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Les critiques de Bifrost

L'Île Réalité

L'Île Réalité

Ricardo MENENDEZ SALMON
JACQUELINE CHAMBON
272pp - 22,50 €

Bifrost n° 91

Critique parue en juillet 2018 dans Bifrost n° 91

Le Narrateur (il se donne ce nom, ce rôle : on ignore son véritable patronyme, car seule importe sa fonction) est un des gardiens de l’île Réalité. Il a pour tâche de surveiller la côte, de noter les éléments inhabituels, d’alerter ses supérieurs si des Étrangers s’approchent du territoire des Originels. Car les habitants de cette île, à la forme quasi rectangulaire, et des îles alliées, craignent par-dessus tout une invasion venue de ces mondes barbares, abandonnés du Système. Métaphore de notre monde occidental, ou plutôt prolongement, car l’action (si l’on peut parler d’action, tant ce n’est pas l’essentiel du roman) se déroule pendant la Nouvelle Histoire, suite de notre Histoire moderne.

Des craintes fondées : certaines parties du Système commencent à lâcher, des îles fléchissent et sont rejetées. Ces bouleversements entrainent le Narrateur dans un voyage déstabilisant, souvent involontaire et subi : prisonnier de sa hiérarchie suite à ses doutes quant à sa mission, puis des Étrangers suite à la chute de son île, il va évoluer dans sa compréhension des mécanismes en jeu, mais aussi dans sa connaissance de soi.

Car si Ricardo Menéndez Salmón fait ici œuvre de romancier, il fait aussi, surtout, œuvre de philosophe. Sa langue est précise (chapeau au traducteur !), exigeante. Les mots utilisés sont choisis, pesés. Le rythme ternaire fleurit à chaque page. Sans pour autant créer la lassitude. Cependant, la lecture de L’Île réalité nécessite une grande disponibilité : on n’est pas dans un pulp ni dans un page-turner d’été. Mais dans un récit truffé de références (l’auteur les a d’ailleurs gracieusement citées à la fin, ce qui permet de vérifier ses intuitions). En premier lieu, évidemment, Julien Gracq et son fabuleux Rivage des Syrtes : l’attente introspective du narrateur, l’observation du monde environnant, l’interrogation sur l’autre. Surviennent ensuite Céline, Nietzsche ou Kafka. Bref, du lourd ! Et pour quel résultat ? Un voyage hypnotisant, lent mais empli de découvertes, séduisant par sa rigueur. Certains diront chiant. Grand bien leur fasse !

L’auteur interroge des thèmes éternels et terriblement d’actualité. La peur de l’autre, bien sûr, dont on ignore tout mais qu’on préfère rejeter : les migrants sur leurs barques de fortune, si présents dans nos bulletins d’actualité ; la quête de soi également, à travers l’observation du monde, à travers l’observation de ses pensées et de leurs fluctuations selon les périodes : le roman, divisé en trois parties, permet au narrateur de commenter ses actions passées avec distanciation (procédé littéraire qui trouve écho dans la relecture, des années plus tard, de son journal intime ou d’une correspondance oubliée) ; les rapports au pouvoir, à la vérité.

Ricardo Menéndez Salmón poursuit ici son questionnement récurrent sur le mal. L’Île réalité n’est pas une simple critique de notre Europe fermée sur elle-même, refusant d’accueillir les migrants sous des prétextes plus ou moins justes, il est aussi une réflexion métaphysique abordable et enrichissante ; bienvenue dans le Système.

Raphaël GAUDIN

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