de soi également, à travers l’observation du monde, à travers l’observation de ses pensées et de leurs fluctuations selon les périodes : le roman, divisé en trois parties, permet au narrateur de commenter ses actions passées avec distanciation (procédé littéraire qui trouve écho dans la relecture, des années plus tard, de son journal intime ou d’une correspondance oubliée) ; les rapports au pouvoir, à la vérité.

Ricardo Menéndez Salmón poursuit ici son questionnement récurrent sur le mal. L’Île réalité n’est pas une simple critique de notre Europe fermée sur elle-même, refusant d’accueillir les migrants sous des prétextes plus ou moins justes, il est aussi une réflexion métaphysique abordable et enrichissante ; bienvenue dans le Système.

La Guerre des bulles

Dans ce petit village isolé du reste du monde par des montagnes, la situation va de mal en pis : les réserves d’eau baissent régulièrement et les adultes semblent incapables de résoudre ce problème. Les enfants décident donc de prendre les choses en main. Ils organisent la prise de pouvoir de la communauté et cantonnent leurs parents au rôle de simples exécutants. Pour asseoir leur autorité, ils peuvent compter sur la puissance des bulles, magiques en quelque sorte. Le délégué du bourg en fait les frais : il sert d’exemple et passe de vie à trépas sans même s’en rendre compte. Le voilà devenu fantôme, condamné à suivre les évènements en spectateur. Mais la discipline implacable exigée par le chef du groupe d’insurgés, Gao Ding, autoproclamé général, ne va pas nécessairement suffire à gérer tous les problèmes rencontrés. Car même si les adultes se montraient inefficaces, ce n’était pas uniquement leur faute. L’eau reste un souci permanent, lié à la météo. Et les attaques fréquentes des chiens sauvages n’aident en rien les nouveaux dirigeants dans leur tentative de rationalisation du bien public.

Entrer dans La Guerre des bulles demande quelques efforts tant l’univers décrit est déconcertant de prime abord. Dès les premières pages, on est cueilli par des bulles aux pouvoirs suggérés, par des fantômes aux manifestations bien éloignées des apparitions écossaises, par des clébards à l’intelligence dérangeante. Ajoutez à cela un vieillard et ses chiens, une sorcière et ses pains aux puissants pouvoirs… le lecteur en prend plein la tête, saoulé d’exotisme. D’autant que, de surcroît, Kao Yi-Feng joue de la subtilité de sa langue. Et même si le traducteur, Gwennaël Gaffric, n’a pu, de son propre aveu, rendre toutes les finesses de ces jeux du fait de la rigidité de la langue française, les enchainements de phrases, d’idées peuvent surprendre ; certaines inventions font d’ailleurs écho à celles des surréalistes ou de l’OULIPO, comme ces champignons « cuisses-de-poulet » sautillant dans les cours pour finir par devenir de véritables volailles. Pourtant, une fois ce choc initial passé (une petite centaine de pages, quand même…), la poésie baignant ce roman entre en action. Le sort de cette cohorte d’enfants prend une importance considérable. L’affrontement avec la meute des chiens sauvages, par sa violence, parfois, émeut et inquiète.

Le résumé de ce deuxième roman de l’auteur taïwanais ne sera pas sans rappeler Sa majesté des mouches, l’immense classique de William Golding — une communauté d’enfants sans adulte pour la guider. D’autant que les rapports de force, les liens entre enfants, calqués sur ceux des adultes, sont bien au centre de La Guerre des bulles. Les tensions pointent au sein du groupe, puis se renforcent à mesure de la narration. Mais la situation, subie chez Golding, est voulue chez Yi-Feng. Et surtout, le fantastique fausse la donne. Le cadre, quasi onirique, possède une importance capitale dans ce roman dépaysant et ô combien recommandable. Gageons que les lecteurs de SFFF, rompus aux habitudes bousculées, aux certitudes ébranlées, sauront profiter de cette virée haute en couleurs dans un univers envoûtant.

L'Empire du Léopard

Le royaume du Coronado a presque achevé la conquête de la Lune-d’Or. Les combats ont été violents et les récompenses attendues ne sont pas au rendez-vous : la terre est pauvre, les filons aurifères annoncés manquent à l’appel. Les anciennes ambitions tournent à l’aigreur, d’autant que les renforts annoncés n’arrivent pas. Or ils sont nécessaires pour espérer soumettre l’empire du Léopard qui, caché derrière une chaine de montagnes, règne, à en croire la légende, sur un territoire à la terre aussi noire que riche et aux mines fécondes.

Cérès est colonel dans l’armée du Coronado. Envoyée ici pour une faute commise à la cour du Roi, désabusée, elle ne rêve ni de gloire ni de folles richesses. Elle obéit aux ordres du vice-roi et tente de l’aider au mieux dans la conduite de cette colonie. Car la Salamandre, c’est son surnom, ne veut pas laisser le chaos régner. Elle mène ses troupes avec rigueur et sens de la justice. Contre l’usure du temps, contre les désillusions, contre les ambitions de certains colons fortunés. Mais un danger plus grand menace, dans l’ombre, et Cerès devra user de toutes ses qualités, toutes ses ressources, pour protéger ses hommes…

Mesdames et messieurs les éditeurs de chez Critic (et d’ailleurs), rendez service à vos auteurs : aidez-les à couper dans leurs romans quand ils n’y parviennent pas eux-mêmes ! Merci pour eux, merci pour nous. Leurs œuvres gagneront en fluidité aussi bien qu’en efficacité, et tout le monde sera content.

Car Emmanuel Chastellière a une imagination certaine… et un sens du détail extraordinaire. Pour L’Empire du Léopard, il a construit un univers précis, aux influences multiples (Amérique du Sud, Moyen-Orient, etc.) et bien maitrisées. Ses personnages sont détaillés au possible : on imagine volontiers qu’ils ont acquis une substance, une véritable vie pour l’auteur. Tout cela représente une somme remarquable. On sent la passion du créateur. Mais il aurait fallu se faire violence et n’en garder que l’essentiel. Or Chastellière, voulant tout montrer, tout faire connaître de chacun de ses protagonistes (et ils sont nombreux !), tarde à réellement démarrer son récit : deux cents pages pour enfin lancer l’action, cent de trop, au bas mot ! D’autant qu’à force de précisions, certains personnages échouent à acquérir cette étincelle de vie nécessaire à l’adhésion du lecteur — un comble. Et frustrant, qui plus est, car une fois passé l’écueil (énorme) de cette interminable entrée en matière, l’action s’enclenche avec vigueur jusqu’à un final haletant, grandiose, qui prouve combien il était bon de passer outre et de s’accrocher. Mais quelle suée !

Le gunpowder fantasy (comme disent les maîtres geeks) est un sous genre peu prisé des auteurs francophones. Avec L’Empire du Léopard, troisième roman d’Emmanuel Chastellière (par ailleurs traducteur et cofondateur du site Elbakin.net), ce dernier pourrait bien nous le faire regretter… si d’aventure il voulait bien se résoudre à sévèrement dégraisser sa prose.

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