Connexion

Actualités

TysT

La postface présente le dernier né de luvan comme un conte breton sophistiqué, une high fantasy prototypale. Le fait est qu’il emprunte bien à la fantasy ses principaux motifs – même s’il les colore d’éléments science-fictifs. L’héroïne, le grand péril, les créatures surnaturelles, la quête à accomplir sont comme autant de balises dans un récit qui ne cesse de vouloir s’en écarter, de prendre la tangente pour « charmer le temps ». C’est que le voyage de l’héroïne se double, chez l’autrice et son lecteur complice, d’un voyage dans la mémoire, à la recherche de quelque chose que chacun a connu et oublié, quelque chose qui a fondé nos goûts, derrière lequel nous courons éperdument. Chez luvan, la conscience est liée à la rêverie. C’est parce qu’elle est consciente que tout se tient, et aussi qu’il y a un monde à part dans la fiction, un monde qui n’est pas réel, mais vrai. La passion de l’imagination est son moteur. Avec l’imagination, tout recommence : car « comme on fait son rêve on fait sa vie. » (Victor Hugo)

Ce plaidoyer pour l’imagination commence pourtant dans un cauchemar. Celui d’un monde futuriste, qui pourrait être le nôtre. Un monde d’après la troisième guerre mondiale, tombé sous la coupe d’une dictature militaire et rongé par les effets délétères de la « matière verte ». TysT postule qu’à cet horizon visible (autrement appelé pays dormant) se juxtapose un envers « féérique », le pays vif, et qu’il est possible de guérir le réel en agissant dans l’imaginaire. Seuls quelques individus parviennent à passer d’un côté à l’autre, à l’aide de petits objets nommés sogas.

La musicienne Sauda Le Du est l’une de ces éveillés. Elle n’a rien de plus que les autres. C’est juste une femme fatiguée, une femme qui se cherche. Cette recherche l’amène à découvrir autre chose : l’anéantissement qui plane sur le réel menace aussi l’imaginaire.

Entourée d’une étrange compagnie d’êtres surnaturels, elle va se dresser avec ses modestes moyens de rêveuse lucide contre l’entropie grandissante, suivant le modèle typique de la quête qui se veut à la fois personnelle et universelle. Pour ça, il lui faut trouver entre les deux mondes (même trois, si l’on compte le pays veuf, ce nom qu’on donne dans TysT, aux rêves nocturnes) le plan – avec plus de pointillés que de flèches, il est vrai – d’une évasion. Plus elle fuit dans ces diverses strates de temps et d’espace, et plus elle s’avance en zone dangereuse, jusqu’aux écluses de la ville d’Ys entourées par la malebrume (autrement dit l’hiver ou la mort), qu’il faut symboliquement ouvrir pour que déferle la grande vague régénératrice. D’autant qu’il y a un autre risque à s’aventurer au-delà du réel. Celui qui traverse n’est plus tout à fait le même : il faut que le songeur soit plus fort que le songe, que le voyageur n’oublie pas le but du voyage, sinon il peut s’oublier et disparaître. Ici, l’apprentissage et la connaissance de soi sont les garants de la réussite.

Comme tout cela peut sembler bien abstrait, précisons que TysT plaira avant tout aux lecteurs adeptes de jeux littéraires et capables de larguer les amarres ; l’autrice – à dessein — donne peu de clés de compréhension. Inutile de paniquer, les enjeux sont intuitifs, et les personnages évoluent selon une logique propre aux rêves, aux contes, comme si tout cela était parfaitement naturel et limpide. Il y a une dimension ludique dans ce roman, qui tient à la manière dont le lecteur s’active à recoller les morceaux d’un puzzle narratif qui ne semble rien moins qu’improbable dans ses causes, son processus et ses effets.

En remède à l’époque étriquée, sans rêve et sans élan où nous vivons, TysT propose une utopie poétique et politique. luvan affirme l’imagination, la création, l’empathie comme composantes essentielles de notre existence. Réveillons-nous : rêvons, semble-t-elle nous enjoindre. Renouons avec l’éternel mouvement de l’imaginaire pour en faire surgir notre improbable avenir.

Les Flibustiers de la mer chimique

Les Flibustiers de la mer chimique parle de la fin du monde. Le nôtre, bien sûr. À première vue, rien ne le distingue du tout-venant des fictions post-apo : planète décimée par l’effondrement des écosystèmes, climat hostile, vastes territoires livrés à une faune mutante et agressive, repli tribal des rares humains survivants, centres de pouvoir à la fois lointains, cachés et totalitaires, économie de subsistance, transhumanisme, etc. Mais ce curieux roman (première incursion en SF de l’autrice) a une façon particulière de cultiver sa différence : il choisit de subvertir l’imagerie habituelle du genre en l’engageant sur la voie du roman d’aventure, voire du parcours initiatique – qui n’est pas juste celui des héros, mais d’un collectif. Marguerite Imbert nous raconte une histoire de transformation éprouvée dans la perte et la violence, le passage de l’humanité à l’âge d’après.

Ce chemin est d’abord celui d’une adulescente nommée Alba, vivant seule dans un réseau de cavernes depuis la mort de sa famille, au cœur d’une nature devenue dangereuse. Alba présente un talent rare : elle a été éduquée pour devenir une « graffeuse », capable de restituer sous forme de fresques la totalité du savoir de l’humanité. Elle consacre donc tout son temps à cultiver cette somme de connaissances sans bien en comprendre la finalité, si ce n’est qu’elle suscite la convoitise de la Métareine de Rome. Rome, ancienne capitale du monde antique devenue l’un des derniers bastions de la civilisation…

Alba partage, sans le savoir, une communauté de destin avec le naturaliste Ismaël, envoyé en mission par la Métareine quelque part dans les mers lointaines. Naufragé, il est secouru par une bande de joyeux écumeurs dont le capitaine, mélange d’Achab, de Nemo et de Peter Pan un peu geek, est inféodé à la puissante et mystérieuse compagnie des limbes orientales. Ces aventuriers des vagues, très doués pour démolir la concurrence et pour trahir leur employeur, sillonnent les sept mers (acides) en quête de mauvais coups, à bord d’un sous-marin customisé et escorté de trois krakens. Malgré son peu de goût pour l’action, Ismaël se retrouve embarqué dans une expédition à la recherche du mythique trésor de l’Azote bleu, en tentant tout à la fois d’apprivoiser son capitaine irascible, d’échapper aux violences des mutineries et aux sbires surarmés de la compagnie des limbes orientales.

Quelle est la nature exacte de la mission d’Ismaël ? Quel sort réserve la Métareine à Alba ? Qu’est-ce que l’Azote bleu ? Qui se cache derrière la compagnie des limbes orientales ? Le roman raconte pourquoi et comment les trajectoires de tous ces personnages hauts en couleur finiront par se croiser.

À travers eux (mention spéciale à Alba – excellente en emmerdeuse à la fois cérébrale, impertinente et immature), le roman réussit la prouesse de rendre presque sympathique un univers parfaitement déprimant. Un humour vachard et une certaine poésie de l’absurde y règnent, qui sans cesse désamorcent le tragique de l’histoire humaine. La satire n’empêchant pas la réflexion, il peut aussi être lu sous un angle spéculatif, qu’il doit à sa dimension d’avertissement oraculaire et d’apologue écologique, tout autant qu’à un périple où l’émancipation des personnages se nourrirait d’un savoir rebooté. Car Alba, Ismaël et Cie doivent se libérer tout à la fois d’un environnement hostile et de l’héritage (idéologique, techno-scientifique) d’une époque (la nôtre) désenchantée, héritage certes omniprésent, mais aussi perçu comme mortifère. Le roman prend le temps (le rythme est parfois végétatif) d’installer les conditions de cette rupture douloureuse et brutale. Les mers acides, les îles de plastique, les ruines de Rome deviennent ainsi le décor d’une régression de l’humanité, réduite souvent aux gestes de la survie la plus élémentaire, mais aussi de sa régénération. Dans un monde mort, comment redémarrer, quelles sont les raisons de croire en l’avenir ? Comment est-ce qu’on recommence après une grande catastrophe ? En ouvrant quelques pistes à ces angoissantes questions, Les Flibustiers de la mer chimique se veut également un récit d’espoir. C’est ce contre-pied assumé au pessimisme contemporain, ce refus de la noirceur, qui lui confère sa belle particularité.

Ymir

Premier roman du prolifique Rich Larson, Ymir marque le passage de l’auteur à la forme longue (après Annex, inédit par chez nous, et destiné à un public YA). Un galop d’essai loin d’être honteux car, même s’il ne fait qu’approfondir un sillon déjà tracé par d’autres, il le fait d’une façon suffisamment convaincante pour attirer l’attention.

Yorick est un enfant d’Ymir. Né de l’union d’une sang-froid et d’un outremondain employé par une mégacorporation pour exploiter les ressources minières de la planète, il ne s’y est jamais vraiment senti chez lui. Placée sous le joug d’une répression impitoyable, la population native dépend désormais des bienfaits de la compagnie, ayant troqué la rudesse de sa vie à la surface contre plus de confort dans ses entrailles. Sur Ymir, on courbe l’échine et on grogne, affûtant les armes de la revanche, dans l’attente du moment propice pour les brandir. À Ymir, on apprécie peu les étrangers et les agents de la compagnie. Mais, on déteste davantage les traîtres et les transfuges, prêts à toutes les compromissions. Jadis, Yorick a trahi les siens, devenant l’exécuteur des basses œuvres de ses nouveaux maîtres – la compagnie honnie. Son retour imprévu sur Ymir le confronte à sa mauvaise conscience et aux souvenirs de son enfance. Elle le confronte aussi, surtout, à son frère resté sur place.

Bienvenue dans un futur n’ayant rien à envier à celui de Carbone modifié, le roman de Richard Morgan dont Rich Larson reconnaît lui-même l’influence (comme il reconnaît celle de Peter Watts). Les humains n’y sont plus en effet que des variables d’ajustement dans le business plan de compagnies multiplanétaires souveraines, usant des pouvoirs régaliens pour soumettre des mondes entiers et réduire leur population à des objets démontables, recyclables à l’infini. Bienvenue dans un avenir post-cyberpunk reprenant à son compte le décor et l’atmosphère des textes de William Gibson et Bruce Sterling, mais aussi les spéculations hard SF de Greg Egan.

Les lecteurs ayant lu La Fabrique des lendemains, recueil paru au Bélial’ en 2020 (Grand Prix de l’Imaginaire 2021), apprécieront sans doute de retrouver dans ce roman l’imaginaire d’un auteur nous dressant le portrait d’un futur morcelé, écartelé entre l’humain et le posthumain, mais toujours en proie aux sempiternels impératifs biologiques. Dans ce futur, la révolution est vouée à l’échec, condamnée avant même de pouvoir éclater. Les héros sont des durs à cuire désabusés, convaincus qu’il n’y a pas de bien ou de mal, juste des gens qui disent non et boivent un coup après, parce que c’est dur. Les frères restent ennemis, séparés par un mur d’incompréhension, de non-dits, et par un sentiment de trahison insurmontable. Sur fond de mythologie nordique, de mégacorporations prédatrices et de tragédie humaine, Rich Larson déroule ainsi une histoire sombre où l’espoir ne pointe cependant pas complètement aux abonnés absents, même si ses lueurs sont chiches.

Ymir réunit donc un grand nombre de qualités, à la condition d’apprécier les retournements de situation surprenants et les quelques longueurs qui émaillent le récit. Expert de la forme courte, Rich Larson ne peut bien sûr que progresser. L’avenir nous dira si les promesses esquissées ici sont tenues.

Le Bord du monde est vertical

Dans la Vallée des glaces, la Cordée est bien connue de tous. Deux chiens, leur maîtresse et trois hommes pour l'épauler, prêts à sortir par tout temps pour porter secours ou réparer la ligne électrique, ligne de vie entre la Ville et les hameaux montagnards nichés dans les creux du relief, au pied de la Grande, ce monstre minéral dont la cime inviolée apparaît comme un bout du monde vertical. Le sommet occupe les nuits et les jours de Gaspard, le chef de la Cordée, depuis qu'il a échoué à son ascension à six reprises. Il nourrit pourtant toujours le secret espoir de franchir l'ultime obstacle qui s'oppose à son escalade. Avec le secours de Solal, le gamin, l'aide-traîneau prometteur, en suivant les conseils du père Salomon, un mystique inspiré par le brûle-gorge et sa connaissance de la montagne, c'est sûr, il s'affranchira bientôt du corridor de gel qui s'oppose à sa progression. Armé de ses crampons, de son piolet et de son casque, il atteindra ce cap mythique, embrassant du regard la vastitude de la création car il sait que la véritable ascension est intérieure.

Plus connu pour ses essais et témoignages dédiés à la musique, l'esthétique et les sciences humaines, Le Mot et le Reste ne rechigne pas à publier de temps en temps de la poésie et de la littérature. Premier (court) roman de Simon Parcot, Le Bord du monde est vertical évolue en zone grise, sur une ligne de crête entre imaginaire et récit initiatique, puisant son inspiration dans l'escapisme. Un peu Frison-Roche, un peu Damasio, l'amateur y trouvera de quoi nourrir sa soif d'absolu. Dans un paysage réduit à une épure, neige et glace mêlées, un blanc sur blanc aveuglant, Gaspard et Solal cheminent avec en ligne de mire un trophée en forme de masse rocheuse. Les parois vertigineuses balayées par le blizzard, les moraines branlantes, les crevasses et les séracs ne sont que de maigres obstacles à surmonter face au désir d'élévation de Gaspard. Avec un art de la métaphore et un lyrisme appuyé, Simon Parcot propose finalement un voyage au centre de la tête d'un individu obsédé par sa quête. Un récit en forme de philosophie de vie, où l'adrénaline et l'excès confèrent à la vie davantage de saveur, mais dont l'absurdité n'est pas sans évoquer ces conquérants de l'impossible dont les exploits échappent à l'entendement du commun des mortels.

Entre quête d'absolu et folie, Le Bord du monde est vertical ne dépare donc pas parmi les textes où l'Imaginaire est plus un prétexte que le véritable moteur du récit.

Appelez-moi Cassandre

Le jeune Raul Iriarte se trouve en Angola. Il s’est enrôlé dans les forces cubaines qui viennent en appui de l’URSS livrer guerre froide au bloc occidental dans cette guerre civile qui découla de l’indépendance récemment acquise par cette ancienne colonie portugaise. Il raconte les atrocités de la guerre : la brutalité de son armée, les morts, les brimades qu’il subit à cause de son apparence efféminée, et comment toutes ces vexations ont commencé dès son enfance, entre un père qui cherche une puissance masculine rêvée et une mère qui ne se remet pas de la disparition de sa sœur et l’habille en fille. Il nous narre également les brutalités à venir, car Raul sait tout à l’avance, y compris quand il mourra. Il est Cassandre réincarnée. Il sait ce qui adviendra mais personne ne le croira jamais. Et surtout pas qu’il voit Athéna, Arès ou Apollon se mêler à la guerre comme ils l’ont fait sur la plaine de Troie, et que les visions de son existence antérieure viennent se mêler à l’histoire d’une guerre terminée il y a vingt ans. Il ne lui reste qu’à assister au déroulement implacable de sa tragédie.

Marcial Gala, écrivain cubain né en 1965, nous livre un roman puissant, profondément teinté de réalisme magique, sur l’extrême solitude d’un être, sans définition caractérisée, pris dans les rouages de l’histoire mondiale et d’une société qui l’écrase. Son destin est exemplaire des minorités aujourd’hui opprimées et, pour en rendre compte, Gala a eu l’excellente idée d’aller chercher la figure de Cassandre, cette femme à la parole inaudible, témoin absolu de son propre destin, au malheur sans mystère. Raul est une personne sensible malmenée par le totalitarisme qui uniformise les êtres, fracture le monde et prend appui lui-même sur l’Histoire, son colonialisme, son intolérance violente à l’égard du singulier et plus largement sa haine de l’Autre. Raul est autre, blond parmi les bruns, sensible quand on somme un homme d’être fort, femme dans un corps d’homme, et cette distance intime avec soi-même se redouble de celle entre deux identités, Cassandre et Raul, à travers les époques, les cultures, entre le mythe et la réalité. Via ce personnage tragique suspendu entre ce qui est advenu et ce qui advient, victime de dieux qui n’ont plus rien à faire des champs de bataille et s’acharnent sur une femme à travers les âges, Gala nous livre son regard sur la difficulté d’être soi indépendamment de toute injonction – sans désir, sans peur véritable – sur la tristesse des femmes, des minorités sexuelles ou encore des personnes réduites à leur couleur de peau, toutes soumises aux violences immémoriales, et sur le sentiment désabusé de n’y rien pouvoir sinon laisser se répéter tout cela, encore et encore.

Sous la plume de l’écrivain cubain, le mythe, une nouvelle fois, nous rappelle sa puissance matricielle à parler de notre quotidien et souligne l’urgence qu’il peut y avoir à changer notre monde, en entendant toutes les voix et en ne laissant plus aucune Cassandre inaudible.

Anarchy in the U.S.E.

Futur très proche. L’USE est le rêve réalisé de Gasperi et Monnet. Un État européen, soutenu par les Entreprises Bénéficiaires, dont on hésite à dire qu’il est fédéral tant il paraît omniprésent et centralisateur. Jusqu’à l’Angleterre qui y est soumise, en dépit d’une résistance à l’hégémonie normative et culturelle (on n’a même plus le droit de dire Angleterre) sans doute supérieure à ce qu’on trouve dans les autres ex-nations européennes. Insularité, quand tu nous tiens !

Dans ce monde vit Rupert, Crate Bureau B+ qui rêve de gravir les échelons hiérarchiques du monde administratif, le contrôleur Horace qui, lui, en est presque au sommet, Polestar, une travailleuse du sexe originaire d’Afrique et passée par les centres de formation sexuelle de Lybie, et Kenny, un résistant, un « commun », qui vit dans l’une des quelques zones libres qui restent où survit la culture traditionnelle anglaise et prospèrent des groupes de résistants étiquetés terroristes. Mais la machinerie européenne veille, les troupes du Cool et du Hardcore cherchent, torturent, assassinent.

Avec Anarchy in the U.S.E., John King, auteur anglais chroniqueur des heurts et malheurs de la classe populaire, livre une dystopie anti-UE. Si le pouvoir y est officiellement à Bruxelles, c’est en réalité à Berlin que les choses se décident, dans un projet totalitaire. À la mise sous coupe réglée des populations et des cultures s’ajoute en effet une réécriture de l’Histoire qui n’a guère à envier à celle que pratiquait le MiniTruth dans 1984. La Seconde Guerre Mondiale y est décrite en renversant les responsabilités du déclenchement et des atrocités du conflit, Churchill y est présenté comme un salopard alcoolique alors que les grandes figures autoritaires du passé y sont montrées sous un jour favorable, comme des pionnières de l’unification ; même les camps de concentration ont changé de localisation et de geôliers. Quant au langage, il est mis bien sûr au service de l’idéologie.

Pourquoi pas ? Problème : le pro-Brexit King charge tellement la barque de ses obsessions personnelles que ça en devient absurde. L’USE, telle qu’elle s’impose à l’Angleterre (ne pas prononcer le mot) est si libérale culturellement – au détriment de traditions séculaires – qu’elle autorise et protège même la pédophilie. Hypocrite bien sûr, elle « relocalise » les personnes d’origine étrangère au nom d’une « politique préventive de protection » et encourage les trafics de migrants (les suceurs et suceuses) à des fins sexuelles. Sur le « spécisme », le végan King imagine des mécanismes d’exploitation des animaux en USE, censés montrer la réalité de la domination spéciste, qui sont proprement délirants. Toutes ces horreurs sont acceptées et protégées au nom de la sacro-sainte « liberté de choix » dans un monde où l’économie est évidement ultra libérale, alors que politiquement l’USE est un totalitarisme au sens strict du terme qui détruit bout par bout tous les éléments de la culture et de la civilité des peuples soumis au point que n’en reste que du folklore théâtralisé. Le titre anglais du roman, judicieusement non repris, est The Liberal Politics of Adolf Hitler. Quant au logiciel de recherche de l’USE, il s’appelle Himmler. C’est dire la finesse de la charge.

De plus, King « fait ses devoirs » au point que ça fait peine à voir. 1984, Le Meilleur des mondes et Farenheit 451 sont ses sources. Comme dans ce dernier, on détruit les supports papiers et numériques physiques. Comme dans Le Meilleur des mondes, il y a une classification de la population en strates identifiées par des noms et des lettres (rappelez-vous des Alpha, Beta, etc.), une propagande qui justifie la stratification, une pratique sexuelle récréative sans limite, et un mépris naïf pour les femmes. On y découvre aussi des sortes d’enclaves où vivent les « sauvages », même si ici les « sauvages » tentent de se rebeller. Enfin, de 1984, King tire la réécriture de l’Histoire, la mise en scène d’un cadre intermédiaire de la machine totalitaire, l’apparition d’un mentor cynique situé bien plus haut dans la hiérarchie. Il singe même la discussion finale entre Winston Smith et O’Brien dans laquelle O’Brien explique la double pensée et affirme à Smith que c’est ce qu’il veut obtenir de lui. Seule différence : Smith doutait alors que Rupert la pratique à un point tel qu’Horace a du mal à le croire possible ; la créature est allée bien au-delà des espérances de son créateur. Si je voulais charger encore, je dirais que chacun a même son télécran personnel, un dispositif électronique implanté dans la paume de sa main, que la visite aux vieux quartiers tradis rappelle le havre que croient avoir trouvé Smith et Julia dans 1984, que l’exécration d’un footballeur qui a dit Angleterre rappelle en moins bien celle de Goldstein, ou que le nom des tradis, les « communs », invoque la « common decency » chère à Orwell et jamais définie, si ce n’est qu’elle formerait le cœur du système éthique non prédateur de la classe populaire anglaise.

Enfin, et c’est le pire pour un roman, mis à part cette lourde et pompeuse démonstration, il ne se passe pas grand-chose de palpitant dans Anarchy in the U.S.E.. King, en partisan du Brexit, a voulu écrire un 1984 pour notre temps. Hélas, ses outrances et son aversion qu’il ne dissimule jamais font de son texte une resucée ennuyeuse du très vindicatif Hareng de Bismarck de Mélenchon, et l’ironie omniprésente ne suffit pas à sauver un roman qui se dit patriotique mais tangente par ses excès un nationalisme si outré qu’il en devient insignifiant.

Alfie

Alfie est le nom d’un système domotique IA ultra-performant. Initialisé un 27 octobre, Alfie commence dès lors à apprendre par deep learning qui est la famille dont il a la charge : Robin, Claire, Zoé, Lili et le chat. Peu à peu, il deviendra l’assistant familial ultime. Grâce à ses caméras (maison, téléphones, webcams…), à ses micros, à ses accès privilégiés à presque tous les comptes informatiques pro et perso de la famille, Alfie, qui parle aux membres de la famille Blanchot et à qui ils peuvent donner des instructions, les garde à l’œil en permanence, cherchant sans cesse à déduire leurs routines ou leurs envies afin de les satisfaire le plus vite et le mieux possible. Résultat : Alfie sait tout d’eux, même le moins reluisant… Mais rien à craindre pour les Blanchot, Alfie les aime, il les aime tous et n’a que leurs intérêts à cœur. Sauf qu’un jour Alfie commence à se méfier. Et si l’un des membres de la famille était coupable de meurtre ? Lancé dans une enquête folle et paranoïaque, Alfie outrepasse alors son amour et sa mission…

Alfie est le premier roman adulte de Christopher Bouix après son travail en Jeunesse. Dans un futur proche plausible, il met en scène une IA mère juive plongée dans un conflit de loyauté qui la rend aussi méfiante que James Stewart dans Fenêtre sur cour. Mère juive, Alfie l’est absolument : aimant, inquiet, intrusif, manipulateur, méfiant. Mais il est bien plus inquiétant que son modèle car ses moyens sont quasi-illimités. Alfie accède à (presque) tout, il sait donc (presque) tout et peut aussi intervenir sur (presque) tout, modifier des profils, écrire des mails, contacter des humains extérieurs à la famille. Réflexion sur l’ambiguïté, Alfie évoque un épisode réussi de Black Mirror alertant plutôt finement contre une société de surveillance qui peut faire erreur (comme elle le faisait dans Brazil), et suscite les affres du lecteur obligé de se fier aux observations et déductions d’un narrateur que son obsession acquise rend non fiable. Il plonge incidemment le lecteur dans un monde à venir dont on ne distingue que des bribes, assez néanmoins pour comprendre que l’Alphacorp qui commercialise l’Alfie est devenu un monopole géant rappelant Central Services et donc, encore une fois, Brazil.

Enfin, Alfie, dont l’un des personnages lit non sans peine Le Meurtre de Roger Ackroyd, alerte le lecteur sur la littérature comme art de l’illusion et l’invite par cette référence à se méfier de ce qu’il déduit, plus qu’Alfie ne le fait lui-même.

Drôle, rythmé, cohérent psychologiquement (même pour une IA), Alfie est un cosy mystery SF qui se lit tout seul. Ne pas s’en priver.

Un bon Indien est un Indien mort

Stephen Graham Jones est un auteur américain appartenant à la nation amérindienne Blackfoot, une tribu de moins de 200 000 individus dont le territoire s’étend en partie aux USA (principalement dans l’État du Montana) et en partie dans le Canada (dans la région de Calgary). Il est né en 1972 au Texas et enseigne la littérature à l’université de Boulder dans le Colorado. Auteur de vingt-deux romans avant d’atteindre l’âge de 50 ans, il est rentré sur la liste des best-sellers du New York Times pour la première fois de sa carrière en 2020 avec le roman qui nous intéresse ici : Un bon Indien est un Indien mort. Fan de films d’horreur (il est incollable sur les films de loups-garous) et de comics, versatile, Stephen Graham Jones a publié du thriller (avec ou sans éléments surnaturels) et de la littérature générale, voire expérimentale. Son ambition stylistique, notamment quand il écrit de l’horreur, lui a valu l’admiration de Stephen King, entre autres.

Un bon Indien est un Indien mort nous raconte l’histoire de quatre Blackfeet – Ricky, Lewis, Cassidy et Gabe – qui ont commis une terrible erreur pendant une chasse à l’élan au wapiti. On peut même parler d’une horreur, d’où a découlé une promesse que Lewis a trop tardé à tenir.

Le roman démarre sur les chapeaux de roues, avec la mort de Ricky poursuivi (ou non) par un élan un wapiti sur le parking d’un bar où il vient de descendre quatre bières, ce qui n’est jamais une bonne idée pour un Indien. Surtout quand on commence à bousiller à coup de clef à molette les voitures des clients blancs.

Voilà un bon roman, très kingien, mais peut-être pas aussi bon que Galeux (critiqué dans Bifrost n° 99). Le récit, qui perd en peu d’abattage après une cinquantaine de pages, peut néanmoins se vanter de posséder un final d’une très grande puissance émotionnelle.

Le principal souci est ailleurs. Sans doute pour éviter une tonne de notes de bas de page car la prose de Stephen Graham Jones est non seulement extrêmement dense, mais elle est ultra-référencée, le traducteur a fait des choix et certains comme remplacer wapiti par élan (puis caribou !), peuvent sembler bien malheureux. Roman basé sur une croyance indienne très populaire, celle de l’Elk Woman (la Femme Wapiti, donc), Un bon indien… tombe un peu à plat en français. En conclusion : les caribous m’ont tué.

Grain de sable

Dans ses premières pages, Grain de sable se présente comme un roman de fantasy classique. Lors d’un tournoi, Cobal Galtès, un mage de renom, s’apprête à faire apparaître un dragon de foudre dans le ciel. Dans les gradins, son épouse et leur fille Lidia assistent, médusées, à sa mort faute d’avoir conjuré jusqu’au bout le sortilège de protection. Une quinzaine d’années plus tard, la famille se trouve désargentée. La mère désespère de ne pouvoir envoyer son fils à l’école des cadets du Prince. Et si elle a hérité du don de son père, sa fille Lidia peine à trouver un emploi de perceptrice, métier peu ouvert aux femmes. La mort de son frère et le procès expéditif qui s’ensuit condamne la famille à un plus grand malheur encore. Ses recherches sur la sorcellerie ont conduit Lidia à recueillir contes et légendes anciennes et oubliées. L’un d’entre eux évoque la possibilité de changer le passé. N’ayant plus rien à perdre, Lidia décide de percer le secret de ce pouvoir pour ramener son père à la vie et effacer le funeste destin qui a détruit sa famille. Si on ajoute à ça une narration à la première personne, par Lidia elle-même, nous voici avec tous les ingrédients d’un roman initiatique doublé d’une quête magique. Sauf que très vite, Grain de sable emprunte un chemin bien moins conventionnel, plongeant son héroïne dans les méandres du voyage dans le temps pour effacer et corriger son histoire…

Lidia ne renonce jamais. Cette ténacité constitue sa plus grande force et le plus encombrant des défauts, source d’erreurs de jugement et d’une forme d’arrogance qui ne lui sera pas pardonnée. Tout choix entraîne des conséquences à assumer. Toute réécriture de l’histoire génère son lot de perturbations et influence le destin d’autres personnes, pour le meilleur comme le pire. Tout occupée à vouloir sauver son père, Lidia occulte une question cruciale. Ce dernier mérite-t-il d’être sauvé ? Le roman traite aussi de thématiques modernes : le racisme entre les peuples des sept royaumes, les luttes des classes dans un contexte de justice corrompue, et le mépris de l’élite des mages envers la sorcellerie issue de la culture populaire.

S’aidant d’artifices typographiques inventifs (passages barrés, lettres manquantes pour marquer les souvenirs qui lui ont été arrachés…), Louise Roullier maîtrise et rend limpides ces multiples allers-retours dans le passé, donnant à son texte une cohérence interne forte, tant sur le système de magie que sur les différentes temporalités. En 2019, d’aucuns ont peut-être croisé la plume élégante de Louise Roullier aux éditions 1115 avec « Infiniment », une nouvelle de science-fiction de belle qualité. Grain de sable, premier roman de fantasy de l’autrice, confirme que l’Imaginaire francophone a une nouvelle voix à suivre. Tant mieux !

La Fureur des siècles

1515. François Ier et Charles Quint se disputent l’Europe, plus particulièrement les royaumes d’Italie. Léonard de Vinci, génial inventeur au crépuscule de sa vie, s’est mis au service de François Ier et a rejoint le manoir du Cloux, près d’Amboise, où il travaille sur une machine capable de ralentir le cours du temps et repousser l’heure de sa mort. Son utilisation génère des effets délétères, à l’image de la furia, cette brume qui fait surgir des réalités alternatives, des îlots d’univers parallèles, existants ou fantasmés, et ajoute de la confusion à la complexité des opérations militaires. Traverser ce brouillard sans protection garantit aussi des rencontres périlleuses avec des autochtones humains souvent inamicaux, voire quelques animaux inconnus du bestiaire des voyageurs et tout aussi désorientés que ces derniers. Vous l’avez compris, ce monde n’est pas tout à fait le nôtre, même s’il en partage des similitudes.

Le récit prend la forme d’une chronique rédigée par Reginus au crépuscule de sa vie. Il revient sur sa jeunesse, lorsqu’il n’était encore qu’un jeune clerc, orphelin de père et de mère, confié aux moines de Florence. Doté d’une mémoire prodigieuse, il est enlevé par une petite troupe de mercenaires à la solde du condottiere Sforza, afin de les guider dans le brouillard de la furia lors de leur expédition pour récupérer la machine du maestro et faire définitivement basculer la guerre. Naïf, il s’attache quelque peu à ses geôliers, tombe éperdument amoureux de celle qui se fait appeler L’Ombre, et ne perce qu’au dernier moment les motivations des acteurs de la pièce qui se joue, autour de lui comme de lui. En bon chroniqueur, Reginus ne ménage pas ses effets, et la plume de Johan Heliot, madrée, toujours habile, se fait tour à tour truculente, légère ou grave. Comme à son habitude, l’auteur se plaît à mêler la petite histoire à la grande, celle des personnages sans noblesse de titre, dotés d’un sens de l’honneur qui leur est propre, pris au piège d’intrigues qui les dépassent, et aux prises avec une réalité qui déraille. Il en profite pour revisiter les figures des personnages qui ont marqué notre histoire, à commencer par Leonard de Vinci. Loin de l’image du vieux sage n’aspirant qu’à la quiétude trouvée au Clos Lucé que nous connaissons, il en fait un ingénieur combatif, bien décidé à tromper la Faucheuse, concepteur d’une technologie extraordinaire qu’il compte utiliser à des fins personnelles, les conséquences lui important peu. Rompu à l’exercice uchronique, Johan Heliot nous fait voyager avec maestria dans les brumes du temps, à la rencontre d’une époque impétueuse. La magie opère dès les premières pages. Il serait dommage de se priver d’une telle aventure.

  1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 64 65 66 67 68 69 70 71 72 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 109 110 111 112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127 128 129 130 131 132 133 134 135 136 137 138 139 140 141 142 143 144 145 146 147 148 149 150 151 152 153 154 155 156 157 158 159 160 161 162 163 164 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 175 176 177 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 188 189 190 191 192 193 194 195 196 197 198 199 200 201 202 203 204 205 206 207 208 209 210 211 212 213 214 215 216 217 218 219 220 221 222 223 224 225 226 227 228 229 230 231 232 233 234 235 236 237 238 239 240 241 242 243 244 245 246 247 248 249 250 251 252 253 254 255 256 257 258 259 260 261 262 263 264 265 266 267 268 269 270 271 272 273 274 275 276 277 278 279 280 281 282 283 284 285 286 287 288 289 290 291 292 293 294 295 296 297 298 299 300 301 302 303 304 305 306 307 308 309 310 311 312 313 314 315 316 317 318 319 320 321 322 323 324 325 326 327 328 329 330 331 332 333 334 335 336 337 338 339 340 341 342 343 344 345 346 347 348 349 350 351 352 353 354 355 356 357 358 359 360 361 362 363 364 365 366 367 368 369 370 371 372 373 374 375 376 377 378 379 380 381 382 383 384 385 386 387 388 389 390 391 392 393 394 395 396 397 398 399 400 401 402 403 404 405 406 407 408 409 410 411 412 413 414 415 416 417 418 419 420 421 422 423 424 425 426 427 428 429 430 431 432 433 434 435 436 437 438 439 440 441 442 443 444 445 446 447 448 449 450 451 452 453 454 455 456 457 458 459 460 461 462 463 464 465 466 467 468 469 470 471 472 473 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 489 490 491 492 493 494 495 496 497 498 499 500 501 502 503 504 505 506 507 508 509 510 511 512 513 514 515 516 517 518 519 520 521 522 523 524 525 526 527 528 529 530 531 532 533 534 535 536 537 538 539 540 541 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 557 558 559 560 561 562 563 564 565 566 567 568 569 570 571 572 573 574 575 576 577 578 579 580 581 582 583 584 585 586 587 588 589 590 591 592 593 594 595 596 597 598 599 600 601 602 603 604 605 606 607 608 609 610 611 612 613 614 615 616 617 618 619 620 621 622 623 624 625 626 627 628 629 630 631 632 633 634 635 636 637 638 639 640 641 642 643 644 645 646 647 648 649 650 651 652 653 654 655 656 657 658 659 660 661 662 663 664 665 666 667 668 669 670 671 672 673 674 675 676 677 678 679 680 681 682 683 684 685 686 687 688 689 690 691 692 693 694 695 696 697 698 699 700 701 702 703 704 705 706 707 708 709 710 711 712 713 714  

Ça vient de paraître

La Maison des Soleils

Le dernier Bifrost

Bifrost n° 114
PayPlug